Nouvelles chinoises
La mort de Tong-tcho, Le portrait de famille ou la peinture mystérieuse, Les deux frères de sexe
différent.
Traduction de
Stanislas Julien (1797-1873)
L. Hachette, éditeur, Paris, 1860, 318 pages. Première édition : Moutardier, Paris, 1834. [La mort de Tong-tcho est un chapitre du San-Koué-Tchy]
Extraits : Dans le jardin de l'hôtel du premier ministre - Portrait de
famille
Feuilleter
Toutes les fois que Tong-Tcho se rendait à la cour, Liu-Pou, la lance en main, marchait à
cheval devant son char. Quand Tong-Tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés, avec le glaive à son côté, Liu-Pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas
du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée,
Liu-Pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-Tcho.
Un jour Liu-Pou avait conduit Tong-Tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-Ty. Liu-Pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte
intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher
Tiao-Tchan. La jeune fille, voyant que Liu-Pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit :
— Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est dans le jardin du fond ; je vais venir vous trouver.
Liu-Pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-Tchan, belle comme une déesse du
palais de la Lune.
— Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-Yun, il me chérit comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu,
dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir s’accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait un passion criminelle, et qu’il
déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai été assez heureuse pour vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes
sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé.
Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang des Nymphœas.
Liu-Pou l’arrête avec émotion, et l’embrassant en pleurant :
— Il y a longtemps que je connais vos sentiments, lui dit-il ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous.
— Seigneur, répondit Tiao-Tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie
suivante.
— Et moi, si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.
— Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années, reprit la jeune fille ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son
existence.
— J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute
hâte...
Et en parlant ainsi, Liu-Pou prend sa lance ; comme il se préparait à sortir :
— Seigneur, lui dit Tiao-Tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur !
— Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie, répliqua Liu-Pou en s’arrêtant.
— Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie
de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme !
Après avoir prononcé ces paroles, la jeune danseuse verse une pluie de larmes. Les deux
amants s’embrassent étroitement, ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-Tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à
coup, et, ne voyant plus Liu-Pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il monte sur son char, et retourne à son hôtel ; le cheval de Liu-Pou est attaché à la porte.
Le gardien, interrogé par lui, répond que le général Liu-Pou vient de pénétrer dans l’intérieur du palais.
Tong-Tcho fait retirer les officiers de sa suite, et entre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-Pou, ni Tiao-Tchan. Il interroge une servante, qui lui dit
:
— Tout à l’heure le général est passé par ici, armé de sa lance peinte ; mais j’ignore où il est allé.
Tong-Tcho, poursuivant ses recherches, arrive enfin dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-Pou appuyé sur sa lance, conversant avec Tiao-Tchan, au bas du pavillon du Phénix. Il
court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-Pou retourne la tête, et, apercevant Tong-Tcho, il est saisi de terreur. Tong-Tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-Pou
s’échappe en fuyant. Tong-Tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-Pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Frappant du
poing la hampe de la lance, Liu-Pou la fait tomber sur l’herbe ; Tong-Tcho ramasse la lance et se met de nouveau à poursuivre Liu-Pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas.
Tong-Tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée vint heurter contre la poitrine de Tong-Tcho, et le renversa par
terre.
Sa chevelure était d’un noir luisant comme la laque de l’arbre T’si ; ses yeux en amande
brillaient comme les flots qui se jouaient à ses pieds ; ses doigts étaient blancs et délicats comme les jeunes tiges de tsong ; sur son front se détachaient deux arcs gracieux, on eût dit qu’un
habile pinceau en avait dessiné les contours ; une robe d’étoffe commune embrassait sa taille svelte et légère, et faisait ressortir ses attraits avec plus d’avantage que si elle eût été tissue
de soie et ornée de riches broderies ; sa tête était surmontée d’un bouquet champêtre qui, grâce aux charmes répandus sur toute sa personne, la parait mieux qu’une aiguille à tête de perle ou que
des fleurs d’étoffe brochée d’or. Cette jeune beauté comptait dix-huit printemps.
A peine le gouverneur l’a-t-il aperçue, qu’un trouble secret s’empare de ses sens et se répand sur son visage ; ses yeux étincellent, tout son corps tressaille, il reste muet d’admiration.
— Convenez, lui disait-il, que ce vieux barbon blesse tout sentiment de convenance, lui qui chancelle sous le poids des années, et dont la vie est comme la flamme d’une lampe exposée au souffle du vent. Peut-on prendre un tel parti sans en prévoir les conséquences ? Pour cinq ans, dix ans peut-être qu’il lui reste encore à être au monde, croit-il faire une chose bien louable, bien morale surtout, en épousant cette jeune personne, fraîche et brillante comme une branche chargée de fleurs, et qui, pour prix d’un tendre attachement, ne recevra que des caresses froides et impuissantes ? En second lieu, voit-on beaucoup d’octogénaires prendre des compagnes de dix-huit ans ? Bientôt, la décrépitude du mari le rendra insupportable à sa jeune épouse. Déçue dans son ardeur légitime, elle s’abandonnera à tous les travers du vice, et sa honte, son déshonneur, rejailliront sur notre famille. Enfin ce mariage ne ressemble-t-il pas à un fléau dont le ciel nous frapperait à la veille d’une abondante récolte ? Après avoir capté la confiance de son vieil époux, elle soustraira, tantôt un objet, tantôt un autre, pour se faire à nos dépens un riche pécule. Un jour, elle lui demandera des robes, un autre jour, des parures. Aveuglé par sa folle passion, il n’osera rien lui refuser, jusqu’à ce qu’enfin, pillé et dépouillé de tout, il voie se réaliser le proverbe: Quand l’arbre est abattu, les oiseaux s’envolent. Semblable au ver qui ronge le cœur de l’arbre et à l’insecte qui dévore les céréales, elle soutirera peu à peu la fortune de notre père et le réduira à la mendicité ; puis, un beau matin, elle pliera bagage et ira jouir ailleurs du fruit de ses rapines. Cette jeune femme, avec ses grâces et ses attraits tant vantés, n’a-t-elle pas tous les dehors d’une courtisane ? Entièrement dépourvue de dignité et de noblesse, elle n’a rien qui décèle une origine distinguée. Compagne assidue du vieillard qu’elle a rendu l’esclave de tous ses caprices, elle se donne des airs d’importance, et affecte le ton et les manières d’une personne de qualité ! Cependant quel est son rôle auprès de notre père ? N’est-ce pas tour à tour celui d’une concubine et d’une domestique ? Espérons qu’un jour il lui faudra bien rabattre de ses prétentions. Peut-on concevoir l’aveuglement d’un père qui enjoint à tout le monde de ne désigner cette créature que par la plus noble qualification Croit-elle que nous nous soumettrons à cette humiliante étiquette, et que nous lui obéirons comme des valets ? Excellent moyen pour lui donner une haute idée d’elle-même, et nous attirer le lendemain de sa part les plus cruels affronts !
[Un fils naît dans le nouveau ménage...]
Comme Ni-chen-k’i [le frère ainé] était naturellement avare et jaloux, une seule chose
absorbait sa pensée : c’était que Tchong-yang-eul n’héritât un jour d’une partie de la succession de son père. Voilà le vrai motif qui l’empêchait de le reconnaître pour son frère. Dans
l’origine, il se vengea par l’injure et la calomnie ; plus tard, il alla jusqu’à maltraiter le fils et la mère.
Le gouverneur, que son savoir et sa pénétration avaient conduit aux emplois les plus éminents, n’eut pas de peine à démêler les ressorts secrets de sa conduite. Par malheur, il sentait chaque
jour le progrès des ans, et il craignait de ne point voir l’époque où Tchong-yan-eul aurait atteint sa majorité. Quand je ne serai plus, se disait-il, cet enfant tombera sous la puissance de son
frère aîné. Si je traite ce dernier ayec toute la sévérité qu’il mérite, ce sera lui fournir plus tard, contre mon second fils, mille prétextes d’animosité et de vengeance ; il vaut mieux user de
patience et de ménagements.
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