Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchoang-tzeu
Les pères du système taoïste
LAO-TZEU, LIE-TZEU, TCHOANG-TZEU
par Léon Wieger (1856-1933)
Première édition 1913.
Cathasia, Société d'édition Les Belles Lettres, Paris, 1950, 522 pages.
- L. Wieger : "Ce volume contient ce qui reste de trois penseurs chinois, Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchoang-tzeu, qui vécurent du sixième au quatrième siècle avant l’ère chrétienne... La doctrine des trois auteurs est une. Lie-tzeu et Tchoang-tzeu développent Lao-tzeu, et prétendent faire remonter ses idées à l’empereur Hoang-ti, le fondateur de l’empire chinois."
- "Je me suis efforcé de rendre ma traduction d’aussi facile lecture qu’il m’a été possible, sans nuire à la fidélité de l’interprétation."
- H. Maspero : "Traduction ? Peut-être vaudrait-il mieux dire adaptation... les traductions de Lao-tseu et de Lie-tseu sont presque littérales, et c'est seulement dans celle de Tchouang-tseu qu'il [le père W.] s'écarte assez souvent de son texte ; encore n'est-ce guère que pour l'abréger en en supprimant les redites assez fréquentes et (ceci est évidemment plus arbitraire) certains détails qu'il juge inutiles."
- Avertissement de l'édition de 1950 : "Depuis que le père Wieger a composé cet ouvrage, les études sur le taoïsme l’auraient obligé à corriger ou modifier certaines de ses conclusions et traductions. Par respect pour sa pensée, l’on s’est borné à reproduire le texte de sa première édition, sans même en retrancher certaines boutades qui étaient caractéristiques de sa manière."
On présentera sur cette page la préface de Léon Wieger publiée dans l'édition des Pères, une courte introduction présentée dans la Bibliographie générale taoïste de 1911, et le compte-rendu de lecture d'Henri Maspero (cf. B.E.F.E.-O., 1913. Persée), réservant pour trois autres pages les textes de Lao-tzeu, Lie-tzeu et Tchoang-tzeu.
Préface - Introduction - C. R. lecture d'H. Maspero
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Ce volume contient ce qui reste de trois penseurs chinois, Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchoang-tzeu, qui vécurent du sixième au quatrième siècle avant
l’ère chrétienne.
Lao-tzeu, le Vieux Maître, fut un contemporain de Confucius, plus âgé que lui d’une vingtaine d’années. Sa vie s’écoula entre les dates 570-490 probablement (les dates de Confucius étant
552-479). Rien, de cet homme, n’est historiquement certain. Il fut bibliothécaire à la cour des Tcheou, dit la tradition taoïste. Il vit Confucius une fois, vers l’an 501, dit encore la tradition
taoïste. Las du désordre de l’empire, il le quitta, et ne revint jamais. Au moment de franchir la passe de l’Ouest, il composa pour son ami, le préposé à la passe Yinn-hi, l’écrit célèbre traduit
dans ce volume. Cela encore est tradition taoïste. Dans la très courte et très insignifiante notice qu’il lui a consacrée vers l’an 100 avant J.-C., Seuma-ts’ien dit que, d’après certains, le nom
de famille du Vieux Maître fut Li, son prénom commun Eull, son prénom noble Pai-yang, son nom posthume Tan (d’où l’appellatif posthume Lao-tan). Mais, ajoute le célèbre historien, lequel fut,
comme son père, plus qu’à moitié taoïste, « d’autres disent autrement, et, du Vieux Maître, on peut seulement assurer ceci, qu’ayant aimé l’obscurité par-dessus tout, cet homme effaça
délibérément la trace de sa vie. » (Cheu-ki, chap. 63). — Je n’exposerai point ici la légende de Lao-tzeu, ce volume étant historique.
Lie-tzeu, Maître Lie, de son nom Lie-uk’eou, aurait vécu, obscur et pauvre, dans la principauté Tcheng, durant quarante ans. Il en fut chassé par la famine, en l’an 398. À cette occasion, ses
disciples auraient mis par écrit la substance de son enseignement. Ces données reposent aussi uniquement sur la tradition taoïste. Elles ont été souvent et vivement attaquées. Mais les critiques
de l’index bibliographique Seu-k’ou ts’uan-chou, ont jugé que l’écrit devait être maintenu.
Tchoang-tzeu, Maître Tchoang, de son nom Tchoang-tcheou, ne nous est guère mieux connu. Il dut être au déclin de sa vie, vers l’an 330. Très instruit (Seuma-ts’ien, Cheu-ki, l.c.
appendice), il passa volontairement sa vie dans l’obscurité et la pauvreté, bataillant avec verve contre les théories et les abus de son temps.
C’est donc entre les extrêmes 500-330, qu’il faut placer l’élucubration des idées contenues dans ce volume. Je dis, des idées, non des écrits ; voici pourquoi :
De Lao-tzeu, la tradition affirme formellement qu’il écrivit. L’examen attentif de son œuvre, paraît donner raison à la tradition. C’est bien une tirade, tout d’une haleine, reprise ab ovo quand
l’auteur a dévié ; une enfilade de points et de maximes, plutôt qu’une rédaction suivie ; le factum d’un homme qui précise et complète sa pensée, pas obscure mais très profonde, en reprenant, en
retouchant, en insistant. Primitivement, aucune division en livres et en chapitres n’exista. La division fut faite plus tard, assez maladroitement.
Quant à Lie-tzeu et Tchoang-tzeu, l’examen des deux traités qui portent leurs noms, montre à l’évidence que ces deux hommes n’ont pas écrit. Ils se composent d’un assemblage de notes, de fiches,
recueillies par les auditeurs souvent avec des variantes et des erreurs, collationnées ensuite, brouillées et reclassées par des copistes, interpolées par des mains tendancieuses non taoïstes, si
bien que, dans le texte actuel, il se trouve quelques morceaux diamétralement contraires à la doctrine certaine des auteurs. Les chapitres sont l’œuvre de ceux qui collationnèrent les centons.
Ils furent construits en réunissant ce qui se ressemblait à peu près. Plusieurs furent mis dans un désordre complet, par l’accident qui brouilla tant de vieux écrits chinois, la rupture du lien
d’une liasse de lattes, et le mélange de celles-ci. — À noter que ces traités taoïstes ne furent point compris dans la destruction des livres, en 213 avant J.-C.
La doctrine des trois auteurs est une. Lie-tzeu et Tchoang-tzeu développent Lao-tzeu, et prétendent faire remonter ses idées à l’empereur Hoang-ti, le fondateur de l’empire chinois. Ces idées
sont, à très peu près, celles de l’Inde de la période contemporaine, l’âge des Upanishad. Un panthéisme réaliste, pas idéaliste.
Au commencement fut seul un être, non intelligent mais loi fatale, non spirituel mais matériel, imperceptible à force de ténuité, d’abord immobile, Tao le Principe, car tout dériva de lui. Un
jour ce Principe se mit à émettre Tei sa Vertu, laquelle agissant en deux modes alternatifs yinn et yang, produisit comme par condensation le ciel, la terre et l’air entre deux, agents
inintelligents de la production de tous les êtres sensibles. Ces êtres sensibles vont et viennent au fil d’une évolution circulaire, naissance, croissance, décroissance, mort, renaissance, et
ainsi de suite. Le Souverain d’en haut des Annales et des Odes, n’est pas nié expressément, mais dégradé, annulé, si bien qu’il est nié équivalemment. L’homme n’a pas une origine autre que la
foule des êtres. Il est plus réussi que les autres, voilà tout. Et cela, pour cette fois seulement. Après sa mort, il rentre dans une nouvelle existence quelconque, pas nécessairement humaine,
même pas nécessairement animale ou végétale. Transformisme, dans le sens le plus large du mot. Le Sage fait durer sa vie, par la tempérance, la paix mentale, l’abstention de tout ce qui fatigue
ou use. C’est pour cela qu’il se tient dans la retraite et l’obscurité. S’il en est tiré de force, il gouverne et administre d’après les mêmes principes, sans se fatiguer ni s’user, faisant le
moins possible, si possible ne faisant rien du tout, afin de ne pas gêner la rotation de la roue cosmique, l’évolution universelle. Apathie par l’abstraction. Tout regarder, de si haut, de si
loin, que tout apparaisse comme fondu en un, qu’il n’y ait plus de détails, d’individus, et par suite plus d’intérêt, plus de passion. Surtout pas de système, de règle, d’art, de morale. Il n’y
a, ni bien ni mal, ni sanction. Suivre les instincts de sa nature. Laisser aller le monde au jour le jour. Evoluer avec le grand tout.
Reste à noter les points suivants, pour la juste intelligence du contenu de ce volume.
Beaucoup de caractères employés par les anciens taoïstes, sont pris dans leur sens primitif étymologique ; sens tombé en désuétude, ou devenu rare depuis. De là comme une langue spéciale, propre
à ces auteurs. Ainsi Tao-tei-king ne signifie pas traité de la Voie et de la Vertu (sens dérivés de Tao et Tei), mais traité du Principe et de son Action (sens
antiques).
Aucun des faits allégués par Lie-tzeu et surtout par Tchoang-tzeu, n’a de valeur historique. Les hommes qu’ils nomment, ne sont pas plus réels, que les abstractions personnifiées qu’ils mettent
en scène. Ce sont procédés oratoires, rien de plus. Il faut surtout se garder de prendre pour réelles, les assertions de Confucius, toutes inventées à plaisir. Certains auteurs mal avertis, sont
jadis tombés dans cette erreur, et ont de bonne foi imputé au Sage des effata que lui prêta son ennemi Tchoang-tzeu, pour le ridiculiser.
Confucius, le plastron de Tchoang-tzeu, est présenté en trois postures. — 1° comme l’auteur du conventionnalisme et le destructeur du naturalisme ; comme l’ennemi juré du taoïsme, par conséquent.
C’est la vraie note. Ces textes sont tous authentiques. — 2° comme prêchant, en converti, le taoïsme plus ou moins pur, à ses propres disciples. Fiction parfois très ingénieusement conduite, pour
faire ressortir des discours mêmes du Maître, l’insuffisance du confucéisme et les avantages du taoïsme. Textes authentiques, mais qu’il faut se garder d’imputer à Confucius. — quelques textes
peu nombreux, purement confucéistes, sont des interpolations. Je les noterai tous.
De même, les parangons du système confucéen, Hoang-ti, Yao, Chounn, le grand U, et autres, sont présentés en trois postures. — 1° exécrés comme auteurs ou fauteurs de la civilisation
artificielle. C’est la vraie note. Textes authentiques. — 2° loués pour un point particulier, commun aux confucéistes et aux Taoïstes. Textes authentiques. — 3° loués en général, sans
restriction. Interpolations confucéennes peu nombreuses, que je relèverai. — Je pense de plus que, dans le texte, plus d’un Yao, plus d’un Chounn, sont erreurs de copistes, qui ont écrit un
caractère pour un autre.
La date à laquelle l’œuvre de Lao-tzeu fut dénommée Tao-tei-king, n’est pas connue. La dénomination figure dans Hoai-nan-tzeu, au second siècle avant J.-C. — En l’an 742, l’empereur Huan-tsong de
la dynastie T’ang, conféra au traité de Lie-tzeu le titre Tch’oung-hu-tchenn king, traité du Maître transcendant du vide ; et au traité de Tchoang-tzeu le titre Nan-hoa-tchenn
king, traité du Maître transcendant de Nan-hoa (nom d’un lieu où Tchoang-tzeu aurait séjourné), les deux auteurs ayant reçu le titre tchenn jenn hommes transcendants. Le
Tao-tei-king est aussi souvent intitulé Tao-tei-tchenn king, depuis la même époque.
Je me suis efforcé de rendre ma traduction d’aussi facile lecture qu’il m’a été possible, sans nuire à la fidélité de l’interprétation. Car mon but est de mettre à la portée de tous les penseurs,
ces vieilles pensées, qui ont été depuis tant de fois repensées par d’autres, et prises par eux pour nouvelles.
Hien-hien (Ho-kien-fou) le 2 avril 1913.
*
Introduction
Les Pères ont été précédés en 1911 par une Bibliographie générale sur le taoïsme, contenant en introduction quelques notes sur les trois
philosophes, que l'on a jugées utiles de rapporter ici.
Les premiers Pères du taoïsme, Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchoang-tzeu, qui vécurent du cinquième au quatrième siècle avant J.C., furent des philosophes et des controversistes. Sans nier l'existence du Souverain d'en haut, aussi vieux que la Chine ; sans heurter les pauvres notions de la Grande Règle, ils cherchèrent, plus haut et plus loin, l'origine de toutes choses. Leurs recherches aboutirent pratiquement à un panthéisme naturaliste, visiblement inspiré par les systèmes indiens contemporains. — Un principe premier unique, d'abord concentré et inactif, se mit à émaner, à produire. Recueilli, on l'appelle tao ; agissant, on l'appelle tei. — Par son émanation, le Principe produisit le ciel, la terre, et l'air entre deux ; trinôme d'où sortirent tous les êtres ; ou plutôt, binôme, le ciel et la terre agissant et réagissant comme un couple, l'air médian leur servant de matière. — Le Principe habite et opère en tout. Il ne pense pas, mais est pensée. Il ne veut pas, mais est la loi. — De lui émane, avec son être, le destin de chaque être. Dans la nature issue de lui, certains points spéciaux sont comme des pôles de sa vertu émanatrice. Du ciel émane la vertu fécondante, de la terre émane la vertu productrice. Des astres anodes célestes, des monts cathodes terrestres, s'échappent des effluves spéciales. Ces forces sont bienfaisantes, quand elles sont normales, chenn développées dans la direction imprimée par le Principe au cosmos. Elles sont malfaisantes, quand elles sont koai anormales, désorientées, déviées.— Dans chaque être, minéral, végétal, animal, homme, quel qu'il soit, est contenue une âme, participation du Principe universel, principe de sa nature particulière et de ses propriétés spéciales. Avec l'âge, toute âme s'élève, sa vertu s'exagère et déborde son degré. L'âme d'un vieil objet acquiert une certaine raison, l'âme d'un vieil arbre agit dans un certain rayon, l'âme d'un vieil animal pense presque comme un homme, l'âme d'un vieillard pénètre l'espace et le temps. C'est l'expérience acquise, la connaissance emmagasinée, qui font ces progrès. Les âmes qui n'ont rien appris, retournent, à la mort, dans le grand tout inconscient. Celles qui ont appris quelque chose transmigrent, en fonction de leur connaissance acquise. Les âmes humaines qui ont beaucoup appris peuvent subsister pour un temps, dans un revêtement de matière éthérée, avant leur réincarnation. Celles qui ont appris le grand secret, tat-tvam que tout est un, celles-là échappent à la métempsycose et rentrent dans le Principe conscient. — Tout étant un, il n'y a pas de distinction spécifique entre le bien et le mal. L'identité des contraires est enseignée, par les Pères du taoïsme, avec une insistance qui touche à l'acharnement. Ils n'enseignent donc pas comment faire le bien et éviter le mal, puisqu'ils ne connaissent ni bien ni mal. D'après eux, l'homme n'a qu'un grand devoir, s'unir au Principe primordial dont il est une terminaison temporaire, vouloir ce que le Principe veut, et faire ce que le Principe fait.
D'où les conséquences pratiques suivantes :
1. Le Principe l'ayant fait pensant, l'homme doit penser le plus possible, méditer, approfondir. Non pour acquérir des connaissances multiples et variées. Mais pour s'approprier, au degré le plus
intense possible, cette connaissance globale unique, qu'il est un avec le Principe, qu'il est le Principe, que tout est le Principe ; qu'il suffit donc d'appliquer son attention à ce centre,
ignorant les points de la périphérie, les individus et les détails.
2. Le Principe l'ayant investi de sa gangue corporelle et lui ayant déterminé un nombre fixe d'années, l'homme doit faire ce qu'il faut, pour que son corps vive jusqu'au bout de ce nombre
d'années ; pour que la mort ne survienne pas avant le temps, par suite de l'usure prématurée de la matière. Autrement son âme avortée descendra dans l'échelle, deviendra un monstre, ou rentrera
même dans le tout non-pensant. — De là le culte des taoïstes pour l'hygiène ; leur intérêt pratique pour les questions relatives au régime et à la diététique ; pour la médecine, la pharmacie. —
De là aussi la morale taoïste, qui est l'hygiène de l'âme ; suppression des passions, parce qu'elles usent ; continence et abstinence, parce que la luxure et la gourmandise épuisent ; surtout pas
d'ambition, pas d'efforts pour parvenir, parce que rien ne corrode davantage. — Cela posé, dans la foi de son identité avec le Principe ; avec la conscience qu'il n'a, ni fatigué son âme, ni usé
son corps, et qu'il n'a par conséquent rien à se reprocher ; le taoïste attend la fin de ses années et meurt dans une paix non pareille, sans changer de visage, comme disent les textes. Pour lui,
pas d'affres dans la mort, pas de terreurs dans l'au-delà. Mourir, c'est changer son revêtement usé, contre un nouveau qui sera meilleur.
3. Le Principe déterminant la voie de tous les êtres, c'est un devoir de n'intervenir en rien ; de ne pas mettre son doigt dans le rouage, dans l'engrenage ; de ne s'occuper que de soi ; de ne
s'imposer à rien ni à personne ; de laisser aller l'univers, ce volant que le Principe fait tourner. Le taoïste considère sa rotation d'un œil placide. Pour lui, rien ne peut marcher mal. Le
point de la circonférence qui est en bas maintenant, sera en haut tout à l'heure. Des alternances nécessaires, voulues par le Principe, régies par les nombres et les phases yinn-yang, doivent se
succéder. Il faut leur laisser libre cours, celle instabilité étant la loi. Tant pis pour les inventeurs de systèmes, les moralistes, les politiciens, les idéalistes et utopistes de toute espèce
! Patrie, gouvernement, bien général ou supérieur, progrès, idéal, plans, projets, formules, le taoïste rit de tout cela. Que les choses aillent donc comme elles peuvent aller ! C'est le nombre,
c'est la période, c'est le Principe qui les fait aller dans ce sens. Bien fou serait celui qui se raidirait pour les faire aller en sens inverse, car son échec est prédéterminé. — La pire des
ingérences dans la marche normale de l'univers, c'est la guerre ; car c'est mettre un terme à des vies, avant le temps, contre la volonté du Principe.
Les Pères du taoïsme ne furent jamais agressifs, oh non, car la controverse passionnée aurait usé leur âme et leur corps. Ils eurent, pour leurs vulgaires contemporains, un dédain compatissant
souvent comique. Seul Confucius fut traité par eux avec ironie et mépris. C'est qu'ils virent en lui l'homme du rit artificiel et de la vertu conventionnelle, le destructeur de la Nature,
l'antagoniste du Principe. Lao-tzeu réfuta les principes du Maître, sans le nommer. Lïe-tzeu l'entreprit plus à fond. Mais Tchoang-tzeu fit du pauvre Sage, mort depuis 150 ans, son plastron
préféré. Les pages dans lesquelles il le tourne et le retourne, le roule, le convertit, lui fait abjurer ses erreurs passées et enseigner le taoïsme, comptent parmi ce que la littérature chinoise
a produit de plus spirituel . Elles sont de plus très importantes, parce qu'elles démontrent quelles étaient, un siècle après Confucius, les positions de son école et des écoles adverses, la
force et la faiblesse des unes et des autres.
*
Compte-rendu de lecture d'Henri Maspero
Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, 1913, pages 27-29
Les diverses séries que publie le père Wieger se complètent rapidement. Après la bibliographie générale du taoïsme, voici maintenant que sous
le titre de Pères du système taoïste, il nous donne la traduction des plus anciens philosophes de la secte, Lao-tseu, Lie-tseu, Tchouang-tseu. Traduction ? Peut-être vaudrait-il mieux dire
adaptation. On sait que tous les ouvrages du père Wieger se présentent sous un aspect quelque peu particulier : tout en suivant de près les textes chinois, il préfère toujours à la véritable
traduction une disposition moins rigoureuse, qui lui laisse la liberté de compléter ou de critiquer ses auteurs et d'introduire ses propres opinions. Mais, sans abandonner complètement ce
système, il le pousse, dans ce nouveau volume, moins loin que dans tel des précédents ; les traductions de Lao-tseu et de Lie-tseu sont presque littérales, et c'est seulement dans celle de
Tchouang-tseu qu'il s'écarte assez souvent de son texte ; encore n'est-ce guère que pour l'abréger en en supprimant les redites assez fréquentes et (ceci est évidemment plus arbitraire) certains
détails qu'il juge inutiles ; en fait, si elle serre de moins près le texte que celle de Legge, c'est à peine si elle s'en éloigne plus que celle de Giles.
Il n'est pas de traduction de Lao-tseu dont on n'ait dit qu'elle apportait quelque chose de nouveau. À dire le vrai, je crois bien que, pour être sincères, nous devrions tous avouer, Chinois ou
Européens, que nous ne comprenons rien au Tao-tö-king ; et si l'on réfléchit combien l'ouvrage est bref, si l'on songe qu'il est probablement formé de fragments d'époque et d'origine diverses, et
si on se rappelle qu'il ne s'y rencontre pas une seule définition des termes employés, on n'aura pas lieu de s'en étonner ; chaque traducteur ou commentateur y met ses propres idées, et c'est
ainsi que nous trouvons des commentaires confucéens, bouddhistes et taoïstes de ce livre, et que certains traducteurs anciens y ont vu des idées chrétiennes, ou d'autres plus récents,
darwiniennes. Chacun y verse ses propres conceptions pour tenir lieu de celles de Lao-tseu qui sont insaisissables, faute de connaître le sens précis des termes qu'il emploie. Ce que le père
Wieger apporte de nouveau, et ce dont, à mon avis, il faut le louer sans réserves, c'est qu'au lieu de ses propres idées, ce sont celles d'une certaine école de commentateurs qu'il s'est efforcé
de reproduire : le Tao-tö-king a été tenu de tout temps par les taoïstes pour un de leurs livres fondamentaux : c'est leur doctrine qu'il cherche à exposer, tant dans sa manière de rendre le
texte, que dans ses résumés des commentaires.
Ce n'est pas à dire que les nombreux traducteurs de Lao-tseu ne s'étaient déjà copieusement servi des commentaires ; mais l'originalité du père Wieger est de s'être servi de commentaires
taoïstes, et de les avoir toujours suivis. L'idée de la « corruption » du taoïsme primitif (pour lequel on est allé jusqu'à inventer un nom spécial, le « laoïsme ») n'est pas le moins bizarre des
résultats auxquels l'obscurité du Tao-tö-king a conduit nombre de sinologues européens ; il s'en est suivi qu'aux commentaires taoïstes on préféra parfois les commentaires confucéens, et que
d'ailleurs chaque traducteur se crut en droit de négliger leurs indications pour serrer de plus près ce qu'il supposa être la pensée primitive. Avec le père Wieger, nous quittons ces spéculations
hasardées ; les explications sont celles que l'école qui prétend se rattacher à Lao-tseu donne elle-même. Certains trouveront qu'à ce traitement le livre perd en profondeur de pensée ; la vérité
historique y gagne certainement, car si nous n'atteignons pas encore la pensée du compilateur inconnu qui, à une date inconnue, a rassemblé les fragments du Tao-tö-king, du moins avons-nous celle
de ses disciples à l'époque historique.
Lie-tseu a été moins favorisé des traducteurs que Lao-tseu et Tchouang- tseu. Le travail du père Wieger n'en est que plus utile, d'autant que sa traduction marque un progrès sérieux sur celle des
passages que donne M. Lionel Giles dans ses Taoïst teachings from the book of Lieh Tzŭ. Enfin le Tchouang-tseu par lequel se termine le volume, bien que les nombreuses traductions qui en
existaient déjà le rendent moins important, a l'avantage d'être clair, même dans les parties philosophiques, ce que ses devanciers ne sont pas toujours ; et il se fait aisément pardonner par là
de rester parfois assez distant de l'original.
L'ouvrage du père Wieger réunit ainsi de façon commode les livres des trois plus anciens maîtres du taoïsme. Je ne suis pas sûr que le nom de « Pères du système taoïste » leur soit bien justement
appliqué : si pareil titre peut convenir à la rigueur à Lao-tseu, il ne me semble pas que l'emploi de Lie-tseu et de Tchouang-tseu par les écrivains postérieurs le justifie pleinement. Mais sous
quelque nom qu'on les désigne, ils avaient droit à une place d'honneur dans une collection de textes sur le taoïsme. L'excellent ouvrage du père Wieger aidera à les faire mieux connaître et à
répandre des notions exactes sur les origines du système taoïste.
*
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- Marcel Granet : Danses et légendes.
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