Yu-kiao-li, ou Les deux cousines
Roman chinois, traduit par
Jean-Pierre Abel-Rémusat
Librairie Moutardier, Paris, 1826, 4 tomes, 256,172,196 et 238 pages.
Cet ouvrage fera mieux qu’aucun autre, connaître avec exactitude, les moeurs, les habitudes, la tournure d’esprit, le caractère national et social, du peuple chinois, dans son intérieur et dans les actes ordinaires de la vie. Il présente une suite de tableaux de famille et de peintures de moeurs, que l’on chercherait vainement dans les relations des voyageurs. Journal Asiatique, Juillet 1826, pp. 63-64.
Table des matières - Préface - Extrait : Présents de Lo
Mengli reçus derrière le jardin - Feuilleter Les deux cousines
Table des matières
Chapitres :
1. Une jeune lettrée compose des vers à la place de son père.
2. Le vieux Yang veut marier son fils.
3. Pe, durant un voyage périlleux, trouve un protecteur pour sa fille.
4. Le docteur Gou rencontre un poète sous des arbustes en fleur.
5. Un pauvre bachelier refuse d’épouser une riche demoiselle.
6. Un indigne amant s’attribue le mérite de vers qu’il n’a pas faits.
7. Un nom supposé fait perdre une perle à un poète.
8. La suivante, d’un œil furtif, reconnaît l’étoffe.
9. En écartant la prune, on cherche une pêche dans la galerie des fleurs.
10. Le départ de la grue et le retour de l’hirondelle.
11. Trop d’empressement fait qu’on tourne le dos à ce qu’on cherche.
12. La sottise aux abois se trahit sur le lieu même de l’épreuve.
13. Le jeune bachelier tire parti de son talent dans les embarras de son voyage.
14. Présents de Lo Mengli reçus derrière le jardin.
15. Succès au concours d’automne et à l’examen impérial du printemps.
16. Confidences des deux aimables cousines.
17. Les persécutions d’un homme puissant obligent un magistrat à quitter sa charge.
18. Rencontre d’un gendre dans un voyage au milieu des eaux et des montagnes.
19. Méprise sur méprise, contrariétés de toutes parts.
20. Broderies sur broderies : satisfaction générale.
Préface
... J’ai donc cru faire une chose utile, et combler, comme on dit, une lacune dans notre
littérature, en consacrant quelques loisirs à la traduction d’un roman chinois. Les motifs qui ont dirigé mon choix, et les soins que j’ai dû prendre pour que ma traduction atteignît à la fois le
double but que je m’étais proposé, exigent quelques explications par lesquelles je terminerai cette préface.
L’opinion de deux missionnaires instruits, Prémare et l’évêque de Rosalie, recommandait particulièrement le roman intitulé Iu Kiao Li, sous le rapport de la pureté du style, de la grace et de la
politesse qui le caractérisent comme composition littéraire. En le parcourant j’y ai trouvé une fable, simple et bien conçue, des développements agréables, des caractères habilement présentés dès
l’abord, et constamment soutenus jusqu’à la fin. On pourrait désirer dans cette histoire qu’il y fût un peu moins question de vers, d’improvisations et de poésie descriptive. Mais ce défaut est
inhérent aux aventures qu’on attribue à des lettrés, et puisque les lettrés sont l’élite de la nation chinoise, c’est surtout leur esprit et leur caractère, leur manière de parler et d’agir qu’on
doit désirer de voir décrits dans un tableau d’après nature. D’autres romans abondent en détails militaires, ou roulent principalement sur la vie des couvents, les tracasseries ou les désordres
du gynécée. Les épisodes du nôtre sont d’une nature plus élégante et plus pacifique. C’est l’idéal de la société du pays, ce sont les amusements de la bonne compagnie qu’on y trouve représentés ;
on y reconnaît déjà l’empreinte de ces institutions qui ont fait de la littérature la principale occupation d’une nation savante et policée ; et c’est uniquement à la civilisation chinoise qu’il
faut s’en prendre, si les scènes qu’elle fait naître n’ont pas cette teinte sombre et vigoureuse qui frappe dans les tableaux empruntés à l’histoire des guerres civiles ou des querelles de
religion.
Un autre défaut que les lecteurs habitués au grand fracas des romans modernes pourront relever dans celui-ci, c’est son extrême simplicité, ce sont ses formes, pour ainsi dire, classiques. Rien
de forcé dans l’expression des sentiments, point de complication dans les incidents, nulle recherche dans la combinaison des aventures qui sont telles, pour la plupart, qu’on pourrait
croire qu’elles sont véritablement arrivées comme on les raconte. Il n’est ici question ni de ces vengeances atroces heureusement assez rares dans le monde, ni de ces actes d’un dévouement
sublime, lesquels n’y sont pas non plus très communs. On n’y verra ni les rencontres imprévues de l’abbé Prévost, ni les apparitions de madame Radcliffe, ni les oubliettes de Kenilworth. Il ne
meurt pas une seule personne dans tout le roman ; et quoiqu’à la conclusion les personnages vertueux reçoivent leur récompense, les acteurs vicieux ne sont pas punis : disposition bien contraire
à la moralité romanesque, et qui, de la part de l’auteur, est sans doute un sacrifice fait à la vraisemblance. C’est beaucoup si l’on réussit à plaire, à intéresser, à se faire lire jusqu’au bout
avec des moyens si simples, des ressorts si peu compliqués, et des ressources si bornées. La fantasmagorie de l’école moderne a seule droit d’aspirer à de plus brillants résultats. Mais quand on
songe que cette histoire est bien antérieure aux modèles que notre âge a produits, et que les personnages dont la vie y est retracée ont été contemporains de Charles VII et de Louis XI, on se
sent quelque estime pour des littérateurs capables de concevoir des compositions si régulières, de revêtir leurs observations morales de formes si vives et si ingénieuses, de saisir des nuances
si délicates, de décrire avec succès des habitudes si raffinées et un état si avancé de civilisation, en en rapportant le tableau à une époque qui n’avait produit chez nous que d’ignobles
fabliaux ou des contes absurdes remplis d’un merveilleux insipide. La finesse des uns, la grossièreté des autres forment un contraste assez piquant, et l’on voit qu’au quinzième siècle l’Europe
n’aurait pu soutenir avec la Chine le parallèle dont les résultats l’enorgueillissent au dix-neuvième.
Il n’est qu’un point où le génie de l’Asie laisse apercevoir son infériorité, et c’est par malheur un point essentiel, puisqu’il tient au fond même du roman, qu’il est indiqué dès le titre, et
qu’il constitue le dénouement. L’idée qu’on y découvre s’est présentée à quelques Occidentaux, et M. Goëthe, dans sa jeunesse, en a fait le sujet de son drame de Stella ; mais contenu par la
rigueur des mœurs européennes, il s’est borné à quelques indications, en s’abstenant de développements qui auraient pu devenir choquants, et le Wir sind dein de la fin est le seul mot un peu
hasardé de cette singulière composition. Ici, au contraire, des sentiments qui n’ont rien que de légitime prennent un libre essor sous l’influence des habitudes nationales et des idées du pays,
sans blesser aucunement la pudeur et la bienséance. Le héros, puisqu’il faut le dire, étend aux deux Cousines des vœux et des sentiments qui sont regardés chez nous comme exclusifs de leur
nature. Il devient épris de l’une sans cesser pour cela d’adorer l’autre. Deux femmes vertueuses se partagent les affections d’un homme délicat, et celui-ci ne croit pas manquer d’amour, pour en
accorder à deux objets qui en sont également dignes : Je n’ai qu’un cœur, dit-il à l’une d’elles, ce qui ne signifie pas, comme on pourrait le supposer, je vous serai éternellement fidèle, mais
au contraire, si je trouvais une seconde femme aussi aimable que vous, comment ferais-je pour ne pas l’aimer ? Bien plus : la double union à laquelle il aspire est aussi le but où tendent les
vues secrètes des deux cousines, et si elle ne s’effectuait pas, on voit qu’il manquerait quelque chose à leur bonheur. Toutes deux se défendent de l’accusation de jalousie, comme on se
justifierait ailleurs d’un penchant condamnable ou d’une inclination illégitime. Non seulement la découverte qu’elles font d’un attachement porté sur un même objet n’altère en rien leur bonne
intelligence ; mais c’est pour elles un motif de plus de s’estimer et de se chérir. Où l’on trouverait en Europe un sujet de discorde et de désespoir, d’aimables Chinoises voient l’effet de la
plus heureuse sympathie et le gage d’une félicité parfaite. On est véritablement transporté dans un autre monde. Il faut aller à la Chine pour voir la bigamie justifiée par le sentiment, et la
plus exigeante des passions se prêter aux partages et aux accommodements sans rien perdre de sa force et de sa vivacité.
L’union de trois personnes liées par une douce conformité de penchants, de dualités et d’humeurs, forme aux yeux des Chinois le comble de la béatitude terrestre, une sorte de bonheur idéal que le
Ciel réserve à ses favoris, comme une récompense du talent et de la vertu. Et c’est, je crois, ce qui choquera davantage ici : c’est de voir la conduite des principaux personnages exposée comme
le résultat naturel d’un système moral. On a en Europe une aversion si profonde pour la polygamie que je ne sais si l’on n’en supporterait pas plutôt encore la pratique que la théorie. Telle
qu’elle existe chez les Musulmans, elle trouverait peut-être plus d’indulgence. Mais les motifs purement platoniques et intellectuels de notre héros ne seront goûtés de personne, et je crains
pour lui jusqu’à sa délicatesse même. Un homme qui aime deux femmes à la fois est une sorte de monstre qu’on n’a jamais vu qu’au fond de l’Asie, et dont l’espèce est tout-à-fait inconnue dans
l’Occident. Deux passions simultanées ne sauraient se supporter : elles seraient successives qu’on aurait de la peine à les admettre dans un roman.
Du reste, les auteurs chinois, écrivant dans un pays où l’on pense autrement que nous sur cet article, s’arrangent fréquemment pour assurer à leurs héros cette double félicité que les mœurs
autorisent, et c’est la terminaison la plus satisfaisante dont ils aient pu s’aviser, comme nous en jugeons par diverses compositions où elle se reproduit. A Dieu ne plaise que j’imite ici ce
théologien de Leipsick que la populace de Stockolm voulut mettre en pièces, parce qu’il avait célébré le triomphe de la polygamie. Mais à considérer la chose en romancier, plutôt qu’en moraliste
ou en philosophe, contentons-nous d’observer quelles ressources un écrivain peut tirer d’un pareil système : il lui fournit un moyen facile de contenter tout le monde à la fin du récit, sans
recourir à ces maladies de langueur, à ces consomptions funestes, tristes effets d’une passion malheureuse et inutilement combattue, et seul recours de nos écrivains, quand, de compte fait, il se
trouve une héroïne de trop qui les embarrasse au moment de la conclusion, et à qui la délicatesse ne permet ni de vivre, ni de changer...
Extrait : Présents de Lo Mengli reçus derrière le jardin
… Sse Yeoupe courut donc en hâte à la porte du jardin, dans l’espoir d’y rencontrer Lo Meng
li. Mais il trouva la porte de la maison de Lo exactement fermée, et n’entendit aucun bruit en dedans. Il resta debout quelque temps en cet endroit, l’esprit occupé de diverses réflexions : «
Seraient-ce de vaines paroles, que tout ce que ce jeune homme m’a dit de sa sœur ? » songeait-il en lui-même.
Une autre pensée venait s’offrir à son esprit : « J’ai vu en lui, dit-il, quoiqu’il soit encore bien jeune, un coeur noble et des sentiments généreux. il est impossible qu’il veuille manquer à sa
promesse. »
Pendant qu’il attendait ainsi, mille pensées se succédaient en un instant. Il s’épuisait en réflexions embarrassantes, quand tout d’un coup il entendit le bruit de la porte qui s’ouvrait ; Lo
Mengli vint à lui d’un pas léger, en disant :
— Mon frère Sse, vous êtes homme de parole. Comment, si tôt revenu ? Vous ne dédaignez donc véritablement pas votre ami ?
En l’apercevant Sse Yeoupe éprouva autant de joie que s’il l’eût vu venir du ciel, et courant au devant avec empressement, il lui prit la main, et lui répondit en riant :
— Peut-on rester en arrière, quand un objet chéri donne un rendez-vous ?
— Dans l’amitié, dit Lo Mengli, le com mencement est toujours bien ; c’est la fin qui laisse souvent à désirer. Quand la fin répond au commencement, on peut dire que c’est
l’union des sages.
— Ceux dont l’amitié faiblit à la fin n’en ont jamais eu au commencement, répondit Sse Yeoupe. Ce sont des gens qui n’ont point de prunelles aux yeux : ils sont privés de la
vue. Ces pins, ces thuyas qui sont devant nous, avons-nous besoin d’attendre la saison froide, pour savoir qu’ils ne perdent pas leurs feuilles ?
— Mon frère, dit Lo Mengli, votre discours me charme. Vous me délivrez d’une incertitude qui me pesait infiniment.
Puis con tinuant l’entretien :
— J’aurais une demande à vous adresser. Mais je craindrais que ce ne fût un sujet bien grave pour une liaison si légère encore. Je n’ose vous en ouvrir la bouche.
— Un mot suffit pour fixer une liaison, dit Sse Yeoupe ; il peut fonder la confiance de toute la vie. Le hasard nous a fait trouver ensemble, mais mon affection pour vous est
déjà profonde. Quelle affaire avez-vous à coeur ? Que rien ne vous empêche de me la communiquer.
— Puisque vous m’autorisez à vous parler franchement, reprit Lo Mengli, je vous demanderai, mon frère Sse, si, en vous rendant à la cour, vous vous proposez d’acquérir de la
réputation ou du profit, et si vos affaires peuvent souffrir du retard ?
— Dans ce voyage, répondit Sse Yeoupe, je n’ai véritablement en vue ni la réputation, ni le profit. Mais c’est une chose que j’ai extrêmement à cœur, et qui ne peut souffrir
aucun retard.
Lo Mengli continua ses questions :
— Vous êtes à la fleur de l’âge. Votre père, votre mère jouissent sans doute encore d’une santé robuste. Votre sœur est apparemment établie ?
— J’ai eu le malheur de perdre mon père et ma mère, répartit Sse Yeoupe. Je suis absolument seul et encore garçon.
— Mon frère, dit Lo Mengli, à votre âge, doué d’un si beau talent, d’une figure pareille au joyau d’une couronne, bien des gens vous auront jeté des fruits, et vous n’avez pas
dû manquer de faire choix d’une alliance. Com ment êtes-vous encore à la recherche du Phénix, seul et isolé dans l’univers ?
— A ne vous pas mentir, dit Sse Yeoupe, si je n’avais songé qu’à la richesse et à l’illustration, il y a longtemps que j’aurais une épouse chez moi. Mais je dois vous avouer
mon faible. En réfléchissant aux cinq devoirs qui règlent la vie humaine, j’ai pensé que le premier n’était pas à mon usage, puisque j’ai malheureusement perdu mon père et ma mère ; je n’ai pas
non plus de frères. Quant aux rapports qui lient le sujet à son prince et les amis entr’eux, je ne sais si j’aurai jamais occasion de m’y conformer. Et pour le lien qui réunit les époux, à moins
que je ne trouve une beauté accomplie, une femme douée de talents et de vertus, qui puisse être ma compagne pour toute ma vie, on m’offrirait la fille d’un lettré habitant de la salle de jaspe ou
monté sur le cheval d’or, que je m’y sentirais peu d’inclination. Voilà pourquoi je suis resté jusqu’ici seul exposé aux orages.
— Vous avez là, mon frère Sse, de nobles sentiments, capables de faire verser des larmes d’attendrissement à toutes les jeunes filles de l’empire qui sont douées de quelque
talent.
En parlant ainsi, Lo Mengli laissa échapper un soupir et ajouta :
— Le choix que vous voulez faire d’une beauté accomplie pour votre épouse est une chose bien difficile, mon frère Sse. Les avances des parents, les tromperies des
entremetteuses, sont également impropres à inspirer la confiance. De là vient que tant d’époux pleins de mérite et de talent ont sujet de se plaindre de la profondeur de l’appartement intérieur.
Aussi le prince des lettres, quand deux personnes se sont vues et se conviennent, ne défend-il pas de passer par dessus les rites, pour arriver à un heureux résultat.
— Les règles du cérémonial sont une loi générale, répartit Sse Yeoupe. Mais est-ce pour le véritable homme de talent, pour la femme charmante et vertueuse qu’elles ont été
instituées ?
— Mon frère Sse, reprit Lo Mengli, puisque votre voyage n’a pour but ni la réputation, ni le profit, sans doute vous avez trou vé quelque personne selon vos vœux, que vous ne
plaignez pas la fatigue d’une course lointaine ?
— Mon frère Lo, répondit Sse Yeoupe, avec une personne d’un aussi bon esprit que vous et qui me montre tant d’affection, je ne me permettrai aucune réticence. Mon voyage a
effectivement un mariage pour objet, et je vais prier un docteur du grand collège de s’em ployer pour moi. Mais comme le temps des concours approche, ma crainte est qu’il ne soit nommé pour aller
hors de la capitale, présider quelque examen de province, et que je ne puisse le rencontrer. Voilà pourquoi je suis si pressé de partir.
— Celle qui a mérité que vous la recherchiez doit être une personne accomplie, dit Lo Meng li. Mais vous ne m’avez pas encore dit de qui elle est fille.
— C’est, répliqua Sse Yeoupe, la fille de mon compatriote, le conseiller d’État, Pe. Elle se nomme Houngiu. Elle n’a pas son égale pour les graces et la beauté. Elle excelle
pareillement dans l’art de composer des vers, et sous ce rapport nous devons nous-mêmes lui céder le pas. Quant à l’estime qu’elle accorde au talent, jamais personne dans l’antiquité ni de nos
jours n’en eut davantage. Aussi, dans la veille comme dans le sommeil, il m’est impossible de détacher d’elle ma pensée. Et si je ne parvenais pas à l’avoir pour épouse, je voudrais rester garçon
toute ma vie.
A ce discours, Lo Mengli resta quelque temps à réfléchir ; puis adressant une nouvelle demande à Sse Yeoupe :
— Quel est le surnom de ce conseiller d’État Pe ? En quel lieu fait-il sa demeure ?
— Son surnom est Hiouan, et son titre d’honneur Thaïhiouan. Il demeure au village de Kinchi.
En entendant ces mots, Lo Mengli reconnut qu’il était question de son oncle maternel ; mais ne voulant en rien laisser paraître :
— Si elle a tant de beauté, il n’est pas étonnant de voir la force des sentiments qu’elle vous a inspirés. Mais l’empire est vaste : je suppose qu’il s’y en trouvât une
seconde, douée d’autant d’attraits ; que feriez-vous, mon frère Sse ?
— Quand on est touché de la beauté, dit Sse Yeoupe, peut-on avoir deux sortes de sen timents ? S’il s’en trouvait une autre qui eût autant de beauté qu’elle, il serait tout
simple que je lui vouasse la même passion. Mais quant à quitter, l’une pour m’attacher à l’autre, ce serait une infidélité dont la mort même ne sau rait me rendre coupable.
Ce discours fit retomber de nouveau Lo Men gli dans ses réflexions. Puis au bout d’un mo ment :
— Mon frère Sse, votre passion se montre dans votre langage. Votre plan de conduite ne saurait être changé ; mais en ce cas pourquoi différer ? J’ai réuni ici ce qui est
nécessaire pour les frais de votre voyage.
En parlant ainsi, Lo Mengli tira de sa manche trente onces d’argent et les présenta à Sse Yeoupe en lui disant :
— Il faut peu de chose pour un léger bagage. Mais si vous ne trouvez pas ceci suffisant, voici encore une paire de bracelets d’or de ma sœur, avec dix perles fines, qui vous
aideront à pourvoir aux besoins de votre voyage.
Et aussitôt Lo Mengli détacha de ses bras deux bracelets, et les offrit à Sse Yeoupe avec un collier de perles fines.
— Dix onces d’argent me suffisent pour ma route, reprit Sse Yeoupe. Quelle nécessité de m’offrir tant de choses ? Mon cher frère, vous êtes par trop généreux avec moi. C’est
déjà beaucoup que d’accepter ceci. Pour les bracelets et les perles, ce sont des objets précieux, appartenant à votre sœur ; je ne puis me permettre de les prendre.
— Un lettré tel que vous, dit Lo Mengli, peut-il tenir un pareil langage ? Un voyageur gêné se trouve dans l’embarras à chaque demande qu’il est obligé de faire. Vous pouvez
attacher ces perles et ces bracelets à votre cein ture et les réserver pour des circonstances imprévues. Si vous ne vous en servez pas, vous les garderez pour me les remettre une autre fois quand
nous nous reverrons. La nouvelle en sera très agréable pour moi.
— Mon frère, reprit Sse Yeoupe, avec la délicatesse séduisante d’une jeune fille, vous avez pour obliger la générosité de l’âge mûr. Êtes-vous un être unique, formé de la
vapeur des rivières et des montagnes ? Après vous avoir rencontré par hasard, quelle bonne fortune vous inspire pour moi des dispositions si favorables ? J’avais d’abord pour m’éloigner
l’impatience d’un cheval indompté. Maintenant l’excès de votre affection m’a rendu comme l’oiseau qui voltige autour de son maître, comme l’imagination qui s’attache à une belle fleur. Vous
enivrez mon cœur, vous amollissez mon âme. Retenu, subjugué, je ne puis plus supporter l’idée de me séparer de vous ; mon esprit ne s’était encore arrêté que sur les liens du mariage : j’ignorais
les nœuds de l’amitié. Vous ajoutez un excellent ami aux autres objets qui vont occuper ma pensée. Vous me faites sentir qu’un seul corps, une seule âme peuvent souffrir en deux personnes.
— Je tiens mon éducation de feu mon père, dit Lo Mengli. J’ai mené la vie retirée d’une jeune fille. Je n’ai jamais suivi les leçons d’aucun maître : il ne m’a donc pas été
possible de me faire des amis. Mais du premier moment que j’ai eu cet entretien avec vous, je ne sais d’où est née l’affection que vous m’avez ins pirée. Vous, dont les sentiments ont plus
d’énergie que les miens, éclairez-moi sur ce que j’éprouve.
— La force de mes sentiments n’a rien que de bien naturel ; les vôtres, mon frère Lo, ont la douceur de l’eau. Il y a des vers de Litaïpe qui disent : La fleur de pêcher, mise
à la surface de l’eau, y plonge jusqu’à cent pieds de profondeur ; telle et plus pénétrante encore est l’affection que vous me montrez. Il semble que ces vers aient pour objet ce que vous m’avez
témoigné aujourd’hui. Pour moi, quelle preuve vous en ai-je donnée ? Ce n’est qu’un point aux termes où nous en sommes.
— La chose à laquelle il vous paraît difficile de vous accoutumer, c’est l’idée de notre séparation, dit Lo Mengli ; et moi, ce qui m’occupe, c’est la difficulté de nous revoir
par la suite. Qui sait si, quand nous nous serons quittés, il y aura une époque où je pourrai me retrouver avec vous ?
— Que dites-vous là ? demanda Sse Yeoupe avec surprise. Notre entrevue d’aujourd’hui nous a rendus vous et moi, quoique simplement amis, plus intimement unis que des parents.
Vous devez avoir de la constance dans les sentiments ; je ne suis pas non plus du nombre des ingrats. Je me rends à la cour et j’en repartirai sur-le-champ. A mon retour je passerai par ici, et
je me ferai un devoir de rendre une visite à madame votre mère. Nous nous arrangerons alors pour nous retrouver ensemble et reprendre notre conversation. Comment serait-il possible que nous ne
nous revissions plus ?
Lo Mengli, l’esprit préoccupé, demeura quelque temps sans répondre, et Sse Yeoupe reprit :
— Vous vous taisez, mon cher frère : est-ce que vous me croiriez capable de ne pas revenir ?
— Si je réfléchissais, répondit Lo Mengli, ce n’est pas que je vous croie capable de ne pas revenir ; je crains seulement, quand vous re viendrez, d’être moi-même devenu
invisible comme un nouveau Tseuhiu !
— Si votre mère habite encore cette maison, sans doute elle n’enverra pas son fils demeurer dans une autre ville. J’imagine donc que si vous avez une véritable affection pour
moi, il n’y aura pas d’obstacle à nos relations. Comment pourriez-vous devenir invisible ?
— Ce n’est pas des hommes qu’il dépend de se rejoindre ou de rester dispersés. Les affaires de ce monde ont une marche mystérieuse et qu’il est impossible de calculer. Comment
pouvez-vous, mon frère, vous en tenir d’avance pour assuré ?
— Ce qui dépend du ciel ne saurait être prévu, dit Sse Yeoupe ; mais on calcule ce qui dépend des hommes. Si vous voulez dire que je ne reviendrai pas vous voir dans quelque
temps, je sais quel fonds je puis faire moi-même sur mes résolutions. Si vous entendez que dans quelque temps vous ne me voudrez plus voir, alors pourquoi m’avez-vous voulu voir aujourd’hui ?
Voilà qui est parfaitement clair et facile à démêler.
— Aujourd’hui que j’étais libre de vous voir, je vous ai vu, répliqua Lo Mengli. Si par la suite je ne vous voyais plus, c’est que cela ne me serait pas possible : et voilà ce
que je ne saurais assurer d’avance.
— Dès le début de notre entretien, reprit Sse Yeoupe, vous m’avez parlé sans crainte et sans réserve ; et cependant vous vous excusiez de toucher un sujet bien grave pour une
liaison si légère encore. Maintenant que la conformité de nos sentiments a fait naître une union aussi intime que celle de la chair et des os, vous me tenez un langage énigmatique et mystérieux.
N’est-ce pas à votre tour faire usage de discours frivoles dans une liaison devenue profonde ? C’est une chose que je ne puis m’expliquer.
— Ce que je vous ai dit dès le début pouvait se dire, répondit Lo Mengli, et voilà pourquoi je vous ai parlé sans réserve. Maintenant je tais ce que je ne crois pas devoir vous
dire. Pourquoi tant d’explications ?
— Je suis seul ici et je n’y suis que l’espace d’un jour, dit Sse Yeoupe. Quelle distinction faites-vous entre les choses que vous pouvez me dire, et celles que vous croyez
devoir me taire ?
— J’ai voulu vous dire, répartit Lo Meng li, les choses qui pouvaient avoir quelqu’effet. Celles qui n’en sauraient avoir aucun, quelle nécessité de vous les énoncer ?
— J’ai toujours entendu dire, reprit Sse Yeoupe, que ce qu’il y avait de plus estimable dans l’amitié, c’était la communication des pensées ; puisque vous avez des choses que
vous ne pouvez me confier, que devient pour nous cette communication ? Mais si je n’ai point encore votre confiance et que vous borniez notre amitié à vouloir me faire des présents, je rougirais,
moi, de les accepter. Ce serait acheter une liaison au prix de l’or. Je suis pauvre, il est vrai, et dépourvu de tout ce qui est né cessaire à mon voyage ; mais c’est ce que je ne voudrais
absolument pas faire quand il me resterait à parcourir une plus grande distance en core.
Et aussitôt il voulut rendre à Lo Mengli le collier et les bracelets.
— Mon frère, dit Lo Mengli avec émotion, pourquoi me faites-vous de si graves reproches ? Du moment même où je vous ai aperçu, j’ai eu effectivement une confidence à vous
faire, et c’est pourquoi j’ai voulu m’informer des circonstances de votre voyage et de votre séjour. Je sais à présent que mes discours ne serviraient à rien, et qu’ils causeraient de la honte à
quelqu’un : voilà pourquoi je voulais me taire. Ce n’est pas que je ne sois dans la disposition de vous communiquer mes pensées et que je manque de confiance en vous ; mais puisque vous me faites
un crime de ma réserve, je ne puis me dispenser de parler, en prenant la honte sur moi.
— Quelle honte peut-il y avoir dans l’en tretien de deux amis ; j’espère bien que vous allez m’expliquer tout cela.
Lo Mengli, que retenait un sentiment de confusion, demeura quelque temps dans le silence. A la fin, se voyant presser par Sse Yeoupe, et ne pouvant se dispenser de prendre la parole :
— J’ai une sœur jumelle, qui est par conséquent comme moi âgée de seize ans. Pour ses traits, ils sont comme les miens, car elle me ressem ble beaucoup. Elle s’est livrée à
l’étude de la poésie et de la littérature. Depuis que notre père nous a quittés, nous nous sommes, ma sœur et moi, réciproquement tenu lieu de maître et d’ami. Quoiqu’elle ne puisse nullement
être comparée à la beauté parfaite que vous vantiez tout-à-l’heure, elle a tant d’estime pour le talent, qu’elle craint tout autant qu’elle de faire un mauvais choix. Elle et moi, nous avons sous
ce rapport les mêmes inclinations. La mauvaise santé de ma mère a empêché jusqu’ici qu’on ne s’occupât de lui trouver un époux. Je suis encore trop jeune pour voir beaucoup de monde, et
d’ailleurs le linteau de notre porte est tombé, de sorte que personne ne sait qu’elle habite encore l’appartement intérieur dans l’attente d’un établissement. Hier, elle vous a aperçu du haut du
pavillon. En voyant votre démarche qui annonçait un lettré doué de si heureuses qualités, elle n’a pu s’empêcher de songer à la chute des prunes. J’ai pénétré ses sentiments, et c’est ce qui m’a
engagé à venir à votre rencontre, avec le projet de servir moi-même d’entremetteur. J’ai tiré de vous des informations. J’ai su que vos vœux étaient fixés ailleurs ; j’ai vu l’obstacle qui
s’opposait à nos désirs, et c’est ce qui m’engageait à garder le silence. Notre entrevue d’aujourd’hui avait pour but une affaire qu’on pouvait espérer de voir conclure. Mais si vous reveniez une
autre fois, la même affaire ne pouvant être amenée à bien, en me retrouvant vis-à-vis de vous, com ment pourrais-je m’empêcher de rougir intérieurement, quand bien même vous seriez assez bon pour
m’épargner vos railleries ? Voilà ce qui m’a fait parler de la possibilité que nous ne nous revissions jamais. Mais vous m’avez adressé des reproches si injustes, que je n’ai pu me dispenser de
vous faire part de tout cela. En vous révélant ainsi les secrets sentiments d’une jeune fille, je sens que le rouge me monte au visage et que j’ai la figure en feu. Si vous alliez les répandre
parmi d’autres personnes, vous me feriez certainement mourir de honte.
Ce discours plein de candeur ne causa pas moins de surprise que de joie à Sse Yeoupe :
— Mon frère, s’écria-t-il, est-ce un badinage, ou voulez-vous vous moquer de moi ?
— Je vous ai ouvert mon coeur, répondit tristement Lo Mengli ; comment me permettrais-je de badiner avec vous ?
— N’est-ce pas un rêve qui m’abuse ? demanda encore Sse Yeoupe.
— Nous parlons à la face du Ciel et en plein jour : quel rêve pourrait vous abuser ? dit Lo Mengli.
— Si c’est une réalité, s’écria de nouveau Sse Yeoupe, vous voulez donc me rendre fou de joie et me faire mourir de désirs ?
— Une affaire manquée et sans ressources ne laisse pas même l’espérance, reprit Lo Meng li ; vous parlez de joie, mon cher frère ; quel peut en être le sujet ?
— Isolé comme je le suis au milieu des quatre mers, dit Sse Yeoupe, je vois tout d’un coup une jeune beauté, comparable, à vous, mon cher frère, pour les talents et la figure,
qui s’offre à mes yeux de profil, et qui s’engage à moi pour toute la vie ! je serais un arbre ou une plante que je saurais encore sentir la douce influence du printemps : je suis un homme, et
vous vous étonnez que j’exprime ma joie ?
— Mon frère, répondit Lo Mengli, vous avez déjà trouvé celle qui doit former avec vous l’union bien assortie. Comment pourriez-vous rejeter la douce pêche pour cueillir la
prune amère ? Les sentiments qui nous ont sé duits ma sœur et moi ne sont que de vains désirs.
— Il y a, répliqua Sse Yeoupe, un passage de Soungiu qui dit : « Il n’y a pas, dans l’empire, de beautés pareilles à celles de mon village, et parmi les beautés de mon village,
il n’y en a point de comparable à la fille de mon voisin à l’orient. » Ces paroles peuvent s’appliquer à vous et à votre sœur. Maintenant que le hasard m’a offert une charmante personne comme
elle, si je négligeais de la rechercher pour adresser plus haut mes sollicitations, ne ressemblerais-je pas à Yekoung, qui aimait les dragons en peinture, et qui s’enfuyait quand il en voyait de
véritables ?
— Puisque vous souhaitez de ne pas désobliger ma sœur, dit Lo Mengli, elle ne sera pas plus ingrate que la beauté qui déjà s’est rendue maîtresse de votre coeur.
— C’est moi qui serais un ingrat, et le puis-je ? demanda Sse Yeoupe.
— Je vois bien que vous n’avez pas un coeur ingrat, reprit Lo Mengli ; mais si, touché du mérite de ma sœur, vous manquez de foi à celle qui l’a précédée, dans le cas où vous
trou veriez plus tard une nouvelle beauté supérieure à ma sœur, n’abandonnerez-vous pas ma sœur à son tour comme la plus chétive des créatures ? Si vous comptiez pour peu de chose le ressentiment
de vos anciens amis et la perte de leur faveur, vous ne seriez pas encore celui pour qui ma sœur et moi avions conçu tant d’estime, et qu’elle aurait voulu s’attacher pour la vie entière.
— Vos propositions détournées avaient pénétré jusqu’au fond de mon coeur, dit Sse Yeoupe, et votre langage plein de franchise augmente encore mon estime et mon respect pour
vous ; mais mon âme est amollie, mon imagination égarée : vous avez délié les noeuds qui retenaient mon coeur ; je ne sais plus si je puis vivre ou mourir, j’ignore si j’existe encore.
— Vous êtes un homme passionné, répondit Lo Mengli. Vos sentiments s’affaiblissent quand rien ne les contrarie, et ils augmentent par les obstacles. Mais à l’égard de notre
affaire d’aujourd’hui, j’imagine un moyen qui pourrait tout concilier.
— Pourvu, reprit en souriant Sse Yeoupe, que vous ne rejetiez pas le seul moyen, qui consisterait à les garder toutes deux. Mais je ne sais trop si la jeune enfant qui habite
l’ap partement intérieur verrait avec plaisir un pareil parti.
— Ma sœur est bien jeune, il est vrai, dit Lo Mengli ; mais elle est d’un caractère prudent et réfléchi, et vous ne devez pas la prendre pour une enfant. L’amour sincère
qu’inspire un sage invite à la perfection. Ma sœur elle-même me le disait hier : la femme qu’on épouse avec toutes les cérémonies d’usage est la première épouse ; celle qui contracte des noeuds
irréguliers est la seconde, et c’est quelque chose de peu régulier que de se servir soi-même d’entremetteur. Il n’y a pourtant rien d’inconvenant à surmonter l’influence des astres pour devenir
la compagne d’un homme vertueux. Ce qu’on peut craindre, c’est que la sage personne que vous recherchez ne consente pas à cet arrangement.
Sse Yeoupe ressentit à ces mots une vive satisfaction :
— Si la personne dont vous parlez n’était pas en effet remplie de sagesse, dit-il, je cesserais de la rechercher. Si elle en a autant que je le crois, où avez-vous vu qu’une
fille sage nourrît la jalousie dans son coeur ? Et vous, mon cher ami, qui me promettez une compa gne si conforme à mes vœux, quelle distinction forcée faites-vous entre la première et la se
conde femme ? Que quelque jour, plus heu reux que je ne mérite de l’être, j’aie pour épouses ces deux filles charmantes, je ne les réunirai pas dans une même affection : mes sentiments pour elles
seront comme la lumière éclatante du jour.
Ce discours causa la joie la plus vive à Lo Mengli :
— Mon frère, si vous pouvez ainsi ménager les intérêts de ma sœur, je n’ai qu’à vous donner une parole sans autre préliminaire ; mais les génies du ciel et de la terre nous
entendent ; et la mer se desséchera et les rochers tomberont en poussière, avant que cette parole s’évanouisse.
— Je fais une réflexion, dit Sse Yeoupe. Mon mariage avec mademoiselle Pe est encore une affaire suspendue dans le vague. Mais puisque j’ai le doux assentiment de votre sœur,
qui empêcherait que je ne m’arrêtasse ici quelques jours, et que je ne cherchasse un entremetteur pour conclure immédiatement ?
— En arrivant ici, dit Lo Mengli, votre première intention, mon cher frère, se diri geait vers mademoiselle Pe. Si vous vous arrêtiez à moitié chemin pour épouser ma sœur, vous
manqueriez à vos premiers engagements ; et quand mademoiselle Houngiu viendrait à l’apprendre, elle aurait droit d’en être peu satisfaite, et ce serait se préparer pour l’avenir des motifs de
discorde et des sujets de contestation. D’ailleurs ma sœur est encore très jeune, et une fois liée à un époux, tout changement devient impossible. Rendez-vous en hâte à la capitale : terminez
promptement l’affaire de votre mariage avec mademoiselle Pe. Mais il est une chose que je dois vous demander.
— Que voulez-vous savoir ? dit Sse Yeoupe.
— Vous avez, mon cher frère, consacré vos pensées à mademoiselle Pe : mais sait-elle, de son côté, si vous êtes au monde ?
— Mon cher frère, répondit Sse Yeoupe, puisque vous portez si loin votre affection pour moi, je ne dois vous rien cacher.
Et il lui raconta en détail tout ce qui s’était passé, lorsqu’il avait rempli les rimes sur les saules printaniers, et comment il avait subi l’épreuve sur les adieux à la grue et le salut à
l’hiron delle.
Après avoir entendu ce récit :
— Eh, bien ! mon cher frère, dit Lo Mengli, vous devez vous hâter de remplir l’engagement que vous avez contracté avec mademoiselle Pe. Vous n’avez nul besoin de me solliciter.
Quand cette autre affaire sera terminée, celle de ma sœur s’achèvera d’elle-même. Vous ne devez craindre aucun manque de foi.
— Je suis persuadé que vous ne me manquerez pas de parole, dit Sse Yeoupe. Mais qu’au moment même où je viens de vous rencontrer, je me voie obligé de m’éloigner de vous, voilà
ce qui rend mon coeur inquiet et agité.
— Croyez-vous que j’en aie moins d’affliction ? dit Lo Mengli. Je me console en songeant qu’un jour nous serons réunis pour longtemps. Si, retenus par notre affection, nous
demeu rions plus longtemps ensemble, je craindrais que nous ne fussions épiés par quelque domestique. Nous aurons, une autre fois, bien des sujets d’entretien.
— Eh bien ! reprit Sse Yeoupe, j’ai tout ce qu’il me faut pour mon voyage. Je vais me mettre immédiatement en route, sans prendre congé du vieux Li.
— Vous ferez bien de vous mettre en route directement d’ici, répliqua Lo Mengli. Mais j’ai un avis encore à vous offrir avant votre départ.
— Souffrez, mon cher ami, que je vous demande les leçons que vous avez la bonté de me proposer, dit Sse Yeoupe.
— Un homme doué d’un beau talent, d’un mérite solide et durable ne s’arrête ni aux richesses ni aux honneurs, répondit Lo Mengli. Mais la gloire et la renommée sont un digne
objet d’ambition. Puisque vous êtes, mon cher frère, doué de facultés si peu communes, faites en sorte que ce voyage hâte pour vous l’instant où vous entendrez le chant du cerf. Obtenez
l’avancement et la réputation que vous êtes en droit d’espérer, et par la suite tout vous deviendra facile et praticable. Combien de jeunes gens d’un esprit distingué qui pourraient réussir dans
le monde, et profiter de la haute estime qu’on accorde au talent, s’ils savaient garder une conduite pure et exempte de reproches ! Pourquoi faut-il que si souvent ils épuisent leurs moyens à
jouer le rôle de femmelettes ou de frivoles ignorants, au lieu de remplir les devoirs qui conviennent à un homme de mérite.
Sse Yeoupe prit une physionomie nouvelle en entendant ce discours, et adressant les plus vifs remercîments à Lo Mengli :
— Mon cher frère, dit-il, un langage si noble et si rempli de raison mérite de rester gravé dans mon cœur. Si j’obtiens quelqu’avancement, je veux, à mon retour, venir vous
prier d’être mon guide et mon appui.
En terminant cet entretien, Sse Yeoupe qui n’avait personne avec lui appela Siaohi à la porte du jardin :
— Nous allons partir sur-le-champ, lui dit-il.
— Ce sentier, dit Lo Mengli, passe le long des boulevards de la ville, du côté de la porte du Nord. Je devrais vous reconduire plus loin ; mais je craindrais que quelqu’un ne
m’aperçût : il est plus convenable que je vous quitte ici. Mon frère Sse, que votre voyage soit heureux !
Et tout en parlant, quelques larmes s’échappèrent de ses yeux ; mais Lo Mengli se hâta de les essuyer avec sa manche.
A ce spectacle Sse Yeoupe ne put lui-même retenir ses pleurs :
— Vous et moi, s’écria-t-il, nous avons peine à supporter la douleur de cette séparation. Mais cette douce habitante de l’appartement intérieur, veillez, je vous prie, sur
elle, avec tout le soin, toute l’affection imaginable, pour le bonheur de Sse Yeoupe !
Lo Mengli sécha ses pleurs et répondit par un signe de tête. Les deux amis restèrent encore un moment comme enchaînés l’un près de l’autre : enfin, contraints par la nécessité, leurs mains se
détachèrent et il fallut se séparer.