Meou-tseu ou les doutes levés
Traduit et annoté par Paul PELLIOT (1878-1945)
T'oung pao, Volume XIX, n° 5, 1920, pages 255-433.
- "L'empereur Ming des seconds Han (58-75 A. D.) vit en rêve un homme d'or haut de seize pieds, nimbé du disque solaire. Il s'en enquit à son réveil, et un 'savant' lui dit que c'était le Buddha. Telle est l'origine traditionnelle de l'introduction du bouddhisme en Chine. Avec une précision croissante à mesure que l'événement devenait plus lointain, les auteurs ont fini par fixer au 22 janvier 68 le retour de l'ambassade qui amenait à Lo-yang les premiers apôtres de la foi nouvelle."
- "En réalité, nous ne savons autant dire rien de la première prédication du bouddhisme en Chine. Et il n'y a pas lieu de nous en trop étonner. Les historiens chinois, malgré toute leur richesse et leur précision, sont avant tout les historiens de la cour et des grands. Une prédication qui se faisait parmi le peuple, aussi longtemps qu'elle ne gênait pas l'ordre public ni ne prétendait à une reconnaissance officielle, ne laissait guère de trace dans les archives... Nous ne pouvons pas même dire de manière certaine par où le bouddhisme a pénétré... Rien ne prouve qu'il y ait lieu de faire intervenir l'Asie Centrale et les Yue-tche. Au Ier siècle de notre ère, la route du Yunnan et de la Birmanie, au IIe siècle la voie de mer jusqu'au Tonkin peuvent aussi bien entrer en ligne de compte."
- "De Meou-tseu ou 'maître Meou', nous ne savons rien, que ce que lui-même nous apprend dans sa préface. Probablement natif de Ts'ang-wou, c'est-à-dire de l'actuel Wou-tcheou sur le Si-kiang, il s'était retiré au Tonkin avec sa mère, sans doute dès avant la mort de l'empereur Ling (189)... Dès son séjour au Tonkin, semble-t-il, notre jeune lettré s'était épris du bouddhisme. Quand le malheur des temps le fit renoncer à tout dessein d'activité publique, Meou-tseu... persista dans sa foi. C'est pour la défendre qu'à une date indéterminée, il aurait publié le petit traité d'apologétique qui nous est parvenu sous son nom."
- "D'après la préface même de ce traité, son titre est Meou tseu li houo, mot à mot « Le traitement des doutes, par Meou-tseu », ce que j'ai rendu dans ma traduction par « Meou-tseu ou Les doutes levés ». Le Meou tseu, car tel est toujours le titre sous lequel on le cite, est en effet un traité dialogué : un interlocuteur imaginaire fait une série d'objections, que Meou-tseu réfute victorieusement ; en fin d'œuvre, l'adversaire se reconnaît vaincu et se convertit. Tel quel, je ne connais pas de précédent exact dans la littérature chinoise antérieure à Meou-tseu. Les 'philosophes' chinois anciens contiennent souvent des objections et des réponses, mais pas sous cette forme de dialogue régulier. Le type du Meou tseu rappellerait plutôt celui des Questions du roi Ménandre. Après Meou-tseu, et à partir surtout du IVe siècle, on retrouve d'autres œuvres construites sur le même modèle. Mais aucune n'a la même richesse de dialectique, et c'est pourquoi sans doute aucune n'atteignit à la même popularité."
Extraits : La préface du Meou tseu - Les premières demandes du Meou tseu
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Meou-tseu avait approfondi les livres canoniques (king) et leurs commentaires (tchouan) ainsi que les [écrits des] philosophes,
et il n'était aucun livre, grand ou petit, qu'il n'aimât. Bien qu'il ne goûtât pas l'art militaire, encore en lisait-il [les ouvrages]. Bien qu'il lût les livres sur les dieux et les génies et
sur l'immortalité (pou-sseu), assurément il ne leur accordait aucune foi et n'y voyait que creuses extravagances. En ce temps-là, après la mort de Ling-ti, l'Empire était troublé ; seul
le Kiao-tcheou était relativement calme ; les gens remarquables des pays du Nord vinrent tous y habiter. Beaucoup s'y livraient aux pratiques des dieux et des génies, de l'abstinence de céréales,
et de l'immortalité (tch'ang-cheng). Beaucoup de gens de ce temps s'adonnaient à cette étude. Meou-tseu sans cesse leur proposait des objections tirées des cinq classiques ; des taoïstes
et des magiciens, aucun n'osait lui tenir tête ; il était comme Mong K'o (Mencius) l'emportant sur Yang Tchou et Mo Ti. Auparavant, Meou-tseu s'était retiré avec sa mère au Kiao tche ; à 26 ans,
il revint à Ts'ang-wou et s'y maria. Le préfet [de Ts'ang-wou] entendit dire qu'il se consacrait à l'étude, et alla lui rendre visite pour le charger d'un emploi. Or [Meou-tseu] venait d'arriver
à sa pleine puissance d'homme ; sa volonté était tout entière tournée vers l'étude ; il songea de plus que les temps étaient troublés, et qu'il n'avait aucune idée de prendre des fonctions ;
aussi n'accepta-t-il pas. En ce temps-là les gouvernements et les commanderies se défiaient les uns des autres, on ne passait pas les barrières de l'un à l'autre. Le préfet, invoquant sa science
et son expérience, envoya Meou-tseu porter ses respects au [gouverneur de] King-tcheou. Meou-tseu se dit qu'on pouvait décliner facilement une charge honorifique, mais qu'il était difficile de se
dérober à une mission ; et il fit ses préparatifs de départ. À ce moment, le gouverneur (mou) du [Kiao-]tcheou goûtait son érudition et, comme il n'avait pas de fonction, lui offrit un
poste. Cette fois encore, [Meou-tseu] prétexta une maladie et ne bougea pas. Le frère cadet du gouverneur, qui était préfet de Yu-tchang, fut tué par le tchong-lang-tsiang Tchai Jong. Le
gouverneur [du Kiao-tchou] chargea le k'i-tou-yu Lieou Yen de se rendre avec des troupes à cet endroit (à Yu-tchang). Mais il était à craindre que les territoires voisins, pris de
soupçons, ne permissent pas aux troupes d'avancer ; aussi le gouverneur dit-il à Meou-tseu :
— Mon frère cadet a été mis à mal par un brigand rebelle ; la souffrance [qui provient] de mes os et de ma chair soulève mon foie et mon cœur. Je vais envoyer le tou-yu Lieou, mais je
crains que les territoires voisins, appréhendant quelque mauvais procédé, n'accordent pas le passage à ces gens en marche. Vous avez à la fois des connaissances civiles et militaires ; vous avez
les talents qui permettent de répondre tout seul. Je désirerais vous imposer l'ennui d'aller à Ling-ling et à Kouei-yang demander libre passage sur la grand'route [pour mes troupes] ; qu'en
pensez-vous ?
Meou-tseu dit :
— Voilà longtemps que, [restant] penché sur l'auge, j'ai été nourri de votre grain ; un homme d'honneur doit oublier son corps et, le moment venu, se précipiter pour rendre service.
Et il se mit en devoir de partir. Mais à ce moment sa mère mourut, et en fait il ne se mit pas en route. Ensuite il médita longuement en lui-même ; « Parce que je discute bien, voilà qu'on me
charge de missions. Or les temps sont troublés ; ce n'est pas le moment de s'illustrer. » Et, soupirant, il dit : « Lao tseu [a dit :] Rompons avec la sainteté et répudions la science.
Celui qui cultive son corps et protège son essence vraie, aucun objet n'a d'action sur sa volonté ; le monde ne peut troubler sa satisfaction ; le Fils du Ciel ne l'a pas pour serviteur ; les
seigneurs ne l'ont pas pour ami. Voilà pourquoi on peut le considérer comme noble. » Là-dessus il aiguisa sa volonté vers la loi du Buddha et scruta les cinq mille mots de Lao-tseu ; il huma la
Perfection mystérieuse comme le vin et la liqueur et joua des cinq classiques comme du luth et de l'orgue. Les gens de l'opinion courante le regardaient souvent comme coupable, pour ce qu'il
aurait tourné le dos aux cinq classiques et se serait dirigé vers les doctrines hétérodoxes. Discuter, c'était [se faire accuser d']hérésie ; se taire, c'était [paraître] incapable. Aussi, dans
ses loisirs d'écrivain, [Meou-tseu] rédigea-t-il un abrégé où il citait les paroles des saints et des sages, pour justifier et expliquer [ses idées]. Il l'intitula Meou tseu li houo («
Les doutes levés, par Meou-tseu »).
I. On demande parfois :
— Comment donc est né le Buddha ? A-t-il des ancêtres et une ville natale ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Quelle espèce d'homme était-ce ?
Meou-tseu dit :
— Immense en vérité est cette question ; je n'ai pas l'esprit vif, et je demande à ne répondre que l'essentiel. Or j'ai entendu dire que depuis que le Buddha passait de forme en forme, amassant
le tao et le tö, il s'était écoulé des milliers de centaines de milliers d'années, à ne pouvoir les compter. Quand il fut près d'obtenir l'état de Buddha, il naquit dans l'Inde
; Il emprunta sa forme dans la femme du roi Çuddhodana. Comme celle-ci faisait la sieste, elle rêva [de quelqu'un] monté sur un éléphant blanc dont le corps avait six défenses ; toute contente,
elle s'en félicita ; ensuite, elle fut émue et devint grosse. Le 8e jour du 4e mois, [le Buddha] naquit du flanc droit de sa mère. En arrivant à terre, il fit sept pas, leva la main droite et dit
:
— Dans le ciel, sous le ciel, il n'est personne qui me dépasse.
À ce moment, le ciel et la terre furent grandement ébranlés, et le palais fut tout illuminé. Ce jour-là, une servante de la famille royale mit, elle aussi, un fils au monde et, dans l'écurie, une
jument blanche mit bas un poulain blanc. Le [jeune] domestique fut appelé Tch'ö-ni (Chandaka) et le cheval fut nommé Kien-tche (Kaṇṭhaka). Le prince les mit tous deux au service constant du
prince héritier. Le prince héritier avait 32 lakṣaṇa et 80 anuvyañjana ; son corps était haut de seize pieds ; ses membres étaient tous de la couleur de l'or ; sur le sommet
de la tête il avait une protubérance charnue (usnīsa) ; ses mâchoires étaient d'un lion ; sa langue pouvait couvrir son visage ; la paume de ses mains avait une roue à mille rayons ;
l'éclat de sa nuque illuminait 10.000 li ; tels étaient ses principaux lakṣaṇa. Quand il eut dix-sept ans, le roi lui donna pour femme une jeune fille d'un pays voisin. Mais le prince
héritier, pour s'asseoir, s'asseyait sur un siège différent, et, pour dormir, il faisait lit à part. La voie céleste est vraiment merveilleuse : [à défaut de leurs corps, ] leur yin et
leur yang s'unirent ; ensuite [sa femme] porta dans son sein un fils qu'elle mit au monde après six ans. Le roi aimait éperdument son fils le prince héritier ; il lui édifia des palais,
et disposa devant lui des filles superbes et des joyaux précieux. Mais le prince héritier ne se plaisait pas aux joies du monde ; il voulait garder le tao et le tö. À 19 ans, le
8e jour du 4e mois, au milieu de la nuit, il ordonna à Chandaka de brider Kaṇṭhaka, qu'il enfourcha ; les génies le soulevèrent, et en volant il sortit du palais. Le lendemain, nulle part on ne
sut plus où il était. Du prince au peuple, il n'était personne qui ne fût désolé. On le poursuivit dans la campagne, et le roi lui dit :
— Quand je ne vous avais pas encore, je vous ai demandé aux dieux. À présent que je vous ai, vous m'êtes comme le jade, comme la plaque précieuse (kouei). Vous devez me succéder sur le
trône, et vous partez ; pourquoi ?
Le prince répondit :
— Les dix mille êtres sont impermanents ; tout ce qui existe doit périr. À présent je désire étudier la Voie, pour délivrer les dix points cardinaux.
Le roi vit que sa résolution était immuable ; il se mit en route et revint. Le prince partit tout droit. Après avoir médité sur la Voie pendant six ans, il devint Buddha. S'il est né dans le
premier mois de l'été, c'est qu'il ne fait alors ni chaud ni froid ; les plantes et les arbres sont en pleine floraison ; on quitte les robes fourrées en renard, et on revêt les vêtements en
fibre végétale : c'est le moment du tchong-lu. S'il est né dans l'Inde, c'est que c'est là le centre du ciel et de la terre ; c'est [le lieu de] l'équilibre et de l'harmonie. Des livres
saints qu'il a composés, il y a douze classes, qui comptent en tout 840 millions de chapitres. Les grands chapitres ont moins de 10.000 mots ; les petits ont plus de 1.000 mots. Le Buddha a
enseigné le monde et sauvé les humains ; aussi le 15 du 2e mois disparut-il dans le nirvāna. Les préceptes de ses livres saints subsistent encore. Si on sait les observer, on peut
obtenir le wou-wei ; son bonheur (=ses mérites) s'étend aux générations futures. Ceux qui gardent les cinq préceptes ont six jeûnes par mois ; les jours de jeûne, c'est de tout leur cœur
et de toute leur pensée qu'ils doivent se repentir de leurs fautes et se corriger. Les çramaṇa (cha-men) gardent 250 préceptes ; ils jeûnent tous les jours ; leurs préceptes ne
sont pas révélés aux upāsaka. Leurs règles et leur cérémonial ne diffèrent pas des rites de l'antiquité. Toute la journée, toute la nuit, ils expliquent la Voie et récitent les livres
saints, sans s'occuper des affaires du monde. Lao-tseu a dit :
— Ce que renferme le tö immense ne vient absolument que du tao. C'est là ce qu'il veut dire.
II. On demande :
— Pourquoi dit-on ainsi respectueusement le Buddha ? Qu'est-ce que ce nom de Buddha ?
Meou-tseu :
— Le Buddha, c'est une appellation honorifique. C'est ainsi que nous nommons les trois souverains des chen et les cinq empereurs des cheng. Le Buddha, c'est le premier ancêtre
du tao et du tö, l'aïeul primordial de l'intelligence divine. Le Buddha (fo) signifie l'Éveillé (kio). Imperceptiblement il se transforme ; il divise son corps
et sépare ses membres ; tantôt il est là, tantôt il disparaît. Il peut se diminuer ou se grandir, devenir rond ou carré, se vieillir ou se rajeunir, se rendre sombre ou brillant, marcher sur le
feu sans se brûler, passer sur une lame de sabre sans se blesser, aller dans l'ordure sans être souillé, traverser les catastrophes sans qu'il lui arrive malheur. Quand il veut aller, il vole ;
quand il s'asseoit, il émet des rayons lumineux. C'est pourquoi on l'appelle le Buddha.
III. On demande :
— Qu'appelez-vous tao ; le tao, quel genre de chose est-ce là ?
Meou-tseu dit :
— Le tao (Voie), c'est tao (guide, guider). Il guide les hommes au wou-wei. Quand on le tire, il n'avance pas ; quand on le pousse, il ne recule pas ; quand on le
soulève, il ne monte pas ; quand on l'abaisse, il ne descend pas ; si on le regarde, il n'a pas de forme ; si on l'écoute, il n'a pas de son ; grandes sont les quatre limites, et il les déborde ;
petits sont un hao et un li, et il y fait de longs voyages. C'est pourquoi on l'appelle tao.
IV. On demande :
— Confucius avec les cinq classiques a enseigné la Voie ; on peut les réciter respectueusement et en se conformant à eux. Mais dans le tao que vous dites, le hiu-wou est confus
; on n'en voit pas l'idée, on n'en touche pas la réalité. Pourquoi différer à ce point des paroles du saint homme ?
Meou-tseu dit :
— Il n'en est rien. C'est que vous estimez ce à quoi vous êtes accoutumé et faites fi de ce qui ne vous est pas familier. Vous êtes influencé par les apparences extérieures et perdez de vue la
vérité foncière. En s'occupant des choses, ne pas s'écarter du tao et du tö, c'est comme, en jouant d'un instrument à corde, ne pas s'écarter du kong et du
chang. Le tao céleste a pour règle [l'alternance des] quatre saisons ; le tao humain a pour règle les cinq [vertus] permanentes. Lao-tseu a dit : « Il y a quelque chose
(wou) d'indéfini, [mais] de complet, dont la naissance est antérieure au ciel et à la terre ; c'est ce qu'on peut regarder comme la mère du monde ; je ne sais pas son nom ; s'il faut le
nommer absolument, je l'appelle tao. » Le tao est donc quelque chose (wou) par quoi, dans la vie domestique, on peut honorer ses parents ; [par quoi] dans le service de
l'État, on peut gouverner le peuple ; [par quoi, ] si on vit seul, on peut régler son corps. Si on agit en se conformant à lui, il remplit le ciel et la terre ; si, le rejetant, on ne l'utilise
pas, il diminue, mais ne s'en va pas. Ne comprenez-vous pas ? Et qu'y a-t-il là de différent [des enseignements du saint homme] ?
V. On demande :
— La vérité parfaite n'est pas fleurie, le style parfait n'est pas orné. La parole est d'autant plus belle à saisir qu'elle est plus concise ; l'objet est d'autant plus brillant à atteindre qu'il
est plus rare. C'est pourquoi les perles et le jade, qui sont rares, sont coûteux, tandis que les fragments de tuile, qui abondent, n'ont pas de valeur. Quand le saint homme fixa le [texte]
essentiel des sept king, il ne dépassa pas 30.000 mots, et tout s'y trouva renfermé. Aujourd'hui, les chapitres des livres bouddhiques se chiffrent par myriades, et leurs mots par
centaines de millions ; il est au-dessus de la force d'un homme d'en venir à bout. J'en éprouve de la répugnance et je n'en veux pas.
Meou-tseu dit :
— Ce qui distingue le Kiang et l'océan des rigoles de pluie, c'est leur profondeur et leur largeur ; ce qui distingue les cinq montagnes des monticules et des collines, c'est leur hauteur et leur
masse. Si en hauteur celles-ci ne dépassaient pas les collines, un mouton boiteux pourrait les passer à leur cime ; si en profondeur ceux-là ne dépassaient pas le ruisseau qui coule, un petit
enfant se baignerait à leur endroit le plus creux. La licorne n'habite pas l'intérieur d'un jardin ; le poisson qui avale les navires ne se joue pas dans un torrent de quelques brasses. Qu'on
écaille une huître [trouvée à une profondeur] de trois pouces pour y chercher la perle [dite] 'lune claire', qu'on fouille les nids dans les ronces pour y chercher les petits du phénix, il sera
difficile de les obtenir. Pourquoi ? c'est que le petit ne peut contenir le grand. Les livres bouddhiques disent à l'avance les événements de cent millions d'années, exposent les choses
importantes de dix mille générations. Quand la 'grande simplicité' ne s'était pas encore élevée, que le 'grand commencement' n'était pas encore né, que le ciel (t'ien) et la terre
(k'ouen) se développaient à peine, que leur subtilité était insaisissable, que leur petitesse était impénétrable, le Buddha, entièrement, a complété à l'extérieur leur immensité, a
divisé à l'intérieur leur ténuité. Il n'est rien de tout cela qui n'ait été écrit. C'est pourquoi les chapitres de ses livres se comptent par myriades, et leurs mots par centaines de millions. Le
grand nombre rend plus complet, la grande masse rend plus riche. Pourquoi n'en pas vouloir ? Bien qu'aucun homme ne puisse venir à bout du tout, c'est comme lorsqu'on s'approche d'un fleuve pour
y boire ; désaltéré, on est satisfait. À quoi bon s'enquérir du reste ?
VI. On demande :
— Les livres du Buddha sont très nombreux ; je désire en obtenir l'essentiel et rejeter le superflu ; qu'on m'en dise directement la vérité, en en supprimant les ornements.
Meou-tseu dit :
— Ce n'est pas cela. Le Soleil et la Lune brillent tous deux, mais leur éclat ne se confond pas ; chacun des vingt-huit nakṣatra a une région à laquelle il préside. Les cent plantes
médicinales poussent en même temps, et chacune a sa maladie qu'elle guérit. Les robes fourrées en renard gardent du froid, et les vêtements en fibre préservent de la chaleur. Un bateau et un char
n'empruntent pas la même voie et tous deux servent aux voyageurs. La raison pour laquelle Confucius n'a pas considéré les cinq Classiques comme la somme absolue [de la sagesse] et a en outre
composé le Tch'ouen ts'ieou et le Hiao king, c'est qu'il désirait étendre les moyens du tao et donner à chacun suivant son désir. Les livres bouddhiques sont nombreux,
mais leur fond est un ; c'est ainsi que les sept traités, quoique différents, ont un même respect pour le tao, le tö, la bienveillance et la justice. Si les paroles du [livre
sur] la piété filiale (Hiao king) sont nombreuses, c'est que, suivant la façon d'être des gens, [le maître] s'adresse à eux. C'est ainsi que Tseu-tchang et Tseu-yeou posèrent tous deux
une question sur une même piété filiale ; Tchong-ni (Confucius) leur répondit différemment, s'en prenant au défaut de chacun d'eux. À quoi bon parler de rejeter ?
VII. On demande :
— Si la Voie du Buddha est très vénérable et très grande, comment se fait-il que Yao, Chouen, Tcheou-kong, Confucius ne l'aient pas pratiquée ? et que dans les sept Classiques on n'en mentionne
pas les paroles ? Vous qui aimez tant le Che [king] et le Chou [king], qui vous délectez du Li [ki] et du Yo [ki], comment
pouvez-vous encore goûter la voie du Buddha et vous plaire à des pratiques hétérodoxes ? Comment pouvez-vous les mettre au-dessus des king et des tchouan, et les trouver plus belles que la
doctrine sainte ? Je ne vous en approuve guère en vérité.
Meou-tseu dit :
— Un livre n'est pas nécessairement fait de paroles de K'ong K'ieou (Confucius) ; un remède n'est pas forcément [préparé sur] une ordonnance de Pien Ts'iao ; si [un livre] est d'accord avec ce
qui est juste, on le suit ; si [un remède] guérit, il est bon. L'homme supérieur prend partout ce qui est bon, comme autant de soutiens pour son corps. Tseu-kong disait : « Pourquoi notre maître
aurait-il un maître permanent ? » Yao rendit hommage à Yin Cheou, et Chouen à Wou Tch'eng ; Tan (Tcheou-kong) prit pour maître Lu Wang et K'ieou (Confucius) prit Lao T'an ; et cependant aucun de
tous [ces maîtres] n'apparaît dans les sept Classiques. Or, bien que ces quatre maîtres soient saints, les comparer au Buddha, c'est comparer le cerf blanc à la licorne, ou l'hirondelle au
phénix. Si cependant Yao, Chouen, Tcheou [-kong], Confucius les prirent pour maîtres de cette façon, combien plus en doit-il être ainsi pour la personne du Buddha avec ses lakṣaṇa, ses
anuvyañjana et son don de métamorphose, avec sa puissance surnaturelle sans borne ! Comment pourrais-je le rejeter et ne pas vouloir de lui pour maître ? Les cinq Classiques rendent
hommage à la justice ; encore y a-t-il des choses qui ne s'y trouvent pas. De ce que le Buddha n'y est pas mentionné, qu'y a-t-il là dont on doive prendre soupçon ?
VIII. On demande :
— Le Buddha a 32 lakṣaṇa et 80 anuvyañjana ; pourquoi est-il si différent des autres hommes ? Ce semblent là récits bien naïfs, dires peu véridiques !
Meou-tseu dit :
— Le proverbe dit : Qui a peu vu, beaucoup s'étonne, et, apercevant un chameau, dit que ce cheval a le dos enflé. Les sourcils de Yao étaient de huit couleurs ; les yeux de Chouen avaient double
pupille ; Kao Yao avait un mufle de cheval ; Wen-wang avait quatre seins ; les oreilles de Yu étaient à trois trous ; Tcheou-kong était bossu ; Fou-hi avait un nez de dragon Tchong-ni (Confucius)
avait le sommet de la tête concave : Lao-tseu avait la protubérance solaire et le croissant lunaire ( ?), et son nez était à double arête ; sa main tenait les lignes du [caractère] 'dix', et ses
pieds foulaient deux [caractères] 'cinq'. N'est-ce pas là différer des autres hommes ? Pourquoi donc révoquer en doute les lakṣaṇa et les anuvyañjana du Buddha ?
IX. On demande :
— Le Hiao king dit : « Notre corps et nos membres, nos cheveux et notre peau, nous les avons reçus de nos parents, nous ne devons ni les endommager, ni les blesser. » Tseng-tseu, sur le
point de mourir, (dit) : « Découvrez mes mains, découvrez mes pieds. » À présent, les çramaṇa se rasent la tête ; pourquoi vont-ils à l'encontre des enseignements du saint homme, et
s'écartent-ils de la voie des fils pieux ? Vous aimez toujours à discuter le pour et le contre, à mesurer le droit et le courbe ; contrairement [à toute vérité], pourrez-vous bien les approuver
?
Meou-tseu dit :
— Calomnier les saints et les parfaits, ce n'est pas bienveillant ; mesurer inexactement, c'est n'être pas sage ; si on n'est pas bienveillant, si on n'est pas sage, comment ferait-on croître la
vertu ; si on ne fait pas croître la vertu, on rentre parmi les méchants. La discussion est-elle donc [chose] si facile ? Jadis des gens de Ts'i montèrent dans une barque pour passer un fleuve ;
le père tomba à l'eau ; son fils se découvrit les bras, saisit son père par la tête et, le secouant la tête en bas, lui fit ressortir l'eau par la bouche ; ainsi son père revint à la vie. Or il
n'est rien de plus contraire à la piété filiale que de saisir son père par la tête et de le secouer la tête en bas ; mais, pour ce qui est de conserver la vie de son père, s'il eût salué les
mains jointes et accompli les [rites] constants d'un fils respectueux, son père serait mort noyé. Confucius a dit : « Il y a des gens qui peuvent remonter aux principes avec [nous], mais qui sont
incapables d'agir avec [nous] selon les circonstances ». C'est ce qu'on appelle « se plier aux nécessités du moment ». Le Hiao king dit encore : « Les anciens rois avaient la Vertu
parfaite et la 'Voie essentielle' ; cependant T'ai-po se coupa les cheveux et se tatoua le corps. Ainsi, en suivant la coutume de Wou et de Yue, il a violé la règle [qu'on doit observer] pour son
corps et ses membres, ses cheveux et sa peau. Et cependant Confucius, parlant de lui, [dit] : « On peut l'appeler Vertu parfaite » ; Confucius ne le blâmait donc pas de s'être coupé les cheveux.
C'est de ce point de vue qu'en cas de grande vertu il ne faut pas s'arrêter aux petites choses. Les çramaṇa abandonnent leur patrimoine, quittent femme et enfants, n'écoutent pas la
musique, ne regardent pas la beauté ; on peut dire que c'est l'extrême renoncement. En quoi vont-ils à l'encontre des enseignements saints ou manquent-ils à la piété filiale ? Yu Jang avala du
charbon et se vernit le corps ; Nie Tcheng, tailladant son visage, se mit à mort lui-même ; Po Ki se jeta dans le feu ; 'Belle action' se mutila le visage. Les hommes de bien les ont considérés
comme braves et morts pour la justice ; je n'ai pas entendu dire qu'ils les aient blâmés de s'être détruits eux-mêmes. Et si les çramaṇa se rasent la barbe et les cheveux, qu'on compare [leur
acte] à [ceux de] ces quatre personnes ; n'en restent-il pas encore bien loin ?
X. On demande :
— Il n'est pas de plus grand bonheur que la postérité, il n'est rien de plus contraire à la piété filiale que de n'avoir pas de descendants. Les çramaṇa quittent femme et enfants et
renoncent à leur patrimoine, ou bien ne se marient pas de toute leur vie ; pourquoi violent-ils ainsi les règles du bonheur et de la piété filiale ? Ils se rendent à eux-mêmes la vie dure, il n'y
a rien là de merveilleux; ils se retirent du monde, il n'y a rien là de remarquable.
Meou-tseu dit :
— Qui a plus à gauche, a moins à droite ; qui est plus grand devant, est plus étroit derrière. Mong Kong-tch'o excellait comme intendant [des grandes familles] de Tchao et de Wei, mais il ne
pouvait être ministre de T'eng ou de Sie. Famille, patrimoine, c'est là le superflu du monde ; la purification du corps, le wou-wei, c'est là l'excellence de la Voie. Lao-tseu dit : « De
la renommée ou du corps, lequel nous touche de plus près ? Du corps ou des richesses, lequel nous est plus précieux ? »
[Meou-tseu] dit encore :
— Regardons les traditions transmises par les trois dynasties ; voyons les pratiques doctrinales des lettrés et de Mo-[tseu]. On récite le Che [king] et le Chou
[king], on cultive le Li [ki] et le Yo [ki], on vénère la bienveillance et la justice, on estime la pureté, vos concitoyens transmettent vos actes, et
votre renommée s'étend au-delà des mers ; voilà la ligne de conduite que suivent les lettrés moyens, mais que n'apprécient pas les détachés. Qu'on ait devant soi la perle de Souei et derrière soi
un tigre rugissant : quiconque s'en aperçoit se sauve et n'ose prendre ; pourquoi ? C'est qu'on met la vie avant le gain. Hiu Yeou logeait sur un arbre ; [Po] Yi et (Chou) Ts'i moururent de faim
à Cheou-yang. Confucius a loué leur sagesse, disant : « Ils ont voulu être humains, et ils ont su être humains. » Je n'ai pas entendu dire qu'il les ait blâmés de n'avoir eu ni postérité ni
richesses. Les çramaṇa pratiquent le tao et le tö et remplacent par [eux] les plaisirs du monde ; ils se tournent vers la pureté et le sagesse et s'écartent par
[elles] des joies de la famille. Si cela n'est pas merveilleux, qu'y a-t-il de merveilleux ; si cela n'est pas remarquable, qu'y a-t-il de remarquable ?
XXX. On demande :
— Les taoïstes pratiquent parfois l'abstinence de toute céréale et ne mangent pas (de grains), mais ils boivent du vin et mangent de la viande. Ils disent que c'est là un précepte de Lao-tseu. Au
contraire, les bouddhistes proscrivent absolument le vin et la viande, mais mangent des grains. D'où vient cette différence ?
Meou-tseu dit :
— Les doctrines pullulent misérablement ; il y en a quatre-vingt-seize sortes ; mais pour la placidité, pour le wou-wei, aucune n'est au-dessus du bouddhisme. J'ai regardé les deux
sections de Lao-tseu ; j'ai connu qu'il défendait les cinq saveurs, mais je n'ai pas vu qu'il proscrivît les cinq céréales. Le saint homme a fixé le texte des sept Classiques ; il n'y a aucun
précepte [qui commande] de se priver de grains. Lao-tseu a composé [le texte] des Cinq mille mots ; il n'y est pas question de s'abstenir des céréales. Le saint homme dit : « Ceux qui mangent des
céréales sont sages ; ceux qui mangent de l'herbe sont stupides ; ceux qui mangent de la chair sont violents ; ceux qui se nourrissent d'air vivent longtemps. » Les gens de ce monde, ne
comprenant pas ces choses, ont vu les six oiseaux retenir leur souffle et ne plus respirer, ne pas manger en automne et en hiver ; ils ont voulu les imiter. Mais ils ne savent pas que chaque
espèce a sa nature particulière. L'aimant attire le fer, il ne peut déplacer un poil.
XXXI. On demande :
— Pour ce qui est des céréales, est-ce qu'on peut s'en passer ?
Meou-tseu dit :
— Moi aussi, quand je n'avais pas encore compris la grande Voie, j'ai étudié [ces pratiques taoïques]. Les recettes [de longévité] par abstention de céréales, il y en a des centaines et des
milliers ; je les ai pratiquées, mais sans succès ; je les ai vu employer, mais sans résultat ; c'est pourquoi je les ai abandonnées. Prenons les trois maîtres sous lesquels j'ai étudié ; ils se
disaient âgés de 700, de 500 et de 300 ans ; mais il y avait à peine trois ans que je m'étais mis à leur école, que tous trois étaient décédés. Et pourquoi ? C'est qu'ils s'abstenaient absolument
de céréales, mais dévoraient toutes sortes de fruits. Ils mangeaient de la viande par doubles assiettées, et buvaient du vin à pleines coupes ; aussi leurs humeurs étaient-elles dérangées, et
leurs esprits vitaux égarés. L'essence des céréales ne se répandait pas en abondance ; aussi leurs oreilles et leurs yeux étaient-ils troublés et ils n'évitaient pas la débauche. Je leur en
demandais la raison. Ils me répondaient : « Lao-tseu dit : « Diminuez [votre action] et diminuez-la encore, jusqu'à parvenir au wou-wei. » Il faut la diminuer de jour en jour. » Mais je
voyais bien que cela augmentait de jour en jour et ne diminuait pas : aussi tous trois sont-ils morts avant d'être arrivés [à l'âge où] l'on connaît la volonté [céleste]. Yao, Chouen,
Tcheou-kong, Confucius n'ont pu atteindre cent années, et les générations postérieures s'abusent stupidement, règlent leur nourriture, s'abstiennent de céréales et cherchent une éternelle
longévité. Hélas !
XXXII. On demande :
— Les taoïstes disent qu'ils peuvent écarter les influences nocives et n'être pas malades, et qu'ils guérissent sans employer ni l'acupuncture, ni les médicaments. Est-ce vrai ? Et comment se
fait-il que les bouddhistes soient malades et aient recours à l'acupuncture et aux médicaments ?
Meou-tseu dit :
— Lao-tseu dit : « Quand quelque être est devenu fort, il vieillit ; c'est qu'on peut dire que [l'être fort] est contraire au tao ; tout ce qui est contraire au tao finit prématurément.
» Il n'y a que ceux qui ont obtenu la Voie qui ne naissent plus ; ne naissant plus, ils n'arrivent pas à l'âge fort ; n'arrivant pas à l'âge fort, ils ne vieillissent pas ; ne vieillissant pas,
ils ne sont pas malades ; n'étant pas malades, ils ne pourrissent pas. C'est pourquoi Lao-tseu fait du corps la grande calamité. Quand Wou-wang fut malade, Tcheou-kong demanda les ordres [du
Ciel]. Quand Confucius fut malade, Tseu-lou le pria de lui laisser implorer les dieux. Je vois que tous les hommes saints sont sujets aux influences nocives, je ne m'aperçois pas qu'ils échappent
à la maladie. Chen-nong essaya les herbes, et plusieurs d'entre elles faillirent le faire mourir ; Houang-ti, se prosternant, fut traité au moyen de l'acupuncture ( ?) par K'i Po. Comment ces
trois saints ne vaudraient-ils pas les docteurs taoïstes (tao-che) d'aujourd'hui ? Examinez attentivement ces paroles, et ce sera suffisant pour vous faire rejeter [ces pratiques].
XXXIII. On demande :
— Toutes les doctrines enseignent un même wou-wei. Pourquoi distinguez-vous et classez-vous, et dites-vous que leurs [wou-wei] sont différents ? Cela ne fait qu'inspirer des
doutes à l'étudiant. Je vois là un excès, et aucun avantage.
Meou-tseu dit :
— Si on les appelait ensemble herbe, il serait impossible d'exprimer la nature des diverses herbes ; si on les appelait ensemble métal, il serait impossible d'exprimer la nature
des divers métaux. La classe est la même ; les qualités spécifiques sont différentes. Il en est ainsi des dix mille objets ; comment les doctrines seules [feraient-elles exception] ? Jadis Yang
[Tchou] et Mo [Ti] obstruaient la route des lettrés voitures ne pouvaient avancer, les hommes ne pouvaient marcher. Mencius les écarta et on sut qui suivre. Quand Che K'ouang jouait du
k'in, il attendait que d'autres mélomanes arrivassent derrière lui. Le saint homme réglait les lois dans l'espoir que des hommes supérieurs les verraient ensuite. Quand jade et pierre
étaient entassés dans une même boîte, Yi Touen changeait de couleur. Quand le vermillon et le violet luttaient ensemble, Confucius en soupirait. Ce n'est pas que le Soleil et la Lune cessent de
briller quand les masses sombres en obscurcissent l'éclat ; ce n'est pas que la voie du Buddha ne soit pas droite quand les systèmes particuliers voilent son utilité universelle. C'est pourquoi
je distingue et je sépare. La sagesse de Tsang Wen, la droiture de Wei cheng n'ont pas été goûtées par Confucius. Il s'agit de paroles propres à réformer le monde ; qu'y a-t-il là d'excessif et
qui soit dépourvu d'avantage ?
XXXIV. On demande :
— Vous raillez les esprits et les génies, vous rejetez le merveilleux, vous ne croyez pas qu'il y ait une doctrine d'immortalité ; soit. Mais pourquoi croire que seule la Voie du Buddha peut
sauver le monde ? Le Buddha vivait dans les pays étrangers ; vos pieds n'ont jamais foulé sa terre natale, vos yeux n'ont jamais vu sa demeure. Vous ne considérez que ses textes et vous avez foi
en sa conduite. Mais à considérer la fleur, on ne peut connaître la graine ; à regarder l'ombre, on ne peut scruter le corps. Peut-être tout cela n'est-il pas bien véridique ?
Meou-tseu dit :
— Confucius a dit : « Voyez ce que fait un homme ; considérez ses motifs ; recherchez à quoi il se plaît ; comment un homme pourrait-il dissimuler son caractère ? Jadis, par les questions posées
entre Lu Wang et Tcheou-kong sur le mode de gouvernement [dans leurs fiefs], [Tcheou-kong] put prévoir à quoi aboutiraient leurs descendants. Yen Yuan, au jour de la montée en quadrige, vit la
manière de conduire de Tong-ye Pi, et sut qu'il allait être renversé. Tseu-kong considéra la rencontre des [princes de] Tchou et de Lou, et mit en lumière les raisons de leur perte [prochaine].
Confucius entendit jouer Che Kouang, et reconnut l'air de musique de Wen-wang. Ki-tseu, en écoutant la musique, distinguait les airs des divers royaumes. À quoi bon fouler du pied, à quoi bon
voir de ses yeux ?
XXXV. On demande :
— Je suis allé jadis au pays de Yu-tien ; je m'y suis souvent rencontré avec des çramaṇa et autres gens de la Voie. Je les ai embarrassés par mes questions ; ils n'ont pu répondre et se sont
retirés. Beaucoup ont changé leur volonté et modifié leurs idées. Vous seul êtes donc difficile à faire changer ?
Meou-tseu dit :
— Quand une plume légère se trouve en un endroit assez haut et que le vent s'élève, elle s'envole ; quand un caillou est au fond de la vallée, un filet d'eau le roule. Mais le T'ai-chan n'est pas
ébranlé par un cyclone ; un roc énorme n'est pas déplacé par un courant violent. Le prunier, le prunellier, quand il y a gelée blanche, perdent leurs feuilles, mais le pin et le cyprès ne se
fanent pas aisément. Les gens de la Voie que vous avez vus n'avaient qu'une connaissance superficielle, une expérience insuffisante ; c'est pourquoi ils vous ont cédé. Je suis peu intelligent, et
vous ne pouvez venir à bout de moi, combien plus de celui qui comprend la doctrine. Vous ne vous réformez pas et vous voulez réformer les autres ; je n'ai pas encore entendu dire que Tchong-ni
(Confucius) ait suivi Tao Tche, ou que Tang [Wang] ou Wou [Wang] aient pris pour modèle et Kie ou Tcheou.
XXXVI. On demande :
— Les préceptes des esprits et des génies sont de ne pas manger en automne et en hiver, ou d'entrer dans une chambre pour ne pas en sortir pendant plusieurs semaines ; c'est le comble de la
placidité ; je trouve cela estimable et vénérable ; la loi du Buddha n'arrive sans doute pas à cela?
Meou-tseu dit :
— Montrant le Sud, vous en faites le Nord, et vous dites que vous n'êtes pas illusionné, vous prenez l'Est pour l'Ouest et dites que vous n'êtes pas troublé ; c'est avec un hibou railler un
phénix, avec une courtilière ou un ver de terre s'en prendre à la tortue et au dragon. La cigale ne mange pas, et l'homme supérieur ne l'estime pas ; les grenouilles et les boas se cachent dans
les trous, et l'homme saint n'en fait aucun cas. Confucius dit : « Parmi les espèces naturelles du ciel et de la terre, la plus précieuse, c'est l'homme » ; je n'ai pas entendu dire qu'il estimât
les cigales ou les boas. Assurément parmi les hommes il y en a qui aiment à manger des roseaux et rejettent la cannelle et le gingembre, qui renversent l'ambroisie et dégustent le suc de
vinaigre. C'est que bien qu'un fil, bien qu'un poil soit petit, en le regardant on peut le distinguer ; mais, malgré l'immensité du T'ai-chan, si on lui tourne le dos on ne le verra pas. La
volonté peut s'attacher ou ne pas s'attacher ; la pensée peut s'exercer ou ne pas s'exercer. [Le pays de] Lou estimait le chef de la famille Ki et méprisait Confucius ; [le pays de] Wou regardait
comme sage le ministre P'i et considérait comme incapable [Wou] Tseu-siu. Et que vous doutiez, n'est-ce pas aussi ce qu'on peut attendre de vous ?
XXXVII. On demande :
— Les taoïstes disent que Yao, Chouen, Tcheou-kong, Confucius, les 72 disciples ne sont pas morts et sont devenus des génies (sien). Les bouddhistes disent que tous les hommes doivent
mourir, et que personne n'y peut échapper ; qu'est-ce à dire ?
Meou-tseu dit :
— Ce sont là paroles insensées, et qui n'ont pas été dites par les saints. Lao-tseu dit : « Le ciel et la terre ne peuvent durer indéfiniment ; combien plus les hommes ! » Confucius dit : « Même
quand on a quitté le monde, la piété filiale demeure éternellement. » J'ai parcouru les six études, j'ai regardé les récits et les mémoires. Pour Yao, il y a qu'il trépassa ; Chouen a le mont de
Ts'ang-wou ; Yu a le tertre funéraire du Kouei-ki ; Po Yi et Chou Ts'i ont la tombe de Cheou-yang ; Wen-wang mourut avant d'avoir puni Tcheou ; Wou-wang périt avant que Tch'eng-wang fût devenu
grand ; pour Tcheou-kong, il y a le paragraphe du changement [des règles] de sépulture ; Confucius a le rêve des deux colonnes ; Po-yu a l'année où il devança son père ; Tseu-lou a la parole
d'avoir été haché en morceaux ; Po-nieou a le texte de « telle est la volonté céleste ». Tseng Ts'an a la phrase de découvrir ses pieds ; Yen Yuan a l'hommage que « malheureusement son destin fut
court », et la comparaison de la plante qui bourgeonne, mais n'arrive pas à fleurir. Toutes ces phrases sont dans les Classiques ; ce sont des paroles capitales des saints. Je vous apporte en
témoignage les Classiques et les commentaires, et je vérifie mes dires par le cas des autres hommes. Si vous parlez encore d'immortalité, comment ne seriez-vous pas égaré ?
XXXVIII. On demande :
— Vos explications sont vraiment complètes ; ce n'est assurément pas là ce que jusqu'ici nous avions entendu. Mais pourquoi avez-vous fait de vos arguments exactement trente-sept paragraphes ; y
a-t-il là aussi quelque modèle ?
Meou-tseu dit :
— Des chatons de fleurs tournaient au vent, et les roues de voiture existèrent ; un arbre creux flottait, et barques et avirons furent créés ; une araignée tissait sa toile, et les filets
s'étendirent ; des empreintes d'oiseaux apparaissaient, et on eut l'écriture. C'est ainsi qu'on peut aboutir facilement avec un modèle, difficilement sans modèle. J'ai vu que comme essence des
livres du Buddha, il y a 37 catégories, et que dans le Livre du tao de maître Lao, il y a également 37 paragraphes ; c'est pourquoi je les ai imités.
Là-dessus l'homme égaré qui l'écoutait fut pris d'une crainte respectueuse et changea de couleur ; il croisa les mains et quitta sa place ; se reculant, il se prosterna, et dit :
— Je suis un aveugle stupide ; je suis né dans un recoin sombre. J'ai osé prononcer des paroles absurdes sans m'inquiéter du malheur ou du bonheur [qui en pouvait résulter]. Aujourd'hui, j'ai
entendu vos instructions ; c'est brusquement de l'eau bouillante jetée sur la neige. Je demande à changer de sentiment, à purifier mon cœur et à me réformer. Je désire recevoir les cinq préceptes
et devenir upāsaka.