Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques, tome premier
traduits et annotés par Édouard Chavannes
Première édition : Ernest Leroux, Paris, 1895.
L'introduction d'Édouard Chavannes fera l'objet d'une présentation à part.
Table des matières - Extraits : Choen, son père, sa mère, son frère - Le rire de Pao-se -
Table des matières
Annales principales des Trois Souverains, par Se-ma Tcheng.
Première section : Annales principales
- Chapitre premier. — Les cinq empereurs.
- Chapitre II. — Les Hia.
- Chapitre III. — Les Yn.
- Chapitre IV. — Les Tcheou.
Extrait : Choen, son père, sa mère, son frère
Le père de Choen, Kou-seou, était pervers ; sa mère était trompeuse ; son frère cadet,
Siang, était insolent, Tous désiraient tuer Choen ; Choen était docile, et il ne lui arriva jamais de manquer à la conduite que doit avoir un fils, ni à l’amour fraternel. Quoiqu’ils voulussent
le tuer, ils ne purent y arriver ; quand ils cherchaient à l’essayer, ils (frappaient) à côté.
Quand Choen eut vingt ans, il fut renommé pour sa piété filiale ; quand il eut trente ans, l’empereur Yao demanda qui il pourrait employer et les (chefs des) quatre montagnes lui proposèrent tous
Yu Choen ; alors Yao donna ses deux filles en mariage à Choen pour voir quelle était sa conduite à l’intérieur ; il envoya ses neuf fils demeurer avec lui pour voir quelle était sa conduite à
l’extérieur. Choen s’établit dans les lieux qu’arrosent les rivières Koei et Toei ; dans sa conduite privée il agit en tout avec attention ; les deux filles de Yao n’osèrent pas se targuer de
leur noblesse pour être insolentes ; elles servirent les parents de Choen et observèrent strictement les devoirs des épouses ; les neuf fils de Yao redoublèrent tous de vertu.
Choen laboura sur la montagne Li : les gens de la montagne Li se firent tous des concessions sur les limites de leurs champs ; il pêcha dans l’étang de Lei : les gens qui étaient sur les rives de
l’étang de Lei se firent tous des concessions sur les places de leurs habitations ; il façonna des vases d’argile au bord du Fleuve : les ustensiles fabriqués au bord du Fleuve furent tous sans
défauts. Au bout d’un an, dans l’endroit où il habitait, il se formait un village ; au bout de deux ans, il se formait un bourg ; au bout de trois ans, il se formait une ville.
Yao alors gratifia Choen d’un vêtement de toile fine et d’un luth ; il lui fit construire un magasin et un grenier ; il lui donna des bœufs et des moutons.
Cependant Kou-seou voulut encore le tuer ; il fit monter Choen sur le grenier pour le crépir ; d’en bas, Kou-seou mit le feu au grenier pour l’incendier ; Choen alors se servit de deux grands
chapeaux de jonc pour protéger sa descente ; il s’échappa et put ne pas périr. Ensuite Kou-seou envoya derechef Choen creuser un puits ; Choen, en creusant le puits, ménagea un orifice secret qui
était une issue latérale. Quand Choen fut entré au fond, Kou-seou et Siang jetèrent ensemble de la terre et remplirent le puits ; Choen sortit par l’orifice secret et s’échappa. Kou-seou et Siang
se réjouirent, pensant que Choen était mort. Siang dit :
— C’est moi qui ai eu l’idée de ce stratagème.
Siang fit un partage avec son père et sa mère et dit alors :
— Les femmes de Choen, filles de Yao, ainsi que son luth, c’est moi, Siang, qui les prendrai. Les bœufs, les moutons, le magasin et le grenier je les donne à mon père et à ma mère.
Siang alors s’établit dans la demeure de Choen et joua de son luth. Choen vint le voir. Siang déconcerté et mécontent lui dit :
— Je pensais à Choen et je me trouve plein de joie.
Choen répliqua :
— Bien. Ce sont là, j’espère, vos sentiments.
Choen recommença à servir Kou-seou et à aimer son frère cadet et fut sans cesse plein d’égards pour eux.
Extrait : Le rire de Pao-se
Autrefois, lorsque les souverains de la dynastie Hia s’étaient pervertis, il y eut deux
dragons divins qui s’arrêtèrent dans le palais de l’empereur (de la dynastie) Hia, et dirent :
— Nous sommes deux princes du pays de Pao.
L’empereur (de la dynastie) Hia tira les sorts pour savoir s’il devait les tuer, ou les renvoyer, ou les garder ; aucune réponse ne fut favorable. Il tira alors les sorts pour savoir s’il devait
demander aux dragons de l’écume (de leur bouche ) et la conserver ; (la réponse) fut favorable. Alors on étendit une pièce d’étoffe devant les dragons et on leur présenta une prière écrite. Ils
se retirèrent et leur écume resta ; elle fut placée dans un coffret qu’on mit à part. Lorsque les Hia disparurent, on transmit cet objet aux Yn ; lorsque les Yn disparurent, on transmit derechef
cet objet aux Tcheou. Pendant ces trois dynasties successives il ne se trouva personne qui osât l’ouvrir. Mais à la fin du règne du roi Li , on l’ouvrit et on regarda. L’écume coula dans le
palais et on ne put l’enlever ; le roi Li fit venir ses femmes nues pour prononcer des imprécations contre elle. L’écume se transforma en un lézard noir et sous cette forme elle entra dans le
sérail. Dans le sérail, une petite fille, qui était à l’âge où on perd ses dents de lait , la trouva. Lorsqu’elle arriva à l’âge où les jeunes filles mettent une épingle à leurs cheveux , elle se
trouva enceinte. Sans avoir eu de mari, elle enfanta ; saisie de crainte, elle abandonna son enfant. Au temps du roi Siuen, une petite fille chanta, disant :
— Celui qui a un arc fait avec du bois de mûrier sauvage et un carquois fait de roseaux, celui-là certainement perdra le royaume des Tcheou.
Le roi Siuen vint à entendre ces paroles et, comme il y avait un homme et sa femme qui vendaient de tels objets, il envoya des gens pour les arrêter et les mettre à mort. Ils s’enfuirent et dans
leur marche ils aperçurent gisant sur le chemin l’enfant qui avait été abandonné par la jeune femme du sérail. Ils l’entendirent crier pendant la nuit ; ils en eurent pitié et le recueillirent.
L’homme et la femme continuèrent à s’éloigner et se réfugièrent dans le pays de Pao. Les gens du pays de Pao, ayant commis une faute, demandèrent à racheter leur faute en remettant au roi la
fille qui avait été abandonnée par la jeune femme ;] c’est ainsi que la fille abandonnée vint du pays de Pao et c’est pourquoi on l’appela Pao-se. C’était alors la troisième année du roi Yeou. Le
roi se rendit dans le sérail, y vit (Pao-se) et l’aima. Elle enfanta un fils, Po-fou. En définitive la reine Chen et l’héritier présomptif furent dégradés ; Pao-se fut faite reine et Po-fou
héritier présomptif. Le grand astrologue Po-yang dit :
— Le malheur est consommé ; il n’y a plus moyen d’y échapper.
Pao-se ne riait pas volontiers. Le roi Yeou désirait la faire rire ; il eut recours à mille moyens, mais elle ne riait point. Le roi Yeou avait établi un bûcher qu’on pouvait allumer le jour, un
bûcher qu’on pouvait allumer la nuit et un grand tambour. (Comme si) les ennemis étaient arrivés, il alluma le bûcher destiné au jour et les seigneurs accoururent ; lorsqu’ils arrivèrent, il n’y
avait point d’ennemis. Pao-se rit alors aux éclats. Le roi Yeou en fut aise et plusieurs fois il alluma le bûcher destiné au jour ; mais dans la suite on n’y crut pas et les seigneurs de leur
côté cessèrent les uns après les autres de venir.
Le roi Yeou nomma haut dignitaire Che-fou, prince de Kouo et lui confia le gouvernement ; tous les habitants du royaume s’en indignèrent. Che-fou était habile à tenir des discours trompeurs ; il
savait flatter et il était âpre au gain. Le roi l’employa ; en outre il dégrada la reine Chen et renvoya l’héritier présomptif. Le marquis de Chen, irrité, s’allia au pays de Tseng, aux barbares
occidentaux et aux K’iuen Jong et attaqua le roi Yeou. Le roi Yeou alluma le bûcher destiné au jour, afin d’appeler les soldats ; les soldats ne vinrent pas. (Les ennemis) tuèrent donc le roi
Yeou au pied de la montagne Li, emmenèrent prisonnière Pao-se, s’emparèrent de toutes les richesses des Tcheou, puis se retirèrent.