Le Livre des Récompenses et des Peines
méritées par les actions humaines suivant la sublime doctrine
traduit par
Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832)
Librairie Renouard, Paris, 1816, 80 pages.
- On voit qu'en marquant du respect au Livre des Récompenses et des Peines, et en en suivant les maximes, on obtient une longue vie, ou le rang d'immortel, ou bien un fils, ou des richesses. Honorez-le donc et mettez-le en pratique, et vous augmenterez votre bonheur, aussi bien que la durée de votre vie. En un mot, tout ce que vous souhaiterez vous sera accordé.
- Chun-tchi : Que l'on médite donc profondément sur ces sujets qui sont la base de la morale ; qu'on lise avec attention ces livres qui en présentent les règles ; qu'on en fasse l'application à soi-même, et qu'un résumé de leur contenu vienne se placer dans notre cœur.
La sublime doctrine dit : Le malheur et la félicité ne sont point indifféremment abordables. L'homme seul les attire sur sa tête. La récompense
du bien et la punition du mal sont comme l'ombre qui suit le corps, et se proportionne à sa forme et à sa grandeur.
C'est pour cela qu'il y a dans le ciel et sur la terre des esprits qui président aux péchés, et qui se règlent sur la légèreté et la gravité des fautes des hommes pour leur retrancher des
périodes de vie. Le nombre de ces périodes qui leur étaient assignées par le destin est diminué ; la pauvreté les consume ; mille infortunes se pressent sur leurs pas ; tous les autres hommes les
haïssent ; les calamités et les supplices les poursuivent ; le bonheur et les heureuses influences les fuient ; les étoiles malignes leur versent des torrents de maux, et quand les périodes de
leur vie sont épuisées, ils meurent.
Il y a au ciel trois ministres, et le Boisseau du nord, prince des Esprits. Les esprits, placés sur la tête même de l'homme tiennent un registre exact de ses fautes, lui retranchent en
conséquence, soit des périodes de cent jours, soit des espaces de douze ans.
Il y a aussi trois larves qui habitent dans le corps même de l'homme. Chaque fois qu'on arrive au cinquante-septième jour du cycle de soixante, elles montent au conseil des magistrats célestes,
et y rendent compte des fautes et des péchés de l'homme.
Le jour où la lune est privée de lumière, l'esprit du foyer fait la même chose.
Quand un homme commet une faute, si elle est grave, on lui retranche douze années de sa vie ; si elle est légère, on lui ôte cent jours seulement.
On compte plusieurs centaines de ces péchés, tant graves que légers. Que celui qui désire obtenir une longue vie, s'étudie à les éviter scrupuleusement.
Suivre la raison, c'est avancer ; s'en écarter, c'est reculer.
On suit la raison, quand on ne foule point le sentier de la perversité.
Quand on ne s'aveugle pas sur ce qui est mal, et qu'on ne se repose pas sur le secret de sa maison.
Quand on fait des amas de vertus et des monceaux de mérites.
Lorsqu'on a un cœur compatissant pour tous les êtres vivants.
Qu'on est sincère, pieux, bon ami, bon frère.
Qu'on se corrige soi-même, et qu'on s'efforce de convertir les autres.
Quand on est plein de tendresse pour les orphelins, et de commisération pour les veuves.
Quand on évite de faire du mal aux insectes, aux herbes et aux arbres.
Quand on sait être compatissant pour le mal d'autrui, se réjouir de son bonheur, aider ses semblables dans leurs nécessités, les délivrer de leurs périls, voir le bien qui leur arrive comme
obtenu par soi- même, et ressentir les pertes qu'ils éprouvent, comme si on les faisait soi-même.
Lorsqu'on ne montre point au grand jour les imperfections d'autrui, et qu'on ne se targue pas de ses propres perfections ; qu'on met obstacle au mal, et qu'on publie le bien.
Quand dans les partages, on cède beaucoup aux autres, et qu'on se réserve peu à soi-même ; qu'on ne s'irrite point en recevant un affront, et qu'on éprouve une crainte salutaire en recevant une
grâce.
Qu'on répand des bienfaits sans attendre de récompense, et qu'on donne sans regrets.
Alors on est révéré de tout le monde, protégé par la Raison céleste, accompagné par le bonheur et les richesses ; toute impureté s'éloigne d'un homme qui agit ainsi. Les esprits et les
intelligences lui composent une garde ; ce qu'il entreprend s'achève : il peut prétendre à devenir esprit, ou du moins Immortel.
Pour devenir Immortel du ciel, il faut avoir effectué mille trois cents bonnes actions ; pour être Immortel de la terre, il faut en avoir fait trois cents.
Mais se mouvoir contre la justice, et marcher en tournant le dos à la Raison ; être puissant et habile pour le mal, cruel et malfaisant, dans les ténèbres ; nuire aux hommes vertueux, et être en
secret irrévérent pour son prince et pour ses parents.
Ne point honorer ceux qui sont plus âgés que soi, et se révolter contre ceux qu'on devrait servir.
Abuser de la crédulité des simples, injurier ses compagnons, répandre de vains mensonges, et se plaire dans l'imposture.
Attaquer ceux qui reconnaissent les mêmes ancêtres que soi.
Être farouche, dur, et sans humanité ; se conduire avec cruauté et barbarie ; ne s'embarrasser ni du juste ni de l'injuste.
Être toujours en-deçà ou au-delà des convenances.
Maltraiter ses inférieurs, et usurper leurs mérites ; flatter ses supérieurs, et se jeter au-devant de leurs volontés.
Recevoir des grâces sans en être touché, et nourrir des ressentiments implacables.
Mépriser le peuple du ciel ; troubler l'administration du royaume.
Accorder des récompenses à des hommes indignes ; envoyer les innocents au supplice ; faire périr les hommes pour s'emparer de leurs richesses ; renverser ceux qui sont en place pour s'emparer de
leurs dignités.
Immoler ceux qui se soumettent, et punir de mort ceux qui se rendent à discrétion.
Humilier les hommes honnêtes et déplacer les sages ; déshonorer les orphelins et réduire les veuves aux dernières extrémités.
Transgresser les lois et recevoir le prix de ses prévarications ; faire le juste de l'injuste, et l'injuste du juste ; s'emparer d'une faute légère pour l'aggraver.
Redoubler de fureur à la vue des supplices.
Connaître ses vices et ne point songer à s'en corriger ; connaître la vertu, et ne point penser à la pratiquer.
Embarrasser les autres dans ses propres péchés.
S'opposer aux bons effets des arts libéraux et magiques ; être dur et injuste envers les sectateurs de la Raison et de la Vertu.
Tirer des flèches aux êtres qui volent dans les airs ; poursuivre ceux qui courent sur la terre ; détruire les trous des insectes ; effaroucher les oiseaux qui sont sur les arbres ; boucher les
ouvertures où les oiseaux vont nicher ; renverser les nids déjà construits ; blesser les femelles qui portent et casser les œufs.
Souhaiter des pertes aux autres et les empêcher de faire de bonnes actions ; compromettre leur salut pour sa propre tranquillité ; leur retrancher pour s'ajouter à soi-même ; changer le bien en
mal ; ruiner le bien public pour son bien particulier ; usurper les bonnes actions d'autrui ; mettre au jour ses imperfections ; divulguer ses secrets ; s'efforcer de diminuer ses richesses, et
de disperser la chair et les os ; s'emparer de ce qui fait le bonheur des autres, et les aider à faire le mal.
Se plaire à en imposer et à épouvanter ; railler ou insulter, et vouloir toujours avoir le dessus en tout.
Disperser les épis naissants ou ceux qui sont déjà mûrs.
Brouiller les ménages ; être insolent dans l'opulence.
Si l'on obtient un pardon, n'être touché d'aucune honte ; endurer patiemment les bienfaits, et se décharger sur autrui de ses péchés.
Vendre le mal et faire épouser l'infortune ; dans le commerce, exagérer le mérite de ce qu'on veut vendre.
Garder dans son sein un cœur perfide ; rabaisser ce que les autres ont de bon, et défendre ce qu'on a soi-même d'imparfait.
En imposer et gêner par une vaine affectation de majesté ; s'abandonner à sa férocité ; se plaire dans le meurtre et au milieu des blessures.
Couper et tailler sans nécessité.
Immoler et préparer les victimes, sans avoir égard aux rites établis.
Jeter et perdre les cinq sortes de grains ; nuire et faire du mal aux animaux.
Briser la maison d'autrui ; prendre ce qui s'y trouve de précieux ; lâcher les courants d'eau, et jeter du feu pour incendier les maisons du peuple.
Troubler les lois pour ruiner les mérites des hommes. Disperser les meubles pour appauvrir les ménages. Souhaiter la chute de ceux qu'on voit florissants et honorés, et la ruine de ceux qu'on
voit riches et opulents.
Concevoir de mauvais désirs, en jetant les yeux sur les femmes qui appartiennent à autrui.
Souhaiter la mort de ceux à qui l'on doit, ou dont on retient le bien.
Quand on n'obtient pas ce qu'on demande, vomir des imprécations et concevoir des ressentiments.
Quand on voit quelqu'un éprouver un malheur, l'attribuer sur-le-champ à ses vices.
Se moquer des infirmités corporelles ; dissimuler les bonnes qualités qu'on aperçoit dans les autres.
Procurer le cauchemar ; se servir de poisons pour faire mourir les arbres.
S'indigner contre les traditions des sages. Résister à son père et à ses frères, et exciter leur courroux.
Arracher par la violence ; aimer la rapine et se plaire dans le brigandage. Fonder sa richesse sur ses larcins. S'avancer par la flatterie et le mensonge.
Être inégal dans les récompenses qu'on accorde et dans les punitions qu'on décerne. S'abandonner sans mesure à la joie et au repos. Tourmenter et punir injustement ses subordonnés. Imprimer la
terreur ; maudire le ciel et accuser les hommes. Insulter le vent et s'irriter contre la pluie.
Animer les querelles et susciter des procès. Porter le mensonge jusque dans la société de ses amis. Écouter les caquets des femmes, et agir contre les instructions de son père et de sa
mère.
Oublier l'antiquité pour les nouveautés ; dire oui de bouche, et non du fond du cœur.
Être avide de biens mal acquis. Tromper ses supérieurs. Être artisan de calomnies et insulter les hommes paisibles. Corrompre la droiture. Blasphémer le nom des Esprits. Rejeter toute soumission,
et prendre pour règle l'esprit de contradiction.
Quitter ses proches parents pour ceux qui sont plus éloignés. Rendre le ciel et la terre témoins des plus viles pensées, et mettre sous les yeux des Esprits des actions infâmes.
Faire des largesses et s'en repentir ensuite ; emprunter et ne pas rendre. Avoir des prétentions au-dessus de son état, et entreprendre au-delà de ses moyens.
S'adonner sans mesure aux plaisirs.
Avoir le poison dans le cœur, et le visage plein de bienveillance.
Souiller les aliments et affamer les hommes. Les embarrasser par de fausses doctrines. Employer une aune trop courte, de fausses mesures, une balance trop légère, un petit boisseau.
Mêler la vérité de mensonges ; recueillir le lucre de la prostitution.
Subjuguer les bons, et les humilier.
Monter fièrement à cheval sur le dos des simples.
Désirer avidement sans jamais être satisfait. Faire des imprécations et adresser aux esprits des prières impératives.
S'enivrer, se révolter ensuite, et donner lieu à des troubles. Souffrir de la division et des querelles entre sa chair et ses os. Homme, être sans droiture et sans bonté ; femme, sans douceur et
sans complaisance.
Vivre mal avec sa femme ; ne point respecter son père.
Aimer à se vanter, et être continuellement dévoré d'envie.
Ne pas agir vertueusement envers son épouse et ses fils ; manquer au devoir envers ses oncles et ses tantes ; se conduire d'une manière légère et despectueuse vis-à-vis des âmes de ses aïeux
défunts ; résister aux ordres de ses supérieurs.
N'apporter aucune utilité en agissant. Avoir un cœur double ; se maudire soi et les autres. Haïr et aimer par intérêt.
Fouler aux pieds les puits, et sauter par dessus le foyer ; enjamber sur les aliments ou sur les hommes.
Faire du mal aux enfants, et maltraiter les nouveaux-nés.
Mettre du mystère et du mal à tout.
Chanter ou danser le jour de la conjonction, ou le dernier jour de l'an.
Pousser de grands cris et se mettre en colère dans la nouvelle lune ou le matin.
Cracher, se moucher, ou rendre son urine du côté du nord. Soupirer, chanter ou pleurer en face du foyer. Allumer des parfums au feu du foyer. Souiller le bois avec lequel on prépare les aliments.
Se lever et marcher nu la nuit. Ordonner des supplices dans les huit époques principales de l'année. Cracher contre les étoiles tombantes. Montrer au doigt les trois clartés célestes. Fixer
longtemps le soleil ou la lune.
Mettre au printemps le feu dans les herbes des montagnes, et aller y chasser. Proférer des injures du côté du nord ; sans motif tuer les tortues ou frapper les serpents.
Voilà autant d'actions qui, ainsi que d'autres semblables, méritent d'être punies suivant leur gravité ou leur légèreté. Celui qui préside à la vie, retranche à l'homme qui s'en rend coupable des
espaces de douze ans, ou de cent jours seulement. Le nombre qui lui en avait été assigné étant épuisé, la mort vient. Et après la mort, s'il y a encore un surplus de châtiment à recevoir, le
malheur tombe sur ses fils et ses petits-fils.
Quand on prend injustement le bien d'autrui, on court risque de voir sa femme séduite, ses domestiques trompés. La mort vient pour récompense. Ou si la mort ne vient pas, on voit sa maison
ravagée par des inondations ou des incendies ; ses meubles enlevés par des voleurs ; on est accablé de maladies, et tous ces maux sont la juste récompense du tort qu'on a fait.
Celui qui tue un homme injustement ressemble à des soldats qui se frappent à coups d'épée.
Celui qui prend les richesses d'autrui, est comme un homme qui veut se nourrir avec de la chair corrompue, ou se désaltérer avec du vin empoisonné. La mort le frappe au moment ou il se croit
rassasié.
Si le cœur a une bonne pensée, quoiqu'elle ne soit pas mise à exécution, les esprits l'ont saisie, et la font suivre de leurs heureuses influences. S'il en a une mauvaise, les mêmes esprits la
font suivre de leurs malignes influences.
Si l'on a fait une mauvaise action, qu'on se corrige et qu'on se repente, qu'on quitte la mauvaise voie et qu'on pratique la vertu ; on ne manquera pas d'obtenir le bonheur. C'est ce qu'on
appelle le retour du mal au bien.
Aussi l'homme véritablement heureux dit le bien, voit le bien, fait le bien. En un jour il réunit trois sortes de biens. En trois ans le Ciel lui envoie infailliblement le bonheur. Le méchant dit
le mal, voit le mal, fait le mal. En un jour il amasse trois sortes de maux, et en trois ans, le Ciel ne manque jamais de lui envoyer le malheur.
Comment peut-on donc ne pas pratiquer la vertu ?
Poissons
Deux habitants de la ville de Hoeï-ki, l'un nommé Thao-chi-liang, et l'autre Tchhang-tchi-thing, passaient ensemble devant le temple de la grande bonté (Ta chen sse). Ils virent devant la
boutique d'un traiteur un grand nombre de ces petites anguilles qui se trouvent dans la vase et qu'on nomme chen-iu ; il y en avait plusieurs milliers. Thao eut envie de les acheter pour leur
sauver la vie. Il s'adressa à son compagnon et lui dit :
— Je n'ai point assez d'argent pour faire seul cette bonne œuvre. Voulez-vous, mon frère, vous charger de quêter pour y engager quelques autres personnes ?
Cette quête eut lieu sur-le-champ ; mais Tchhang ne fut pas assez prompt. Thao tira le premier son argent et mit une once ou un tael. Les autres apportèrent ensuite les huit onces qu'il fallait
encore. On acheta les poissons et on alla les mettre dans les fossés autour de la ville. L'automne suivant, Thao vit en songe un esprit qui lui dit ;
— Tu ne devais pas encore espérer d'avancement ; mais à cause du mérite que tu as eu en délivrant les poissons d'une mort certaine, tu obtiendras, dans ton prochain examen, un grade supérieur au
tien.
Thao se mit à rire et dit :
— A la vérité c'est moi qui en ai eu l'idée, mais je me suis fait aider par Tchhang-tchi-thing, et d'autres encore sont venus nous fournir les moyens de la mettre à exécution. Pourquoi le mérite
en retomberait-il sur moi seul ?
Quelques jours après pourtant le gouverneur de Nan-king l'examina et lui donna de gros appointements. Tchhang eut aussi de l'avancement.
Bonne action
Un certain Fan, du pays de Tchin-hiang-kiun, avait sa femme attaquée d'une maladie de langueur et presque à l'article de la mort. Un Tao-sse lui avait conseillé un remède : il fallait prendre une
centaine de moineaux, les nourrir pendant trois ou sept jours avec du riz préparé, leur ôter ensuite la cervelle et l'avaler. Fan alla bien vite acheter les oiseaux et les nourrit comme on
l'avait prescrit pendant quelques jours. Mais l'ordre d'un de ses supérieurs l'obligea de s'absenter. Pendant qu'il était hors de chez lui, sa femme regarda les oiseaux et dit en soupirant
:
— Faut-il que pour moi seule on ôte la vie à cent êtres vivants ! Non j'aime mieux mourir que d'être la cause du mal qu'on veut leur faire.
En disant ces mots, elle ouvrit la cage et les fit tous envoler. Quand Fan revint et qu'il eut appris ce que sa femme avait fait, il se mit en colère et lui fit beaucoup de reproches ; mais elle
n'eut pas lieu de se repentir de sa bonne action ; car peu de temps après elle recouvra tout-à-fait la santé ; elle eut même un fils, et celui-ci vint au monde avec les deux mains marquetées de
taches noires, comme le plumage d'un moineau.
Compassion
Un habitant de la province de Chen-si, nommé Youan-koung, avait vu sa famille dispersée par des brigands qui avaient ravagé le pays ; son fils lui avait été enlevé ; lui-même était allé se
réfugier dans la province de Nan-king. Quelque temps après son arrivée, il lui prit désir d'épouser une femme du second ordre, afin d'avoir un fils. Comme il était occupé d'en chercher une il y
avait un homme qui vendait sa femme ; Koung l'acheta pour trente onces d'argent. Arrivée chez son nouveau maître cette femme tournait le dos à la lampe pour cacher sa douleur, et versait des
larmes amères ; Koung lui en demanda la raison :
— Hélas ! dit-elle, la plus affreuse pauvreté et une extrême disette désolaient notre maison, et nous l'ont rendue insupportable ; à la fin mon mari a résolu de me vendre pour pouvoir vivre ;
mais je ne puis oublier les bontés qu'il a eues pour moi, et toute la journée je pense aux bienfaits dont il m'a comblée ; un jour, peut-être ma douleur se calmera, et je pourrai m'habituer à
servir un autre homme ; mais permettez-moi de me livrer à mon chagrin.
Koung en eut compassion et ne voulut pas être cause de son malheur ; dès le lendemain matin il la reconduisit à son mari et non seulement il ne voulut pas reprendre le prix qu'il avait payé, mais
il leur fit encore présent de cent taels pour les aider à vivre. Le mari et la femme se jetèrent à ses pieds en versant des larmes de reconnaissance ; et en acceptant ses dons ils résolurent de
lui chercher une jeune fille qui pût lui rendre le fils qu'il avait perdu. En passant par Yang-tcheou ils virent plusieurs hommes qui menaient un jeune garçon pour le vendre ; en le voyant, le
mari dit en lui même : nous n'avons pas encore trouvé de jeune fille comme nous en cherchons une, pourquoi n'achèterions-nous pas ce jeune homme pour en faire présent à notre bienfaiteur ? Il
s'informa donc du prix qu'on en voulait avoir : on lui répondit qu'on le vendrait à un tael par chaque année de son âge ; il avait douze ans, cela fit douze taels que le mari paya ; ensuite ils
allèrent conduire le jeune homme à Youan-koung. Celui-ci le regarda attentivement et reconnut son fils ; le père et le fils s'embrassèrent tendrement en pleurant et leurs larmes furent bientôt
suivies des transports de joie les plus vifs. Telle fut la récompense qu'il reçut pour n'avoir pas voulu désunir la chair et les os.
Séduction
Un certain Li-teng était à 18 ans second bachelier de sa province ; on croyait qu'il ne lui serait pas difficile d'obtenir le grade de premier docteur. Dix ans après pourtant il n'avait pu
prendre aucun degré ; il alla consulter un devin et lui demanda ce qui lui arriverait jusqu'à sa mort. Le devin était un homme du premier mérite ; il se rendit à la cour céleste, et comme les
portes n'étaient pas encore ouvertes, il s'arrêta auprès des juges incorruptibles qui se tenaient en dehors, et il leur parla de l'affaire de Li-teng, et leur demanda ce qu'ils en pensaient. L'un
des magistrats lui répondit :
— Le souverain seigneur avait marqué la naissance de Li-teng avec le sceau de pierre de iu. A l'âge de 18 ans il devait être second bachelier ; à 19 second docteur ; à 53 ans il aurait été
ministre de la droite. Mais par malheur dans le temps qu'il était second bachelier, il aperçut à la dérobée une fille de la maison voisine de la sienne : il lui prit un violent désir de la
posséder ; n'ayant pu s'arranger avec son père, il le fit jeter dans une prison. Par suite de cette action il fut abaissé de deux points et son nom se trouva n'être plus que le 29e. Il continua
comme il avait commencé et s'empara injustement de la maison de son frère aîné ; il fut alors abaissé de trois points, et son nom fut le 38e. Se trouvant à Tchang-'an (Si-'an-fou), au milieu de
la foule, il aperçut une belle femme, et il réussit à la séduire ; puis craignant que le mari de cette femme ne vînt à l'apprendre, il sut le faire tomber dans un piège et succomber sous une
fausse accusation. En conséquence, il s'est vu privé de ses revenus et de son emploi. A présent même il vient d'enlever une demoiselle de qualité. Infatigable à faire le mal, il consume la vie
qui lui avait été assignée ; comment peut-il espérer de monter en grade ?
Le devin revint et rendit compte de tout ce qui lui avait été dit à Teng ; celui-ci fut couvert de confusion ; il versa des larmes de repentir, et la douleur le consumant, il mourut.
Substitution
Il y avait à Nan-king un jeune étudiant qui subissait ses examens, et dont la figure était agréable et distinguée. Dans la maison qui faisait face à la sienne, habitait momentanément un magistrat
en tournée avec sa fille ; il la vit et s'abandonna à la passion qu'elle lui inspira. Son examen fini, il reçut par une esclave une invitation de venir visiter la jeune dame. Mais faisant
réflexion au risque qu'il allait courir, il craignit de se laisser entraîner à quelque mauvaise action et résolut de ne pas aller au rendez-vous. Un autre étudiant qui demeurait avec lui eut par
hasard connaissance de tout. Il eut la fantaisie d'aller remplir les engagements de son compagnon. L'obscurité de la nuit empêcha l'esclave confidente de s'apercevoir du changement de personne.
Elle le fit entrer auprès de sa maîtresse ; mais comme ils reposaient ensemble, le père de la demoiselle revint et entra tout à coup dans la chambre de sa fille. Il aperçut le jeune homme, et
entrant en fureur, il les tua tous les deux. Le lendemain quand on proclama les noms des candidats admis le second étudiant ne parut pas ; l'autre qui avait obtenu un degré assez élevé, dit à ce
sujet à ses amis :
— Si étais allé à ce fatal rendez-vous, au lieu d'être porté sur la liste des licenciés, je serais en ce moment couché sur la liste des esprits impurs.