Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques, tome troisième
traduits et annotés par Édouard Chavannes
Première édition : Ernest Leroux, Paris, 1898.
Table des matières - Carte : Le Fleuve Jaune - Extraits : Les canaux du fleuve - La balance du
commerce
Feuilleter le troisième tome des Mémoires Historiques
Table des matières
Deuxième section. Chapitres XIII à XXII : Tableaux chronologiques
Troisième section. Les Huit Traités :
- Chapitre XXIII : Premier Traité. Les rites
- Chapitre XXIV : Deuxième Traité. La musique
-
Chapitre XXV : Troisième Traité. Les tuyaux sonores
-
Chapitre XXVI : Quatrième Traité. Le calendrier
-
Chapitre XXVII : Cinquième Traité. Les gouverneurs du ciel
-
Chapitre XXVIII : Sixième Traité. Les sacrifices fong et chan
-
Chapitre XXIX : Septième Traité. Les canaux du fleuve
-
Chapitre XXX : Huitième Traité. Balance du commerce
Appendices : Les chants du Bureau de la musique — Des rapports de la musique grecque avec la musique chinoise — Le calendrier des Mémoires Historiques.
Extrait : Les canaux du fleuve
Cependant le Hoang Ho débordait d’une manière désastreuse ; il ravageait l’empire du Milieu
d’une manière toujours plus terrible ; c’est lui surtout dont s’occupa Yu. C’est pourquoi Yu dirigea le Ho ; à partir de Tsi-che, il le fit passer par Long-men, arriver au sud à Hoa-yn, descendre
à l’est à Ti-tchou, puis au gué de Mong, puis au confluent de la rivière Lo et atteindre à Ta-p’ei. Puis Yu, considérant que les lieux d’où venait le Ho étaient élevés, que ses eaux étaient
rapides et violentes, qu’il leur était difficile de passer dans la plaine et qu’elles y causaient de nombreux dégâts, détacha du fleuve deux canaux, pour y mener son cours. Au nord, il le porta
sur un terrain élevé, le fit dépasser la rivière Kiang et arriver au Ta-lou ; il le divisa en neuf Ho qui se réunirent pour former le Ni-ho et se jeter dans le P’o-hai.
Quand les neuf cours d’eau eurent un lit bien tracé et que les neuf marais furent nettoyés, l’empire entier fut en ordre et en paix ; cette œuvre méritoire fut bienfaisante pour les trois
dynasties.
A une époque postérieure à cela, on dériva le Ho vers le sud-est au-dessous de Yong-yang et on en fit le Hong-keou. Ce canal mettait en communication les États de Song, Tcheng, Tch’en, Ts’ai,
Ts’ao et Wei ; il se réunissait aux rivières Tsi, Jou, Hoai, Se dans le pays de Tch’ou. — Dans l’ouest, on canalisa la rivière Han dans la plaine de Yun-mong. — Dans l’est, on perça un grand
canal entre le Kiang et le Hoai. — Dans le pays de Ou, on fit communiquer par un canal les trois Kiang et les cinq Lacs. — Dans le pays de Ts’i, on fit communiquer les rivières Tse et Tsi. — Dans
le pays de Chou, le gouverneur du pays de Chou, Li Ping ouvrit le mont Li-toei et supprima les ravages de la rivière Mo ; il creusa les deux Kiang dans la région de Tch’eng-tou. — Sur tous ces
canaux on pouvait aller en bateau ; quand ils avaient de l’eau de trop, on s’en servait pour l’irrigation ; les cent familles y trouvaient leur avantage. Quant aux canalisations qu’on pratiquait
sur le passage de ces canaux principaux pour en détourner l’eau dans toutes les directions et pour s’en servir à arroser les champs cultivés, elles se comptaient par myriades et par centaines de
mille ; on ne saurait en faire le dénombrement.
Si-men Pao amena l’eau de la rivière Tchang pour arroser la localité de Ye, et, par là, il enrichit la région du Ho-nei dans le pays de Wei.
Puis, le prince de Han, apprenant que l’État de Ts’in réussissait bien dans ses entreprises, voulut l’épuiser et ne pas lui permettre de diriger ses attaques du côté de l’est. Il envoya donc un
ingénieur hydrographe nommé Tcheng- Kouo qui conseilla traîtreusement le prince de Ts’in et l’engagea à percer un canal qui mènerait les eaux de la rivière King, à partir de la montagne Tchong à
l’ouest et depuis Hou-k’eou, tout le long des montagnes du nord pour les déverser à l’est dans la rivière Lo ; le parcours serait de plus de trois cents li ; on se proposait de s’en servir pour
l’irrigation des champs. Les travaux étaient à moitié exécutés lorsque la ruse fut découverte. Le prince de Ts’in voulut tuer Tchen Kouo ; mais celui-ci lui dit :
— Au début, j’étais un traître ; cependant, quand le canal sera achevé, ce sera aussi un profit pour Ts’in.
Le prince de Ts’in approuva ces paroles et, en définitive, il le chargea d’achever le canal. Quand le canal fut achevé, on s’en servit pour emmener les eaux stagnantes et pour irriguer les champs
couverts de salpêtre, sur un espace de plus de quarante mille k’ing ; sur toute cette étendue on eut des récoltes d’un tchong par meou. Alors le pays à l’intérieur des passes devint une plaine
fertile et il n’y eut plus de mauvaises années. Ts’in fut, à cause de cela, riche et puissant et en définitive il conquit les seigneurs. C’est de là que vint au canal son nom de « canal de Tcheng
Kouo».
Les Han avaient pris le pouvoir depuis trente-neuf années av. J.-C., lorsque, au temps de
l’empereur Hiao-wen, le Ho déborda à Soan-tsao et rompit la Digue de métal. Alors, dans la commanderie de Tong on fit une grande levée de soldats pour fermer la brèche.
Une quarantaine d’années plus tard, sous le règne du présent Fils du Ciel, pendant la période yuen-koang av. J.-C., le Ho déborda à Hou-tse, se déversa au sud-est dans les marais de Kiu-ye et
communiqua avec les rivières Hoai et Se. Alors le Fils du Ciel envoya Ki Yen et Tcheng Tang-che recruter des hommes pour boucher la brèche ; mais celle-ci se rouvrit soudain. En ce temps, T’ien
Fen, marquis de Ou-ngan, était grand conseiller ; parmi ses apanages étaient les revenus de la ville de Chou ; cette ville se trouvait au nord du Ho ; depuis que le Ho avait fait une brèche et
coulait vers le sud, Chou ne souffrait plus des ravages de l’eau et les recettes de la ville augmentaient. T’ien Fen parla donc à l’empereur en ces termes :
« Les brèches faites par le Kiang et le Ho sont toujours des événements célestes ; il n’est point facile de les boucher de force en se servant de l’énergie humaine ; si on les bouche, il n’est
point certain que cela convienne au Ciel.
Puis des gens qui faisaient profession d’inspecter les émanations et de manipuler les nombres furent aussi du même avis ; c’est pourquoi le Fils du Ciel pendant longtemps ne s’occupa plus de
fermer de nouveau la brèche.
En ce temps, Tcheng Tang-che était ministre de l’agriculture. Il tint ce discours :
« Auparavant, les transports de grain venant de l’est des passes remontaient le cours de la rivière Wei ; on estime à six mois le temps qu’il fallait pour arriver au terme ; la route du transport
par eau était longue d’environ neuf cents li et parfois il s’y trouvait des passages difficiles, Si on amène les eaux de la rivière Wei dans un canal qu’on aura creusé et qui, partant de
Tch’ang-ngan, longera le pied des montagnes du sud et arrivera au Ho, le trajet sera d’environ trois cents li et en ligne droite ; il sera facile d’y faire les transports ; on peut estimer qu’il
faudra trois mois pour arriver au terme. En outre, les gens qui habitent au-dessous du canal auront plus de dix mille k’ing de terres cultivées qui pourront ainsi être irriguées. Par ce moyen, on
raccourcira les transports par eau et on diminuera le nombre des hommes qu’on y emploie ; d’autre part, on augmentera la fertilité des terres situées à l’intérieur des passes et on y obtiendra de
bonnes moissons.
Le Fils du Ciel approuva ce projet. Il chargea l’ingénieur hydrographe Siu Po, originaire du pays de Ts’i, d’indiquer le tracé du canal et de recruter tous les hommes disponibles, au nombre de
plusieurs myriades, pour creuser le canal destiné aux transports. Au bout de trois ans, le percement était terminé ; quand le percement fut terminé, on se servit du canal pour les transports et
on y trouva un grand avantage. Par la suite, les transports devinrent graduellement plus considérables et les gens qui demeuraient au-dessous du canal s’en servirent souvent pour irriguer leurs
champs.
Extrait : La balance du commerce
Lorsque les Han arrivèrent au pouvoir, ils héritèrent de la ruine des Ts’in. Les hommes dans
la force de l’âge servaient dans les rangs de l’armée ; les vieillards et les enfants étaient occupés au transport des grains et des vivres. Les travaux qu’on faisait étaient pénibles et les
ressources étaient épuisées. Le Fils du Ciel lui-même ne pouvait pas avoir un attelage complet de quatre chevaux de même couleur et les généraux et les conseillers montaient parfois dans des
chars tirés par des bœufs ; quant au commun peuple, il n’avait aucune provision à cacher et à mettre à l’abri. Alors, considérant que les monnaies des Ts’in étaient lourdes et d’un usage
difficile, on innova en ordonnant au peuple de fondre des monnaies. L’unité d’or jaune valut une livre. On simplifia les lois et on restreignit les défenses ; aussi les gens sans scrupules et
avides accumulèrent-ils plus que ce dont ils avaient besoin ; comme ils accaparaient les denrées commerciales, les denrées se vendirent avec de grandes sautes de prix ; le riz valait jusqu’à dix
mille pièces de monnaie le che ; un cheval valut cent livres d’or.
Quand l’empire eut été pacifié, Kao-tsou porta un édit qui interdisait aux marchands d’avoir des vêtements de soie et de monter en char ; il les accabla de taxes et de redevances afin de les
vexer et de les humilier. Au temps de Hiao-hoei et de l’impératrice, femme de Kao-tsou, considérant que l’empire était bien affermi, on relâcha les règlements qui étaient appliqués aux négociants
et aux boutiquiers ; cependant, comme par le passé, les descendants des gens des marchés ne purent être employés dans les charges officielles et devenir fonctionnaires. On fit le compte des
appointements des fonctionnaires et on dressa le budget des dépenses publiques pour déterminer l’impôt de la capitation sur le peuple. Mais quant aux revenus qui provenaient des taxes et
redevances prélevées sur les montagnes et les cours d’eau, les parcs et les marais, les marchés et les lieux de commerce, ils étaient tous considérés comme des jouissances particulières
attribuées à des personnes déterminées, depuis le Fils du Ciel jusqu’aux seigneurs apanagés avec les terres affectées à leur entretien personnel ; on n’inscrivait pas ces revenus dans les
dépenses régulières de l’empire. Le grain de l’est des montagnes qu’on apportait par eau et par terre pour le distribuer aux fonctionnaires de la capitale ne dépassait pas une quantité de
quelques centaines de mille che.
Au temps de Hiao-wen, les monnaies kie étant trop nombreuses et légères, on fondit de nouvelles monnaies de quatre chou ; elles portaient la suscription : « un demi leang ». Une ordonnance
autorisa le peuple à fondre lui-même des monnaies. C’est ainsi que le roi de Ou, qui était un seigneur, put, en fondant des monnaies avec le cuivre qu’il tira aussitôt de ses montagnes, rivaliser
en richesse avec le Fils du Ciel ; dans la suite, il finit en se révoltant. Teng T’ong, qui était un grand officier, devint, en fondant des monnaies, plus opulent qu’un roi. C’est pourquoi les
monnaies de Ou et de Teng inondèrent l’empire ; l’interdiction de fondre des monnaies se produisit alors.
Quelques monnaies de différentes dynasties, antérieures ou postérieures à Se-ma ts'ien (dessins extraits de la Description, tome II, de Du Halde)
Les Hiong-nou ayant ravagé et pillé à mainte reprise la frontière du nord, les colonies
militaires et les garnisons furent en grand nombre ; le grain de la frontière ne suffit plus à assurer la subsistance des gens qu’il fallait nourrir. Alors on fit appel au peuple en décernant des
rangs dans la hiérarchie à ceux qui pourraient faire des transports et amener du grain à la frontière ; on put obtenir ainsi jusqu’au rang de ta-chou-tchang.
Au temps de Hiao-king, il y eut une sécheresse dans la commanderie de Chang et à l’ouest de cette région ; on remit donc en vigueur comme précédemment l’ordonnance relative à la vente des
rangs hiérarchiques et on en abaissa les prix afin d’attirer le peuple. Puis les condamnés aux travaux publics et les récidivistes purent apporter du grain aux autorités locales afin d’effacer
leur faute ; on fit de plus en plus des parcs et des écuries pour les chevaux afin d’accroître les ressources publiques, les édifices, les portes monumentales et les équipages furent aussi
fournis en nombre toujours plus grand.
Après que l’empereur actuel eut pris le pouvoir, pendant quelques années [comme on se trouvait à un moment où les Han étaient florissants depuis plus de soixante-dix ans, comme l’empire n’avait
pas d’affaires sur les bras et comme il ne se présenta aucune calamité d’inondation ou de sécheresse], dans le peuple chacun eut en suffisance pour sa famille ; les greniers de la capitale et les
réserves de grains dans les pays frontières furent tous au complet ; alors les magasins regorgeaient de richesses ; les pièces de monnaie qui se trouvaient à la capitale étaient au nombre de
plusieurs centaines de millions ; les liens qui les rattachaient se pourrissaient et on ne pouvait plus en faire le compte. Le grain du grand grenier y vieillissait en s’y entassant par couches
successives ; il comblait le grenier et débordait en plein air ; il s’accumulait au dehors ; il se gâtait et s’abîmait de manière à devenir immangeable. Dans les rues et les ruelles où habitait
le commun peuple il y avait des chevaux ; parmi les sentiers des champs ils se rassemblaient en troupes ; celui qui montait une jument était repoussé et on ne lui permettait pas de se joindre à
une cavalcade. Les gardiens des portes de villages se nourrissaient de grain de qualité supérieure et de viande. Ceux qui remplissaient quelque office le gardaient jusqu’à ce que leurs fils et
petit-fils fussent adultes ; ceux qui exerçaient une fonction publique en tiraient leur nom de famille ou leur surnom. Ainsi tous les hommes étaient contents de leur sort et craignaient de violer
les lois ; ils mettaient en honneur la pratique de la vertu ; ils dédaignaient et condamnaient les actions honteuses.
Sur ces entrefaites, le filet des lois étant lâche et le peuple étant prospère, l’arrogance des gens vils et riches déborda ; quelques-uns allèrent même jusqu’à rassembler des bandes de gens
audacieux et s’imposèrent par la violence aux bourgs et aux hameaux. Ceux des membres de la famille impériale qui avaient des terres, les ducs du palais, les hauts dignitaires, les grands
officiers et ceux qui étaient au-dessous d’eux rivalisaient de faste et de prodigalité ; dans leurs habitations, leurs villégiatures, leurs équipages et leurs vêtements ils usurpaient les
privilèges de l’empereur. Il n’y avait plus aucune mesure ; toute chose parvenue à maturité dépérit, c’en est l’évolution nécessaire.