Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques, tome deuxième
traduits et annotés par Édouard Chavannes
Première édition : Ernest Leroux, Paris, 1897.
Table des matières - Extraits : L'entrevue du gouverneur de P'ei et du roi Hiang - Le dernier combat du roi Hiang
Feuilleter le deuxième tome des Mémoires Historiques
Table des matières
Première section. Annales principales (suite)
- Chapitre V : Les Tsin.
- Chapitre VI : Tsin Che-Hoang.
- Chapitre VII : Hiang yu.
- Chapitre VIII : Kao-Tsou.
- Chapitre IX : L’impératrice Lu.
- Chapitre X : Hiao-wen.
- Chapitre XI : Hiao-king.
- Chapitre XII : Hiao-ou.
Appendices : L’organisation administrative des Ts’in et des Han — Liste alphabétique des commanderies et des royaumes à la fin du règne de l’empereur Ou — Note additionnelle sur les inscriptions des Ts’in.
Extrait : L'entrevue du gouverneur de P'ei et du roi Hiang
Fan Tseng donna le conseil suivant à Hiang Yu :
— Lorsque le gouverneur de P’ei résidait à l’est des montagnes, il était avide de richesses et aimait les femmes. Maintenant qu’il a franchi les passes, il ne s’est emparé d’aucun objet précieux,
il ne s’est complu à aucune femme ; c’est la preuve que ses visées ne s’arrêtent pas à des buts secondaires. J’ai demandé à un devin de me tirer son horoscope : ce n’étaient que dragons et tigres
où se voyaient les cinq couleurs ; c’est là le présage d’un Fils du Ciel. Hâtez-vous de l’attaquer et ne manquez pas cette occasion.
Hiang Po, qui avait la charge de tso-yn dans le pays de Tch’ou, était l’oncle paternel de Hiang Yu ; il était depuis longtemps ami de Tchang Leang, marquis de Lieou ; or Tchang Leang se trouvait
alors suivre le gouverneur de P’ei. Hiang Po se rendit de nuit au galop de son cheval dans le camp du gouverneur de P’ei et eut une entrevue secrète avec Tchang Leang ; il l’avertit de tout ce
qui se passait et voulait supplier Tchang Leang de partir avec lui, en lui disant :
— Gardez-vous, en suivant le gouverneur de P’ei, de mourir avec lui.
Tchang Leang répondit :
— C’est pour servir le roi de Han que j’ai accompagné le gouverneur de P’ei ; maintenant la situation du gouverneur de P’ei est critique ; l’abandonner ne serait pas un acte de justice. Je ne
puis pas ne pas lui en parler.
Tchang Leang rentra donc et raconta tout au gouverneur de P’ei ; celui-ci fut très effrayé et s’écria :
— Qu’y a-t-il à faire ?
Tchang Leang demanda :
— Qui a fait ces plans pour Votre Majesté ?
Le gouverneur de P’ei répondit :
— C’est maître Cheou qui m’a dit : Fermez les passes et ne laissez pas entrer les seigneurs ; vous pourrez alors régner sur tout le territoire de Ts’in. J’ai donc suivi son conseil.
Tchang Leang ajouta :
— Estimez-vous que les soldats de Votre Majesté soient en nombre suffisant pour tenir tête au roi Hiang ?
Le gouverneur de P’ei resta silencieux un moment, puis il dit :
— Assurément ils ne valent pas les soldats de Hiang Yu ; mais que faut-il donc faire ?
Tchang Leang dit :
— Je vous propose, d’aller trouver Hiang Po et de lui dire que le gouverneur de P’ei ne se permettrait point d’être hostile au roi Hiang.
— Comment avez-vous ces relations avec Hiang Po ?, demanda le gouverneur de P’ei.
— Au temps des Ts’in, répondit Tchang Leang, Hiang Po voyageait avec moi, lorsqu’il lui arriva de tuer un homme ; je lui sauvai la vie. C’est pourquoi maintenant que notre situation est critique,
il a bien voulu venir m’avertir.
Le gouverneur de P’ei dit :
— De vous ou de lui qui est l’aîné ?
— Il est mon aîné, répondit Tchang Leang.
— Allez donc, de ma part, répliqua le gouverneur de P’ei, le prier d’entrer afin que je puisse le traiter comme un frère aîné.
Tchang Leang sortit et requit Hiang Po ; quand celui-ci fut entré en présence du gouverneur de P’ei, le gouverneur de P’ei leva une coupe de vin et porta sa santé ; il s’engagea à lui faire
contracter un mariage dans sa famille et lui dit :
— Quand je suis entré dans l’intérieur des passes, je n’ai pas osé m’approprier la moindre chose ; j’ai inscrit sur des registres les officiers et le peuple ; j’ai scellé les trésors et les
magasins, puis j’ai attendu le général. Si j’ai envoyé garder les passes, c’est afin de prévenir la sortie ou l’entrée de brigands étrangers ; c’était une mesure de précaution. Jour et nuit
j’espérais la venue du général ; comment aurais-je osé me révolter ? Je désire, Hiang, Po, que vous expliquiez clairement à Hiang Yu que son sujet ne s’est point permis de manquer à son
devoir.
Hiang Po y consentit et dit au gouverneur de P’ei :
— Demain, ne manquez pas de venir en personne de bon matin vous excuser auprès du roi Hiang.
Le gouverneur de P’ei promit qu’il le ferait et Hiang Po repartit dans la nuit ; arrivé au camp, il rapporta toutes les paroles du gouverneur de P’ei au roi Hiang et en profita pour lui dire
:
— Si le gouverneur de P’ei n’avait pas d’abord triomphé à l’intérieur des passes, comment auriez-vous osé y pénétrer ? Attaquer un homme qui vous a rendu un grand service, ce n’est pas un acte de
justice. Il vaut mieux, à cause de cela même, le très bien traiter.
Le roi Hiang approuva ce conseil.
Le lendemain, le gouverneur de P’ei, accompagné d’une centaine de cavaliers, vint rendre visite au roi Hiang.
Lorsqu’il fut arrivé à Hong-men, il salua et dit :
— Votre sujet, général, a uni ses forces aux vôtres pour attaquer Ts’in. Vous combattiez au nord du Fleuve et votre sujet combattait au sud du Fleuve. Cependant je ne pensais point que je
pourrais le premier entrer à l’intérieur des passes, écraser Ts’in, et qu’il m’arriverait de vous rencontrer ici. Maintenant il s’est trouvé que les propos d’hommes méprisables ont créé un
dissentiment entre vous, général, et votre sujet.
— C’est là, répondit le roi Hiang, l’effet des paroles de Ts’ao Ou-chang, tso-se-ma du gouverneur de P’ei ; autrement, comment en serais-je arrivé là ?
Ce jour-même, le roi Hiang retint donc le gouverneur de P’ei pour banqueter avec lui. Le roi Hiang et Hiang Po étaient assis tournés vers l’est ; Ya-fou était assis tourné vers le sud ; Ya-fou
n’est autre que Fan Tseng ; le gouverneur de P’ei était assis tourné vers le nord ; Tchang Leang se tenait debout, tourné vers l’ouest. Fan Tseng lança souvent des regards au roi Hiang et agita
les ornements de jade qu’il portait sur lui en guise de signal ; par trois fois le roi Hiang garda le silence et ne répondit pas. Fan Tseng se leva, sortit et alla chercher Hiang Tchoang ; il lui
dit :
— Notre roi est un homme insupportable. Entrez en sa présence pour boire à sa santé ; quand vous aurez porté sa santé, demandez à faire une danse avec l’épée et profitez-en pour attaquer le
gouverneur de P’ei pendant qu’il est assis et le tuer. Si vous ne le faites pas, vous et les vôtres ne tarderez pas à être tous faits prisonniers.
Hiang Tchoang entra donc et but à la santé du roi, après quoi il dit :
— Tandis que Votre Majesté est à boire avec le gouverneur de P’ei, dans le camp on n’a rien pour s’amuser ; je demande à faire une danse avec l’épée.
Le roi Hiang ayant donné son assentiment, Hiang Tchoang tira son épée et se mit à danser ; mais Hiang Po tira aussi son épée et se mit à danser en couvrant sans cesse de son corps le gouverneur
de P’ei, de telle façon que
Hiang Tchoang ne pouvait l’attaquer.
Alors Tchang Leang se rendit à la porte du camp et y rencontra Fan K’oai. Fan K’oai lui dit :
— Comment les affaires vont-elles aujourd’hui ?
— Nous sommes dans une situation fort critique, répondit Tchang Leang ; en ce moment Hiang Tchoang a tiré son épée et danse et ne pense qu’à tuer le gouverneur de P’ei.
Fan K’oai dit :
— La chose est urgente ; je demande à entrer et à partager sa destinée.
Fan K’oai ayant ceint son épée et portant au bras son bouclier pénétra donc par la porte du camp ; les gardes qui croisaient leurs lances voulurent l’arrêter et l’empêcher d’entrer ; Fan K’oai
repoussa de côté son bouclier pour en frapper les gardes qui tombèrent à terre ; il entra donc, écarta le rideau et se tint debout, tourné vers l’ouest, ; il regardait fixement le roi Hiang ; ses
cheveux étaient dressés sur sa tête ; ses yeux étaient démesurément ouverts. Le roi Hiang posa la main sur son épée et, se mettant à genoux, il dit :
— Étranger qui êtes-vous ?
Tchang Leang répondit :
— C’est Fan K’oai, celui qui prend place sur le char à côté du gouverneur de P’ei.
Le roi Hiang dit :
— C’est un vaillant guerrier ; qu’on lui offre une coupe de vin.
On lui donna une coupe de vin de la mesure d’un teou ; Fan K’oai remercia en saluant ; il se redressa et la but debout. Le roi Hiang dit :
— Offrez-lui une épaule de porc.
On lui donna une épaule de porc crue ; Fan K’oai posa son bouclier par terre, plaça dessus l’épaule du porc et, avec son épée qu’il avait tirée, il la découpa, puis la mangea. Le roi Hiang lui
dit :
— Vaillant guerrier, pouvez-vous encore boire ?
— Votre sujet, répondit Fan K’oai, n’éviterait même pas la mort ; comment refuserait-il une tasse de vin ? Le roi de Ts’in avait un cœur de tigre et de loup ; il tuait les hommes comme s’ils
eussent été indestructibles ; il torturait les hommes comme s’il avait craint qu’ils ne fussent indomptables ; tout l’empire se révolta contre lui. Le roi Hoai convint avec les généraux que celui
qui le premier détruirait Ts’in et entrerait à Hien-yang serait roi de ce pays. Maintenant le gouverneur de P’ei est le premier à avoir détruit Ts’in et à être entré à Hien-yang ; il n’a pas osé
s’approprier la moindre chose ; il a fermé de sceaux le palais et les habitations, il a ramené son armée sur les bords de la rivière Pa pour y attendre l’arrivée de Votre Majesté. S’il a envoyé
des officiers garder les passes, c’est pour empêcher la sortie et l’entrée de brigands étrangers ; c’était une mesure de précaution. Après de telles peines et de si grands mérites, avant qu’il
ait reçu en récompense aucun fief de noblesse, prêter l’oreille à de bas propos et vouloir faire périr un homme qui s’est couvert de gloire, c’est continuer la conduite des Ts’in qui se sont
perdus. Pour moi, je pense que Votre Majesté ne prendra pas ce parti.
Le roi Hiang ne trouva rien à répondre et lui dit :
— Asseyez-vous.
Fan K’oai s’assit à côté de Tchang Leang.
Après qu’il fut resté assis un moment, le gouverneur de P’ei se leva comme pour aller aux lieux d’aisances et profita de cette occasion pour inviter Fan K’oai à sortir. Lorsque le gouverneur de
P’ei fut dehors, le roi Hiang envoya le tou-wei Tch’en P’ing le mander. Le gouverneur de P’ei dit :
— Me voici sorti, mais je n’ai point encore pris congé ; que faut-il faire ?
— Dans une entreprise d’importance, répondit Fan K’oai, on ne s’arrête pas aux considérations de détail ; dans les rites importants, on n’exprime pas les politesses secondaires. Quant à
maintenant, ces hommes étaient le couteau et l’étal, et nous, nous étions le poisson et la viande. A quoi bon prendre congé ?
Ils partirent donc aussitôt ; le gouverneur de P’ei ordonna à Tchang Leang de rester pour l’excuser ; Tchang Leang lui demanda :
— Lorsque Votre Majesté est venue, que portait-elle à la main ?
— Je portais, répondit-il, une paire d’anneaux en jade blanc que je me proposais d’offrir au roi Hiang et une paire de tasses en jade que je voulais offrir à Ya-fou. Comme je les ai trouvés
irrités, je n’ai pas osé leur faire ces cadeaux ; présentez-les de ma part.
Tchang Leang dit qu’il y consentait respectueusement. En ce temps, le camp du roi Hiang se trouvait sous les murs de Hong-men ; le camp du gouverneur de P’ei était sur les bords de la rivière Pa
; ils étaient distants de quarante li. Le gouverneur de P’ei laissa donc là ses chars et ses cavaliers et sauva sa personne en montant seul à cheval ; il n’était accompagné que de quatre hommes,
à savoir Fan K’oai, Hia-heou Yng, Kin K’iang et Ki Sin, qui marchaient à pied en tenant à la main leur épée et leur bouclier. Ils suivirent le bas de la montagne Li et prirent un sentier qui
passait par Tche-yang.
Le gouverneur de P’ei avait dit à Tchang Leang :
— En prenant ce chemin, il n’y a pas plus de vingt li pour arriver à mon camp ; quand vous estimerez que je suis parvenu au camp, vous entrerez chez le roi Hiang.
Lorsque le gouverneur de P’ei fut parti et qu’il fut arrivé à son camp par le sentier, Tchang Leang entra pour l’excuser auprès du roi Hiang et dit :
— Le gouverneur de P’ei n’a pu surmonter l’ivresse et il ne lui a pas été possible de prendre congé; il m’a donc envoyé avec respect, moi son sujet Tchang Leang, en me remettant une paire
d’anneaux en jade blanc qu’il présente, en saluant deux fois, aux pieds de Votre Majesté, et une paire de coupes en jade qu’il dépose, en saluant deux fois, aux pieds du général en chef.
Le roi Hiang dit :
— Où est le gouverneur de P’ei ?
— Il a appris, répondit Tchang Leang, que Votre Majesté avait l’intention de le réprimander. Il a sauvé sa personne en partant seul et il est déjà arrivé dans son camp.
Le roi Hiang reçut alors les anneaux de jade et les plaça sur son siège ; Ya-fou reçut les coupes de jade et les plaça à terre ; puis il tira son épée, les en frappa et les brisa, disant :
— Hélas, ce sot n’a pas été à la hauteur du complot ; celui qui ravira l’empire au roi Hiang, ce sera certainement le gouverneur de P’ei. Dès maintenant, nous et les nôtres nous sommes ses
esclaves.
Extrait : Le dernier combat du roi Hiang
Le roi Hiang avait établi son camp et élevé des retranchements à Kai-hia : ses soldats étaient mal nourris et épuisés. L’armée de Han et les troupes des seigneurs l’enfermèrent dans un cercle de
plusieurs rangs d’épaisseur. De nuit, le roi Hiang entendit que de toutes parts, dans l’armée de Han, on chantait des chants de Tch’ou ; il en fut fort effrayé et dit :
— Han a-t-il gagné à lui toute la population de Tch’ou ? Comment a-t-il tant de gens de Tch’ou ?
Le roi Hiang se leva alors pendant la nuit pour boire dans sa tente ; il avait une belle femme, nommée Yu, qui toujours l’accompagnait, et un excellent cheval nommé Tchoei, que toujours il
montait ; le roi Hiang chanta donc tristement ses généreux regrets ; il fit sur lui-même ces vers :
Ma force déracinait les montagnes ; mon énergie dominait le monde ;
Les temps ne me sont plus favorables ; Tchoei ne court plus ;
Si Tchoei ne court plus, que puis-je faire ?
Yu ! Yu ! Qu’allez-vous devenir ?
Il chanta plusieurs stances et sa belle femme chantait avec lui. Le roi Hiang versait d’abondantes larmes ; tous les assistants pleuraient et aucun d’eux ne pouvait lever la tête pour le
regarder.
Puis le roi Hiang monta à cheval, et, avec une escorte d’environ huit cents cavaliers excellents de sa garde, il rompit, à la tombée de la nuit, le cercle qui l’enserrait, sortit du côté du sud,
et galopa jusqu’au jour ; l’armée de Han s’en aperçut alors ; le commandant de la cavalerie, Koan Yng, reçut l’ordre de le poursuivre avec cinq mille cavaliers. Le roi Hiang traversa la rivière
Hoai ; il n’y eut plus qu’une centaine de cavaliers qui purent rester avec lui. Arrivé à Yn-Ling, le roi Hiang perdit son chemin ; il le demanda à un paysan qui lui répondit, pour le tromper
:
— Prenez à gauche.
A gauche, il tomba dans de grands marécages et c’est pourquoi Han le poursuivit et l’atteignit. Le roi Hiang ramena ses soldats du côté de l’est ; arrivé à Tong-tch’eng, il n’avait plus que
vingt-huit cavaliers. Les cavaliers de Han qui le poursuivaient étaient au nombre de plusieurs milliers. Le roi Hiang estima qu’il ne pouvait plus échapper ; il dit à ses cavaliers :
— Huit années se sont écoulées depuis le moment où j’ai commencé la guerre jusqu’à maintenant ; j’ai livré en personne plus de soixante-dix batailles ; ceux qui m’ont résisté, je les ai écrasés ;
ceux qui m’ont attaqué, je les ai soumis ; je n’ai jamais été battu ; j’ai donc possédé l’empire en m’en faisant le chef. Cependant voici maintenant en définitive à quelle extrémité je suis
réduit ; c’est le Ciel qui me perd ; ce n’est point que j’aie commis quelque faute militaire. Aujourd’hui, je suis résolu à mourir ; en votre honneur, Messieurs, je combattrai en désespéré ; je
les vaincrai certainement trois fois ; en votre honneur, je romprai leur cercle, je leur décapiterai un général, je leur couperai un étendard ; je vous ferai ainsi savoir, Messieurs, que c’est le
Ciel qui me perd, mais que je n’ai commis aucune faute militaire.
Alors il divisa ses cavaliers en quatre bandes qu’il disposa sur quatre fronts ; l’armée de Han le tenait enfermé dans un cercle de plusieurs rangs d’épaisseur ; le roi Hiang dit à ses cavaliers
:
— Je vais, en votre honneur, m’emparer de ce général que voilà.
Il ordonna à ses cavaliers sur les quatre fronts de descendre à fond de train et leur fixa trois lieux de rendez-vous à l’est de la montagne. Puis le roi Hiang descendit au galop en poussant de
grands cris ; l’armée de Han se mit en déroute et il coupa aussitôt la tête à un général de Han. Le marquis de Tch’e-ts’iuen était alors commandant de la cavalerie ; il s’élança à la poursuite du
roi Hiang ; celui-ci le regarda avec des yeux dilatés par la colère et l’injuria, le marquis de Tch’e-ts’iuen et son cheval eurent tous deux si peur que l’homme et la bête s’enfuirent à plusieurs
li de là. Le roi Hiang et ses cavaliers se réunirent en trois endroits différents ; les soldats de Han ne savaient pas dans lequel se trouvaient le roi Hiang ; ils divisèrent donc leur armée en
trois pour les cerner de nouveau. Le roi Hiang s’élança alors au galop, décapita encore un tou-wei de Han et tua près d’une centaine d’hommes ; il réunit de nouveau ses cavaliers ; il avait perdu
deux d’entre eux ; il dit alors à ses cavaliers :
— Que ferez-vous ?
Tous se prosternèrent et lui répondirent :
— Nous ferons ce que dira Votre Majesté.
Alors le roi Hiang voulut traverser, à l’est, le fleuve Ou ; le chef du ting du fleuve Ou rangea son bateau le long du bord et l’attendit ; il dit au roi Hiang :
— Quoique le pays à l’est du Kiang soit petit, c’est une contrée qui a mille li de côté et qui compte plusieurs centaines de mille hommes ; il est suffisant, lui aussi, pour qu’on y soit roi. Je
désire que Votre Majesté passe l’eau en toute hâte. Votre sujet est le seul maintenant à posséder un bateau ; quand l’armée de Han arrivera, elle n’aura aucun moyen de passer.
Le roi Hiang répondit en riant :
— Le Ciel veut ma perte ; à quoi bon passer l’eau ? D’ailleurs, c’est avec huit mille jeunes hommes du pays à l’est du Kiang que j’ai traversé le Kiang et que j’ai été dans l’ouest ; maintenant
je reviens sans un seul d’entre eux. Quand bien même les pères et les frères aînés à l’est du Kiang auraient pitié de moi et me nommeraient roi, de quel visage les regarderais-je ? quand bien
même ils ne me diraient rien, comment mon cœur ne serait-il pas pénétré de honte ?
Il dit encore au chef du ting :
— Je sais que vous êtes un homme de cœur ; je monte ce cheval depuis cinq ans ; il n’a pas le rival qui l’égale ; il a parcouru mille li en un jour ; je n’ai pas le courage de le tuer ; je vous
en fais présent.
Il ordonna donc à ses cavaliers de descendre tous de cheval, de marcher à pied et, prenant en main leurs épées, de combattre corps à corps ; Hiang Tsi, à lui seul, tua plusieurs centaines
d’hommes de l’armée de Han. Le roi Hiang lui-même avait reçu plus de dix blessures ; en se retournant, il aperçut Lu Ma-t’ong, capitaine des cavaliers de Han, et lui dit :
— N’êtes-vous pas une de mes anciennes connaissances ?
Ma-t’ong le dévisagea et, le montrant à Wang I, il lui dit :
— Celui-là est le roi Hiang.
Le roi Hiang dit alors :
— J’ai entendu dire que Han avait mis à prix ma tête, promettant pour elle un millier d’or et une terre de dix mille foyers ; je vous donne cet avantage.
A ces mots, il se coupa la gorge et mourut. Wang I prit sa tête ; d’autres cavaliers se foulèrent aux pieds les uns les autres en s’arrachant le roi Hiang ; ils furent plusieurs dizaines qui
s’entretuèrent ; en fin de compte, le lang-tchong-ki Yang Hi, le capitaine de cavalerie Lu Ma-t’ong, le lang-tchong Lu Cheng et Yang Ou se trouvèrent chacun en possession d’un membre ; ces cinq
hommes rassemblèrent ces membres qui étaient bien tous ceux du roi.