Yong-tching [Yongzheng] : Instructions sublimes et familières de Kang-hi [Kangxi]
Extraites de
Mémoires concernant les Chinois, Tome neuvième, pp. 65-281. A Paris, chez Nyon, 1783.
Morceau non moins intéressant par son auteur que par son objet. Ce sont les instructions de l'empereur Kang-hi [Kangxi], aux princes ses fils. Cet empereur, l'un des plus célèbres qui aient gouverné la Chine, mourut en 1722, après un règne de soixante ans. Il se plaisait à instruire ses enfants en conversant avec eux. Après sa mort, Yu-tchen [Yongzheng], son fils & son successeur, mit par écrit tout ce qu'il avait retenu de ces instructions, & intitula ce recueil, Instructions Familières & Sublimes : familières, par leur forme ; sublimes par la sagesse & l'importance des préceptes & des maximes qu'elles renferment. Éditeur.
Après de profondes réflexions, je crois pouvoir assurer que l'empereur mon père a été doué
par le Ciel d'un naturel aussi intelligent que porté au bien, & que les moyens dont il se servait pour l'opérer, ressemblaient à ceux que le Ciel met en usage pour tirer les hommes du néant,
les amenant peu à peu à leur consistance & à leur perfection. Il a régné pendant une longue suite d'années. La paix & la tranquillité dont il a su faire jouir, pendant soixante ans, un
empire aussi étendu, est une preuve évidente de ses talents & de sa sublime vertu. Il a surpassé de beaucoup en mérite les générations précédentes. Tout ce que les historiens rapportent de
lui dans leurs ouvrages consacrés à la postérité, tout ce que les mandarins, tout ce que le peuple même a vu ou entendu de lui, est conforme à la réalité & à la plus exacte vérité.
Au temps prescrit, où nous nous présentâmes devant lui pour lui offrir humblement nos services & notre respect filial, il avait composé d'admirables instructions pour nous ; il en avait formé
un volume, qu'il tenait renfermé dans une boîte ou cassette d'or, incrustée de pierres précieuses, ouvrage lumineux & du plus grand prix, vraiment noble, vraiment sublime.
Lorsque dans mes jeunes années j'entrais au palais avec mes frères aînés & cadets, pour le servir & recevoir ses ordres, nous trouvions toujours la gaieté sur son visage, & le sourire
sur ses lèvres. Quelquefois nous assistions à son dîner, ou bien nous allions lui offrir les vœux que nous faisions pour son bonheur : alors, avec un air riant & satisfait, & nous
regardant avec tendresse, il nous instruisait d'affaires plus ou moins considérables. Il disait que le point le plus important pour nous, était le profond respect en sacrifiant au Ciel &
ensuite aux ancêtres. Il nous excitait à respecter du fond du cœur son aïeule Tai-hoang-tachen, & sa mère Hoang-tachen. Il assurait que le respect était la base ; que la sincérité était la
perfection des plus sublimes vertus. Il répétait souvent que le choix des personnes propres aux affaires publiques, était une science très importante & qu'on ne devait rien négliger pour
l'acquérir. Il nous disait quelquefois que les peines & les châtiments ne devaient point être imposés par caprice, ni pour des fautes légères, parce qu'ils perdraient toute leur force.
L'amour du prince envers ses sujets, disait-il, doit se manifester par les soins qu'il apportera soit à faire travailler les terres dans les saisons convenables, soit à recueillir les grains, à
faire conserver en abondance des vivres dans les magasins publics, à garnir de soldats les frontières de l'État, à prévenir les attentats des ennemis, à rétablir & fortifier les digues &
les chaussées des rivières : objets, disait-il, qui sont la preuve non seulement de l'amour du prince pour ses sujets, mais de sa sagesse & de sa prévoyance.
Il recommandait comme une chose de grande importance, les cartes de géographie, la peinture, les livres d'histoire, de police, de musique, & l'élégance dans la composition. Il regardait aussi
comme un point essentiel, de s'appliquer aux observations astronomiques, à la connaissance des propriétés de chaque terre, à l'exacte distribution des jours suivant les saisons, moyennant l'usage
des meilleurs calendriers.
Outre cela, il se donnait lui-même pour exemple. Il nous racontait les moyens dont il se servait pour régler l'intérieur de son palais & tout son empire, comment pour conserver &
fortifier sa santé, il s'exerçait à la lutte & à l'arc ; & de quelle sorte de régime il faisait usage, pour prévenir ou guérir ses infirmités corporelles.
Il nous suggérait habilement en temps & lieu tout ce que les sages ont enseigné dans leurs ouvrages. S'il survenait quelque affaire, il en rassemblait avec soin toutes les circonstances,
& nous en instruisait avec des expressions si remplies de bonté, qu'elles se gravaient dans notre cœur d'une manière ineffaçable. Tous ses préceptes étaient vraiment dignes d'être la base
& la règle de notre conduite.
L'empereur mon père ayant reçu de la nature le don de la science, ayant une grande facilité à acquérir des connaissances, & ayant passé les bornes de l'intelligence que le Ciel paraissait lui
avoir destinée, il n'est point étonnant qu'il soit parvenu à connaître les propriétés de chaque chose, & qu'ensuite mettant au jour toutes ces connaissances, il soit devenu lui-même le
créateur d'une doctrine excellente. Ses manières d'écouter, de regarder, de parler, de marcher, de boire, de manger, de s'asseoir, de se lever, étaient toujours conformes à la décence : il
apportait jusqu'en ces minutieuses actions une dignité attrayante, faite pour être imitée de tout le monde. Comme il était pénétré de la plus tendre affection pour nous, il éclairait notre
esprit, il dissipait nos doutes ; &, en nous instruisant, il nous insinuait adroitement le désir d'apprendre encore.
Ayant écouté respectueusement ses leçons pendant l'espace de quarante ans, je les ai gravées dans mon âme, & tôt ou tard j'y ai conformé mes actions. Depuis que je suis monté sur le trône, je
me suis encore plus efforcé de les mettre en pratique. Hélas ! me rappelant ces temps heureux où je goûtais le plaisir de parler à l'empereur mon père, & celui de l'écouter, je me représente
tellement les tendres instructions qu'il me donnait, que ses paroles semblent encore frapper mon oreille. Cependant, craignant de laisser effacer de si précieux souvenirs, je les ai tracés l'un
après l'autre, un à un sur le papier, avec mon frère Tceng-tçin-ouang-jun-tzi, & les autres. Nous en avons formé un livre entier que nous avons intitulé, Sublimes & familières
Instructions : fruits de la grande & sage prévoyance de mon père. Elles s'étend si loin qu'on ne peut l'exprimer, si ce n'est en disant que ce que j'ai retenu, & rassemblé sur le papier,
est à peine la centième partie de ce que j'ai autrefois entendu de lui, aveu que je fais en rougissant. Toutes les paroles renfermées dans ce livre sont ingénieuses & de la plus grande
importance. Le but en est profond & pénètre bien avant dans l'avenir.
Si quelqu'un veut ou peut les examiner chacune en particulier en y apportant l'attention qui y est due, & suivant les règles de la droiture, il verra que chaque caractère, chaque parole
contient l'accomplissement de tous les devoirs. Ce volume, quoique petit, renferme en soi les moyens de pénétrer le fond de toute chose, de posséder complètement les sciences, de régler son cœur
& sa personne suivant les principes de la justice, de gouverner en paix les familles, de régir l'empire & de rendre heureux & tranquille cet immense espace que couvre le ciel ; en un
mot, il n'est rien qui n'y soit renfermé.
Toutes les sentences, tous les préceptes transmis à la postérité par les empereurs Yao, Chun, Yu-ouang, Tching-tang-ouang, Ouen-ouang, Ou-ouang, Tcheou-cong, Cong-tze, se rapportent parfaitement
aux maximes comprises dans ce livre que j'ai fait imprimer, que je veux publier & consacrer à la postérité la plus reculée. On trouve écrit dans le Chou-king : « Si on observe les statuts de
nos premiers rois, on déracinera les défauts & les vices. » Nous lisons dans le Chi-king : « Si vous parvenez à rendre votre fils sage & prudent par vos leçons & vos exemples, vous le
rendrez heureux & soumis tout ensemble.
Que la postérité fasse grande attention à ceci : suivez avec respect les préceptes de vos ancêtres. Si, les ayant toujours devant les yeux, vous ne vous ralentissez pas dans la carrière où vous
êtes entré, l'utilité que vous en retirerez, sera sans bornes. O mes fils, ô mes neveux ! conformez-vous-y toujours avec une profonde vénération.
J'ai écrit avec un humble respect cette préface, la huitième année & le premier jour de la quatrième lune de mon règne.
Quiconque est empereur ainsi que moi & veut tenir en vigueur les lois & les
ordonnances, doit les observer le premier ; alors personne n'osera les enfreindre. Par exemple : quoique de fumer du tabac ne soit pas une chose fort importante, on doit en défendre l'usage dans
tous les lieux où il y a du charbon, ce que j'ai fait plusieurs fois. Je sais fumer tout comme un autre, & ne le cédais à personne, même étant tout petit, dans la maison de ma vieille
nourrice ; mais je m'en suis abstenu depuis que je l'ai interdit aux autres. Comment exigerais-je qu'ils observassent mon ordonnance si je ne m'y soumettais pas moi-même ?
Les richesses & toutes les choses de ce monde sont produites par le ciel & la terre pour la subsistance & l'avantage de l'homme. Quoique le nombre en soit borné, si l'homme s'en sert
avec discrétion & économie, non seulement elles seront suffisantes, mais il aura du superflu : si au contraire il en use avec profusion, il en verra bientôt la fin. Où trouvera-t-il alors ce
qui lui sera nécessaire pour vivre ? Moi qui suis empereur & pourrais contenter tous mes désirs, même mes caprices, je ne dépense pour ma nourriture & mon vêtement que ce qui est
absolument convenable : & cela parce que je respecte les richesses du ciel & de la terre, qui sont limitées.
Lorsque dans ma jeunesse j'apprenais à tirer de l'arc, mes vieux maîtres ne me dirent jamais bravo, & ne me donnèrent jamais de louange. Tout le monde donnait des applaudissements à mon
adresse, eux seuls m'en refusaient ; & je dois à cette sévérité les progrès que j'ai faits dans l'art de lancer les flèches soit à pied soit à cheval. Ne souffrez jamais, mes enfants, qu'on
vous trompe par des louanges, & en se pliant à vos penchants. Il est de nécessité absolue de vous pénétrer fortement de cette maxime, quelque vertu que vous veuilliez pratiquer, ou quelque
talent que vous veuilliez acquérir.
Je me suis toujours défendu dans mes affaires privées, d'imputer mes fautes aux autres.
Je suis convaincu qu'il n'y a point d'homme, quelque grossier qu'il soit, qui ne dise souvent des choses conformes en tout à la raison.
Je me suis toujours refusé l'usage de l'éventail, & n'ai point découvert ma tête, m'étant fait une habitude de priver mon corps de toute espèce de soulagement & de commodité.
Quiconque veut accomplir parfaitement la loi qui prescrit le respect dû à ses ancêtres, & contenter le cœur de son père & de sa mère, doit savoir d'abord qu'il ne suffit point de leur
procurer les secours extérieurs, mais qu'il faut principalement se revêtir d'un cœur pur, & se conformer à la vertu & à la raison. C'est en cela que consiste le vrai respect filial.
Un ancien a dit :
« il est raisonnable d'élire un seul homme pour gouverner l'empire ; mais il n'est pas juste que tout l'empire soit sacrifié à la volonté & au caprice d'un seul homme.
Cette maxime est sage, & je n'oserai jamais y contrevenir.
Il est pitoyable de voir les gens du monde endosser un vêtement de peau du prix de dix mille
taels, comme s'ils ne savaient pas que les habits ne sont faits que pour se couvrir, & qu'une veste rapiécée, ou un manteau déchiré, cache souvent un cœur content. Il en est de même des
comestibles ; ils sont faits pour rassasier la faim, & rien de plus. Il y a des gens qui mettent une somme considérable à des mets exquis : ils ignorent, les malheureux, que celui qui mange
des mets communs dans un vase de bois, & boit dans une calebasse, passe ses jours plus gaiement qu'eux. Quand je réfléchis à ces choses, comme je sais me contenter de peu, quoique je sois
empereur, il me suffit que mes vêtements soient faits pour ma taille. Quoique mes richesses ne soient bornées que par les quatre mers, je ne touche presque jamais dans mes repas ordinaires, aux
viandes ni aux ragoûts qu'on me sert, excepté les plats que je distribue à mes grands, pour les honorer, & je ne fais point d'effort pour agir ainsi : mon naturel est d'être sobre, & je
vous exhorte tous à imiter mon économie.
Dans les commencements de notre dynastie, lorsque quelqu'un était attaqué de la petite vérole, on usait de mille précautions, & craignait beaucoup. Le moyen de l'inoculer s'étant trouvé sous
mon règne, je l'employai pour vous, mes fils, mes filles & vos enfants, & vous eûtes la petite vérole la plus heureuse. Les quarante-neuf bannières des Mongous, & jusqu'aux régulos
des peuples Calcas, ont fait usage de l'inoculation & tous ont été parfaitement guéris. Dans les premiers temps que j'en fis faire l'épreuve sur une ou deux personnes, les vieilles femmes me
taxaient d'extravagance & se déchaînaient contre l'inoculation ; le courage que j'ai eu de la faire pratiquer, a sauvé la vie & la santé à des millions d'hommes, & c'est une chose
bien importante dont je m'applaudis infiniment.
Quoiqu'il ne convienne pas à nous qui sommes maître de l'empire, d'user de trop de sévérité envers nos domestiques, il ne serait pas bon de leur montrer trop d'indulgence & de familiarité. Si
l'un d'eux commet quelque faute qui soit pardonnable, il faut la lui pardonner aussitôt ; si la faute doit être punie, il faut corriger celui qui l'a commise, en le châtiant à l'instant même. Le
maître ne doit point conserver de rancune contre celui qui a failli. Si on ne punit pas le coupable sur le fait, mais qu'on l'injurie & lui marque du mépris, cette basse espèce devient trop
inquiète, & il en peut résulter pour nous de funestes accidents. Cet avertissement est important pour mettre l'ordre dans votre domestique : imprimez-le bien dans votre esprit.
Les eunuques ne sont dans le palais que pour servir, arroser, balayer & exercer de semblables emplois ; ils ne doivent jamais se mêler en rien des affaires du dehors. Je ne permets pas à mes
eunuques de sortir du palais à leur volonté ; s'ils me demandent quelque congé, je le leur accorde au lever du soleil, en exigeant qu'ils soient rentrés le soir. Les eunuques qui sont souvent
près de moi, & que leur service approche le plus de ma personne, m'entendent dans ma chambre, rire, badiner, quelquefois même avec eux ; mais au dehors, jamais je n'ai dit devant eux un seul
mot des affaires publiques.
C'est aimer les soldats que de les accoutumer à la peine ; & cela ne se doit pas dire
seulement des capitaines & des soldats, mais aussi du peuple. On lit dans le Quo-ju :
« Si on fait travailler le peuple, & qu'on l'habitue à une vie dure, il pensera & réfléchira sur lui-même, & alors il réprimera les affections de son cœur ; si on l'abandonne au repos
& à l'aisance, il se livrera à la débauche & perdra jusqu'à l'idée du bien. Les habitants des terrains gras & fertiles n'ont ordinairement nul talent & sont vicieux, parce qu'ils
sont oisifs ; les cultivateurs des campagnes ingrates & stériles sont au contraire presque tous de bonnes mœurs, parce qu'ils sont accoutumés à une vie dure & pénible.
Tenir agréablement compagnie à sa mère, lui rendre des devoirs soir & matin, ce n'est
pas seulement un devoir de l'empereur, mais une loi établie pour tous les particuliers. La tendresse réciproque des enfants & des mères, est un don que nous tenons du Ciel ; la différence des
rangs ne dispense pas de cette obligation imposée par la nature.
Les fruits sont une nourriture aussi saine qu'agréable ; mais il faut qu'ils soient en parfaite maturité. Les inférieurs me présentaient & à tous les grands, les prémices de leurs fruits
& de leurs légumes. Je n'ai fait jamais qu'en goûter tant soit peu. Il vaut mieux, disais-je, attendre leur saison ; alors j'en mangerai sans danger. Ce point est très important pour
conserver sa santé.
Une des affaires de ce monde la plus embarrassante est de déterminer le nombre des suppliciés & le genre de supplice qu'ils doivent subir en automne. Il est juste que l'assassin éprouve la
peine du talion. Le souverain cependant doit procéder à ces condamnations avec un cœur rempli de compassion. Lorsque je m'occupe de ces exécutions d'automne, j'examine les circonstances des
délits avec toutes les forces de mon âme, & j'y réfléchis profondément.
Plusieurs, voyant blanchir ma barbe, me proposèrent une recette pour la teindre en noir ;
mais je répondis : lorsque dans ma jeunesse je faisais des sacrifices, je demandais de vivre jusqu'à ce que ma barbe & mes cheveux blanchissent & que mes dents jaunissent. Aujourd'hui que
ma barbe & mes cheveux ont blanchi, serait-il raisonnable non seulement de ne le pas regarder comme un bonheur, mais de me plaindre d'être devenu vieux ?
Le vrai moyen de se conserver est d'appliquer son esprit & son cœur à une seule chose.
L'empereur instruit au nom du Ciel, dont il annonce les ordres selon les circonstances, & les rend clairs & intelligibles. C'est pour cela que les pensions & les dignités qu'il
accorde à ceux de ses sujets qui les méritent, s'appellent dignités & pensions du Ciel. Les punitions qu'il inflige, s'appellent punitions du Ciel. Il doit, dans les châtiments & les
récompenses, imiter la conduite du Ciel, & montrer à tous que celui qui est revêtu de l'autorité suprême n'a pas la liberté d'écouter les passions dans cette distribution.
La passion ne doit jamais nous faire négliger l'usage de prendre conseil ; & qu'on ne doit jamais se déterminer par un seul, quand il s'agit d'affaires importantes. Mais selon les
circonstances il faut commencer ou finir par consulter ; & cela dépend du temps & de la nature des affaires.
De mon naturel je n'aime pas les choses qui coûtent beaucoup. Lorsque je voyage dans les campagnes de la Tartarie, s'il s'offre à moi une racine d'arbre, une pierre un peu curieuse, les cornes,
les ongles d'un animal sauvage pris à la chasse, quelques feuilles d'arbres rares, j'en fais faire sur-le-champ un meuble, un vase, en tirant parti de sa forme. Ainsi on peut faire usage des
choses qui coûtent peu, & il ne faut pas les négliger.
Mon second fils étant tombé malade à Te-tceu, je fus le voir un jour, & le trouvai fort en colère contre un des gens de service auprès de lui. Je le ramenai à la raison en lui parlant ainsi :
« Nous qui sommes maîtres & souverains de cet empire, avons un grand nombre de gens pour nous servir, & il semble que ce nombre ne soit pas encore suffisant. Si l'un de ces eunuques ou de
ces pauvres gens tombe malade, qui les sert ? qui leur prête assistance ? s'ils se mettent en colère, contre qui peuvent-ils l'exhaler ? Ces paroles attendrirent jusqu'aux larmes les domestiques
qui étaient présents. Retenez bien cette leçon que je vous donne.
Quoiqu'on sente, en réfléchissant attentivement, combien il a été difficile d'établir les fondements de notre grandeur, il ne faut pas croire que ce soit une chose aisée de la savoir maintenir au
point de perfection où elle est portée.
J'ai toujours voulu connaître le principe & les effets même de la plus petite chose.
Quel est le père & la mère qui, ayant des enfants, ne les aime pas tendrement ? Cela est
non seulement très naturel, mais c'est même un devoir : cependant il est nécessaire de ne les pas trop caresser & de ne les pas élever trop délicatement. Si on use envers eux de trop de
condescendance, qu'on les laisse boire & manger à leur fantaisie, qu'on cherche trop à les préserver de l'intempérie des saisons : lorsqu'ils seront grands, s'ils ne sont pas absolument
hébétés, ils seront certainement niais & grossiers. Ceux d'entre les enfants & les frères des régulos, des comtes & des grands, qui sont sots, imbéciles & dépourvus de sens
commun, sont tous devenus tels par la faute de leurs parents, & pour avoir été élevés avec trop de délicatesse.
Les anciens allaient à la chasse dans les quatre saisons. Outre que cela était incommode aux gens de service près d'eux, cela ne donnait pas le temps aux quadrupèdes & aux volatiles de faire
leurs petits. Je ne vais à la chasse que deux fois par an. La première fois sur l'eau, pour que mes gens apprennent à mener les barques ; la seconde en automne, dans les campagnes, pour qu'ils
s'exercent à tirer des flèches à pied & à cheval. Ainsi je ne tourmente pas mes gens, & je laisse aux bêtes fauves le temps de mettre bas, & aux oiseaux celui d'élever leurs nombreux
enfants. Mes soldats, par cet exercice, sont forts & adroits, & n'ont d'autre but que de n'être pas surpassés en valeur. Tout cela vient de savoir les employer à propos, les nourrir &
leur faire prendre du repos.
Je suis monté sur le trône dès mon enfance, & il y a déjà plus de soixante ans : toutes les fois que dans cet espace de temps il y a eu des tremblements de terre, des sécheresses ou des
inondations, j'ai toujours examiné les fautes dont je pouvais être coupable, & aussitôt les calamités publiques se dissipaient. Quel que soit le malheur ou le châtiment que le Ciel nous fasse
éprouver, il ne faut pas se laisser abattre par la crainte & la frayeur. Réfléchissant sur soi-même, reconnaissant ses fautes, s'en repentant, s'en corrigeant, le malheur se change en
félicité.
Je ne suis pas de mon naturel porté pour les choses extraordinaires.