Yang Chen (1488-1559)
NAN-TCHAO YE-CHE
Histoire particulière du Nan-tchao
Traduction d'une histoire de l'ancien Yun-nan par Camille SAINSON (1868-)
Publications de l'École des Langues orientales vivantes, 5e série, tome IV.
Ernest Leroux, Paris, 1904, in-8°, III+294 pages.
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C. Sainson : "Malgré quelques puérilités, communes à tous les ouvrages chinois, le Nan-tchao ye-che
nous ayant paru l'ouvrage original le plus sérieux relatif à l'histoire du Yun-nan, nous en avons entrepris la traduction... Le Nan-tchao ye-che nous présentait l'avantage d'avoir
été réimprimé récemment, d'avoir été écrit à une époque où les souvenirs de l'ancien Yun-nan n'étaient pas encore trop oubliés, et enfin de nous présenter, sous un faible volume, — deux
cahiers de 46 et 74 feuilles, — un tableau très complet de l'histoire de la province, depuis l'origine de ses rapports avec l'empire chinois jusqu'à l'avènement de la dynastie impériale
actuelle.
Le lecteur devra se rappeler que cet ouvrage a été composé par un Chinois et, par suite, au point de vue chinois... Nous devons, par suite, être encore reconnaissants à l'auteur chinois de nous avoir conservé d'une manière à peu près claire et complète l'histoire du moyen âge yunnanais et de n'avoir pas borné son travail uniquement aux faits touchant directement à l'histoire de son pays, comme les historiens chinois sont généralement portés à le faire."
- Yang Chen. Préface : "Ayant été condamné à l'exil aux frontières, j'ai longtemps résidé dans le pays de Tien. J'eus le désir de faire des recherches pour parvenir à le connaître ; je ne pus y parvenir. Par bonheur, le duc de K'ien-kouo, Mou Yun-leou, me montra un « Recueil d'histoires relatives à l'ancien pays de Tien » ; c'est alors que cet ouvrage fut mis pour la première fois à la disposition des lettrés. Comparé aux « Mémoires sur le Nan-tchao » de M. Kou Jo-k'i, le tchong-tch'eng, ce livre est bien plus détaillé et précis. Peu après, je me procurai encore le volume d'histoire particulière composé par Ni Lou, homme du pays de Tien, précédemment sous-préfet de Wei-yuan du pays de Chou, et dans lequel se trouvent tous les événements des six tchao, du commencement jusqu'à la fin. En vérité, j'avais là les quelques matériaux historiques nécessaires pour écrire les annales de la province. Ne pas les mettre au jour, n'eût-ce pas été agir comme quand on tenait secret le Louen-heng ?"
- "C'est pourquoi je fondis tous les matériaux que j'avais et en fis un tout que j'intitulai Nan-tchao ye-che. C'est le présent ouvrage. On y remarque quatre qualités : il expose les divisions géographiques du pays, il fait l'examen de ses coutumes, il traite volontiers des antiquités, enfin il transmet l'histoire de la contrée aux générations à venir. D'une part, il nous fait connaître combien sont vastes les pays qui prospèrent unis sous le gouvernement impérial ; d'autre part, il nous expose en détail les temps anciens et modernes du pays de Tien et du Yun-nan, du commencement jusqu'à la fin."
Extraits : Les dernières générations de la famille Mong - Onze histoires de bonze
Différentes espèces de barbares indigènes - Une histoire d'amour
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...Che-long monta sur le trône la 13e année ta-tchong de Siuan-tsong des
T'ang, année ki-mao (859), à l'âge de 16 ans. L'année suivante, année keng-tch'en (860), première hien-t'ong de Yi-tsong, il changea le nom d'années en première kien-ki. Il changea aussi le nom
de Si-king en Tchong-tou et celui de Tong-king en Chang-tou. Précédemment, dans les années tchen-yuan de To-tsong, le tsie-tou-che du Si-tch'ouan, Wei Kao, avait ouvert des routes pour
communiquer avec le Nan-tchao qui, aux années fixées, envoyait le tribut. Durant leurs deux règnes, Yi-meou-sin et Sin-ko-k'iuan furent fidèles aux T'ang, envers lesquels ils se montrèrent
obéissants et respectueux. Mais ensuite K'iuan-long-cheng et Fong-yeou portèrent fréquemment le trouble sur la frontière et furent un grand fléau pour les T'ang. De plus, comme le nom de Che-long
était une offense pour les empereurs T'ai-tsong et Yuan-tsong dont il empruntait en partie les caractères des noms de temple, les T'ang ne lui donnèrent pas le brevet d'investiture. Long
l'attendit un certain temps, pendant lequel il sentit grandir au plus haut degré son ressentiment ; arrivé à cette époque, il se proclama de sa propre autorité empereur, envoya des troupes
s'emparer du pays des Man noirs, des Po et des Ts'ouan et constitua une province de Tong-tch'ouan. Le précédent tsie-tou-che, Tou Ts'ong, avait changé les bonnes règles suivies par Wei Kao ; il
avait envahi et molesté les Man ; Long cessa donc d'envoyer le tribut à la cour et fit incursion dans le Pouo-tcheou. Quand ce fut Li Fou qui devint tsie-tou-che, Long envoya le
ts'ing-p'ing-kouan Tong Tch'eng à Tch'eng-tou pour lui remettre une lettre. Tch'eng refusa d'exécuter envers Fou les rites ordinaires et Fou le retint prisonnier ; mais l'empereur, qui l'apprit,
ordonna de le relâcher, le manda à la capitale où il lui donna audience dans un pavillon annexe ordinaire du palais, puis le renvoya.
Dans la 2e année hien-t'ong (861), le roi envoya des troupes s'emparer de l'Annam ; néanmoins, le tso-p'ou-cho t'ong-p'ing-tchang-che Tou Ts'ong ayant remontré que les troupes de Si-tch'ouan
étaient faibles, que le Nan-tchao était fort et prospère, qu'il ne fallait donc pas encore rompre avec lui à la légère, mais qu'il convenait d'envoyer une ambassade qui porterait au roi des
condoléances et ferait des sacrifices funèbres pour la mort de son père, lui ordonnerait de changer de nom et lui donnerait selon les rites le brevet d'investiture, l'empereur y consentit. À ce
moment, Long fit de nouveau une incursion dans le Souei-tcheou, à la suite de laquelle il se tint en repos.
La 4e année hien-t'ong (863), le roi fit une incursion dans le Si-tch'ouan.
La 5e année hien-t'ong (864), il s'empara de l'Annam, de Yong et de Kouan.
La 6e année hien-t'ong (865), il s'empara de Souei-tcheou.
La 7e année hien-t'ong (866), il attaqua de nouveau l'Annam, mais Kao P'ien, tsie-tou-che du district occidental de Ling-nan, vint au secours du pays envahi et les troupes de Long subirent une
grande défaite. À la suite de cette victoire, P'ien donna définitivement la paix à l'Annam.
La 10e année hien-t'ong (869), Long envoya à la cour comme ambassadeurs Yang Ts'ieou-k'ing et autres pour remercier l'empereur d'avoir fait sortir Tong Tch'eng de sa prison ; il renvoya aussi à
Tch'eng-tou 3.000 prisonniers. Mais le tsie-tou-che de Ting-pien, Li Che-wang, mit à mort les envoyés. Long, furieux, conduisit des troupes nombreuses attaquer le pays de Chou. Elles s'emparèrent
du Kia-tcheou.
La 11e année hien-t'ong (870), à la première lune, le roi s'empara de Li-tcheou, franchit la passe de K'iong-lai, assiégea Ya-tcheou et attaqua le K'iong-tcheou. Puis, il alla attaquer
Tch'eng-tou et ensuite Mei-tcheou. Le tsie-tou-che de Si-tch'ouan, Lou Tan, craignant que ses forces, peu considérables, fussent incapables de résister, se mit en rapport avec l'ennemi pour
traiter de sa reddition ; pendant ce temps, les T'ang envoyèrent le tsie-tou-che du Tong-tch'ouan Yen K'ing-fou, le grand général Song Wei et autres, qui vinrent à la tête de leurs troupes livrer
bataille à celles du Nan-tchao. Che-long, vaincu, alla camper à la montagne Sing-siu ; puis, comme Song Wei menaçait la rivière T'ouo, Long s'avança, pour lui livrer bataille, au pont de P'i.
N'ayant pu vaincre, il battit promptement en retraite ; mais il y avait une embuscade disposée sur la rivière T'ouo ; il sortit, de plus, de la ville des troupes qui firent soudain irruption et,
la nuit, mirent le feu au camp de Long et s'emparèrent du pont de Cheng-sien. Long subit une grande défaite et s'enfuit vers la rivière Chouang-lieou. Il n'y trouva pas de pont, mais un simple
bac ; il envoya donc des gens feindre de demander la paix et, au bout de trois jours, ayant construit un pont, il passa la rivière.
La 13e année hien-t'ong, année jen-tch'en (872), il fit fondre une colonne, dite « colonne du vénérable Ciel », qu'il éleva à Pai-yai à l'endroit où Tchou-ko, marquis de Wou, avait élevé une
colonne de fer ; elle avait huit pieds de haut. [Ces années passées, Wei est allé à la pagode de la colonne de fer. Cette pagode se trouve sur la limite frontière des trois pays de Pai-yai,
Mi-tou et Mong-houa. Sur la colonne sont gravés les caractères suivants : « Dans la 13e année kien-ki, année jen-tch'en, du premier jour de la 4e lune, jour keng-tseu, au quatorzième jour
kouei-tch'eou, on a érigé cette colonne. »]
La 14e année hien-t'ong (873), le roi attaqua le K'ien-tchong. Il fit encore une incursion dans le Si-tch'ouan ; il fit faire un pont flottant, afin de traverser le Ta-tou-ho, mais le ping-ma-che
Houang King-fou, chargé de la garde de la rivière, ayant placé des troupes en embuscade près du point de passage, attaqua l'ennemi et le battit. À ce moment, de nouvelles troupes continuaient à
arriver du royaume de Long ; elles vinrent offrir la bataille à King-fou qui, vaincu, dut se retirer. Long avançant avec ses troupes, s'empara de Li-tcheou et entra dans la passe de K'iong-lai.
Il envoya alors Wang Pao-tch'eng et autres, en tout quarante personnes, porter au tsie-tou-che du Kien-nan, Nieou Ts'ong, une lettre de mensonges dans laquelle il priait qu'on lui laissât la
route libre, sous le faux prétexte qu'il allait à la cour et demandait à se reposer en passant dans le palais des anciens princes de Chou. Ts'ong fit emprisonner trente-huit des envoyés et n'en
laissa retourner que deux, Tsouan-long et Touan Ts'ieou-ts'ien. Long fit alors rétrograder ses troupes jusqu'à Sin-tsin, puis s'en retourna.
La 2e année k'ien-fou de Hi-tsong, année yi-wei (875), le roi attaqua Ya-tcheou, mais le tsie-tou-che du Si-tch'ouan, Kao P'ien, le poursuivit jusqu'au Ta-tou-ho, où il lui fit subir une grande
défaite ; il fit prisonniers cinquante chefs, reprit Li-tcheou et la passe de K'iong-lai et fit décapiter Houang King-fou, afin de servir d'exemple.
La 3e année k'ien-fou (876), le roi envoya une ambassade à Kao P'ien pour demander la paix ; elle lui fut refusée et l'envoyé fut décapité. Long en fut fort irrité. Depuis que les T'ang lui
envoyaient des ambassadeurs, il ne les saluait pas. Il ne saluait que les bonzes. Kao P'ien, qui l'apprit, lui envoya le bonze King-sien pour traiter des affaires officielles. Long le salua
profondément et fit un traité.
La 4e année k'ien-fou de Hi-tsong, année ting-yeou (877), à la 2e lune, le roi fit encore une incursion dans le pays de Chou, mais Kao P'ien l'arrêta et il s'en retourna. P'ien fit aussi alliance
avec les T'ou-fan, Chang-yen-sin-wen-mo-lou-neou-yue et autres. Pour arrêter le Nan-tchao, il construisit les trois places fortes de Jong-tcheou, Ma-hou-chou-yuan-tch'ouan et Ta-tou-ho, établit
des garnisons dans les passages difficiles et organisa des troupes d'élite sous le nom de p'ing-yi-kiun. Che-long en fut très irrité. Par suite de sa colère il lui survint des abcès internes et
il mourut à Yue-hi, au monastère de King-tsing. Il avait régné dix-huit ans. Son fils, Long-chouen, prit le pouvoir.
Long-chouen monta sur le trône la 4e année k'ien-fou de Hi-tsong des T'ang, année ting-yeou (877), à
l'âge de 17 ans. L'année suivante, il changea le nom d'années en première tchen-ming ; il le changea ensuite en ts'eu-ye-tch'eng-tche-ta-t'ong. Il changea le nom du royaume et l'appela
Ta-fong-min-kouo. Il envoya aux T'ang une ambassade pour demander à faire la paix, qu'un édit lui accorda. Depuis K'iuan-long-cheng jusqu'à Che-long, pendant plus de cinquante ans, les armées du
Nan-tchao avaient envahi Chou et attaqué l'Annam. Comme les approvisionnements et le trésor de l'État n'avaient pas suffi, on avait établi des impôts injustes sur le peuple entier, grands ou
petits. À son avènement, Chouen, qui était adonné au vin et à la luxure, abandonna le gouvernement à ses ministres et à son entourage et, par suite, eut le désir de demander la paix aux T'ang. Il
envoya donc Touan Meou-pao en ambassade vers le tsie-tou-che du Ling-nan, Sin Tang, pour demander à conclure la paix. Tang fit son rapport à l'empereur, qui consentit afin de mettre un terme aux
maux de cette frontière.
La 6e année k'ien-fou (879), le roi envoya une ambassade aux T'ang pour demander la paix ; mais, au lieu d'envoyer une supplique (piao), il n'envoya qu'une lettre d'égal à égal (tie), où il se
qualifiait de frère cadet et non de serviteur. L'empereur des T'ang, ayant mandé ses mandarins pour en délibérer, le vice-ministre des Rites Ts'ouei T'an dit :
— Le Nan-tchao ne montre nul souci des rites ; il est à craindre que, dans la suite, cela n'expose nos envoyés à un traitement dérisoire de sa part.
Et, comme les ministres discutaient avec T'an, l'empereur mit fin à la discussion en disant :
— La Chine a beaucoup souffert des actes de violence du Nan-tchao ; il vaut mieux, pour le moment, consentir à la paix.
On agit donc en conséquence.
La 1e année kouang-ming de Hi-tsong, année keng-tseu (880), au printemps, à la première lune, les T'ang ordonnèrent au tsong-tcheng-chao-k'ing Li Kouei-nien d'aller conclure la paix.
La 1e année tchong-ho de Hi-tsong, année sin-tch'eou (881), le roi adressa à l'empereur une supplique (piao), où il protestait de son dévouement et de sa soumission.
La 3e année tchong-ho, année kouei-mao (883), les T'ang donnèrent en mariage à Long-chouen une princesse impériale du titre de ngan-houa-tch'ang.
La 1e année kouang-k'i, année yi-sseu (885), le roi envoya à la cour trois personnes, le ministre d'État Tchao Long-mei, les ts'ing-p'ing-kouan Yang K'i-kouen et Touan Yi-tsong, pour recevoir de
l'empereur la princesse impériale. Kao P'ien, qui était à Houai-yang, envoya promptement à l'empereur une lettre où il lui disait que les trois envoyés étaient le cœur et les entrailles du
Nan-tchao, qu'il convenait donc de les empêcher de s'en retourner en leur faisant boire du vin empoisonné. L'empereur des T'ang suivit ce conseil ; Long-mei et les autres moururent et, depuis
lors, le Nan-tchao ne remua plus. En cette année, le royaume de Kouen-louen envoya à Chouen une très belle fille, à laquelle il accorda ses faveurs.
La 2e année kouang-k'i (886), il y eut un tremblement de terre et les deux portes fortifiées de Long-cheou et Long-wei, ainsi que la forteresse de San-yang, s'écroulèrent.
La 4e année k'ien-ning de Tchao-tsong, année ting-sseu (897), Long-chouen, constamment enfermé dans son palais avec ses favorites, écoutait toutes leurs calomnies tendant à faire mettre à mort
ses serviteurs ; il s'abandonnait tous les jours davantage aux plaisirs honteux et à la tyrannie. Un des serviteurs attachés à sa personne, Yang Teng, le tua à la capitale orientale. Il avait
régné vingt ans. Son fils Chouen-houa-tchen prit le pouvoir.
Chouen-houa-tchen monta sur le trône la 4e année k'ien-ning de Tchao-tsong des T'ang, année ting-sseu
(897), à l'âge de 21 ans. L'année suivante, il changea le nom d'années en première tchong-hing. Il envoya une lettre aux T'ang. La cour voulait y répondre ; mais le ts'eu-che de Li-tcheou, Wang
Kien dit à l'empereur :
— Votre serviteur réside dans le sud-ouest ; il sait que ce petit prince barbare n'oserait certainement pas violer nos frontières ; comment donc vaudrait-il la peine que nous nous soumettions à
l'humiliation de lui envoyer une lettre impériale !
Et là-dessus on y renonça.
La 2e année kouang-houa de Tchao-tsong (899), le roi établit cinq inspecteurs de l'enseignement. À la 11e lune, il fit mettre à mort Yang Teng et sa famille.
La 3e année kouang-houa, année keng-chen (900), il fondit la kouan-yin dite tchang-lieou du Tch'ong-cheng-sseu. Le ts'ing-p'ing-kouan Tcheng Mai-sseu réunit pour cela du cuivre des seize royaumes
qu'il fit fondre, et Li Kia-t'ing, homme de Chou, en fit la statue. [On dit aussi que, dans les années t'ien-pao des T'ang, il y avait, au monastère Tch'ong-cheng, un bonze qui, par le moyen des
quêtes qu'il faisait, put fabriquer la tchang-lieou-kouan-yin. La statue n'était pas encore achevée quand, une nuit, il tomba soudain de la pluie qui, au matin, lorsqu'on regarda, se trouva être
du cuivre, que l'on recueillit pour la fonte de la statue. Quand la statue fut achevée, elle projetait, toutes les trois nuits, un éclat blanc qui l'enveloppait entièrement. Jusqu'à présent, les
gens l'appellent la kouan-yin en cuivre de pluie.]
La 2e année t'ien-fou de Tchao-tsong des T'ang, année jen-siu (902), Chouen-houa-tchen mourut. [On rapporte aussi que, en réalité, ce fut Tcheng Mai-sseu qui le tua.] Il avait régné cinq ans.
Comme Houa-tchen n'avait qu'un fils qui venait seulement d'avoir huit mois, Tcheng Mai-sseu devenait régent du royaume. Il adressa alors à la femme de Tchen un message où il disait :
« La reine mère se tenant au fond de son palais, tous les ministres sont sans maître ; il convient que, prenant le prince royal dans mes bras, je le présente à la cour.
L'épouse de Tchen approuva ce langage. Elle prit son fils et le remit à Mai-sseu qui sortit en le tenant dans ses bras ; mais à la dérobée, il lui fit avec les mains une blessure aux parties
sexuelles et, comme l'enfant pleurait sans fin, il le ramena dans le palais. Le lendemain, l'enfant mourait. L'épouse de Tchen eut des soupçons et fit une enquête. Mai-sseu qui, en son for
intérieur, ne se sentait pas tranquille, prit des soldats et massacra toute la famille Mong, soit huit cents personnes, au pied du pavillon Wou-houa. Puis il usurpa le trône.
Nous constatons que, depuis que Si-nou-lo prit le pouvoir, la 23e année tchen-kouan de T'ai-tsong des T'ang, année ki-yeou (649), jusqu'à la 2e année t'ien-fou de Tchao-tsong, année jen-siu, la
famille Mong se transmit le pouvoir au Nan-tchao ou Ta Mong-kouo pendant treize générations, soit en tout 255 ans.
Si-nou-lo, encore appelé Tou-lo-siao. — C'était le descendant à la 36e génération de
Mong-ts'iu-tou, cinquième fils de Ti-mong-ts'iu, fils du roi A-yu, roi du Mo-kie-kouo, qui est dans le T'ien-tchou, sous le ciel de l'Ouest. Sa naissance fut accompagnée de circonstances
merveilleuses. Au commencement des années tchen-kouan de T'ai-tsong des T'ang, son père Cho-mang, encore appelé Long-k'ia-tou, s'enfuit avec lui du Ngai-lao pour éviter des dangers et alla dans
la vallée de Mong-cho, où il se livra au labourage sur la montagne Wei [auj. la montagne Wei-pao, dans le Mong-houa-t'ing]. Un jour, un vieux bonze ayant une belle barbe, coiffé d'un bonnet en
forme de lotus rouge, portant sur ses épaules le kia-cha et tenant en main l'écuelle du bonze mendiant, se rendit à la maison de Nou-lo, quand fut venu le moment de mendier sa nourriture. Nou-lo
et son fils Lo-cheng-yen étaient alors à labourer au pied du mont Wei. Sa mère et sa femme, au moment de leur porter à manger, voyant un bonze qui venait mendier sa nourriture, lui donnèrent les
aliments préparés et en firent cuire d'autres qu'elles comptaient porter aux champs. Mais le bonze n'était pas parti. Il se tenait assis à côté et, quand la mère et l'épouse, tenant les vivres
qu'elles portaient aux champs, sortirent sur le chemin, le bonze était déjà là, mendiant de nouveau de la nourriture. La mère et l'épouse lui donnèrent encore les aliments préparés. Elles
retournèrent en faire cuire de nouveaux, qu'elles portèrent aux champs. Arrivées au mont Wei, elles virent le bonze assis sur une pierre plate ; devant lui, il y avait un bœuf gris, à sa gauche
un éléphant blanc et à sa droite un cheval blanc ; au-dessus, il était couvert par un nuage, dans lequel se tenaient deux jeunes garçons, un à gauche tenant un bâton de fer, un à droite tenant un
miroir d'or carré. La mère et la femme de Si-nou-lo, à la fois effrayées et joyeuses, lui offrirent encore les vivres qu'elles apportaient. Le bonze leur demanda de formuler un désir et, comme
elles ne savaient que lui répondre, il leur dit :
— Vos descendants se succéderont les uns aux autres,
et il disparut. Comme Nou-lo et les autres arrivaient alors, ils virent tous un homme tenant en main une écuelle et assis sur un nuage à cinq couleurs. Sur la pierre plate, il ne restait que les
marques des plis d'un vêtement, ainsi que des traces de pas de bœuf, d'éléphant et de cheval. Et Nou-lo eut constamment ensuite un bonheur extraordinaire.
. . . . . . . . . .
Un bonze d'Occident Tsan-t'ou-k'iu-tch'e fonda, à Ho-k'ing, le monastère Yuan-houa. — Précédemment, il y avait eu des inondations au pays de Ho-k'ing ; un bonze qui s'appuyait sur un bâton le
tendit dans la direction du soleil levant et le laissa tomber dans l'eau ; quand il le retira, c'était une image de Bouddha en bois de camphrier. Il lui adressa des prières et soudain des esprits
apparurent autour. On l'appela le Bouddha vivant. [Au sujet de ce Bouddha vivant, nous constatons que, plus tard, dans les années tch'eng-houa des Ming, Lin Tsiun de P'ou-t'ien, au Fou-kien,
étant gouverneur du Yun-nan, ayant entendu raconter cette histoire, alla en personne au monastère et y prit le Bouddha, qu'il brûla. Il en sortit plusieurs centaines de taëls d'or, qui furent
versés au trésor public.
. . . . . . . . . .
Fong-yeou [IXe s.] : ...À la 6e lune, il y eut une grande sécheresse et Yeou ordonna au bonze Cheou-hai de prier pour obtenir de la pluie. Le bonze lui dit :
— Autrefois, à l'époque de T'ang, il y eut une sécheresse qui dura sept années ; mais, T'ang ayant fait amende honorable pour six fautes qu'il avait commises, le Ciel fit pleuvoir sept jours
durant. Aujourd'hui, ô roi, vous êtes adonné à la boisson et à la luxure, vous faites mettre les gens à mort sans raison, aussi le Ciel est irrité et ne nous accorde pas de pluie. Mais, si vous
changez et vous repentez, le Ciel fera pleuvoir. À quoi servirait-il de faire des prières ?
Yeou suivit les conseils du bonze ; il se mortifia et se corrigea et, au bout de quelques jours, il survint, en effet, de la pluie.
...La fille de Yeou étant allée au Tch'ong-cheng-sseu, comme, au retour, elle passait dans l'ouest de la ville, un homme monté sur un cheval blanc l'enleva. Comme on la recherchait sans pouvoir
la trouver, Yeou interrogea à son sujet un bonze d'Occident nommé Tsan-t'ouo-k'iu-tch'e. Tch'e lui dit :
— C'est le génie de la montagne qui est l'auteur du rapt.
On prépara donc des lanternes pour chercher la jeune fille et, effectivement, elle était au pied du Tien-ts'ang-chan. Tch'e, irrité, voulait par des moyens magiques précipiter la montagne dans le
lac ; mais, le génie de la montagne, effrayé, ayant offert en présent des pierres précieuses et des perles et s'étant déclaré serviteur de Bouddha, Yeou renonça à le faire punir.
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Che-long [IXe s.] : À cette époque, il y avait au monastère Kao-tchen un bonze nommé Tch'ong-mou, qui possédait l'art magique d'un génie et qui suivit l'expédition. Comme l'armée avait épuisé ses
provisions et que, de plus, on était arrivé à la fin de l'année, officiers et soldats songeaient à s'en retourner ; mais, par ses incantations, le bonze changea du sable en riz et de l'eau en vin
; officiers et soldats burent à s'enivrer et mangèrent tout leur soûl. Un jour, ce bonze, se changeant en papillon, retourna dans le royaume et alla causer du trouble dans le palais. La femme de
Che-long l'en informa par lettre. Long lui répondit :
— Femme, s'il revient, ordonnez aux gens du palais de broder au dos de son habit un papillon.
Le bonze étant encore revenu, les gens du palais brodèrent le papillon et Long, le voyant sur les habits du bonze, ordonna de le décapiter. Sept fois, le sabre s'abattit sans que la tête fût
coupée. Le bonze dit alors de lui-même :
— Servez-vous d'un brin d'herbe pour la scier et ainsi vous y arriverez.
C'est, en effet, ce qui se produisit. Les spectateurs virent l'esprit du bonze se transformer en un p'ong [Oiseau fabuleux qui serait le produit de la transformation d'une baleine.] noir, qui
s'envola. Ce bonze était originairement un enfant trouvé dans le nid d'un p'ong du monastère Kao-tchen.
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La 5e année king-ting de Li-tsong, année kia-tseu (1264), qui est la 1e tche-yuan de Che-tsou, un bonze instruit dans les arts magiques, Cho-li-wei, forma une ligue entre Wei-tch'ou, T'ong-che,
Chan-chan et les trente-sept tribus man, qui se révoltèrent. Che dompta cette révolte et vainquit complètement les rebelles...
Le bonze magicien Cho-li-wei s'étant de nouveau révolté, Che envoya Che-mai et d'autres qui, feignant d'être des marchands venus pour offrir des présents, allèrent le voir et, saisissant une
lance, l'en frappèrent et le tuèrent. Sa tête fut suspendue dans une cage sur le marché. Yuan Che-tsou donna à Che de l'argent et des habits brodés d'or.
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La 3e année ta-to de Tch'eng-tsong, année ki-hai (1299), ...Touan K'ing reçut l'ordre d'aller en expédition contre le Kiao-tche et de le soumettre. Il alla à la cour, emmenant avec lui le bonze
Tso-li. Justement, Tch'eng-tsong souffrait d'un abcès à la main ; Li la lui lava avec de l'eau consacrée et aussitôt il fut guéri. L'empereur, désirant mettre encore à l'épreuve son savoir-faire,
fit creuser une cave souterraine et ordonna à huit hommes de s'y cacher et d'y battre du tambour ; puis, feignant d'être étonné, il ordonna à Li de s'occuper de ce qui semblait un phénomène. Li
usa de ses artifices magiques et, en un instant, le bruit du tambour cessa. Quand on ouvrit le caveau, on trouva que les huit hommes étaient morts. L'empereur, plein de respect pour la science du
bonze, le nomma kouo-che.
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La 11e année ta-to de Tch'eng-tsong des Yuan, année ting-wei (1307)... On construisit à Tsin-ning le monastère P'an-long. Il y avait un bonze-génie nommé Kiao-tchao qui était membre de la famille
Touan. Son surnom était Lien-fong. Un jour qu'il était allé se promener dans les montagnes de l'Est, il vit l'antre aquatique d'un dragon. Son aspect était merveilleux et sa profondeur
considérable. Il adressa la parole au dragon, qui l'admit à être son disciple. Puis le dragon disparut, l'eau se dessécha et on éleva un monastère en cet endroit.
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En cette année [15e année tche-tcheng (1355)], il se passa, dans le palais du prince de Leang, une chose remarquable : l'entourage du prince lui ayant dit que, au monastère P'an-long, il y avait
un bonze, Lien-fong, qui avait le pouvoir de dissiper l'influence des mauvais esprits et qu'il devait lui faire des présents, en l'invitant à venir au palais mettre en œuvre ses procédés
extraordinaires, le prince fut très content de savoir qu'il y avait un tel bonze et le pria de venir. Il lui offrit un festin au palais et, quand ils furent arrivés à la nuit, il lui posa en
secret la question suivante :
— Actuellement, la Chine est dans le trouble, qu'adviendra-t-il par la suite ?
Le bonze répondit :
— Dans vingt ans, la prospérité de la dynastie aura pris fin ; quand nous serons arrivés à cette époque, un chef glorieux apparaîtra dans le Sud.
La 16e année tche-tcheng (1356), il apparut dans un puits noir un dragon venimeux qui fit déborder l'eau du puits, ce qui causa du dommage aux habitations du peuple. Lien-fong éleva une pagode à
cet endroit et, ayant écrit quelque chose sur une tablette de fer, la lança dans le puits. Le fléau prit fin. Il y avait aussi à Ning-tcheou un tigre mangeur d'hommes. Lien-fong, pour mettre le
tigre en fuite et l'envoyer au loin, n'eut qu'à lancer de l'eau froide dans sa direction. Le lendemain, effectivement, le tigre était parti.
. . . . . . . . . .
En cette année [24e année tche-tcheng (1364)], il y eut dans le pays de Tien une grande sécheresse. Des gens dirent que, à Ting-yuan, il y avait un bonze contemplatif, adepte de la doctrine
Yu-kia-pi-mi, qui avait le pouvoir de faire apparaître les dragons et d'obliger les esprits à le servir. Le prince de Leang, à qui on rapporta ces paroles, envoya des gens le chercher. Quand il
fut venu, le bonze prépara un tertre à sacrifices et pria pour obtenir de la pluie. Ses invocations terminées, il tira de son écuelle un petit serpent et la pluie tomba en abondance. Le prince
joyeux le remercia, lui fit présent de taffetas d'or et lui donna congé. Le bonze emporta sur son épaule l'esprit dont il s'était servi jusqu'à un trou, où il disparut.
. . . . . . . . . .
À l'époque de la famille Mong, il y avait au Nan-tchao un bonze, P'ou-t'i-pa-po, encore appelé Ta-yeou-fa-che, qui était venu d'Occident, de l'Inde. Un jour, prenant neuf grains du chapelet qui
pendait de sa main, il les sema à droite et à gauche. Il poussa des arbres hauts de plusieurs tchang, dont les branches et les feuilles étaient nombreuses et serrées. Chaque année, à la 4e lune,
ses fleurs qui ressemblent à celles du nénuphar s'ouvrent. Le fruit a douze carpelles ; mais, s'il y a dans l'année une lune intercalaire, ils ont une carpelle de plus. Il reste encore
aujourd'hui un de ces arbres d'Occident, qui s'est conservé magnifique.
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Un jour, un vieux bonze arriva de l'Ouest et vint prendre hospitalité dans la maison de King. Ce bonze était « le grand docteur de Kouan-yin ». Il donna comme prétexte qu'il venait chercher la
faveur d'un coin de terre pour y travailler dans la retraite à son perfectionnement. King avertit le tch'a, qui demanda au bonze ce qu'il désirait. Le bonze lui répondit :
— Je ne désire qu'obtenir par faveur une étendue de terrain grande comme mon manteau déployé, large comme un saut de chien.
Le tch'a y ayant consenti, le bonze lui dit qu'il convenait de dresser un contrat. Ils se rendirent sur le bord de l'eau et on écrivit le contrat sur une pierre. Puis on mesura ; mais alors le
manteau étendu, le saut du chien se trouvèrent embrasser tout le terrain. Le lo-tch'a, irrité et aux regrets, jura cependant le contrat et s'en alla. Mais le bonze, de son bâton, l'arrêta en lui
disant :
— Je connais ailleurs un excellent terrain où tu peux demeurer ; c'est, à Yang-k'i dans le Tien-ts'ang-chan, une chambre souterraine en or fondu.
Le tch'a joyeux se transporta dans cette nouvelle possession et y entra ; mais, aussitôt, le bonze scella l'entrée du rocher. Ce bonze fit aussi un trou dans le Ho-wei pour laisser écouler les
eaux : c'est le T'ien-cheng-k'iao. Jusqu'à présent, les gens ont considéré l'île Tch'e-wen du Si-eul-ho comme le terrain donné par contrat au grand docteur. »]
P'OU-JEN
:
Ce sont les anciens Pai-pou, que les livres des Tcheou appellent Wei-lou et P'eng-pou. Par la suite, on a écrit par erreur P'ou. Ils ont le teint très brun et leur langage ressemble au chant des
oiseaux. Les hommes portent une pièce de toile noire enroulée autour de la tête, leur vêtement d'en haut est une veste qui enveloppe la tête et va jusqu'aux genoux, où elle est attachée par une
bande noire. Les femmes ramènent leurs cheveux en chignon sur le haut de la tête ; elles se couvrent le derrière de la tête de toile noire et verte ornée de perles en porcelaine ; elles
s'entourent les reins d'une courte jupe, à laquelle sont attachés tout autour une dizaine de rangs de coquilles marines. Les P'ou-jen portent un sabre à la ceinture ; ils ont aussi l'arbalète et
un long bouclier. La profondeur des cours d'eau ne les effraye pas ; ils les passent à la nage. Dans les mariages, jeunes et vieux dansent au son de la flûte de Pan ; c'est ce qu'ils appellent la
pantomime du paon. Le gendre fait dresser une perche à laquelle sont suspendues des bourses en soie à fleurs brodées qui contiennent des cinq espèces de céréales, de l'argent, etc. Dans les deux
familles, hommes et femmes, grands et petits, s'efforcent de les attraper ; celui qui y arrive est le vainqueur. Il y a encore parmi eux les Ye-p'ou, les P'ou-man, les Pou-tseu-man et autres
espèces. Ils sont d'un naturel bizarre, féroce et audacieux. Les hommes portent deux morceaux de toile noués sur le côté gauche ; ils portent de plus un morceau de toile cousu aux précédents et
qui pend sur le corps. Enfin, ils jettent sur leur épaule droite une pièce de toile rouge qui les couvre jusqu'au-dessous de la ceinture. Actuellement, c'est dans le Chouen-ning-fou que l'on
rencontre le plus d'indigènes de cette espèce.
PO-JEN :
On les appelle aussi Pai-yi et Pai-yi. Leur tempérament leur permet d'endurer les grandes chaleurs. La plupart placent leurs demeures au milieu d'arbustes épineux. Ce sont des barbares venus
originairement d'au delà du Lan-ts'ang-kiang. Il y en a deux espèces, les Po-yi d'eau et les Po-yi secs. Les Po-yi d'eau habitent près de l'eau et aiment à se baigner. Ils se rasent les cheveux
de derrière et rassemblent ceux de devant en un chignon, en les enroulant sur le haut de la tête en forme de calebasse. De là vient qu'on les appelle aussi Po-yi à tête de calebasse. Les Po-yi
secs habitent les montagnes et s'adonnent au labourage et à la chasse. On les appelle encore Han-po-yi. Les hommes s'entourent la tête de toile noire et y piquent des fleurs. Les femmes et les
filles ne se servent pas de fards ; elles sont naturellement blanches. Elles enroulent leurs tresses de cheveux autour de la tête, qu'elles couvrent d'une étoffe verte ou rouge ornée de franges
en fils de cinq couleurs. Comme habits, elles ont une veste de cinq couleurs et une jupe en forme de fourreau ayant des broderies en bordure. D'après leur coutume, les femmes sont méprisées et
les hommes honorés. Les chefs épousent plusieurs centaines de femmes et, même parmi les gens du peuple, certains en ont plusieurs dizaines. Le labourage, le tissage et le commerce sont laissés
aux soins des femmes. Toutes les fois qu'un homme veut se marier, si lui et la future se plaisent réciproquement, ils fixent après discussion les présents de fiançailles et le mariage est conclu.
Le couple ne montre aucune excitation et garde une froideur complète. Si les époux ne s'entendent pas, le mari n'a qu'à donner à sa femme un objet comme preuve de leur rupture ; après quoi, elle
peut changer de mari. Les femmes Po-yi connaissent des sortilèges qui font que l'homme, même envoyé à mille li de distance, n'oublie pas sa femme. Ce procédé ne s'est pas communiqué aux autres
peuples.
KOUO-LO :
Ce sont les barbares Ts'ouan, descendants de Lou-lou. C'est de ce dernier nom que, par corruption, est venu le mot Kouo-lo. Pour eux, le printemps commence à la 5e lune. Ils croient aux esprits
et honorent les sorciers. Parmi ces sorciers, il y a le grand Hi-p'ouo. Ils rendent un culte à l'image d'un cheval blanc. Pour consulter les sorts, ils se servent de deux fémurs de coq. Ces os
ont de très fines ouvertures, où ils enfoncent de minces chevilles de bambou ; d'après l'examen du nombre et de la disposition de ces chevilles, ils prédisent le bonheur ou le malheur. Chez ces
tribus, la femme d'un chef s'appelle « nai-to », et un vaillant guerrier « ts'iu-k'o ». Chaque année, le jour de la 7e lune s'appelle « fête des torches ». Les Kouo-lo allument, ce jour-là, des
torches de sapin pour illuminer leurs villages et leurs cabanes des champs. Les hommes portent un chignon en forme de marteau ; ils ont des boucles d'oreilles à franges de métal pendantes et un
sabre à la ceinture. Les femmes portent les cheveux épars, une veste courte et une jupe cylindrique, avec une peau de mouton étendue sur les épaules.
KOUO-LO BLANCS :
On les appelle aussi Sa-ma-tou. Ce sont les Ts'ouan occidentaux ou Man blancs. Ils savent lire et écrire et leur langage est clair et commode. Ils ont beaucoup de ressemblance avec les Chinois.
Quand ils visitent un notable ou un chef, ils se mettent une peau de mouton sur les épaules ; c'est pourquoi les femmes qui se marient apportent une peau de mouton. Ils portent une veste courte,
des souliers de peau et, suspendue sur la poitrine, une bourse brodée. Les femmes ont une veste brodée et une jupe cylindrique. Elles se couvrent la tête de toile noire, qu'elles ornent de
coquilles marines et de grelots d'étain.
KOUO-LO NOIRS :
Ce sont les Ts'ouan orientaux ou Man noirs. Dans leurs prières ils se servent de sonnettes. Pour consulter les sorts, ils se servent d'herbe. Les hommes retroussent leurs cheveux et se percent
les oreilles. Ils portent sur les épaules un tapis de feutre et, à la ceinture, un sabre. Chez eux, les femmes sont tenues en grande estime. Elles ont une veste qui enveloppe la tête. Cette veste
a un collet carré ayant la forme du caractère tsing ; elle n'a pas de ceinture, mais de la tête pend à terre une traîne de plus d'un pied de long. Elles se couvrent les épaules d'une peau de
mouton noir et s'ornent de grelots.
TI-YANG-KOUEI :
C'est aussi une branche des Po-jen. Ils portent les cheveux courts et ont la prunelle jaune. Ils sont fourbes, rusés et avides de gain. Ils ont entre eux de fréquentes inimitiés. Ils s'entendent
à produire des phénomènes magiques et emploient le bois et la pierre pour changer les sentiments des individus. Tantôt, ils s'attachent un balai à leurs habits et ensuite se changent en spectres
d'éléphants, de chevaux, de porcs, de moutons, de chats, de chiens ou d'autres animaux ; ce qui ne laisse pas d'être effrayant. C'est ainsi qu'ils deviennent des démons, qui entrent dans le corps
des individus et leur mangent les cinq viscères. Tantôt ils pénètrent en secret chez les gens pour leur voler leurs richesses, et manger les jeunes enfants. Ceux qui s'en aperçoivent les
saisissent d'une main et, de l'autre, les battent cruellement ; alors ils reviennent immanquablement à leur nature d'homme ; on n'a qu'à leur enlever leur balai et à les lier ; ils iront jusqu'à
donner la moitié des richesses de leur famille. Si quelqu'un épouse une de leurs filles, chaque fois que cet homme va au dehors, sa femme ne manque pas de lui demander la date de son retour.
Alors, elle prépare un pâté empoisonné et si, à l'époque dite, il est revenu, elle met dans le pâté un contre-poison, sinon le poison fait son œuvre et l'homme meurt. Dans leurs transactions
commerciales, ces indigènes sont sans foi ; ils examinent furtivement si le marchand a des choses de valeur et alors leurs femmes l'empoisonnent sûrement. Cette espèce d'indigènes est surtout
nombreuse dans le Yuan-kiang-tcheou.
WO-NI :
On les appelle Ho-ni, Kan-ni, Ho-ni, Lou-pi, etc. Il y en a deux espèces, les noirs et les blancs, dont les coutumes sont généralement semblables. Les hommes portent des chapeaux de paille de blé
et ont des habits en toile de houo-ts'ao. Ils ont des boucles aux oreilles et marchent pieds nus. Les femmes et les jeunes filles portent les cheveux partagés en plusieurs tresses, mêlées de
coquilles marines et de perles et enroulées sans ordre de façon à former chignon ; elles ont une longue tunique et une jupe cylindrique. Les Wo-ni aiment à manger du porc. Leurs porcs ont le
corps court et de petites oreilles ; leur poids ne dépasse jamais trente livres ; leur chair est grasse. On les appelle porcs wo-ni. Pour leurs mariages, ces indigènes se servent d'entremetteurs.
Si, en se rendant dans la famille de la future, l'entremetteur rencontre sur sa route une bête sauvage, il s'en retourne et va s'adresser à une autre famille. Pour faire connaître sa situation,
la fiancée se sert d'un rotin rouge, qu'elle s'attache au genou. Les Wo-ni sont de zélés travailleurs, mais sont très regardants à la dépense. Toutes les fois qu'ils sont arrivés à rassembler
cent vingt ligatures de coquillages, ils creusent une fosse où ils les cachent. Près de mourir, le père fait ses recommandations à son fils en ces termes : « Il y a tant et tant de coquilles que
j'ai amassées ; tu peux prendre celles de telle et telle fosse, mais laisse-moi le reste pour m'en servir dans ma vie future. » Quand un Wo-ni est mort, on enterre avec lui un coq et une poule.
Il y a encore une espèce de ces indigènes appelée No-pi, qui sont semblables à ceux qui viennent d'être décrits. Les non-soumis sont appelés Ko-ni et aussi Wa-hei ; ils sont très braves et aiment
à se battre. Ils connaissent des formules d'imprécation qui causent aux gens des maladies.
A-TCH'ANG :
On les appelle aussi Ngo-tch'ang. Les hommes portent une veste courte et se couvrent les épaules d'une pièce de toile simple. Les femmes ont une tunique longue et pas de culottes ; elles
s'entourent les reins d'un rotin rouge. Pour interroger le sort, ils emploient trente-trois baguettes de bambou, dont ils se servent selon les règles usitées pour consulter l'achillée. Ils aiment
le vin et se livrent à la recherche des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des insectes, qu'ils mangent crus. Anciennement, il était d'habitude que, le frère aîné mort, son cadet épousait
la veuve ; mais il arriva que, le centenier de Lo-pan-tchai étant mort prématurément, sa femme, encore jeune et belle, fit serment qu'elle garderait la viduité et, en effet, elle ne prit plus de
nourriture et mourut. Par suite, la coutume précédente fut abolie. Il existe aussi les petits A-tch'ang ; leurs coutumes sont à peu près les mêmes.
SI-FAN :
Ce sont des Thibétains. On les appelle encore Pa-ts'iu. Ils habitent sur les bords du Kin-cha-kiang. Ils sont d'un naturel méchant et violent et excellent à se servir de l'arbalète. Hommes et
femmes tressent leurs cheveux en nombreuses petites nattes. Ils ne savent, d'ailleurs, ce que c'est que se peigner ou se laver la chevelure. Les hommes se mettent au coude gauche un anneau de
rotin et se couvrent les épaules d'une pièce de feutre dite « p'i-p'a », qu'ils n'ôtent pas même par les plus grandes chaleurs. Les femmes ornent leur cou de coquillages marins, de pierres
tch'o-k'iu et de perles en porcelaine. Il y a aussi les Ye si-fan ; on peut encore moins que les précédents les soumettre aux lois.
KOU-TSONG :
On les appelle aussi Ki-tsong. C'est une branche des Si-fan. Tous se tressent les cheveux en nombreuses petites nattes. Les hommes portent sur la tête une houppe de franges rouges, s'habillent de
« pang-lo » et suspendent à leurs vêtements des sonnettes de cuivre. Ils portent un sabre à la ceinture. Les femmes emploient pour ornements le corail et des bulles d'argent ; elles se couvrent
les épaules d'une couverture simple de « si-wa ». Les uns et les autres se chaussent de bottes « wou-la ». Ils se peignent une fois dans le cours d'une année et, quand cela leur arrive, ils ne
manquent pas d'offrir du bétail en sacrifice. Au printemps et en été, ils sèment du sarrasin et du faux riz. En automne et en hiver, ils paissent leurs bœufs et leurs chevaux. Ils recueillent le
lait et le beurre des vaches et des brebis, qu'ils consomment mélangés à du « yeou-tch'a » ; ils appellent cette nourriture « tsiamba ». Il y a encore les petits Kou-tsong ; ils aiment à chasser
et à boire du vin. Pour le reste, ils ressemblent généralement aux précédents.
MOUO-SIE :
C'est une branche des Wou-man. Ils sont d'un naturel franc et simple. Leur parler ressemble à des croassements. Les hommes ont les cheveux tondus et portent un bonnet ; ils portent une veste de
toile à grand col. Les femmes ont un haut chignon ou portent un bonnet pointu enduit de vernis noir ; elles portent une courte veste et une longue jupe. Les Mouo-sie s'occupent à élever des bœufs
et des moutons et à chasser le musc. Ils ont entre eux des inimitiés qui vont jusqu'à la lutte à mort ; mais les femmes n'ont qu'à aller au lieu du combat et à les exhorter à cesser pour qu'ils
s'arrêtent. À la fin de l'année, ils tuent des bœufs et des moutons et s'entr'invitent ; le refus d'un seul invité est considéré comme un affront. Actuellement, il y a quelques-uns de ces
indigènes qui savent lire et vont à l'école.
LI-SIE :
Ce sont les Li-sou. Ils ont des habits de toile de chanvre et se couvrent les épaules d'une pièce de feutre. Ils habitent, dans les montagnes escarpées, des antres creusés dans la terre. Ils
portent un sabre affilé et des flèches empoisonnées qui ne les quittent jamais. Ils gravissent les montagnes aussi agilement que des grands singes. Quand ils souffrent de la faim, ils avalent de
la terre mélangée avec du miel. S'ils attrapent un animal sauvage, ils le mangent aussitôt cru. Ils tirent extraordinairement bien à l'arbalète. Souvent, ils ordonnent à leur femme de se placer
sur les épaules un petit bouclier de bois et de marcher devant eux. Ils se placent derrière et lancent des flèches dans le bouclier sans jamais blesser la femme. Cette habileté leur sert à se
faire craindre des Si-fan. Les Ye li-sie portent leurs cheveux flottants sur les épaules et y piquent des plumes. Ils sont encore plus violents et intraitables que les précédents.
KIEOU-JEN :
Ils habitent au delà des grandes montagnes neigeuses du Ho-k'ing-tcheou et du Li-kiang-fou. Hommes et femmes portent les cheveux flottants. Des feuilles d'arbres leur servent de vêtements et
leurs oreilles sont percées de sept trous, où ils suspendent des anneaux de bois. Ils sont voisins des Nou-jen, qu'ils redoutent et dont ils n'osent pas franchir les frontières.
SAUVAGES :
Ils habitent au delà des confins du pays de Yong-tch'ang. Ils n'ont pas d'habitations et couchent sur le sommet des arbres. Leurs cheveux sont rouges et leurs prunelles jaunes. Ils portent sur la
tête un cercle en os et piquent des plumes sur leur chignon en forme de marteau. Ils portent aux poignets et aux chevilles des anneaux de rotin rouge et se font une ceinture de cette liane. Ils
emploient une pièce de toile ou d'écorce d'arbre pour se couvrir le milieu du corps. Ils ont un poignard à pointe courbe et un grand sabre. Ils attrapent des quadrupèdes, des oiseaux, des
reptiles et des insectes, qu'ils mangent crus. S'ils rencontrent un homme, ils le tuent.
MIAO-TSEU :
Ce sont les descendants de San-miao. Il y en a neuf espèces et c'est dans la province de K'ien qu'il y en a le plus. Seuls les Tchong-kia et les Houa-miao se sont expatriés pour venir dans le
pays de Tien ; on n'y en trouve pas d'autres. Ils se lient les cheveux et portent des boucles aux oreilles. Ceux qui ne sont pas encore mariés se ceignent le front d'un morceau de peau de mûrier
à papier ou se piquent des plumes de coq sur la tête. Les femmes portent un bonnet de toile, une veste qui couvre la tête et une jupe cylindrique. Tous emploient pour leurs habits de la toile
blanche à broderies de cinq couleurs. Chaque année, au premier mois du printemps, ils se livrent à des danses au clair de la lune ; les hommes jouent de la flûte de Pan, les femmes agitent des
clochettes et chantent en chœur ; ils se livrent à des pantomimes des bras et des jambes, tout un jour, sans être fatigués. Ils font encore des balles en soie de couleur, choisissent celle qui
leur plaît et s'amusent à la lancer ; ils se réunissent, le soir, pour rivaliser d'adresse et d'entrain et ne se séparent que le matin. Ensuite viennent les délibérations au sujet des conditions
et de l'époque de leurs mariages ; ils battent leurs tambours de bronze, jouent de la trompette, font en commun des sacrifices d'actions de grâce aux génies et dressent les contrats. Ils n'ont de
semblable aux caractères chinois que les chiffres et les soixante dénominations du cycle ; leurs autres caractères diffèrent.
. . . . . . . . . .
Tout ce chapitre relatif aux races qui peuplent le Yun nan laisse fort à désirer au point de
vue de la précision. Il ne semble pas, d'ailleurs, que le très intéressant problème d'ethnographie que nous présente cette province soit près d'être résolu. À défaut de renseignements historiques
nombreux et précis sur ces peuplades, seul un long séjour parmi elles, consacré à l'étude de leurs langages et à leur examen anthropologique, pourrait permettre de faire le jour sur la question.
Il semble pourtant qu'il soit possible, dès maintenant, de grouper dans une certaine mesure les soixante peuples ou peuplades énumérés ci-dessus. Il convient d'abord d'en séparer les Birmans
(Mien-jen), les Annamites (Kiao-jen), les Thibétains proprement dits (La-ma) et les Laotiens (Lao-tchoua), qui ne sont plus représentés au Yun-nan à l'état de races pures et n'ont jamais pu
passer pour des peuples yunnanais. Nous resterions ainsi en présence :
1° Du groupe thai (Pai-min, Po-jen, Ti-yang-kouei, Pi-ts'iu, Cha-jen, Nong-jen, etc.) ;
2° Du groupe Lolo-Ts'ouan (divers groupes Lolo, Wo-ni, Tch'o-sou, K'ou-ts'ong, Mou-ki, Mo-tch'a, etc.) ;
3° Des peuplades thibétaines (Si-fan, Kou-tsong, Mouo-sie, etc.) ;
4° Des Yao et Miao, partout étroitement mélangés, si toutefois ils ne sont pas de même origine ;
5° D'un certain nombre de tribus plus arriérées que les précédentes et provisoirement inclassables, même approximativement.
Depuis l'époque où le Ye-che a été écrit, la confusion ethnographique a été augmentée, si possible, par l'afflux des immigrants chinois, principalement sseutchouanais, et par l'intérêt que les
indigènes ont trouvé généralement à se dire et à devenir Chinois, faits qui amèneront, avec le temps, la complète disparition, ou plutôt la fusion des races du Yun-nan dans le creuset chinois où,
depuis trente siècles, se sont déjà fondues tant de populations qui n'avaient que peu de rapports avec la race chinoise primitive. Il conviendrait donc de se hâter, si l'on veut arriver à
éclaircir les causes des migrations et les affinités qui ont réuni dans les montagnes yunnanaises un groupement ethnographique encore plus curieux et bien plus varié que celui que nous présente
la région caucasique.
*
Une histoire d'amour
[1363. Touan Kong vient d'infliger une grande défaite à Ming Yu-tchen, le brigand au turban rouge.]
Le prince de Leang, étant rentré à Tchong-k'ing, fit à l'empereur un rapport à la suite duquel Kong fut promu p'ing-tchang de la province du Yun-nan. Il lui donna aussi en mariage la princesse
A-yi. Un jour que le prince, ainsi que Yi, avaient pris part à un festin à en être presque en état d'ivresse, elle se mit à chanter une chanson intitulée Kin-tche-houan, où elle disait :
« Le prince des généraux était né pour soutenir la noble maison de Leang. Une fille de cette noble maison a reçu comme époux ce prince remarquable. L'éclat de sa gloire se répand du sud au nord ;
de l'est à l'ouest, elle brille et resplendit comme une étoile au milieu des cieux, par une nuit qu'éclaire la pure lumière de la lune. Une lettre impériale lui a confère un sceau d'or grand
comme un boisseau et moi, comme autrefois la noble fille des T'ang, j'ai été associée à lui. Que mon père le prince ait une longévité égale à celle du mont Pi-ki ! Que le héros mon époux ait une
vie aussi longue qu'un bras qui pourrait toucher le ciel ! »
À cette époque, Kong habitait déjà depuis longtemps dans le palais du prince de Leang, tandis que sa première femme, la dame Kao, était à Ta-li. Elle adressa à Kong une composition en vers où
elle disait :
« Le vent qui souffle met les nuages en lambeaux et les disperse peu à peu dans les neuf régions des cieux ; il chasse ainsi les réserves du dragon des pluies ; nous n'avons pas la bonne fortune
qu'un nuage de pluie nous envoie seulement une flaque d'eau verte. Dans le palais, tout est silence ; assise sous les tentures du lit, mon pied, d'impatience, frappe à coups répétés les tapis de
soie à fleurs de Chou, comme les gouttes pressées d'une pluie d'automne viennent frapper le sol. Dans le lit à deux places fait pour l'union amoureuse des époux, seule je repose et mes larmes
coulent sur l'oreiller rouge corail ; c'est comme si une aiguille m'entrait dans les yeux ; je ne puis arriver à les arrêter. Depuis que mon héros s'en est allé, je ne jouis plus de la présence
de sa personne ; cependant, son ombre me semble toujours présente à mes côtés et, avec l'ombre, je crois voir le corps ; aussi je songe avec sollicitude à mon héros. Je crains que trop de plaisir
actuellement ne lui amène des chagrins dans la suite et que son âme n'ait alors à pleurer sur des malheurs immérités.»
La 24e année tche-tcheng (1364), au printemps, Kong retourna à Ta-li. Arrivé au lac Eul-hai, au Kin-ki-miao, il rencontra un envoyé de sa femme qui venait lui annoncer qu'il lui était né un fils.
Joyeux, il composa alors les vers suivants :
« À l'époque de mon départ, les campagnes étaient en feu, toutes les montagnes étaient rouges. Je veux informer par ces vers le prince de Leang de mon bonheur, pour qu'il se réjouisse. À l'époque
de mon départ, c'était l'hiver et, maintenant, nous voici au printemps ; depuis cette époque, la nature s'est transformée : c'est maintenant une chose du passé. Je reviens et partout s'étale la
couleur verte des plantes ; les pêchers sont justement couverts de fleurs, les saules sont couverts de bourgeons cotonneux. Le coucou chante aux mêmes lieux où il chantait, les années passées. Il
chante ; l'homme qui était parti est revenu. »
La 25e année tche-tcheng (1365), Kong, l'idée remplie de sa nouvelle femme, voulut se rendre chez le prince de Leang. Le yuan-wai Yang-tche écrivit sur un mur des vers pour le retenir. Tchang
Hi-kiao lui adressa également une lettre pour le prier de ne point partir. Mais Kong leur répondit :
— Un sabre précieux est-il un objet que l'on enterre dans un terrain désert ?
Et, comme Kiao ne cessait de se lamenter pour le retenir, Kong irrité l'exila à Chouen-tcheou. Puis il prit congé de sa première femme et se mit en route pour Tchong-k'ing. Le prince de Leang,
qui avait de la défiance à son égard, se dit en lui-même :
« Si le p'ing-tchang vient ici, n'est-ce pas qu'il est poussé par le désir de dévorer le cheval d'or et d'engloutir la poule de jade ? »
De plus, ceux de ses serviteurs qui avaient eu des rapports avec Kong le calomnièrent à plusieurs reprises pour exciter le prince contre lui. Le prince, ayant donc délibéré avec A-yi, résolut de
lui faire empoisonner Kong avec du fiel de paon. Mais A-yi prévint secrètement son mari et manifesta le désir de retourner avec lui dans l'Ouest pour qu'il fût parfaitement en sûreté. Kong ne
l'écouta pas.
La 26e année tche-tcheng de Chouen-ti, année ping-wou (1366), au printemps, des pillards apparurent en Chine comme des essaims d'abeilles. Par trois fois, le juge criminel de Lin-ngan, Tche
Wei-hing, demanda avec instances à résigner sa charge, mais le prince de Leang n'y consentit pas et lui envoya en députation Kin Liu-wei pour lui porter un présent d'agneaux. À cette occasion,
Wei-hing composa le chant suivant :
« Quoique j'aie beaucoup d'années et peu d'habileté, le prince ajoute encore à mon bien-être. Je désirerais bien cependant déposer mon bonnet de fonctionnaire, car les fonctions ne me conviennent
plus. Ah ! si j'étais encore, comme je le désirerais, vigoureux de corps et d'esprit, je ne prononcerais pas de pareilles paroles. Quand j'étais ainsi vigoureux et jeune, quand je m'instruisais
pour suivre une carrière, je faisais du bruit comme l'oiseau chanteur, j'étais ardent comme le coursier ; j'étais alors comme la fleur ou l'arbre d'un jardin délaissé, que personne ne regarde.
Mais à présent, quel jour le repos viendra-t-il pour moi ? À quatre-vingt-dix printemps cependant, la lumière de la vie est bien près de s'éteindre ; c'est le moment de renoncer à l'ivresse que
l'on puise dans la coupe dorée. »
À la fête tch'ong-wou, le prince de Leang regarda tirer des flèches contre un saule, devant la porte du palais. Il offrit ensuite un banquet aux fonctionnaires civils et militaires de son
entourage. Tche Wei-hing composa, en cette occasion, les vers de félicitation suivants :
« Le sol est uni comme une natte, l'herbe est comme un tapis, nos jeunes guerriers sont à moitié ivres de vin. Les chevaux à la crinière rouge circulent au milieu des groupes, les ombres des
spectateurs vont et viennent. Les branches du saule verdoyant sont percées en de nombreux endroits par la pointe des flèches, l'ombre des étendards se réfléchit sur les tuiles du devant du
palais. Le son des tambours et des cornes fait vibrer la surface du lac et ébranle les nuages. Mais quel jour nos héros recevront-ils de l'emploi ? Partout on renonce aux occupations de la guerre
pour se livrer à celles de la paix. »
À la 7e lune, le prince de Leang se rendit avec Kong au monastère oriental pour y faire leurs dévotions ; mais, en passant sur le pont T'ong-tsi, le cheval de Kong s'emporta. Le prince profita de
l'occasion et ordonna au chef de ses troupes étrangères de le tuer, en faisant semblant de vouloir l'aider. A-yi, ayant appris la nouvelle, éprouva une grande douleur et, tout en larmes, s'écria
:
— Hier encore, à la lumière de la lampe, je lui parlais de Che-tsong et de Che Sieou, ces deux enfants du Yun-nan qui, pour une belle femme, perdirent la vie. Vaines paroles ; il ne m'a pas crue
et maintenant, cependant, sa perte est consommée. »
Elle ordonna à ses suivantes d'envelopper le corps dans une étoffe de soie à fleurs et de le renvoyer à Ta-li avec les rites usités pour les princes. Elle composa aussi les vers élégiaques
suivants :
« Le pays d'origine de notre famille est bien loin, à Yen-men ; je suis comme un lambeau détaché d'un nuage et emporté vers le lac de Tien. Là, mon cœur rayonnait comme s'il eût été attaché à la
lune brillante ; il était illuminé par le ciel azuré. Hélas ! mon ciel azuré, je n'ai pas même eu trois ans pour jouir de sa conversation. La jaune montagne de Song a troublé l'automne du mont
Ts'ang. Par quelle erreur suis-je seule sous les couvertures de satin brodé ? Malheureuse, malheureuse est l'esclave de mon seigneur Touan ! Che Tsong et Che Sieou ont éprouvé des malheurs
semblables à celui dont je suis frappée. Un nuage orageux nous a couverts de ses eaux et ensuite je n'ai plus vu mon époux. Comme le chameau pensif, je me suis trouvée assise seule avec mes
pensées, semblable à la forêt de pins exposée aux rafales du vent et de la pluie. »
Les funérailles de Kong célébrées et sa dépouille partie, A-yi ne prit plus de nourriture et mourut afin d'accompagner son mari dans la tombe. Ce serviteur de la famille Touan, le yuan-wai Yang
Tche, surnom Yuan-hai, ayant appris la nouvelle, mourut aussi. Près de mourir, il composa les vers suivants :
« Pour acquérir un peu de gloire, j'ai pris part à cent combats ; mais, aujourd'hui, je ne puis supporter de vivre sur cette terre. Depuis l'antiquité, la mort et la vie ont dépendu du destin ;
c'est aussi de lui que dépendent le malheur ou le bonheur des hommes. Donc, à quoi bon vouloir se révolter contre lui ? L'ombre des papillons continuera à se refléter sur le lac de Tien ; les
nuits de clair de lune, le coucou continuera à gâter par son cri le charme des printemps du mont Tien-ts'ang ; mais, plaignez-moi : j'aurai dit adieu pour toujours à la terre du Yun-nan. En
buvant le vin mortel, cela fait couler mes larmes sans interruption. »
À l'époque hong-wou des Ming, le tou-tou Fong Tch'eng, étant passé près du tombeau de Kong, improvisa sur les rimes de la poésie précédente l'éloge funèbre suivant :
« Tu as été tomber sous le poignard, dans une contrée à 500 li d'ici ; en un clin d'œil, la haute montagne que tu étais a été aplatie dans la poussière. Le palais du Nord et le pavillon de jade
t'ont attiré comme hôte. Un homme du Nan-tien avait écrit des vers sur le mur ; mais en vain. Sur le Ts'ang, la nuit est devenue noire ; un nuage a couvert la lune ; sur le Kin-ma-chan, le temps
est devenu froid ; les oiseaux ont gémi après le printemps. Tout le monde a regretté que le p'ing-tchang se soit laissé troubler le jugement par la beauté d'une femme. Jusqu'à présent, cette fin
attriste comme le bruit de la pluie qui tombe sans interruption. »