Laotseu
LE TAO DE LAOTSEU
Librairie de l'art indépendant, Paris, 1894, 46 pages.
LE TE DE LAOTSEU
Librairie de l'art indépendant, Paris, 1894, 58 pages.
traduits par Albert de POUVOURVILLE (Matgioi) (1861-1939)
Introduction
Texte intégral : le Tao - le Te
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Avoir habité le pays où le Tao a été écrit, où son esprit s'enseigne, où ses préceptes se
pratiquent, est la seule excuse que l'on puisse présenter à une nouvelle traduction du Tao de Laotseu. C'est la mienne.
Nul n'espérera atteindre un plus grand savoir théorique, un plus grand discernement didactique que ceux dont M. Stanislas Julien a fait preuve. À cet élégant et érudit commentateur on n'aurait pu
demander que plus de solidarité avec l'idée, plus de connaissance de l'âme chinoise. Il regrettait lui-même que son atavisme, la distance et ses fonctions le tinssent irréparablement éloigné d'un
peuple qui l'intéressait à tant d'égards, et il exprimait ces regrets, lorsqu'il s'associait (Taoteking, trad. de S. Julien 1842 : Introduction, p. III) à la déclaration suivante, faite
par un autre célèbre sinologue :
« Le texte du Tao est si plein d'obscurités, nous avons si peu de moyens pour en acquérir l'intelligence parfaite, si peu de connaissance des circonstances auxquelles l'auteur a voulu faire
allusion ; nous sommes si loin, à tous égards, des idées sous l'influence desquelles il écrivait, qu'il y aurait de la témérité à prétendre retrouver exactement le sens qu'il avait en vue. »
Mémoire sur Lao-tseu, par
Abel-Rémusat, tome VII des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
M. Julien dit, pour son excuse — ce dont il n'avait nul besoin, — que les commentateurs chinois eux-mêmes ne sont pas d'accord sur le sens du Tao. J'ai constaté, au contraire, durant de longs
stages, une parfaite uniformité de doctrine ; et les interprètes chinois, compagnons de travail de M. Julien, qui se réclame de leur parole, me semblent avoir fait là un acte de politesse, en
face des embarras du professeur qu'ils assistaient, politesse qui n'aurait pu abuser un instant un habitué de l'Extrême-Orient.
La traduction — ou mieux la paraphrase — du Tao de M. Julien est donc une traduction à idées et à expressions françaises, comme sont aujourd'hui les transcriptions de nombreux livres orientaux,
faites par des adaptateurs, ignorants des langues et des peuples, et entourés seulement des interprètes spéciaux. Les ouvrages similaires des personnes qui ont fait, sur les lieux mêmes, une
étude profonde des philosophies et des littératures extrême-orientales, se distinguent par des qualités bien supérieures ; et je n'en veux pour preuve que l'éminente traduction que M. Philastre a faite du Yi-king et de ses commentaires traditionnels
(Annales du Musée Guimet : t. VIII et XXIII).
Il paraît donc que l'expérience de la race et de la langue par le frottement de la vie coutumière est la meilleure condition où puisse se trouver un traducteur consciencieux ; et, en ce qui
regarde le Tao de Laotseu, indépendamment de toutes recherches techniques et philologiques, il semble que l'homme le plus heureusement préparé à une transcription fidèle à la fois de la lettre et
de l'esprit, soit celui qui aurait eu la fortune d'entendre, non pas des interprètes disserter en français sur la valeur des caractères, mais des savants exposer en langue mandarine, les idées
que ces caractères leur représentaient.
Vivre de la vie de ces hommes, écouter leurs discours, voir leurs maximes mises en action : étudier les enseignements des tongsang, docteurs laïques, professeurs de la doctrine
métaphysique ; recueillir les rares paroles tombées de la bouche des phutuy, fils spirituels des mages hiératiques qui furent les premiers disciples du Maître ; observer les méditations
des phap, moines errants, suspects aux dynasties de Péking et de Hué, mystiques qui ont conservé la tradition des sciences divinatoires, voilà la préparation qui semble nécessaire pour
mesurer la profondeur des chapitres de Laotseu.
C'est là ce que j'ai fait pendant quatre ans, avec un profond amour de la vérité, et une curiosité tempérée de respect.
C'est pourquoi j'ose présenter ici cette très fidèle traduction du Tao, que mes lecteurs français trouveront peut-être inutile et obscure, mais qu'à coup sûr mes maîtres chinois ne désavoueraient
point.
Matgioi.
Paris, Janvier 1894.
Note pour l'intelligence du texte
Aucun commentaire, ni de métaphysique, ni de philologie, n'accompagne cette traduction. L'explication métaphysique des tongsang est réservée pour un ouvrage en préparation. Cette traduction
est en effet destinée à être débarrassée de tout bagage étranger, et à représenter exactement et uniquement le texte du Tao.
Les mots entre parenthèses font partie du texte même de Laotseu ; la tradition les considère comme une glose écrite. Les parenthèses, en caractères italiques, ne sont pas dans le texte ; mais
elles sont nécessaires et les explicateurs les ajoutent toujours : C'est la tradition orale. Mais je me suis imposé en règle de n'ajouter ces italiques que lorsqu'elles sont indispensables à la
compréhension de la phrase. D'ailleurs, la plupart du temps, le nombre total des substantifs, adjectifs, pronoms, verbes et adverbes d'une phrase, est égal au nombre des caractères qui
constituent le sens correspondant dans le texte du Tao.
Première
page
La voie, qui est une voie, n'est pas la Voie.
Le nom, qui a un nom, n'est pas le Nom.
Sans nom, c'est l'origine du ciel et de la terre.
Avec un nom, c'est la mère des dix mille êtres.
Avec la faculté de non-sentir, on est proche de le concevoir.
Avec la faculté de sentir, on atteint sa forme [comme d'une chose dont on trafique.]
C'est là vraiment deux [choses].
Apparaissant ensemble, leur nom est facile.
Expliquée ensemble, leur origine est obscure.
Obscure, cette origine devient davantage obscure.
La foule [des êtres] passe par cette porte.
Deuxième page
Les êtres de l'univers connaissent le bien ; ils désirent fairele bien.
Au temps fixé pour le bien, voici le mal.
Les êtres connaissent le probe ; ils désirent être probes.
Alors voici l'improbe.
C'est pourquoi un [concept] et son contraire naissent ensemble.
Le difficile et le facile se produisent l'un l'autre.
Le grand et le petit apparaissent l'un par l'autre.
Le haut et le bas se déterminent l'un l'autre.
Le ton et le son [de la voix] concordent.
L'avant et l'après se commandent l'un l'autre [en se suivant].
Ainsi voilà que l'homme parfait n'agit pas [des choses inférieures].
Faire, se taire, [voilà] la doctrine.
Les dix mille êtres travaillent, mais il ne les oublie pas.
Il les produit, mais ne les possède pas.
Il les développe, mais ne gagne rien [sur eux].
Les mérites accomplis, il ne leur est pas.
Évidemment, il ne leur est pas : ainsi il n'en est pas abandonné*.
Troisième page
N'exalter pas les Sages, [c'est] vouloir que les hommes ne luttent pas.
Sans richesses, il est très difficile de s'enrichir : [c'est] vouloir que les hommes ne s'occupent pas d'intérêts.
Ne pas regarder ce qui invite à sentir et à désirer, les hommes [ont] ainsi le cœur tranquille.
Voici que l'homme parfait commande :
Coeur vide : beaux dehors.
Faible apparence : corps vigoureux.
[C'est] vouloir que les hommes ne comprennent pas, ne désirent pas.
[C'est] vouloir connaître agir, et ne pas aller jusqu'à agir.
Agir [consiste aussi à] ne pas agir. Ainsi, jamais on n'est sans agir.
Quatrième page
La Voie est le terme, mais aussi le moyen.
Peut-être elle est sans fond ; c'est le fleuve où les dix milles êtres ont leur source.
[L'homme parfait] parle tranquille.
Il ouvre [détermine] le sort.
Il égalise la splendeur : il égalise les ténèbres [les immondices de l'eau.]
Il devient semblable à un fils pieux.
Moi, je ne sais pas celui seul dont il est fils.
C'est l'ancêtre [de l'image] du Maître.
Cinquième page
Le ciel et la terre sont-ils sans beauté : alors les dix mille êtres sont comme le vide.
L'homme parfait est-il sans beauté : alors les cent familles sont comme le vide.
Le ciel et la terre sont réguliers : Comment donc [les hommes] agissent-ils, tôt ou tard ?
[Ils sont] vides, mais ne s'en inquiètent pas.
Ils s'agitent, mais s'éloignent de plus en plus.
Ils parlent beaucoup, et se trompent souvent.
Ils ne sont pas semblables à qui tait [sa pensée] dans son cœur.
Sixième page
Le tréfonds de l'esprit ne meurt pas : il est dans les ténèbres profondes.
Profonde et ténébreuse est la porte [de l'esprit].
Le ciel et la terre forment sa racine.
Penser, penser comme un fils pieux, [c'est] le moyen de réussir : inutile de toucher.
Septième page
Le ciel et la terre sont à l'infini ; le ciel et la terre vivent éternellement à l'infini.
Certainement ils ne se sont pas engendrés eux-mêmes ; c'est pourquoi on sait qu'ils sont éternels.
Ainsi, prendre [en modèle] l'homme parfait, les hommes sont en arrière, [ne peuvent encore] : mais les hommes deviendront [comme] le ciel.
Étrangers lui sont les hommes, maïs il leur est affectueux.
Il ne perd rien : seul il ne trompe pas.
C'est pourquoi il peut acquérir, lui seul.
Huitième page
Supérieure est l'eau pure.
L'eau est pure : parfaits sont les dix mille êtres, mais ils ne sont pas émus.
Là où est la foule des méchants, voilà où sert la méthode de la Voie.
La terre est-elle pure ? Le cœur est pur [comme] un fleuve.
Tous les hommes sont-ils purs ? ils parlent en pure confiance.
Ils agissent purement, droitement ; ils travaillant purement ; ils ont coutume d'être influencés purement, quoiqu'ils ne soient pas émus.
C'est pourquoi là il n'y a pas [besoin] de la méthode.
Neuvième page
Prendre, mais garder beaucoup, n'est pas semblable à [ce qui est] suffisant.
[Agir] de suite, puis se reposer : on ne peut garder longtemps.
Or et diamants en foule, dans la famille, on ignore les conserver.
Riche, mais vain : [la richesse] s'en va d'elle-même au dehors.
[Mais] l'homme, qui a du mérite, a un nom illustre ; son esprit devient supérieur.
La Voie du ciel [donne] ainsi.
Dixième page
[Les hommes] portent le corps et le sang comme une enveloppe ; ils ne peuvent les abandonner.
L'esprit se transmet [aux races] jusqu'à leur extrémité ; il est tout pareil dans les enfants.
Il est, jusqu'au bout, obscur ou clair ; et [le Ciel] ne l'éprouvera pas.
[Le ciel] aime toutes choses, et commande à tous [les hommes]. Mais ils n'agissent pas tous.
La porte du ciel s'ouvre et se ferme : [le ciel] alors les éprouve.
S'il voient clair des quatre côtés, pourtant ils ne distinguent pas encore.
Ceux qui naissent rassemblent déjà [les mérites des pères].
Ils veulent engendrer, et ne peuvent.
Ils travaillent, mais ne produisent pas.
Ils [veulent] agrandir, mais [n'ont] rien de neuf [à ajouter à ce qui est].
Voilà donc une vertu imparfaite.
Onzième page
Trente rais réunis forment un assemblage [une roue] : il ne convient pas [seul]. S'il y a [dessus] un char, on peut s'en servir.
Prendre directement en propriété ; cela ne convient pas : [mais] si l'on a une propriété on peut s'en servir.
Construire une maison ; réparer, apprêter une maison : cela ne convient pas : mais, s'il y a une maison, on peut s'en servir.
C'est pourquoi prendre pour son bien donne un gain [mauvais], ne pas prendre permet de se servir.
Douzième page
Les cinq couleurs, l'homme intelligent les distingue par l'œil.
Les cinq tons, l'homme intelligent les perçoit par l'oreille.
Les cinq saveurs, l'homme intelligent les goûte par la bouche.
D'une course rapide, [comme celle du rat dans la rizière], tout se répand ainsi dans le cœur de l'homme intelligent.
Toutes choses difficiles à acquérir, l'homme intelligent y travaille avec persévérance.
Ainsi l'homme parfait fait et refait, mais ne fait pas devant l'œil [en public.]
C'est pourquoi il rejette autre chose [la fait en public], et garde cette chose-ci [la fait en secret].
Treizième page
Le tremblement des lèvres [par la parole] est semblable au saisissement de frayeur.
[Pourquoi] le riche et l'illustre sont-ils inquiets comme moi [pauvre] ?
De quelle façon le tremblement des lèvres [du riche] est-il semblable au saisissement de frayeur ?
C'est qu'il tremble de tomber.
Quand il possède, il est pareillement saisi de frayeur.
Quand il a perdu, il est pareillement saisi de frayeur.
Voilà pourquoi le tremblement des lèvres est semblable au saisissement de frayeur.
De quelle façon le riche et l'illustre sont-ils inquiets comme moi [pauvre] ?
Nous, nous prenons une grande inquiétude :
Voici pourquoi :
[Dieu] nous a faits avec une personnalité. S'il ne nous avait pas faits avec une personnalité, pourquoi serions-nous inquiets ?
C'est pourquoi le riche [doit] penser dans son cœur à aider tous les hommes.
Il convient qu'il soit le dépositaire de tous les hommes.
Ainsi il aura la fidélité pieuse de tous les hommes.
Il convient qu'il soit ainsi connu clairement de tous les hommes.
Quatorzième page
On regarde, on ne voit pas [la Voie]. Son nom se prononce le Manque.
On écoute, on n'entend pas [la Voie]. Son nom se prononce le Subtil.
On cherche, on ne touche pas [la Voie]. Son nom se prononce le Vide.
Ces trois choses, il ne se peut qu'elles deviennent claires.
C'est pourquoi, [quoique] plusieurs, elles deviennent cependant une seule chose.
La partie supérieure n'est pas évidente ; sa partie inférieure n'est pas cachée [ne dort pas].
[La Voie] éternelle n'a pas de nom [qui lui convienne].
Elle réintègre [les hommes] dans le vide.
Ainsi donc, n'avoir pas de forme est sa forme : n'avoir pas de dehors est son dehors : ainsi [les hommes] souffrent continuellement**.
En avant [de la Voie], on ne voit pas sa tête.
En arrière, on ne voit pas son dos.
En apprenant très longtemps la Voie, des Sages peuvent exister aujourd'hui.
Le [Sage] lettré connaît le passé et le présent : ainsi donc il enseigne la Voie.
Quinzième page
Auparavant, les Sages s'occupaient à enseigner : [ils étaient] peu nombreux, mystérieux, profonds et pénétrants [jusqu'au travers].
Renfermés, on ne pouvait les comprendre.
Quoiqu'on ne pût les comprendre, pourtant [je] travaille constamment à [déterminer] leur apparence.
Les voici circonspects, comme qui traverse un fleuve glacé.
Les voici prudents, comme qui a peur des quatre côtés.
Les voici paisibles, comme l'étranger.
Nous, nous voici semblables à [des hommes qui] disparaissent [en tombant] et se noient ensemble.
Nous voici grossiers comme [des choses] dures.
Nous voici vides comme des trous.
Nous voici donc ensemble [avec les Sages] comme l'eau troublée.
Le Sage, qui se souvient, arrête le mouvement de l'eau troublée, et la rend très claire.
Le Sage qui se souvient, et qui a gagné la paix, obtient une vie longue, plus longue.
C'est ainsi observer la Voie ; il ne veut pas se répandre, quoiqu'il ne se répande pas.
C'est pourquoi le Sage se préserve, et n'a pas besoin de devenir autre. [de se renouveler].
Seizième page
[Un homme] qui est empêché vers son but, prend [quand même] la pente facile [de la montagne].
Les dix mille êtres créent et travaillent.
Nous regardons [les hommes] se conformer et suivre.
Voici que toutes choses sont obscures, obscures.
Ensemble elles retournent à leur origine.
Retourner à son origine, c'est être en paix.
Être en paix, c'est se conformer.
Se conformer, c'est se rappeler.
Savoir se rappeler, c'est être clairvoyant.
Ne pas savoir se rappeler conduit à agir malinconsciemment.
Savoir se rappeler la valeur [des choses], c'est acquérir, des mérites durables.
Le mérite durable [rend] roi.
Un roi est durable par le ciel.
Le ciel est durable par la Voie.
La Voie est durable dans l'éternité.
Ainsi les deux corps [les pères et les fils, les races] ne finissent pas.
Dix-septième page
Le grand Supérieur, (le ciel), les hommes au-dessous savent qu'il existe.
Une fois, ils l'aiment et pensent à lui.
Une fois, ils le craignent.
Une fois, ils l'invectivent.
Avoir peu confiance, c'est n'avoir pas confiance.
Ainsi donc [voici] qu'il faut parler sagement.
Des mérites personnels peuvent être acquis ainsi ; [mais] les cent familles disent ensemble : nous agissons naturellement [sans raisonnement].
Dix-huitième page
[Les hommes] qui pratiquent la Grande Voie ont la justice et l'humanité.
Pratiquant l'intelligence, ils ont le respect [les uns des autres].
[Mais] six hommes non unis ont l'égoïsme.
L'empire troublé et confus a des officiers Hoan***.
Dix-neuvième page
L'esprit pénétrant du sage a des mérites et de l'habileté : alors les hommes sont parfaits de cent façons.
L'esprit pénétrant a des mérites et de l'humanité ; alors les hommes obéissent, et ont de la piété filiale.
L'esprit pénétrant a beaucoup de mérites et de perfections : Alors il n'y a plus voleurs ni pirates.
Voici vraiment trois choses : il n'est pas assez travaillé de caractères [pour les comprendre].
C'est pourquoi le Sage les retient. Il voit le bien enveloppé dans les feuilles [caché] ; il veut encore approfondir le vrai.
Vingtième page
L'esprit qui étudie n'est pas inquiet.
Égaux ensemble, les hommes marchent ensemble sur le même pont.
Les bons marchent avec les mauvais : quoique marchant ensemble ils ne sont pas confondus.
Les hommes sont inquiets : il n'est pas possible de n'être pas inquiets.
Les dissolus ne supportent pas encore de calamités : et cette foule se réjouit, comme heureuse, très inconsidérément, comme si elle montait au temple pendant les mois Xuan****.
[Ils pensent] : je suis jeune ; ce n'est pas encore le temps d'être malheureux ; je suis pareil à l'enfant qui n'a pas cessé de téter.
[Je dis] : oui, oui ; mais je suis pareil à [l'enfant] qui ne rentre pas [suivant l'ordre].
Tous les hommes ont du superflu : seul, je ne m'y attache pas.
À ces hommes, stupides dans leur cœur, voilà des malheurs qui arrivent. Mais ils sont légers, légers.
[Ils disent qu']ils ont l'esprit éclairé ; nous [disons qu']eux seuls sont troublés.
[Ils disent que] leur esprit est assidu : nous [disons qu']eux seuls sont chagrins.
Ils sont indifférents comme la mer : ils sont confus comme qui n'est pas en repos.
Les hommes cherchent à acquérir : [les mauvais disent :]
Seuls nous sommes comme une boule ; il nous est facile d'être hommes : notre mère est riche pour nous nourrir.
Vingt-et-unième page
La vertu supérieure et éclatante procure la Voie.
La Voie donne l'abondance de toutes choses [à qui la pratique].
Quoiqu'il attende longtemps [l'abondance], il prend patience.
Il prend patience, il attend ; dans son cœur, il a déjà un appui.
Aussi il attend, aussi il prend patience, dans son cœur il a déjà l'abondance.
Aussi il comprend, aussi il invoque [le ciel] ; dans son cœur il a l'esprit ; cet esprit est fidèle et droit.
Dans son cœur il a l'espérance ; depuis autrefois jusqu'à maintenant il n'a pas oublié le nom [de ces vertus].
Il instruit, il dirige, il aime l'humanité.
Comment savons-nous instruire et diriger les hommes ?
Le voici : retenez tout cela.
Vingt-deuxième page
Courbé, [on peut] être intact.
Droit, [on peut] être brisé.
Égaré, [on peut] être comblé.
Protégé, [on peut] être neuf.
Avec peu d'avantages, on conserve.
Avec beaucoup d'avantages, on perd.
Aussi l'homme parfait réunit tout en un assemblage.
Il est le modèle de tous les hommes.
Il ne se voit pas : toutefois il brille.
Il ne s'agite pas : toutefois il agit.
Il n'est pas violent : toutefois il a des mérites.
Il n'est pas en excédent : toutefois il dure longtemps.
Il n'est pas agité ; c'est pourquoi tous les hommes ne sont pas forcés de s'agiter.
Ainsi, dès longtemps, ce qui était courbé était intact.
Parler ainsi [c'est] enseigner les ignorants.
Devenus intacts, ils vont à la Voie.
Vingt-troisième page
Qui parle peu agit comme il veut.
Il appelle le vent, et ne dit pas de quel côté.
Il appelle la pluie, et ne dit pas pour quel jour.
Il connaît agir suivant ceci : le ciel et la terre
Le ciel et la terre ne peuvent durer toujours : ainsi les hommes ne sont-ils pas de même ?
C'est pourquoi suivre la Voie [c'est] être ensemble avec la Voie
Suivre le bien, [c'est] être ensemble avec le bien.
Suivre la perte, [c'est] être ensemble avec la perte.
Être ensemble avec la Voie [c'est] gagner la voie.
Être ensemble avec le bien [c'est] gagner le bien.
Être ensemble avec la perte, [c'est] gagner la perte.
Avoir peu confiance [en ces paroles], c'est n'avoir pas confiance.
Vingt-quatrième page
Qui se dresse sur la pointe des pieds ne reste pas debout.
Qui se raidit sur les genoux ne marche pas.
Qui regarde ne voit pas [toujours] clair.
Qui possède ne peut [toujours] manger.
Qui fait des reproches n'a pas [toujours] de mérites.
Qui a du superflu ne peut [toujours] durer.
Voilà parler suivant la Voie : ce qui reste [après avoir mangé] [doit être] gardé pour servir.
Tous les êtres sont peut-être mauvais : aussi, celui qui a la Voie, où est-il ?
Vingt-cinquième page
Avoir des choses permet de faire quelque chose.
Auparavant [que j'aie ces choses] le ciel et la terre sont nés.
Les voilà unis, les voilà profonds.
Il apparaît seul, mais ne change pas.
Il va partout, mais ne s'arrête pas.
Il convient qu'il soit l'origine de tous les hommes.
Moi, je ne connais pas son nom : son caractère s'appelle la Voie.
Étant immense, son nom se traduit : être grand.
Être grand se traduit : aller partout.
Aller partout se traduit traverser.
Traverser se traduit : retourner.
Aussi la Voie est grande, le ciel est grand, la terre grande : le roi aussi est grand.
Au milieu il y a quatre grandes [choses].
Mais le roi, reste seul [visible].
L'homme obéit à la terre ; la terre obéit au ciel ; le ciel obéit à la Voie ; la Voie obéit à soi-même.
Vingt-sixième page
Le lourd a une racine légère.
La perfection [des sujets] conduit à l'ébranlement des rois.
Aussi le sage se prépare tout le jour : il ne se sépare pas du lourd et du léger.
Voici que les grands sont très heureux : vraiment les hommes pensent que cela est vrai.
Pour prescrire comme [ils le veulent], le roi dit dix mille oui.
Mais leur cœur traite légèrement tous les hommes.
Être léger perd les grands.
Être ébranlé perd les rois.
Vingt-septième page
L'homme probe agit sans mal faire [des taches].
L'homme probe parle sans mentir.
L'homme probe explique sans exagérer.
L'homme qui sait fermer ne sait pas ouvrir : [quoique] fort, il ne peut pas ouvrir.
L'homme qui sait attacher, et ne se sert pas de cordes, ne sait pas délier.
Voici donc que l'homme parfait est toujours habile à sauver les hommes.
N'y a-t-il pas d'existences d'hommes ? il est toujours habile à sauver tous les êtres.
N'y a-t-il pas d'existences d'êtres ? il est quand même très brillant.
C'est ainsi que les hommes [deviennent] probes.
Qu'un homme improbe soit le maître, tous les hommes sont improbes.
Les hommes probes prospèrent.
Ne pas honorer son maître, [c'est] ne pas aimer à prospérer.
[Les Sages], quoique déjà sérieux et éclairés, voici [qu'ils désirent être] plus profonds et plus subtils.
Vingt-huitième page
Qui se connaît fort et agit clément est le premier [la semence] de tous les hommes.
À qui est le premier de tous les hommes, la constante vertu ne manque pas ; elle reviendra ensuite sur ses enfants.
Qui se connaît éclatant [blanc] et se garde obscur [noir], est le modèle [l'expérience] de tous les hommes.
À qui est le modèle de tous les hommes, sa vertu constante ne se trompera pas : elle lui reviendra sans fin.
Qui se sait glorieux et garde ses lèvres [fermées] est le premier [le trou initial] de tous les hommes.
À qui est le premier de tous les hommes, sa constante vertu suffit partout. Elle reviendra à l'extrémité [de la race].
L'extrémité [de la race] étant épuisée, elle revient à son souvenir.
L'homme parfait [agit] de la sorte ; et ainsi, il agit bien et longtemps.
Ces grandes lois ne sont pas aisées.
Vingt-neuvième page
Chacun veut gouverner tous les hommes [travailler à cela].
Moi, je vois que nul ne le peut. L'esprit de tous les hommes n'a pas le moyen de cela.
À y travailler, il perd [le moyen] ; à le vouloir prendre, il est vaincu.
En effet, tous les êtres peut-être marchent, peut-être suivent, peut-être envient, peut-être renoncent, peut-être sont forts, peut-être sont faibles, peut-être se laissent conduire, peut-être
dirigent.
Aussi l'homme parfait quitte la grandeur [la joie], quitte le passé, quitte tout.
Trentième page
Les maîtres dont la Voie éclaire [l'esprit] n'usent pas avec les hommes de la violence des armées ; ils ont [pour eux] la fidélité [des peuples] là où ils sont les maîtres.
Les broussailles [les méchants] sont nés dès longtemps : plus tard la grande balance les pèsera.
Certainement il y a des années cruelles ; mais vraiment [il faut] que les hommes soient probes seulement. Ils n'ont pas alors besoin de se servir de la violence.
Vraiment ils ne se sauvent pas ; vraiment ils ne frappent pas ; vraiment ils ne vexent pas ; vraiment ils ne peuvent pas s'agrandir [aux dépens d'autres] ; vraiment ils ne sont pas
violents.
Tous les êtres forts peuvent vieillir.
Quoique [ils ne connussent] pas la Voie, [les hommes agissaient ainsi déjà]. Mais dans le matin [des âges], il n'y avait pas de Voie [pour eux].
Trente-et-unième page
Les grands [chefs de soldats], que [la Voie] aide, ne publient pas leurs talents [propriétés].
Les êtres sont peut-être mauvais : voici qu'il y a la Voie ; il n'y a pas d'endroit [où elle ne soit] pas.
Les hommes qui sont droits adorent la gauche ; ceux qui se servent des armées adorent la droite.
[Quand] on a des armées, il ne faut pas publier leurs talents.
Non ; il ne faut pas [publier] les meilleurs de ses talents ; ce qui n'est pas avantageux, on ne doit pas le faire.
La langue et le fiel [l'intelligence] sont [préférables] en premier.
[Un homme] gagne un mauvais avantage ; il est bon [dit-il]. On tue cet homme en lui souriant ; oui, on le tue en lui souriant.
Mais, quand même ainsi, on ne peut être aimé des hommes.
Les bonnes actions prennent la gauche ; les mauvaises actions prennent la droite.
Les hauts chefs qui sont miséricordieux prennent la gauche.
Les hauts chefs qui s'énorgueillissent prennent la droite.
Leur parole peut donner la mort en tous endroits.
Ils tuent une grande foule d'hommes, pensant que ces hommes ne sont pas de leur sang. Mais le ciel les prendra [frappera], de même qu'ils ont donné la mort en tous endroits.
Trente-deuxième page
La Voie n'a sûrement pas de nom.
[Faibles] comme de petites feuilles, les hommes n'osent pas par eux-mêmes.
À l'avenir donc, que les rois soient attentifs et soigneux à voir si, pour tous les êtres ensemble, [il est dit] vrai.
Le ciel et la terre unis ensemble, la rosée tombe douce.
Le peuple n'est pas éclairé, mais il a des désirs.
La loi nouvelle a un nom ; ce nom a déjà un caractère.
On la connaît déjà assez : mais on ne la pratique pas assez.
Une face de la Voie demeure parmi tous les hommes.
[Ceux-ci font] ainsi que le cours [trou de fonds] de tous les fleuves, qui vont à la mer.
Trente-troisième page
Qui connaît les hommes est savant ; il connaît avec clarté.
Ainsi, qui peut connaître les hommes a la force ; avec la force, on peut être puissant.
Qui sait se borner est riche.
Qui agit fortement a de la volonté.
Qui ne s'éparpille pas, le voilà [qui dure] longtemps.
Qui meurt et n'est pas oublié, le voilà immortel.
Trente-quatrième page
Voici que la Voie va à la fois à droite et à gauche.
Elle engendre les dix mille êtres, et n'en oublie aucun.
Elle a le moyen des mérites, mais elle ne marque pas son nom.
Elle aime et nourrit les dix mille êtres ; mais elle ne se veut pas leur maître.
D'habitude, les hommes ne veulent pas [agir] ainsi ; il convient que leur nom nous soit obscur.
Les dix mille êtres viennent [à la Voie], et elle ne veut pas être leur maître ; il convient donc que son nom soit grand.
C'est pourquoi l'homme parfait n'agit pas [pour lui] et est grand : c'est pourquoi il peut faire de grandes actions.
Trente-cinquième page
[L'homme parfait] présente l'image de la Voie.
Tous les hommes viennent à lui ; ils viennent, et jamais ne cessent [de venir].
La paix règne partout ; on écoute ensemble la [parole] agréable.
Aux étrangers du dehors, le silence [suffit],
[Pour les autres] la Voie sort par sa bouche.
Qui parle vite [parle] sans saveur.
On regarde [la Voie] et on ne la voit pas bien.
On l'écoute et on ne l'entend pas bien.
On veut l'imiter, et on ne l'observe pas assez.
Trente-sixième page
[L'homme probe] va-t-il diminuer : certainement [la Voie] lui donne à augmenter.
Va-t-il être fatigué ? Certainement elle lui donne la force.
Désire-t-il monter en grade ? Certainement elle lui donne le titre.
Désire-t-il assembler ? certainement elle lui donne la réunion.
[Elle fait] cela pour le peu d'hommes [qui sont] éclairés.
Le faible devient fort.
Le fatigué devient alerte.
Le poisson ne peut sortir du fond des fleuves.
Alors, l'empire atteint de lui-même sa perfection ; il gouverne les hommes sans [songer à] sa convenance.
Trente-septième page
La Voie [paraît] n'agir pas ; cependant jamais elle n'agit pas.
À l'avenir, que les rois la gardent bien rigoureusement ; les dix mille êtres se transformeront d'eux-mêmes.
Transformés, peut-être voudront-ils faire encore [le mal]. Moi je les préserverai ensemble ; car la Voie n'a pas de nom, mais elle est puissante.
Elle n'a pas de nom ; mais elle est puissante.
Que [les hommes] aspirent à la réunion, mais n'aient pas de désirs.
Pas de désirs, c'est la paix.
Alors les hommes seront raisonnables.
*Ayant bâti la maison, il n'y habite pas. Il quitte la maison ; le souvenir de la maison s'accroche à son cœur
(Glose).
**Malgré ma volonté de ne donner aucun commentaire inutile, je ne puis passer sous silence la traduction suivante de ce passage,
traduction qui, en prenant le sens physique du caractère, au lieu de son sens métaphysique, est tout aussi littérale que l'autre : « N'avoir pas d'habits, voilà son vêtement ; n'avoir pas
d'oreiller, voilà son appui ; ainsi [les hommes) souffrent continuellement. »
***Hoan est le titre donné aux anciens généralissimes, nommés temporairement pour réprimer les révoltes, et qui n'étaient guère
estimés, à cause de leur peu de science.
****Xuan : les quatre premiers mois de l'année.
La traduction du Te, que je présente ici, est conçue dans la même forme, rédigée avec la
même précaution que la traduction que j'ai donnée du Tao. Je prie donc de se reporter à la préface de ce premier livre si l'on veut connaître les méthodes de la traduction et les mobiles du
traducteur.
Mais il me faut ici répondre à deux objections. Le commentaire philologique de Laotseu avant été supprimé absolument, il m'a été déclaré qu'il était, de la part d'un inconnu de lettres, bien
outrecuidant de s'inscrire ouvertement en faux contre M. S. Julien, qui était de l'Institut ; et que, du moment que je l'accusais d'inexactitudes, il me fallait, au moins, justifier mon
accusation. Bien que je répugne à tout étalage de pédantisme, et que je me refuse aux oiseuses discussions terminologiques, je n'ai pu résister, en me faisant de la peine, à faire du plaisir aux
personnes qui m'avaient ainsi parlé. J'ai donc inscrit, en suite des pages de Laotseu, quelques notes de philologie, qui indiquent les principales erreurs de M. Julien. Je ne les ai pas relevées
toutes : il eût fallu m'arrêter à chaque mot ; je suis bien fâché que la détermination exacte de ces erreurs les montre gigantesques et multipliées : mais ce n'est pas ma faute si M. Julien a
sombré dans la mise au jour d'un travail, dont la seule pensée était louable, et dont l'exécution dépassait infiniment les moyens et les facilités de l'auteur.
Ayant en main la paraphrase française de M. Julien, j'ai eu jadis l'idée de la retraduire littéralement, en chinois vulgaire, au docteur qui m'enseignait. Il se mit d'abord à sourire
silencieusement à la mode orientale, puis s'indigna, et me déclara finalement que : « il fallait que les Français fussent bien ennemis des Asiatiques, pour que leurs savants s'amusassent à
dénaturer sciemment les œuvres des philosophes chinois, et à les changer en fabulations grotesques, pour les livrer en risée à la foule française. » Je n'ai pas essayé de faire croire à mon
docteur que M. Julien s'était imaginé avoir fait une traduction respectueuse, car il eût alors douté de la valeur de tous nos savants : j'ai préféré le laisser douter de la loyauté du seul M.
Julien ; et c'est ainsi que ce dernier a payé posthumément l'imprudence que, vivant, il avait commise, en s'attaquant à des textes dont le sens et la portée devaient lui échapper
inévitablement.
En second lieu, le commentaire métaphysique de Laotseu ayant été expressément réservé, il m'a été déclaré que la lecture du texte isolé était impossible, incompréhensible, et inutile. Je n'ignore
pas que, aspirant à l'Universelle Synthèse, les philosophes chinois n'émettent que des vues trop générales, pour n'être pas vagues et abstruses, surtout à nos cerveaux ; et j'ai bien pris soin,
ailleurs, d'en avertir le lecteur. Je ne crois pourtant pas les textes de Laotseu plus obscurs que ceux de tel de nos psychologues modernes, ou de tel de nos poètes aristocratiques décadents,
tant estimés des dames : je suis, d'autre part, assuré que, en prenant de la peine devant les textes chinois, on en retirera un grand fruit ; je n'oserais en dire autant de nos psychologues et de
nos poètes.
Toutefois, comme le Livre du Te est conçu d'une sorte aussi abstraite que le Tao, et aussi étonnante pour le lecteur occidental, je veux de suite faire triompher Laotseu des reproches qu'on lui
pourrait adresser à ma modeste occasion, et prouver que lorsqu'il saisit un sujet, en dehors de toute synthèse, il est aussi clair et plus magnifique que n'importe quel Assyrien, Égyptien,
Hébreu, et, bien entendu, Français.
C'est dans ce but que je transcris ici la traduction de la troisième page du « Livre du Revers », où se trouve, énoncée en quelques lignes, la théorie de l'Androgyne, que reconnaîtront sans
peine, et avec admiration, les ésotéristes de toutes les écoles. Le « Livre du Revers » est l'œuvre de Laotseu et de ses dix principaux disciples, dans sa partie ésotérique et mystique; il
demeure secret parmi les premiers docteurs des associations taoïstes ; et nous l'eussions déjà traduit entièrement, n'était la difficulté extrême qu'il y a à s'en procurer le texte entier et
intact.
Le Livre du Revers (Phan-khoa-thu). Troisième page
Tu adoreras ta gauche, où est ton cœur.
Tu détesteras ta droite, où est ton foie et ton courage.
Mais tu adoreras ta droite, où est la gauche de ton frère.
Tu adoreras la gauche de ton frère, ou est son âme.
Tu abandonneras l'âme de ton frère, pour l'esprit de sa gauche.
C'est ainsi qu'à ton sein gauche le Dragon te mordra
Et par sa morsure entrera Dieu.
La Voix, sans la parole ; l'Entendement, sans le son ;
La Vue, sans l'objet ; La Possession, sans le contact :
Voilà les gouttes de sang de la morsure.
Prier avec des lèvres muettes ; croire avec des oreilles fermées ;
Commander avec des yeux soumis ; prendre avec des mains immobiles :
Voilà la Morsure du Dragon.
Le sommeil est le maître des sens et des âmes.
Ainsi dort la tête sur le cœur de ton frère.
La gauche de son corps répond à la gauche de ton esprit
La droite de ton esprit répond à la droite de son corps.
Que ta gauche pénètre sa gauche ; que ta droite soit pénétrée par sa droite
Ainsi ta pensée sera sa pensée, et son sang sera ton sang.
La Morsure du Dragon se cicatrisera : il prendra son vol ; et vous serez invisibles dans ses ailes.
Vous serez unis avec le Ciel.
Ainsi vous êtes deux, — et un, — et l'Ancien Dieu.
Je n'ajouterai rien à cette page. Laotseu ne peut mieux être glorifié que par Laotseu.
Note pour l'intelligence du texte
Aucun commentaire métaphysique n'accompagne cette traduction. L'explication des tongsang est réservée pour un ouvrage en préparation. Ici se trouve uniquement le texte du Te.
Les mots entre parenthèses, en caractères ordinaires, font partie du texte de Laotseu : la tradition les considère comme une glose écrite. Les parenthèses, en caractères italiques, ne sont pas
dans le texte ; mais elles sont nécessaires, et les explicateurs les ajoutent toujours : c'est la tradition orale. Mais je me suis imposé en règle de n'ajouter ces italiques que lorsqu'elles sont
indispensables à la compréhension de la phrase. D'ailleurs, la plupart du temps le nombre total des substantifs, adjectifs, pronoms, verbes et adverbes d'une phrase est égal au nombre des
caractères qui constituent le sens correspondant dans le texte du Te.
Première page [38]
Une grande vertu n'est pas la Vertu : mais [être] ainsi, voilà venir la Vertu.
Une médiocre vertu ne perd pas la Vertu : mais [être] ainsi, voilà partir la Vertu.
Une grande vertu ne se manifeste pas, parce qu'elle ne veut pas se manifester. [Le sage] manifeste une grande pitié, mais il ne veut pas s'en rendre compte.
Il manifeste une grande équité : mais il tient à s'en rendre compte.
L'homme manifeste une grande générosité [envers le sage] mais elle ne lui sert pas : toutefois [le sage] le cache et le soulage. C'est pourquoi [le sage] perd la Voie,
mais garde la vertu.
La vertu perdue, il garde la pitié : la pitié perdue il garde l'équité : l'équité perdue, il garde [l'avantage de] la générosité.
La générosité est véritablement, même petite, le commencement du mal.
C'est ce que savent dès longtemps les hommes qui connaissent la voie ! ils ont trouvé cela en premier.
Aussi l'homme Saint s'attache partout au grand, et nulle part au petit.
Il reste dans la vérité et s'écarte du mensonge. C'est pourquoi il rejette cette chose-ci et garde celle-là.
Deuxième page [39]
Qui garde [la vertu], voici qu'il gagne une chose.
Le ciel, pour sa perfection [l'unité,] prend la pureté.
La terre, pour sa perfection [l'unité,] prend la paix.
L'âme, pour sa perfection [l'unité,] prend la surnaturelle connaissance.
Le manque [vide] pour sa perfection [l'unité], prend la plénitude.
Les dix mille êtres, pour la perfection [l'unité], prennent la naissance.
Les Rois, pour la perfection [l'unité], veulent les hommes droits.
Tout ceci est justement l'unité.
[Si] le ciel n'était pas en pureté, il frémirait de sa ruine.
[Si] la terre n'était pas en paix, elle frémirait de son écroulement.
[Si] les âmes n'étaient pas en surnaturelle connaissance, elles frémiraient de leur disparition.
[Si] le vide n'était pas en plénitude, il frémirait de son anéantissement.
[Si] les dix mille êtres n'étaient pas en vie, ils frémiraient de leur fin.
[Si] les rois et les grands princes n'étaient pas en droiture, ils frémiraient de leur renversement.
C'est pourquoi les grands regardent l'argent comme la racine du mal.
Les princes se servent des petits comme aides : et les rois agissent loyalement et sans hypocrisie [similitude].
Bien certainement [la présence de] l'argent fait les voleurs. N'est-ce pas vrai ?
Aussi ce qui est juste n'est pas le Juste.
Qui donc ne veut pas que le bonheur, semblable au diamant, lui tombe [du ciel] comme des cailloux ?
Troisième page [40]
Le cercle, voilà le mouvement de la Voie. Que les [hommes] faibles utilisent la Voie.
Les hommes et les choses naissent : nés, ils disparaissent.
Quatrième page [41]
Les vrais docteurs entendent la Voie ; ils font de suite ce qui la concerne.
Les docteurs moyens entendent la Voie : ils y pensent respectueusement [comme à quelqu'un qui est mort].
Les docteurs derniers entendent la Voie ; ils y pensent amicalement [comme à une chose vivante]. Ils n'y pensent pas assez pour suivre la Voie : c'est pourquoi il y en a qui parlent
beaucoup [sans réfléchir].
Qui connaît clairement la Voie est [semblable à] un parfum.
Qui monte à la Voie est [facile] comme qui descend.
Qui manque à la voie est pareil au néant.
La grande vertu est comme un abîme. La pureté est pureté est comme la bouche [qui commande].
La vertu parfaite est comme sans terme. La forte vertu est comme l'augmentation indéfinie.
L'homme simple et droit est [fort] comme s'il était en grand nombre.
C'est un grand carré qui n'a pas d'angles.
C'est une grande racine qui n'a pas de fin.
C'est une grande voie qui n'a pas de son.
C'est une immense image qui n'a pas d'ombre.
La Voie éclate par son nom. Celui qui marche avec la Voie marche à la toute-puissance.
Cinquième page [42]
La Voie a créé Un : Un a créé Deux : Deux a créé Trois : Trois a créé les dix mille êtres.
Tous les êtres ont le principe AM enveloppant le principe DVONG.
En vérité l'esprit [provenant des deux principes] apporte l'équilibre.
Les hommes qui haïssent [cela] sont sur les frontières [isolés] et sans racines.
Le roi Cong a approuvé ceci.
Les hommes qui s'emparent [méchamment] de quelque chose ont néanmoins un avantage : peut-être, étant avantagés, ils conservent [ce dont ils se sont emparés].
Les hommes agissent ainsi : mais nous enseignons ainsi :
Les violents n'ont pas moyen de gagner leur mort [heureuse]. Nous voulons faire que les pères enseignent cela [à leurs enfants].
Sixième page [43]
Les hommes sont précisément très doux : qui commande [court à travers] les hommes est très fort.
[Il pénètre là où] rien ne lui appartient, où il n'a pas de demeure. Nous comprenons que savoir commander, est un grave avantage.
Nous ne parlons pas, et enseignons quand même : ne pas commander est un grand avantage.
Peu d'hommes sont capables de cela.
Septième page [44]
La bonne réputation [autour de moi] permet d'approcher [du bien].
La connaissance [en moi] de la science permet d'augmenter [le bien].
Gagner et perdre permettent également le malheur.
C'est pourquoi [il faut] assurément quitter ce qu'on aime le plus.
Qui garde beaucoup, [peut] assurément perdre beaucoup. Cependant on ne dit jamais avoir assez [de choses].
On a assez travaillé : [on dit partout] n'avoir jamais assez [travaillé].
Ainsi on va loin et longtemps.
Huitième page [45]
La grande citadelle manque [d'un rempart].
Mais il n'y a pas besoin de fermer [la brèche].
[Le sage] a un grand avantage, qui semble marqué. Il n'est pas besoin d'implorer. Droit, il y a moyen d'accomplir ; de travers, il faut s'abstenir.
Beaucoup diriger sert à l'intérieur [de la maison].
L'agitation triomphe du froid : l'immobilité triomphe de la chaleur.
La pureté et la paix font les hommes droits.
Neuvième page [46]
Quand les hommes ont la Voie, les pieds de la foule des chevaux sont en petit nombre,
Quand les hommes n'ont pas la Voie, leur faire des reproches [aux chevaux] engendre leur colère.
Le crime n'est pas grand d'avoir des aspirations ; le travers n'est pas grand de ne pas connaître assez ; l'étrangeté n'est pas grande de désirer acquérir. Aussi, qui connaît [avoir]
assez, a assez.
Dixième page [47]
Sans sortir de sa maison, [le sage] connaît tous les hommes ; ils ne sont heureux.
Il connaît la voie du ciel. Il s'éloigne, mais connaît les plus petites choses.
Ainsi le sage ne marche pas, mais aboutit ; il ne voit pas, mais sait le nom [des choses] ; il ne travaille pas, mais produit.
Onzième page [48]
Qui étudie un jour, augmente ; qui suit la Voie un jour, progresse. Il progresse et progresse encore ; et ainsi jusqu'à ce qu'il n'agisse plus [jusqu'à sa mort]. Mais alors qu'il n'agit
plus [qu'il est mort] il n'est pas sans agir.
Et alors il soigne les hommes, et les préserve des calamités.
Parfois les calamités sont proches, et il n'est guère moyen de préserver les hommes [sans agir].
Douzième page [49]
L'homme parfait n'a pas d'affections coutumières : les affections des cent familles font ses affections.
Qui est bon, je suis bon [avec lui] ; qui n'est pas bon, je suis bon quand même [avec lui].
Qui n'est pas sincère, je suis sincère [avec lui].
Voilà la vertu sincère.
Le sage vit parmi les hommes ; il pèse les générations des hommes dans la balance de son cœur.
Les cent familles le conservent dans leurs yeux et leurs oreilles.
Le sage est le modèle universel.
Treizième page [50]
Pour un enfant, huit morts. On pronostique dix naissances, il n'y en a que trois
Les hommes donnent naissance [à des enfants] : au moindre contact, les voilà morts à terre.
Ainsi il naît dix, et il reste trois.
Pourquoi donc ce mal :
Aujourd'hui les hommes veulent tout posséder et créer.
Qui écoute assidûment la Voie, peut créer et vivre ; en marchant sur sa route, il ne se détourne pas un instant du tigre.
Qui va en guerre et n'a pas assez d'armes, en un clin d'œil, ne sait où se cacher, meurt, et ne peut être sauvé.
Les ongles du tigre ne peuvent se rompre.
Le soldat ne peut briser la pointe [de son glaive].
Pourquoi tout ce mal ?
En suivant [la Voie], il n'y a pas de mort sur la terre.
Quatorzième page [51]
ICI LA VOIE PRODUIT : LA VERTU UNIT : LES ÊTRES SE FORMENT : ILS DEVIENNENT DES MODES.
Aussi les dix mille êtres vénèrent la Voie et respectent la Vertu.
Car la Voie est vénérable : la vertu, respectable.
Personne [ne les fit] : ils sont seuls [admirables]. C'est pourquoi la Voie produit, unit, accroît, accorde, forme, normalise, nourrit, protège.
Elle produit les êtres, et ne se les approprie pas ; elle agit, mais ne s'intéresse pas ; elle est grande, mais [ne gagne] rien de neuf.
C'est ainsi qu'est la vertu profonde [difficile].
Quinzième page [52]
Le principe initial des hommes, voilà la mère [le modèle] des hommes.
Qui connaît la mère [le principe] veut aussi connaître les enfants [les conséquences]. Qui connaît les enfants est respectueux de la mère. Ainsi les générations ne cessent point
; elles sont comblées et intactes.
Fermer sa porte c'est être stable jusqu'à la mort.
Ouvrir à l'assiduité, s'égaler aux circonstances, c'est n'avoir pas besoin d'aide jusqu'à la mort.
Qui comprend le plus subtil, est clair.
Qui observe la bonté, est le plus fort.
Qui aspire à l'éclat [de la Voie], se tourne à sa clarté.
Ne jamais quitter cette clarté, c'est la recherche continuelle [de la Voie].
Seizième page [53]
[Quand] vous commanderez un homme qui connaît et sait la grande Voie, alors nous l'estimons et la grande Voie le chérit [comme son fils].
Le peuple le vénère et l'écoute.
Mais vouloir acquérir sans travail, laisser la terre inculte, et le corps en lutte, ignorer les caractères, chercher de continuels avantages, boire, manger, chanter, désirer l'augmentation de ses
biens, et alors accomplir le mal et le vol ; ce n'est pas là la voie.
Dix-septième page [54]
Qui sait agir fortement n'a pas besoin de secours.
Qui sait conserver ne peut perdre. Ses enfants et les enfants de sa race ne finiront jamais.
De qui dirige bien son esprit, la vertu est droite et sincère.
De qui dirige bien sa famille, la vertu est surabondante.
De qui dirige bien son village, la vertu est durable.
De qui dirige bien sa province, la vertu est éclatante.
De qui dirige bien tous les hommes, la vertu est universelle.
C'est pourquoi, me considérant, je connais les autres ; considérant ma famille, je connais les familles ; considérant mon village, je connais les villages ; considérant ma province, je connais
les provinces. Considérant les hommes [d'un empire] je connais tous les hommes.
Comment connaissons-nous les hommes ? En observant cela.
Dix-huitième page [55]
Quand on conserve la vertu pour ses enfants rouges, les bêtes venimeuses ne les piquent point, les quadrupèdes féroces ne les attaquent pas, et ils n'héritent pas de mauvaises choses.
Leurs os sont grêles ; leurs nerfs sont mous ; mais ils ont la juste beauté.
Ainsi ils seront à la fois puissants et bons ; leur intelligence est agile ; par la suite, ils sont parfaits et sans crainte ; ils sont pacifiques.
Connaître la paix [est] comme la constance.
Connaître la constance [est] comme la clarté.
Enfanter [au dedans] ensemble, nul ne connaît.
Quand l'esprit [le cœur] commande à l'âme [le souffle], voilà la force.
Les choses très solides peuvent vieillir.
Cela n'est pas le Tao : cela n'est pas encore le Tao [ce matin].
Dix-neuvième page [56]
Qui connaît ne parle pas : qui parle, ne connaît pas.
Il clôt la bouche, il ferme la porte [les yeux].
Couché, il pense activement ; il ouvre son cœur.
Il assemble ses lumières [intérieures] ; il se mêle aux obscurs [extérieurs].
Le voilà donc bien profond.
Il n'a pas moyen d'amis ; il n'a pas moyen d'ennemis.
Il n'a pas moyen de [nombreux] avantages ; il n'a pas moyen de grandes pertes, il n'a pas moyen d'honneurs ; il n'a pas moyen de révoltes.
C'est pourquoi il fait du bien à tous les hommes.
Vingtième page [57]
La loyauté gouverne l'empire : la fausseté [l'artifice] commande aux armées.
La fin du mal est propice à tous les hommes.
Comment savons-nous qu'il en est ainsi des hommes ? Par tout ceci.
Les hommes font-ils beaucoup le mal ? Les villages sont appauvris ; ils prennent les armes.
L'empire est-il troublé ? les gens des villages mendient : toutes choses dépérissent.
Un chef intelligent réunit-il [les hommes mécontents] ? Il y a beaucoup de voleurs et de rebelles.
C'est pourquoi l'homme parfait dit : Je n'agis pas ainsi, et les gens des villages s'amendent.
Je veux le repos, et les gens des villages se rectifient.
Je ne fais pas [d'actes violents], et les gens des villages s'enrichissent.
Je n'ai pas d'ambition, et les gens des villages se simplifient [se contentent de peu].
Vingt-et-unième page [58]
Si j'enseigne avec circonspection, les gens du peuple deviennent sincères.
Si j'enseigne avec clairvoyance, les gens du peuple se découvrent.
Le bien est toujours gardé : le bien accompli appelle un [autre] bien [derrière lui]. La mémoire en demeure jusqu'au bout.
Ce qui n'est pas droit est trompeur. Les [hommes] droits qui viennent [à moi] sont enseignés.
Ceux qui savent venir [à moi] sont doux. Ceux qui s'éloignent demeurent longtemps être [sans être enseignés].
Voici que l'homme parfait peut [enseigner] de suite, mais ne le fait que tard [sur le soir].
Il enseigne perpétuellement, et non pas dans des années [déterminées].
Il est droit, mais ne redresse pas [les hommes].
Il est éclatant, mais ne les éclaire pas.
Vingt-deuxième page [59]
Le gouvernement des hommes, l'action du ciel ne sont pas semblables à [la tranquillité de] la tombe.
Quelle tranquillité ! aussi [les hommes] la vénèrent dès longtemps.
Vénérer des longtemps, voilà qui est accumuler la vertu.
Accumuler la vertu, c'est éviter les inimitiés.
Éviter les inimitiés, c'est ne pas connaître les limites [de la vertu].
Ne pas connaître les limites [de la vertu], c'est le moyen de garder l'empire.
Quand l'empire est [aimé] comme une mère, il s'étend loin et longtemps.
Ce sont là des raisons profondes, et de beaux titres.
C'est là vivre longtemps, et observer constamment le Tao.
Vingt-troisième page [60]
Gouverner un grand empire ressemble à la cuisson d'un petit poisson.
[Le roi] se sert du Tao pour diriger tous les hommes.
Il y a de mauvais esprits [des rebelles] et point de bons [sujets].
N'est-il pas vrai qu'il y a de mauvais esprits, et point de bons ?
Les mauvais esprits n'aiment pas les hommes.
N'est-il pas vrai que les mauvais esprits n'aiment pas les hommes.
Partout les hommes n'aiment pas les hommes.
Les deux [mauvais et bons esprits] ne s'aiment pas.
Mais aussi [le ciel] les réconcilie et les pacifie dans sa vertu.
Vingt-quatrième page [61]
Un grand pays est comme [l'eau] qui coule. Il sympathise avec tous les hommes, vraiment avec tous les hommes.
Voilà que cette habitude donne la paix, la prospérité, la force.
La paix amène la douceur.
C'est pourquoi un grand pays est doux avec les petits pays : il garde [la sûreté] des petits pays.
Les petits pays sont respectueux d'un grand pays : ils gardent [la fidélité] du grand pays.
C'est pourquoi les petits s'attachent au grand : le grand retient les petits.
Un grand pays réunit beaucoup d'hommes : un petit pays ne réunit que huit hommes [très peu].
Les deux ont ainsi moyen de faire ce qu'ils veulent, et où [ils veulent].
Ainsi il convient que les grands deviennent doux.
Vingt-cinquième page [62]
La Voie est la condition de tous les hommes : par elle, on aime les hommes bons ; on se défie des méchants.
Les bonnes paroles ont le moyen, la douceur a le moyen d'attirer les hommes.
Des méchants, il y en a parfois.
C'est pourquoi on a établi un Roi et trois ministres.
Unis ensemble, ils vont plus vite et fort que quatre chevaux.
Mais ils ne peuvent pas, [comme celui qui est] tranquille, monter à la Voie.
Dès longtemps avant on vénérait la Voie.
Il ne cherche pas, et trouve quand même : par la Voie il guérit les malheureux.
C'est ainsi qu'il fait aimer [la Voie] par tous les hommes.
Vingt-sixième page [63]
Agir [comme si on] n'agissait pas ;
Travailler [comme si on] ne travaillait pas ;
Éprouver [comme si on] n'éprouvait pas ;
[Estimer] grandes les petites [choses] et nombreuses, les rares ;
Prendre le méchant pour le vertueux :
[Penser] les choses difficiles, aisées ;
Penser les grandes choses, petites ;
C'est ainsi que les hommes faisaient erreur.
Ils pensaient que tout était facile : ils pensaient que les plus grandes choses étaient petites.
C'est pourquoi le sage n'agit pas, et est grand ; c'est pourquoi souvent il devient encore plus grand.
Il parle tout bas, mais c'est la pure vérité.
Les choses difficiles lui sont certainement faciles. Le sage croit qu'il y a encore des difficultés : aussi, plus tard, il n'y a plus de difficultés.
Vingt-septième page [64]
Ce qui est tranquille est facile à maintenir.
Ce qui n'est pas encore soulevé est facile à conserver.
Ce qui est entouré [observé] est facile à rompre.
Ce qui est menu est facile à disperser ;
[Il faut] prendre garde, avant que [l'événement] n'arrive.
Il faut apaiser, avant que [la révolte] éclate.
Un arbre qu'un homme étreindrait à peine, a pour racine un cheveu fin.
Une tour de neuf étages a commencé par une poignée de terre.
Mille lis commencent par l'espace d'un pas.
Qui travaille peut échouer.
Qui gagne [une chose] peut la perdre.
C'est pourquoi le sage ne gagne pas par son travail : de là, il ne peut pas perdre.
Si le peuple gagne, d'habitude il ne peut aboutir qu'à la perte.
Il faut prendre garde au commencement et à la fin [des choses]. Ainsi on ne les perdra pas.
C'est pourquoi le sage veut l'indifférence ; il ne tient pas à gagner les choses.
Il sait, sans avoir étudié ; il marche à côté des autres hommes, mais il passe seul.
Il est supérieur aux dix mille êtres, mais il s'en détache, et n'ose pas les influencer.
Vingt-huitième page [65]
Autrefois, ceux qui connaissaient la Voie ne voulaient pas en éclairer le peuple.
Ils trouvaient [de mauvaises actions] ; ils faisaient de suite [la répression].
Il est difficile de gouverner les hommes, car il y faut de la science.
C'est pourquoi si ceux qui commandent l'empire [agissent mal], l'empire entre en révolte.
Si l'on prend la douceur pour gouverner l'empire, l'empire est heureux.
Celui qui connaît ces deux choses peut les expérimenter.
Parfois il sait les expérimenter ensemble.
Voilà la vertu profonde ; la vertu profonde est secrète et transperce [les intentions des hommes].
Toutes choses se tournent à elle. Ensuite vient une grande félicité.
Vingt-neuvième page [66]
Les fleuves et les mers font [en coulant] cent abîmes ; [de même le ciel fit] des rois.
Ces eaux ne savent que descendre : ainsi [le ciel] fit cent races de Rois.
L'homme parfait veut que le peuple progresse : il parle doucement avec lui.. Il veut [parler] devant le peuple ; et chacun marche derrière lui.
[Quand l'homme parfait] a une place supérieure, le peuple ne l'approuve pas.
S'il a une place antérieure, le peuple n'en souffre pas.
Aussi tous les hommes sont satisfaits, mais sérieux.
Il ne lutte pas : aussi tous les hommes n'ont pas occasion de lutter.
Trentième page [67]
Les hommes se croient grands, et semblables à qui ne diminue pas.
S'ils sont vraiment grands, ils ne diminuent pas ; et pourtant ils diminuent, peu à peu et longtemps.
Nous possédons trois choses précieuses : nous les gardons précieusement.
La première est l'accroissement [de la vertu].
La deuxième est la circonspection.
La troisième est que l'on n'ose pas se placer en tête des hommes.
Aussi l'accroissement [de la vertu] donne la force.
La circonspection donne la générosité [du cœur].
Ne pas oser se mettre en avant des hommes permet de devenir la racine [le chef] intacte.
Augmenter [penser à faire, sans faire encore] donne la force.
Garder la circonspection donne la grandeur.
Garder l'humilité donne le premier rang.
À la mort, cette augmentation suit. Il y a gain.
Si, [dans la vie], on garde fermement [la vertu], le ciel protège aussi, et apporte un léger accroissement.
Trente-et-unième page [68]
Le subtil qui connaît la science n'est pas belliqueux.
Le subtil qui sait diriger n'est pas violent.
Le subtil qui sait prendre adroitement ne lutte pas.
Le subtil qui emploie les hommes est doux avec eux. Aussi on ne lutte pas pour la vertu. Ainsi cet emploi des hommes donne la force.
Voilà une union [semblable à celle du] ciel, c'était là l'ancienne [perfection] totale.
Trente-deuxième page [69]
Il faut, vis-à-vis des soldats, parler ainsi : Je ne veux pas être le chef, mais l'étranger. Je n'ose, ni monter d'un pouce, ni descendre d'un pied.
Ainsi : commander sans [paraître] commander, [l'action est comme fondue : on n'en voit pas les morceaux] ; au contraire, ne pas disputer ; prendre sans violence.
Il faut commencer [une chose] sans éclat, et doucement. Commencer doucement, c'est le mécanisme qui est notre trésor.
Aussi celui [qui agit ainsi] est plus fort que les armées.
Penser beaucoup donne le succès.
Trente-troisième page [70]
Nos paroles sont très faciles à comprendre, très faciles à pratiquer.
Les hommes ne les comprennent pas beaucoup, et ne les pratiquent pas beaucoup.
[Ils disent] : « la parole est aux grands : l'action est aux rois ; nous n'y connaissons rien ; en vérité, nous n'y connaissons rien ».
Nous sommes peu qui nous connaissons bien : de cela nous sommes déjà estimés.
C'est pourquoi le sage connaît tout : son cœur est [clair comme un] diamant.
Trente-quatrième page [71]
Savoir, et ne pas prévoir : ne pas savoir, [au moment où on sait] voici le dommage. Vraiment, voici le dommage, le [grand] dommage. On cherche à s'en soulager. Le sage n'éprouve pas de
dommage : les [hommes qui éprouvent] un grand dommage, voici qu'il les en soulage.
Trente-cinquième page [72]
Si le peuple ne craint pas de perdre, alors la perte complété survient, et il n'est plus moyen de rester dans sa terre.
[Le ciel] lui a donné ce [mauvais] destin. Oh ! quel [mauvais] destin. Oui celui-là a un [mauvais] destin.
Le sage se connaît lui-même, et ignore son destin ; il aime à ne pas être grand.
Aussi il laisse ceci et adopte cela.
Trente-sixième page [73]
Celui qui a le courage, et ose, peut tuer.
Celui qui a le courage, et n'ose pas, est incapable.
De ces deux choses, l'une peut être avantageuse, l'autre nuisible.
Le ciel n'aime pas tout cela, que chacun le sache parfaitement.
C'est pourquoi le sage trouve tout cela difficile. Telle est la voix du ciel, que [le sage] ne lutte pas, mais triomphe ; qu'il ne parle pas [au ciel], mais qu'il en est protégé
; qu'il ne cherche [rien], mais que tout vient à lui ; qu'il semble inerte, mais a une habile méthode.
Le filet du ciel est bien large ; mais nul ne peut passer à travers.
Trente-septième page [74]
Si le peuple ne craint pas la mort, comment le menacer de la mort ?
Ceux qui commandent aux hommes qui craignent la mort, doivent être pleins de circonspection. Nous pouvons les prendre, les tuer. Nous pouvons oser cela.
Quelquefois on tue en secret [les hommes] ; mais on est tué à son tour.
La mort [du coupable] compense l'assassinat.
Telle est la compensation d'une grande faute.
Oui je dis que c'est la compensation d'une grande faute.
Mais il y a peu d'hommes qui ne craignent pas le mal aux mains.
Trente-huitième page [75]
Le peuple est affamé pendant que les grands prennent et dévorent beaucoup ; oui, il est affamé.
Le peuple est difficile à gouverner quand les grands agissent de la sorte ; oui, il est difficile de le gouverner.
Le peuple méprise la mort, quand il est contraint de chercher [dans la révolte] son existence. Oui, il méprise la mort.
Il ne s'intéresse pas à vivre : que les hommes fidèles s'intéressent à vivre.
Trente-neuvième page [76]
L'homme vivant est doux et souple : mort, il est dur et rigide.
Les plantes vivantes sont douces et tendres ; mortes, elles sont dures et sèches.
[Les hommes] forts et rigides [agissent] en pensant à la mort.
Les hommes doux et souples [agissent] en pensant à [aimant] la vie.
C'est pourquoi les violents et les forts n'ont pas d'avantages.
Un arbre est fort ; plus fort encore, [le sol] qui est au-dessous.
Alors, ce qui est au-dessus devient doux et souple.
Quarantième page [77]
L'homme qui suit la Voie est semblable à un arc : il suit ceux qui sont au-dessus de lui ; il protège ceux qui sont au-dessous.
Il a abondance de biens, et les garde pour les donner à qui n'en a pas assez.
Ainsi l'homme très riche qui suit la Voie garde peu pour lui, et donne à ceux qui manquent.
La Voie des hommes n'est pas de même : celui qui la suit donne à ceux qui ont trop et prend à ceux qui n'ont pas assez.
Celui qui, très riche, donne son superflu au peuple, suit le Tao.
Ainsi, le sage produit et ne s'attribue pas. Il fait de grandes choses, et les fait sans se vanter. Il ne veut pas laisser voir sa sagesse.
Quarante-unième page [78]
Les hommes sont doux et faibles comme l'eau ; Les hommes qui frappent dur et fort ne peuvent gagner souvent.
Ceci n'est pas facile à comprendre : le faible triomphe du fort ; le souple triomphe du rigide.
Les hommes ne connaissent pas cela, et ne peuvent le pratiquer.
Aussi le sage dit : celui qui est soumis [à l'empire] est maître de lui-même ; certainement il devient le chef.
Celui qui est soumis à l'empire ne se vante pas, et [devient] ainsi le maître des hommes.
Les paroles vraies ont un sens caché.
Quarante-deuxième page [79]
[Paraître] apaiser un grand ressentiment, et avoir véritablement un plus grand ressentiment [dans son cœur, les hommes pensent] que voilà la tranquillité et la concorde.
Aussi le saint garde le côté gauche, et ne reproche rien aux hommes.
Celui qui a de la Vertu [écrit] concentre peu à peu [son ressentiment].
Celui qui n'a pas de Vertu le disperse peu à peu [par sa colère].
[L'homme qui suit] la Voie du ciel ne redoute rien : il est uni à tous les hommes droits.
Quarante-troisième page [80]
[Si je commandais] un petit royaume et des hommes droits, de leurs biens nombreux je ne prendrais rien. Je leur commanderais de craindre la mort et de ne pas quitter [leur pays]
: quoiqu'ils eussent des bateaux, ils ne monteraient pas dessus ; quoiqu'ils eussent des cuirasses, ils ne les revêtiraient pas. Je commanderais aux hommes d'attacher [les coupables]
avec des cordes, et de les prendre ainsi. Ils seraient sucrés, je les mangerais ; les habits seraient beaux, je les porterais. Tranquille, je demeurerais : joli, je garderais.
Que les hommes conservent ce précepte : et que les chiens et les coqs eux-mêmes écoutent aussi :
JUSQU'À LA VIEILLESSE ET À LA MORT, QU'ILS NE SE RÉUNISSENT POINT EN ROYAUME.
Quarante-quatrième page [81]
Les paroles que l'on croit ne sont pas les bonnes ; les paroles bonnes ne sont pas crues.
Ce qui est bien n'est pas retenu ; on retient ce qui n'est pas bien.
La science ne se transmet pas : on transmet ce qui n'est pas la science.
Le sage ne garde rien [pour lui], mais il écrit pour enseigner les hommes ; il les a déjà enseignés.
Il écrit pour enseigner tous les hommes ; il les a déjà beaucoup enseignés.
Ainsi la Voie du ciel sauve les hommes et ne les perd point.
Ainsi le sage qui suit la Voie agit et ne frappe point.