Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques, tome quatrième

Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques, tome quatrième, traduits par Edouard Chavannes

traduits et annotés par Édouard Chavannes

Première édition : Ernest Leroux, Paris, 1901.

 

Table des matières - Extraits : L'exil de Tch'ong eul

Feuilleter le quatrième tome des Mémoires Historiques

 

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Table des matières

 

Quatrième section : Maisons héréditaires.

  •    Chapitre XXXI     :    Première maison héréditaire : T’ai-po de Ou.
  •    Chapitre XXXII    :    Deuxième :  T’ai kong de Ts’i.
  •    Chapitre XXXIII   :    Troisième :  Le duc de Tcheou, (prince) de Lou.
  •    Chapitre XXXIV   :    Quatrième :  Le duc de Chao, prince de Yen.
  •    Chapitre XXXV    :    Cinquième : Koan et Ts’ai.
  •    Chapitre XXXVI   :    Sixième :     Tch’en et K’i.
  •    Chapitre XXXVII  :    Septième :   Le puîné, (prince) de Wei (et de) K’ang.
  •    Chapitre XXXVIII :    Huitième :   Le vicomte de Wei, (prince de) Song.
  •    Chapitre XXXIX   :    Neuvième :  Tsin.
  •    Chapitre XL        :    Dixième :    Tch’ou.
  •    Chapitre XLI       :    Onzième :    Keou-tsien, roi de Yue.
  •    Chapitre XLII      :    Douzième :  Tcheng.


Extrait : L'exil de Tch'ong-eul

 

Tch’ong-eul, duc Wen, de Tsin, était fils du duc Hien, de Tsin. Dès sa jeunesse, il aima les hommes de valeur ; à l’âge de dix-sept ans, il avait avec lui cinq hommes sages qui se nommaient Tchao Tch’oei, Hou Yen, dont l’appellation était Kieou-fan et qui était l’oncle maternel du duc Wen, Kia T’o, Sien Tchen et Wei Ou-tse. Dès l’époque où le duc Hien n’était encore qu’héritier présomptif, Tch’ong-eul était déjà un homme fait ; lorsque le duc Hien monta sur le trône, Tch’ong-eul avait vingt et un ans. La treizième année du duc Hien, Tch’ong-eul, craignant la Li-Ki, mit en état de défense le rempart de P’ou et se fit protéger par Ts’in. La vingt et unième année de son règne, le duc Hien tua l’héritier présomptif Chen-cheng ; Li-Ki calomnia Tch’ong-eul qui eut peur et, sans prendre congé du duc Hien, alla se garder derrière le rempart de P’ou. La vingt-deuxième année de son règne, le duc Hien chargea l’eunuque Li Ti  de tuer à l’improviste Tch’ong-eul ; Tch’ong-eul sauta pardessus le mur ; l’eunuque le poursuivit et coupa avec son épée la manche de son vêtement. Tch’ong-eul s’enfuit aussitôt chez les Ti, royaume dont sa mère était originaire ; en ce temps, Tch’ong-eul était âgé de quarante-trois ans ; il était suivi des cinq hommes que nous avons cités et de plusieurs dizaines d’autres hommes moins connus. Lorsqu’il fut arrivé chez les Ti, ceux-ci attaquèrent la tribu Kao-jou , et lui prirent deux filles ; on donna l’aînée en mariage à Tch’ong-eul ; elle enfanta Po-tcheou et Chou-lieou ; on donna la cadette en mariage à Tchao Tch’oei ; elle enfanta Toen. Quand Tch’ong-eul eut demeuré cinq ans chez les Ti, le duc Hien, de Tsin, mourut. Après avoir tué Hi-ts’i et Tao-tse, Li K’o envoya des gens chercher Tch’ong-eul, dans l’intention de le mettre sur le trône. Tch’ong-eul craignait d’être tué ; aussi refusa-t-il absolument et n’osa-t-il pas rentrer dans la capitale de Tsin. A la suite de cela, les gens de Tsin allèrent chercher à sa place son frère cadet I-ou et le mirent sur le trône ; ce fut le duc Hoei. La septième année de son règne, le duc Hoei, qui redoutait Tch’ong-eul, envoya l’eunuque Li Ti avec des spadassins, dans l’intention de tuer Tch’ong-eul. Tch’ong-eul l’apprit et délibéra avec Tchao Tch’oei et les autres, disant :

— Je me suis d’abord enfui chez les Ti ; ce n’est pas que je crusse pouvoir y remplir une charge et y réussir ; mais, parce qu’ils étaient voisins du pays de Tsin et qu’il était facile d’y communiquer avec ce pays, j’y ai provisoirement reposé mes pieds. Voici longtemps que j’y ai reposé mes pieds ; je désire donc les transporter dans un grand royaume. Or le duc Hoan, de Ts’i, aime tout ce qui est excellent ; sa volonté est de devenir roi hégémon ; il accueille les seigneurs et prend soin d’eux. Maintenant, j’ai appris que Koan Tchong et Si P’ong étaient morts ; lui, de son côté, doit désirer trouver un sage pour l’aider ; je vais donc y aller.

Alors il se mit en route.

Tch’ong-eul parla à sa femme en ces termes :

— Attendez-moi vingt-cinq ans ; si alors je ne suis pas venu, mariez-vous.

Sa femme dit en riant :

— Hé ! dans vingt-cinq ans, les cyprès sur ma tombe seront devenus grands. Néanmoins je vous attendrai.
Tch’ong-eul était resté en tout douze ans chez les Ti quand il s’en alla. Il passa par le pays de Wei ; le duc Wen, de Wei, n’observa pas les rites à son égard ; il s’en alla. — Passant par Ou-lou , il eut faim et demanda à manger à un paysan ; le paysan remplit de terre un vase et le lui présenta. Tch’ong-eul s’irrita, mais Tchao Tch’oei lui dit :

— Cette terre est une marque que vous posséderez de la terre. Que Votre Altesse la reçoive en se prosternant.

Tch’ong-eul arriva dans le pays de Ts’i ; le duc Hoan, de Ts’i, l’honora fort et lui donna pour femme une fille de son sang ; il eut vingt attelages de quatre chevaux ; Tch’ong-eul se plut dans ce pays. Deux ans après que Tch’ong-eul fut arrivé à Ts’i, le duc Hoan mourut ; il arriva que le serviteur Tiao et les siens causèrent des dissensions intestines ; après que le duc Hiao, de Ts’i, eut pris le pouvoir, les soldats des seigneurs vinrent à plusieurs reprises . Tch’ong-eul resta dans le pays de Ts’i en tout cinq années ; il aimait la fille de la maison princière de Ts’i et ne songeait pas à s’en aller. Tchao Tch’oei et Kieou-fan, se trouvant sous un mûrier, projetèrent de partir ; une servante de la fille de la maison princière de Ts’i se trouvait sur le mûrier ; elle entendit leur conversation et la rapporta à sa maîtresse, sa maîtresse la tua , puis elle exhorta Tch’ong-eul à partir au plus tôt. Tch’ong-eul lui dit :

— De naissance, l’homme se plaît dans la joie ; qui lui connaît une autre destinée ? Je suis résolu à mourir ici et je ne saurais m’en aller.

La fille de la maison princière de Ts’i lui dit :

— Vous êtes kong-tse d’un royaume et ce n’est qu’à bout de ressources que vous êtes venu ici. Plusieurs hommes de valeur ont fait dépendre de vous leur sort. Si vous ne retournez pas promptement dans votre pays pour y récompenser ceux de vos sujets qui ont peiné pour vous, et si vous aimez les charmes d’une femme, j’aurai honte de vous. D’ailleurs, si vous n’en cherchez pas l’occasion, quand obtiendrez-vous de la gloire ?
Alors elle s’entendit avec Tchao Tch’oei et les autres qui enivrèrent Tch’ong-eul, le mirent dans un char et partirent. Quand ils furent déjà loin, Tch’ong-eul reprit ses sens et entra dans une grande colère ; il attira à lui sa lance dans le dessein de tuer Kieou-fan ; celui-ci lui dit :

— Que je périsse pour vous faire réussir, c’est ce que moi, Hou Yen , je désire.

Tch’ong-eul dit :

— Si je ne réussis pas, je mangerai de la chair de mon oncle maternel .

Kieou-fan répliqua :

— Si vous ne réussissez pas, ma chair aura mauvaise odeur  ; comment serait-elle bonne à manger ?

Il l’empêcha ainsi de le tuer et ils se mirent en route.

Tch’ong-eul traversa le pays de Ts’ao ; le duc Kong, de Ts’ao, manqua aux rites à son égard et voulut voir les côtes soudées de Tch’ong-eul ; un de ses grands officiers, Hi Fou-ki, lui dit :

— Le kong-tse de Tsin est sage ; en outre il est du même clan que vous ; c’est à bout de ressources qu’il est venu passer chez nous ; pourquoi manquer aux rites à son égard ?

Le duc Kong ne suivit pas cet avis. Hi Fou-ki envoya alors secrètement en présent à Tch’ong-eul de la nourriture sous laquelle il avait placé un anneau de jade. Tch’ong-eul accepta la nourriture et renvoya l’anneau de jade. Il s’en alla.

Il passa par le pays de Song ; le duc Siang, de Song, venait de subir à la guerre un échec que lui avait infligé Tch’ou ; il avait été blessé à Hong  ; apprenant que Tch’ong-eul était un sage, il s’acquitta envers lui des rites qui sont prescrits pour un chef de royaume. Le se-ma de Song, Kong-suen Kou, était dans d’excellents termes avec Kieou-fan et lui dit :

— Song est un petit royaume ; il vient d’être mis à mal ; il n’est pas assez fort pour que vous lui demandiez de vous faire rentrer. Allez dans quelque autre grand royaume.

Ils s’en allèrent donc.

Tch’ong-eul passa par le pays de Tcheng ; le duc Wen, de Tcheng, n’observa pas les rites à son égard ; Chou-tchan, du pays de Tcheng, blâma son prince, disant :

— Le kong-tse de Tsin est un sage et ceux qui l’accompagnent sont tous dignes d’être des conseillers d’État. D’ailleurs, il appartient au même clan que vous, car les princes de Tcheng sont issus du roi Li et les princes de Tsin sont issus du roi Ou.

Le prince de Tcheng dit :

— Les kong-tse des royaumes seigneuriaux qui passent par ici en exilés sont une multitude ; comment pourrais-je les honorer tous ?

Chou-tchan répliqua :

— Que Votre Altesse n’observe pas les rites à son égard, c’est pire que si vous le tuiez, car, plus tard, il sera un tourment pour votre pays.

Le prince de Tcheng ne l’écouta pas.

Tch’ong-eul s’en alla et se rendit dans le pays de Tch’ou. Le roi Tch’eng, de Tch’ou, le traita avec les rites qui sont prescrits pour un seigneur de rang égal ; Tch’ong-eul s’y refusa, disant qu’il n’en était pas digne ; Tchao Tch’oei lui dit :

— Vous êtes exilé à l’étranger depuis plus de dix années ; de petits royaumes vous ont méprisé ; à combien plus forte raison devraient le faire de grands royaumes ! Maintenant, Tch’ou, qui est un grand royaume, est résolu à vous bien traiter ; ne vous y refusez pas, car c’est ainsi que le Ciel vous ouvre la voie.

Ce fut avec les rites qui conviennent aux hôtes que Tch’ong-eul fut reçu en audience. Le roi Tch’eng le traita magnifiquement ; Tch’ong-eul se montra fort humble. Le roi lui dit :

— Quand vous serez retourné dans votre royaume, comment me récompenserez-vous ?
Tch’ong-eul dit :

— Les plumes et les poils qui servent à faire les guidons, les dents d’éléphant et les cornes de rhinocéros, les jades et les soies, Votre Majesté en a de reste ; je ne sais point comment je pourrais vous récompenser.

Le roi dit :

— Quoiqu’il en soit ainsi, comment me  récompenserez-vous ?

Tch’ong-eul dit :

— Puisque je ne puis faire autrement, voici ce que je promets : si je rencontre Votre Altesse avec des chars de guerre soit dans la plaine unie, soit dans les vastes marais, je vous demanderai la permission de m’éloigner de vous de trois étapes .

Tse-yu, général de Tch’ou, s’irrita et dit :

— O roi, vous avez traité le kong-tse de Tsin avec les plus grands honneurs ; maintenant, les propos de Tch’ong-eul ne sont pas des paroles soumises ; je vous demande la permission de le tuer.

Le roi Tch’eng répondit :

— Le kong-tse de Tsin est un sage et il a été pendant longtemps dans une situation difficile à l’étranger. Ceux qui l’accompagnent sont tous de véritables hommes d’État . C’est un homme qui est soutenu par le Ciel ; comment pourrais-je le tuer ? D’ailleurs la parole que j’ai donnée, comment la changerais-je ?

Après que Tch’ong-eul fut resté plusieurs mois dans le pays de Tch’ou, Yu, héritier présomptif de Tsin, s’enfuit du pays de Ts’in ; le duc de Ts’in en conçut du ressentiment contre lui, et, apprenant que Tch’ong-eul se trouvait dans le pays de Tch’ou, il le manda. Le roi Tch’eng dit à Tch’ong-eul :

— Tch’ou est éloigné ; il faut traverser plusieurs États successifs pour arriver jusqu’à Tsin. Au contraire, Ts’in et Tsin sont limitrophes ; le prince de Ts’in est un sage ; faites tous vos efforts pour aller auprès de lui.
Il renvoya Tch’ong-eul avec des présents considérables.

Lorsque Tch’ong-eul fut arrivé dans le pays de Ts’in, le duc Mou lui donna en mariage cinq filles de son sang ; parmi elles se trouvait l’ex-épouse du prince Yu  ; Tch’ong-eul ne voulait pas la recevoir, mais le se-k’ong Ki-tse lui dit :

— Son royaume, vous allez l’attaquer ; à combien plus forte raison ne devez-vous pas hésiter à prendre son ancienne femme. D’ailleurs, en l’acceptant, vous vous lierez d’amitié avec Ts’in et vous pourrez alors lui demander de vous faire rentrer dans votre royaume. Voulez-vous vous attacher à des rites secondaires et oublier votre grande honte ?

Alors Tch’ong-eul accepta cette femme. Le duc Mou en fut très content. — Tandis qu’il se trouvait à boire avec Tch’ong-eul, Tchao Tch’oei chanta la poésie intitulée chou miao . Le duc Mou dit :

— Je vois que vous désirez retourner au plus vite dans votre royaume.

Tchao Tch’oen et Tch’ong-eul descendirent les degrés, se prosternèrent par deux fois et dirent :

— Vos sujets abandonnés regardent à Votre Altesse, de même que les diverses céréales espèrent la pluie de la saison.

En ce temps, c’était la quatorzième année  du duc Hoei, de Tsin. En automne, le duc Hoei mourut au neuvième mois. Son fils, Yu, monta sur le trône ; le onzième mois, il fit les funérailles du duc Hoei. Le douzième mois, les grands officiers de Tsin, Loan Tche et K’i Hou et leurs partisans, apprenant que Tch’ong-eul se trouvait dans le pays de Ts’in, allèrent tous secrètement exhorter Tch’ong-eul et Tchao Tch’oei à revenir dans leur pays ; ceux qui étaient d’intelligence avec eux à l’intérieur du royaume étaient extrêmement nombreux. Alors le duc Mou de Ts’in, fit partir des troupes avec lesquelles Tch’ong-eul revint dans le pays de Ts’in. Le duc Hoai, de Tsin, apprenant que les soldats de Ts’in arrivaient, envoya de son côté des troupes pour s’opposer à eux. Cependant tous savaient en secret que le kong-tse Tch’ong-eul allait rentrer dans son royaume ; seuls les anciens principaux ministres du duc Hoei, Lu Cheng, K’i Joei et autres ne désiraient pas mettre Tch’ong-eul sur le trône. Tch’ong-eul était resté exilé pendant en tout dix-neuf années lorsqu’il put rentrer ; il était alors âgé de soixante-deux ans. Les gens de Tsin lui étaient attachés en très grand nombre.

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