Deux nouvelles du Kin Kou K'i Kouan
Le vendeur d'huile qui seul possède la Reine-de-beauté
ou Splendeurs et misères des courtisanes chinoises, et
Le Conteur de nouvelles chinois
Traduites par Gustave SCHLEGEL
Brill, Leyde ; Maisonneuve, Paris, 1877, XVII+140 pages.
"La courtisane chinoise lettrée, bien élevée, nourrie de la lecture des écrits des anciens Sages, purifiée par l'étude de la poésie et polie par la fréquentation de jeunes gens de la haute classe lettrée, est bien supérieure à la femme chinoise honnête, ignorante et bourgeoise. De là, tant de mariages d'honnêtes Chinois avec ces femmes qui ont, une fois mariées, des trésors d'affection pour leur mari, un dévouement sans bornes pour leurs enfants. Bonnes épouses et bonnes mères, elles sont souvent préférables à la femme de maison honnête, qui, reléguée dès sa septième année dans les appartements intérieurs, est livrée un beau jour, comme une marchandise, à un mari qu'elle ne connaît point, et qui ne la connaît non plus." G.S., Préface.
Extraits : Préface - La voie à suivre - Le pot à
thé
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La courtisane chinoise a eu de tout temps une grande et salutaire influence sur le moral des
Chinois ; car c'est en sa société seule qu'il put trouver la conversation aimable et spirituelle qu'il chercherait en vain ailleurs, les rites s'opposant si formellement au mélange des deux
sexes. Sans elles, le Chinois serait aussi brutal que l'étaient nos nobles ancêtres, avant que la marquise de Rambouillet eût ouvert son salon... Et de même que les salons de la Régence ont été
la transition de la société célibataire brutale à la société mêlée bien élevée et honnête de nos jours, de même en Chine le boudoir des courtisanes lettrées est la transition lente à un état de
société plus élevé, quand le peuple chinois aura abandonné son système de réclusion des femmes, pour leur donner leur place dans la société. Or, si jamais la Chine se résout à ce grand pas dans
la civilisation, il sera dû à ces courtisanes savantes et spirituelles, qui, en montrant ce que la femme peut devenir par la liberté, en auront aplani et facilité la route.
Déjà elles ont banni de leurs réunions toute parole indécente, tout acte public malhonnête, et, si on ne savait qui elles étaient, on pourrait se croire en leur société dans la réunion la plus
honnête et la plus vertueuse.
La courtisane joue donc un rôle important dans l'économie sociale des Chinois, et, conséquemment, il nous a paru intéressant de donner une description fidèle de la vie de ces courtisanes, en
publiant la traduction d'un roman chinois qui, mieux que nous ne saurions le faire, en trace, sous la forme agréable d'une charmante nouvelle, une peinture fidèle et animée. ... Au lieu de
sacrifier sur l'autel du préjugé une jeune fille malheureuse, mais non corrompue, [l'auteur chinois] l'a relevée par l'amour. Au milieu d'une vie dissolue, il montre le profond dégoût que cette
vie lui inspire ; il la montre cherchant partout le moyen de s'y soustraire honnêtement ; et lorsqu'elle trouve enfin, elle, habituée au luxe effréné d'une maison renommée et à la conversation
des jeunes gens les plus huppés et savants, un pauvre vendeur d'huile qui l'aime véritablement et qui le prouve par une délicatesse et un tact que l'amour seul peut inspirer, elle abandonne tout,
richesses et luxe, pour se marier à lui, et se soustraire au scandale d'une existence horrible et déshonorante.
[Après son 'initiation', mademoiselle Meï refuse de continuer dans la même voie.
Désespérée, sa maquerelle fait venir une consœur sachant 'parler et raisonner', amie de l'initiée...]
— Cessez de vous moquer de moi, répondit mademoiselle Meï ; quel vent vous a amenée
aujourd'hui ici, ma tante ?
— Il y a longtemps que je serais venue vous voir, répliqua madame Lieou, mais comme j'ai mon ménage sur le dos, je n'en ai pas pu trouver le loisir. Mais ayant entendu qu'on vous congratulait sur
votre initiation, j'ai dérobé un instant libre pour venir expressément féliciter ma sœur Kiou.
Lorsque mademoiselle Meï entendit prononcer ce mot Initiation la rougeur se répandit sur toute sa figure ; elle baissa la tête, et ne répondit rien. Madame Lieou comprit qu'elle avait honte, et
avançant sa chaise d'un pas, elle prit la main de mademoiselle Meï, et dit :
— Mon enfant, les filles ne sont point des œufs à coque molle : comment cela se fait-il donc que vous soyez si terriblement délicate ? Si on a une telle peur de la honte comme vous, comment
pourra-t-on alors gagner beaucoup d'argent ?
— Pourquoi désirerais-je de l'argent ? répliqua mademoiselle Meï.
— Mon enfant, répliqua madame Sse-ma, même si vous ne désirez point de l'argent, pourtant Madame vous a vue grandir jusqu'à l'âge de puberté, et on ne pourrait dire qu'elle n'ait point déboursé
ses capitaux. Un vieux dicton dit : "Qui se confie à la terre, mange de la terre ; qui se confie à l'eau, mange de l'eau." Quoiqu'il y ait dans la maison de ma sœur Kiou plusieurs têtes fardées,
laquelle pourrait vous suivre sur les talons. Dans tout son jardin de melons, on vous regarde vous seulement comme le Roi des melons. La manière dont ma sœur Kiou vous traite ne pourrait être
comparée à celle dont elle traite les autres. Vous êtes une personne intelligente et ingénieuse et vous devriez donc distinguer l'important d'avec le futile. Je viens d'apprendre que, depuis que
vous avez été initiée, vous n'avez point voulu accueillir un seul hôte. Qu'est-ce que cela signifie ? Si toutes avaient la même disposition que vous, toutes les personnes de la maison
ressembleraient à des chenilles. Qui les nourrirait de feuilles-de-mûrier ? Madame vous a élevée d'un degré, et vous devez donc aussi combattre pour elle jusqu'au (dernier) soupir, et ne pas
faire au contraire de telle sorte que toutes les filles vous montrent au doigt.
— Pourquoi craindrais-je d'être montrée au doigt ? répliqua mademoiselle Meï.
— Hélas ! reprit madame Lieou, être montrée au doigt n'est qu'une bagatelle ! mais ne connaissez-vous point la méthode qu'on suit dans les maisons de joie ?
— Quelle est donc la méthode qu'on suit ? demanda mademoiselle Meï.
— Nous autres des maisons de joie, répondit madame Lieou, nous vivons par les filles, nous nous habillons par les filles et nous pourvoyons à nos besoins par les filles. Si nous avons le bonheur
de nous procurer une belle personne, c'est en effet comme si un grand seigneur avait acheté un bon champ ou une belle propriété. Quand elle est encore jeune, Ah ! qu'on voudrait que le vent la
fit grandir par son souffle ! Après qu'elle a été déflorée, c'est comme si la moisson est mûre. Chaque jour on espère que la main touchera le profit de la beauté, afin de pouvoir s'en servir. A
la porte de front, elle va au devant des nouveaux, et à la porte de derrière, elle reconduit les anciens. Monsieur Paul apporte du riz et Monsieur Pierre apporte du bois, et c'est un remue-ménage
des allants et venants. C'est ainsi que cela se passe dans une maison de sœurs famées.
— Je dois dire à ma honte, répliqua mademoiselle Meï que je ne veux point faire une pareille chose.
— Est-ce que cela dépendra de vous de ne pas faire une pareille chose, dit madame Lieou, en se cachant la bouche avec la main et en éclatant de rire. Dans chaque maison, Madame est la maîtresse.
Quand les demoiselles n'obéissent point à ses instructions, incessamment, d'un coup de lanière, elle vous les fustige jusqu'à ce qu'elles sont à moitié mortes ; puis elle ne craint plus qu'elles
ne suivent point sa route. Ma sœur Kiou ne vous a pas encore tracassée, mais c'est seulement parce qu'elle a eu pitié de votre intelligence et de votre beauté. Depuis votre jeunesse elle vous a
tendrement élevée, voulant ménager votre pudeur et préserver votre honnêteté. Mais elle vient justement de me raconter un tas de choses. Entre autres, elle disait que vous ne savez point
distinguer entre le mal et le bien ; que vous jetez en l'air une plume d'oie, sans savoir qu'elle est légère, et que vous mettez sur votre tête une meule, sans savoir qu'elle est lourde. Elle
n'en est intérieurement nullement contente, et m'a chargée de venir vous faire des remontrances. Or, si vous êtes entêtée, que vous n'obéissiez point et que vous irritiez sa colère, elle changera
tout d'un coup de figure. Elle vous injuriera, puis elle vous battra, jusqu'à ce que vous voudrez monter au ciel. Dans toute chose, il faut craindre le commencement. Or, si vous avez été battue
une première fois, vous aurez le matin une volée et le soir une volée.
Alors vous ne pourrez supporter tant de douleur et d'amertume, et pourtant il vous faudra recevoir des hôtes. N'est-ce pas là réduire à rien la valeur d'une réputation de mille pièces d'or ! En
outre, on se moquera de vous entre les sœurs. Fiez-vous à mes paroles : quand un seau de puits est tombé dans le puits d'un autre, vous ne pouvez pas l'en retirer. Ne vaut-il pas mieux que mille
plaisirs et dix mille joies tombent dans le sein de Mademoiselle, et qu'elle soit gaie et joyeuse ?
— Votre servante est fille d'une maison décente, et est tombée par méprise dans le vent et la poussière, répliqua mademoiselle Meï ; et si je pouvais obtenir que vous, ma Tante, vous voulussiez
effectuer que je me marie, cela vaudrait mieux que de construire une pagode à neuf étages. Mais si vous désirez que je me mette à la porte pour étaler le sourire, reconduire les anciens et aller
au devant des nouveaux, j'aime mieux immédiatement mourir, et certes je ne le ferai point de bon gré.
— Mon enfant, reprit madame Lieou, le mariage est une affaire excellente. Comment pourrais-je donc dire que ce ne soit pas convenable ? Mais il y a plusieurs espèces différentes de
mariages.
— Quelle différence y a-t-il entre les mariages ? demanda mademoiselle Meï.
— Il y a, répondit madame Lieou, des mariages sincères et il y a des mariages hypocrites ; il y a des mariages amers, et des mariages joyeux ; il y a des mariages opportuns, et il y a des
mariages inévitables ; il y a des mariages indissolubles, et il y a des mariages dissolubles. Mon enfant, écoutez patiemment mon exposition !
. . . [madame Lieou décrit les différents mariages]. . . .
— Si maintenant je voulais me marier, reprit Mademoiselle Meï, quelle serait la bonne
manière ?
— Mon enfant, répondit madame Lieou, la vieille vous apprendra un moyen absolument parfait.
— Si vous voulez me favoriser de vos instructions, répliqua Mademoiselle Meï, je n'oublierai point votre obligeance jusqu'à la mort.
— En fait de mariage, reprit Madame Lieou, il faut être pure en franchissant la porte. Mais votre corps a déjà été touché et manié par un homme, de sorte que si vous vous mariez cette nuit à
quelqu'un, on ne peut dire que vous soyez une vierge. C'est une énorme méprise et vous n'auriez pas dû tomber en cet endroit ; mais voilà ce que le destin vous a attiré. Madame vous a prodigué
tous ses soins ; or, si vous ne l'aidez point pendant quelques années, de sorte qu'elle puisse profiter de vous d'un millier de poignées d'argent, pourra-t-elle vous laisser partir ? Ensuite il y
a encore quelque chose ! Si vous désirez vous marier, il faut choisir un bon maître. Or, d'un homme dont la bouche pue et dont les joues sont pourries, il est difficile de dire qu'il serait
praticable de le suivre. Or si, comme maintenant, vous ne voulez point recevoir un seul hôte, comment pourrez-vous apprendre lequel il faut suivre, et lequel il ne faut point suivre. Dans le cas
que vous refusiez obstinément de recevoir des hôtes, Madame n'aura d'autre ressource que de chercher quelqu'un qui voudra payer de l'argent, et de vous vendre à lui pour devenir sa concubine.
Cela s'appelle aussi un mariage !
Or, si ce maître est un vieillard, ou un homme à vilaine figure, ou bien un bœuf-de-village qui ne connaît pas un seul caractère, vous n'engraisserez point de toute votre vie. Il vaudrait mieux
alors qu'on vous jette à l'eau ; car alors il y a encore le bruit Pho-toung qui résonne, et vous arrachez encore aux gens sur la rive le cri : "Quelle pitié !" Selon mon ignorante opinion, il
vaut mieux vous plier aux désirs des autres et, suivant le désir de Madame, recevoir des hôtes. Avec vos talents et votre beauté, les gens ordinaires, je pense, n'oseront point s'associer avec
vous. Ce seront donc pour le moins des princes, des nobles, des gens huppés ou opulents, et ceux-là ne peuvent vous déshonorer. En premier lieu vous pourrez profiter de votre jeunesse pour jouir
de l'amour et de la galanterie. En second lieu, vous pourrez assister Madame à relever ses affaires domestiques et, en troisième lieu, vous pourrez vous-même amasser et accumuler un pécule privé,
afin que vous n'ayez point besoin d'implorer quelque jour les autres. Si, après cinq ou dix ans, nous rencontrez quelqu'un qui comprenne votre cœur et qui vous plaise, et avec lequel vous
puissiez converser agréablement, alors la vieille sera votre entremetteuse, et je vous marierai de la bonne façon. Madame vous donnera aussi votre congé ; et n'en profiterons-nous donc pas toutes
les deux ?
Lorsque Mademoiselle Meï entendit ces paroles, elle sourit un peu, mais sans dire mot. Madame Lieou, comprenant que le cœur de Mademoiselle Meï était agité et touché, dit encore :
— Chacun de mes mots est une bonne parole ; et si vous faites ce que la vieille vous a dit, plus tard vous m'en serez encore reconnaissante.
[Éblouï à la vue de mademoiselle Meï, Thsin-tchoung le vendeur d'huile économise pendant
plus d'un an pour passer une nuit avec elle. Le temps arrive enfin...]
Insensiblement encore une veille de temps avait passé quand on entendit au dehors un grand
tapage... C'était mademoiselle la Reine-de-Beauté qui revenait à la maison. Une servante étant venue l'annoncer, Madame Wang se leva précipitamment et sortit pour aller au devant d'elle.
Thsin-tchoung quitta également son siège et se tint debout, quand il vit que Mademoiselle Meï s'était considérablement enivrée : ses femmes de chambre la soutenaient et la firent entrer.
Lorsqu'elle fut arrivée à l'entrée de la porte, et qu'elle vit de ses yeux obscurcis par l'ivresse les lampes et les bougies dans l'appartement resplendissant de lumière, ainsi que des coupes et
des plats placés en confusion, elle arrêta ses pas et demanda :
— Qui est ici à boire du vin ?
— Mon enfant, dit Madame Wang, c'est ce monsieur Thsin dont je vous ai parlé l'autre jour ; voilà déjà longtemps qu'il vous a désirée dans son cœur, et qu'il a envoyé les cadeaux. Mais comme vous
n'aviez pas le temps, il a ajourné sa visite depuis plus d'un mois. Or, comme vous êtes heureusement libre aujourd'hui, je l'ai retenu ici pour votre compagnie.
— Dans tout le district de Lin-ngan, répliqua mademoiselle Meï, je n'ai jamais entendu dire qu'il y eut quelque chose comme ce Monsieur Thsin ; je ne veux pas le recevoir.
Puis elle se tourna et se sauva. Madame Wang ouvrit ses deux bras et la retint précipitamment, disant :
— C'est un brave et bon garçon qui certainement n'abusera point de vous.
Mademoiselle Meï ne put donc faire autrement que de se tourner. Au moment où elle passait le seuil et entrait par la porte de la chambre, elle leva la tête et jeta un regard sur cet individu,
dont le visage lui semblait quelque peu familier. Mais comme elle était alors ivre, elle ne put se le rappeler si vite, et dit donc :
— Madame ! Cet homme, je le reconnais ! Ce n'est pas un jeune homme renommé. Si je le reçois, on se rira de moi.
— Mon enfant, répliqua Madame Wang, celui-là c'est Monsieur Thsin qui a un magasin de soieries en dedans de la porte de la Fontaine d'or. Autrefois, du temps que nous demeurions près la porte de
la Fontaine d'or, je pense que vous l'aurez rencontré ; c'est pour cette raison que son visage vous paraît familier. Vous ne devez point faire une bévue en reconnaissant les gens. Moi, j'ai vu
qu'il est venu avec des intentions sincères, et comme je le lui ai une fois promis, je ne dois point manquer à ma parole. Ayez donc un peu d'égards pour moi et laissez lui vous déranger une nuit.
Je comprends que j'ai tort, et demain je vous offrirai mes excuses.
Tout en parlant d'un côté, elle poussa de l'autre côté Mademoiselle Meï en avant par les épaules. Mademoiselle Meï ne put résister à Madame et fut donc obligée d'entrer dans la chambre et de le
saluer.
Thsin-tchoung avait entendu tout ce discours d'un bout à l'autre, mais il fit semblant de ne pas l'avoir entendu. Mademoiselle Meï se plaça à côté de lui après lui avoir souhaité le bonjour, et
regarda Thsin-tchoung attentivement, ce qui lui fit naître beaucoup de doutes. Elle n'était nullement contente dans son cœur, et se tut sans dire mot.
Ayant appelé la servante pour apporter du vin chaud, elle se versa une grande coupe. La commère se dit que c'était pour honorer son hôte ; mais elle la vida elle-même d'un trait, ce qui fit dire
à Madame Wang :
— Mon enfant ! vous êtes déjà ivre ; buvez un peu moins !
Mais la belle ne voulait pas l'écouter et répondit :
— Je ne suis pas ivre !
Puis elle but l'une après l'autre plus de dix coupes. Voilà ce que c'est "le vin après le vin, l'ivresse dans l'ivresse." Sentant qu'elle ne pouvait plus se tenir sur ses jambes, elle appela la
servante pour ouvrir la chambre à coucher et allumer la lampe d'argent. Sans délier ses cheveux et détacher sa ceinture, elle se débarrassa d'un coup de pied de ses souliers brodés, et entra tout
habillée dans son lit, s'y jeta et s'endormit. La commère, voyant que sa fille se comportait ainsi, n'en était nullement contente et dit à Thsin-tchoung :
— C'est toujours l'habitude de ma petite fille, et elle ne fait que ce qui lui vient à l'esprit. Mais je ne sais pas ce qui la possède aujourd'hui. Du reste, cela ne fait rien à votre affaire :
n'en soyez donc point étonné.
— Comment oserais-je ? répliqua Thsin-tchoung.
La commère encouragea Thsin-tchoung à boire encore quelques coupes de vin, mais Thsin-tchoung ayant répété plusieurs fois qu'il en avait assez, la commère le fit entrer dans la chambre à coucher.
Elle se pencha à son oreille et lui fit la recommandation suivante :
— Celle-là est ivre, faites-le doucement.
Puis elle cria encore :
— Mon enfant ! lève-toi ! et ôte tes habits ; alors tu pourras bien dormir.
Mais mademoiselle Meï était déjà dans les rêves et ne répondit point du tout. La commère s'en alla donc, et après que la servante eut rangé les coupes et la vaisselle, et eut essuyé la table,
elle cria :
— Monsieur Thsin, dormez bien !
— S'il y a du thé chaud, dit Thsin-tchoung, j'en veux un pot.
La servante ayant préparé un pot de thé bien fort, elle le porta dans la chambre, puis elle tira la porte après elle et alla se coucher dans l'antichambre.
Lorsque Thsin-tchoung regarda après Mademoiselle Meï, elle dormait profondément, le visage tourné vers le fond du lit, et ayant enfoncé la couverture damassée sous son corps. Thsin-tchoung songea
qu'une personne ivre de vin est naturellement frileuse ; mais il n'osa point l'éveiller en sursaut. Tout d'un coup il vit, suspendue sur la balustrade, une grande courtepointe damassée de soie
rouge. Il l'enleva doucement et en couvrit le corps de Mademoiselle Meï. Puis il releva la mèche de la lampe d'argent jusqu'à ce qu'elle brûlât clairement, et, ayant pris le pot de thé chaud, et
ôté ses souliers, il monta dans le lit et s'approcha près du corps de Mademoiselle Meï. De la main gauche il serra le pot de thé sur son sein, et il plaça la main droite sur le corps de
Mademoiselle Meï sans oser fermer un instant les yeux.
Je vous raconterai maintenant que Mademoiselle Meï dormit jusqu'à minuit, quand elle s'éveilla et voulut se retourner ; mais elle sentait qu'elle ne pouvait pas vaincre la force du vin. Sa
poitrine lui semblait comme surchargée ; elle se releva en s'aidant des mains et s'assit au milieu des couvertures, et penchant la tête, elle ne faisait qu'éructer. Thsin-tchoung se leva aussi
précipitamment, car il comprit qu'elle allait vomir. Il déposa son pot de thé, et la frotta avec la main sur le dos pendant un long espace de temps. Mademoiselle Meï ne pouvait le retenir dans
son gosier, et plus vite que je ne pourrais le dire, Mademoiselle Meï dégorgea son gosier et vomit. Thsin-tchoung, craignant qu'elle ne salît le lit, fit bâiller la manche de son surtout et la
tint devant sa bouche. Mademoiselle Meï, sans savoir ce qu'elle faisait, rendait tout entièrement d'une seule goulée. Après avoir vomi, elle refermait ses yeux et demanda du thé pour gargariser
sa bouche. Thsin-tchoung descendit du lit, et se dépouilla avec précaution de son surtout qu'il déposa par terre. Il toucha au pot de thé, et il était encore chaud. Il versa donc une tasse de thé
fort dont le parfum émanait, et la donna à Mademoiselle Meï. Mademoiselle Meï en but deux tasses de suite ; et quoiqu'elle sentît que sa poitrine était un peu plus libre et dégagée, pourtant son
corps était encore las et fatigué ; elle retomba donc comme tantôt, et se tournant vers le fond, elle se rendormit.
Thsin-tchoung roula ensuite fortement la saleté qu'elle avait vomie dans sa manche, dans le surtout qu'il venait d'ôter, et le posa à côté du lit. Puis il remonta comme auparavant dans le lit et
l'embrassa comme la première fois.
Mademoiselle Meï dormit d'un trait jusqu'à l'aube, puis elle s'éveilla. Elle se retourna et vit dormir à côté d'elle un homme.
— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle.
— Mon nom de famille, répondit Thsin-tchoung, est Thsin.
Mademoiselle Meï se rappela alors les événements de la nuit passée ; mais toute confuse et troublée, elle ne se les rappelait pas trop exactement, et dit donc :
— J'ai été bien ivre la nuit passée ?
— Vous n'étiez pas très ivre, répliqua Thsin-tchoung.
— N'ai-je pas vomi ? demanda-t-elle encore.
— Non ! répondit Thsin-tchoung.
— S'il en est ainsi, répliqua Mademoiselle Meï, c'est bien !
Puis réfléchissant un instant, elle dit :
— Je me rappelle encore avoir bu du thé ; il est improbable que j'aie fait un rêve.
— Oui ! lui dit alors Thsin-tchoung : vous avez vomi. Quand j'ai eu vu que Mademoiselle avait bu beaucoup de coupes de vin, je me suis pourvu pour le cas où vous vomiriez, en prenant un pot de
thé que j'ai tenu chaud dans mon sein. Mademoiselle demandant en effet du thé après avoir vomi, je lui en ai versé, et je rends grâce à Mademoiselle qu'elle ne l'ait point repoussé, mais qu'elle
en ait bu deux tasses.
— Ah ! quelle saleté ! s'écria Mademoiselle Meï, grandement effrayée. Où ai-je vomi ?
— Craignant que Mademoiselle ne salît le lit, répondit Thsin-tchoung, je l'ai reçu dans ma manche.
— Où est-ce maintenant ? demanda Mademoiselle Meï.
— Je l'ai roulé dans mon surtout que j'ai caché ici, répondit Thsin-tchoung.
— Ah ! quel dommage ! reprit Mademoiselle Meï. Voilà que j'ai abimé votre habit.
— C'est mon habit, dit Thsin-tchoung, et je suis heureux qu'il ait été mouillé par quelques gouttes de Mademoiselle.
Mademoiselle Meï, entendant ces mots, pensa en elle-même : « Quel homme prévenant c'est »... et dans son cœur elle était déjà à demi contente et joyeuse.
En cet instant le ciel était déjà resplendissant de lumière. Mademoiselle Meï se leva et descendit du lit pour aller quelque part. Puis, regardant Thsin-tchoung, elle se rappela avec effroi que
c'était M. Thsin, le vendeur d'huile, et lui demanda immédiatement :
— Dites-le moi sincèrement ; qui êtes-vous ? et pourquoi avez-vous été ici la dernière nuit ?
— Ayant obtenu que Mademoiselle la Reine-de-Beauté s'abaisse à m'interroger, répondit Thsin-tchoung, le gamin oserait-il mentir ! Je suis en effet ce Thsin-tchoung qui vient toujours vendre de
l'huile à la maison.
Lui ayant raconté ensuite minutieusement toute l'histoire comment il l'avait vue pour la première fois accompagnant un hôte, puis comment il l'avait vue monter en palanquin ; ensuite la violence
des pensées passionnées de son cœur, et comment il avait amassé l'argent pour la voir :
— La nuit passée, j'ai pu m'approcher intimement, pendant la nuit entière, de Mademoiselle. Ceci c'est le bonheur de mes trois existences. Mon cœur est plein, et mes désirs sont satisfaits.
Lorsque Mademoiselle Meï entendit ces paroles, sa sympathie augmenta encore, et elle dit :
— La nuit dernière j'ai été ivre, de sorte que je n'ai pu vous recevoir et que vous avez perdu pour rien tant d'argent ; n'en avez-vous point de regrets ?
— Mademoiselle est une fée du ciel, répondit Thsin-tchoung ; et je crains seulement que je ne sois incapable de vous servir. Si seulement, vous ne m'en voulez point, je serai déjà mille fois
heureux. Comment oserais-je avoir des espérances inconvenantes ?
— Vous êtes un courtier, reprit Mademoiselle Meï, pourquoi n'avez-vous point gardé cet argent amassé pour nourrir votre famille ? Ici ce n'est point un endroit à fréquenter pour vous.
— Je suis tout seul, répondit Thsin-tchoung et je n'ai ni femme ni enfants.
— Quand vous serez parti aujourd'hui, reprit Mademoiselle Meï en inclinant la tête, reviendrez-vous un autre jour ?
— Comme j'ai passé une nuit intime avec vous pendant cette dernière nuit, je suis consolé pour toute ma vie, et comment oserais-je faire de nouveau des rêves insensés, répondit
Thsin-tchoung.
« Il est difficile, pensa Mademoiselle Meï, de trouver un homme aussi excellent, qui est en outre fidèle, généreux et honnête, et qui, de plus, est aimant et prévenant ; qui cache le mal et
relève le bien. Entre mille et cent, on trouverait difficilement un homme pareil. Quel dommage que ce soit un homme du marché. Si c'était un jeune homme du monde, je voudrais de grand cœur
m'offrir à lui pour le servir. »