Kien-long (1711-1799)
ÉLOGE DE LA VILLE DE MOUKDEN
et de ses environs
Traduction et notes de J.-M. Amiot, missionnaire à Pékin.
Tillard, libraire, Paris, 1770.
- Avis de l'éditeur français : "La Bibliothèque du roi, comme on le sait, possède une nombreuse collection de livres orientaux dans tous les genres, mais principalement en livres chinois. L'année dernière le père Amiot, missionnaire à Pé-king, dans le dessein d'augmenter ces richesses, a adressé à M. Bignon, bibliothécaire du roi, une caisse qui contient plusieurs livres très curieux. Parmi ces livres, était l'original chinois & tartare du poème de l'empereur Kien-long, actuellement régnant, avec la traduction faite par le même père Amiot..."
- Préface de J.-M. Amiot : "L'ouvrage de l'empereur de la Chine peut être considéré sous deux points de vue différents ; je veux dire, comme poétique & comme historique. Comme poétique, il est fait pour plaire, & il plaît en effet par les peintures vives, par les descriptions brillantes, par les allégories fines & par tous les ornements qui l'accompagnent, & dont il est embelli : comme historique, il a pour but d'instruire & il instruit avec succès de tout ce qu'il y a d'essentiel à savoir sur la nation des Mantchous dont il rapporte les principaux usages & les événements qui les ont illustrés..."
- Discours des éditeurs chinois & tartares : "L'empereur, toujours occupé de ce qui peut être utile, cultivant les sciences au milieu des affaires innombrables qu'attire après soi le gouvernement de ses vastes États, a conçu, le premier, le double projet, & de rassembler, sous un même point de vue, tout ce qui avait été imaginé, en fait d'écriture, par la vénérable antiquité, & de former, sur ce modèle, l'écriture de notre nation mantchou... Nous, grands de l'empire, Mantchous & Chinois, chargés des ordres de Sa Majesté, tant pour nous instruire nous-mêmes de tout ce qui a rapport aux caractères nouvellement rassemblés & nouvellement inventés, que pour veiller à ce que tout s'exécutât suivant ses intentions, & conformément aux instructions qui nous ont été données, nous avons obéi avec respect. Nous avons donné toute l'attention, & employé tous les soins dont nous sommes capables, pour faire écrire les caractères qui sont la matière de cet ouvrage, d'une manière qui fût digne de son illustre auteur ; & après l'avoir vu, rangé & distribué dans toutes ses parties, comme le sont les livres, nous nous sommes prosternés humblement & avons frappé la terre du front, en signe de reconnaissance & de remerciement."
- Préface de l'empereur : "L'empire étant transmis à ma petite personne je ne dois rien oublier pour tâcher de faire revivre la vertu de mes ancêtres ; mais je crains avec raison de ne pouvoir jamais les égaler ! Chaque jour je médite profondément sur les moyens que je dois employer pour venir à bout de les imiter & de leur témoigner une partie de ma reconnaissance : chaque jour prosterné devant leur représentation, je leur rends les plus sincères hommages. C'est alors surtout que je me transporte en esprit jusqu'à Moukden, jusqu'à ces lieux vénérables, les plus illustres, les plus glorieux selon moi, de tout ceux que le Ciel a formés... Instruit de tout ce qui a été dit allégoriquement en l'honneur de ma patrie, & de tous les éloges qu'on lui a donnés sous différents noms, pourquoi ne joindrais-je pas ma faible voix à celle de la vénérable antiquité ?"
Extraits : Introduction - Montagnes ! c'est par vous que je commence - Fondation de Moukden - La chasse - Les chevaux
Les cultivateurs - Origine des différentes sortes de caractères chinois - Vers sur le thé
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Introduction
La révolution des années ayant ramené celle qui porte le nom du sanglier ; dans le cours de
ce mois, où l'étoile Lieou se trouvant le matin, vers le milieu de cette partie du Ciel qu'elle doit parcourir, est d'accord avec le lu-ou-y ; & où la lune dirigeant sa course dans la voie
blanche, semble vouloir seconder le soleil, & concourir avec lui pour ranimer dans la nature ce reste de fécondité dont il semble qu'elle va se dépouiller ; le jour fixé, comme n'ayant rien
que d'heureux étant arrivé, on déploya le grand étendard à franges rouges ; on équipa mes coursiers, dont la marche fière & légère n'est point inférieure à la majestueuse vitesse du dragon
qui vole. On les attela à celui de mes chars, dont les brillantes peintures qui l'embellissent au dehors représentent avec les plus vives couleurs des phénix, des nuages, des dragons, & dont
les moelleuses étoffes qui le parent en dedans, ne servent pas moins à la commodité qu'à l'élégance. Revêtu moi-même de ces habits qui inspirent à ceux qui les voient un profond respect pour
celui qui les porte, je montai dans ce char.
À l'instant tous les petits drapeaux auxquels les différentes couleurs, dont ils sont ornés, donnaient un merveilleux éclat, flottèrent au gré des vents, & firent entendre des sons qu'on
aurait pris pour le gazouillement des yuen. Je partis ; je dirigeai ma route vers ces lieux vénérables que les esprits protègent, que les plus brillants nuages couvrent, que les étoiles Ki &
Ouei inondent de leurs bénignes influences, & que le Ciel & la Terre embellissent à l'envi, & comblent de leurs dons les plus précieux. J'arrivai enfin dans l'ancien séjour de mes
respectables ancêtres. Pénétré de l'idée de leurs vertus sublimes, plein d'admiration pour les bons exemples qu'ils m'ont transmis, enflammé du noble désir de les imiter, j'immolai sur leur
tombeau une victime que j'offris en leur honneur. Je fis avec les sentiments les plus tendres au-dedans, & avec tout l'appareil de la vénération la plus profonde au-dehors, ces augustes
cérémonies, au moyen desquelles je tachai de leur donner des preuves de mon respect, de ma reconnaissance & de mon amour. Ce premier de mes devoirs étant ainsi accompli, je m'assis sur mon
trône ; & en présence des grands & des différents mandarins dont j'avais ordonné l'assemblée, je m'exprimai en ces termes...
*
Montagnes ! c'est par vous que je commence
Tournés vers la partie du monde par où le soleil commence sa course, nous pouvons parcourir
tout ce qui est entre Moukden & le séjour de la nation renommée qui, par une industrie qui lui est propre, sait si bien employer les chiens. Si nous nous dirigeons vers l'étoile du Nord, nous
pouvons aller jusqu'aux régions fortunées qu'honora le plus illustre des pasteurs. Si, partant de nos déserts d'Omohoi, ou des derniers de nos hameaux d'Otoli, nous nous transportons jusqu'aux
extrémités de notre domaine : que de beautés, que de richesses, que d'objets variés ! Dans l'espace de plus de dix mille ly qu'occupent nos possessions, nous trouverons des endroits qui sont
remarquables par leur élévation, & d'autres qui le sont par leur profondeur ; nous verrons des lieux où règne une salutaire sécheresse, & des lieux qu'une humidité féconde rend fertiles
en tout temps ; nous contemplerons des fleuves & des rivières qui roulent majestueusement leurs eaux, des torrents rapides qui se précipitent du haut des montagnes, d'agréables ruisseaux qui
serpentent dans les plaines, des forêts épaisses, impénétrables aux rayons du soleil, des bois touffus qui inspirent une douce mélancolie, de vertes collines, de riantes campagnes qui font naître
la joie, & enfin tout ce que la nature a coutume de prodiguer à la terre, sous un ciel tel que celui dont nous avons l'avantage de jouir. Nous admirerons l'étonnante variété des quadrupèdes,
des volatiles & des poissons, & plus encore cette diversité merveilleuse qui se trouve dans les arbres, les plantes & les simples de toute espèce. Ne pouvant parler en détail de
toutes ces choses, je me contenterai d'en rappeler quelques-unes, &, en les rappelant, je ne suivrai d'autre ordre que celui qui se présentera de lui-même à mon esprit.
Montagnes ! c'est par vous que je commence. Montagne de fer, montagne brodée, vous ne vous montrez de si loin, que pour diriger les pas du voyageur ; vous ne présentez une forme & des
couleurs si singulières, que pour suspendre sa fatigue & le récréer ; vous êtes un signal non équivoque de la route qu'il doit tenir pour parvenir sans obstacle au doux terme de son repos.
Montagne au sommet uni, montagne du dragon qui se rend, montagne au pic boisé, montagne porte de pierre, montagne mère des eaux orientales, montagnes couple du midi, vous ferai-je envisager par
tout ce que vous offrez de majestueux, de brillant, de gracieux & de tendre, ou par ceux de vos spectacles qui inspirent la tristesse ou la terreur ? Non, il suffit de vous nommer pour vous
faire connaître. C'est en vain que je voudrais essayer de décrire ces amphithéâtres couverts d'une agréable verdure, qui vous décorent presque en tout temps, ces perspectives ravissantes qui
présentent dans le lointain une pente presque insensible, sur laquelle les yeux peuvent se promener sans cesse, avec un plaisir toujours nouveau, ces monticules groupés qui semblent se reproduire
de distance en distance ; ces eaux pures qui, tombant par cascades multipliées, vont par diverses routes se rejoindre enfin dans la plaine pour y former des fleuves, des rivières & une
multitude infinie de ruisseaux ; c'est en vain que je voudrais représenter ces hautes & épaisses croupes qui cachent au loin la lumière du soleil pendant le jour, & la clarté de la lune
pendant la nuit ; ces pointes orgueilleuses, qui, après avoir percé les nues, s'élèvent encore pour pouvoir atteindre à la hauteur du ciel : c'est bien plus inutilement encore que je
m'efforcerais à tracer l'image de ces creux enfoncés, de ces cavernes ténébreuses, de ces fentes énormes, de ces rochers hérissés, de ces précipices affreux dont on n'ose approcher, de ces gorges
dangereuses qui inspirent la crainte, & de ces gouffres profonds qui font horreur à voir. Quelle éloquence assez vive, quel pinceau assez hardi, pourraient ébaucher, pourraient désigner même
une partie de ce que vous offrez dans les deux genres ? Vous êtes au-dessus de toute expression ; seules, vous pouvez, en vous montrant, nous donner l'idée de ce que vous êtes.
*
Fondation de Moukden
Le roi suprême qui domine sur tout, voulant donner aux hommes des marques de sa tendresse
pour eux, jeta du haut des cieux quelques regards sur la terre. Tourné vers l'orient, il vit cette aimable région, la rétablit dans son ancienne splendeur, & en fit le premier apanage de la
race des Tay-tsing. C'est ainsi que, par une faveur semblable, il distingua autrefois l'illustre race des Han, lorsqu'il leur accorda le pays de Pei-foung.
Comblé des bienfaits du Ciel, l'auguste fondateur de notre empire mesura son nouvel héritage dans toutes ses dimensions. Un style, posé perpendiculairement sur une surface unie, lui fit
connaître, par la longueur de son ombre, la hauteur de l'astre qui nous éclaire ; & il en conclut l'élévation du pôle sur l'horizon. Au moyen de la toise, de la sonde, de l'équerre & du
compas, il fixa la position des lieux, il désigna la valeur intermédiaire de leurs distances mutuelles ; il détermina la largeur des fleuves & de rivières, la profondeur de leurs eaux, la
direction & la rapidité de leurs différents cours. Il avait commencé ces opérations utiles par des hymnes propitiatoires ; il les termina par des cantiques d'acclamations.
Sous son règne fortuné, les différents usages furent établis, les lois furent promulguées, on perfectionna la forme du gouvernement. Dès lors la cour orientale parut comme un nouveau soleil qui
se levait du milieu des plus brillants nuages, & qui, en commençant sa course, éclairait déjà l'univers de la plus vive lumière. Je l'ai déjà dit, & je le répète avec plaisir. La dixième
année de :la Providence du Ciel était marquée pour servir d'époque au plus mémorable de tous les événements, à celui du moins dont je rappelle, avec plus de tendresse, le précieux souvenir. Le
grand Tay-tsou l'avait prévu, il s'y était préparé, il n'attendait que les circonstances favorables pour le faire éclore. Les vues sublimes qui le dirigent, les puissants motifs qui l'animent lui
font abandonner un lieu dont il faisait ses plus chères délices. Il s'avance vers Chen-yang, il y arrive, il y fixe sa cour. N'en soyez point jaloux, aimable Ynden, pays fortuné auquel nous
sommes redevables des prémices de notre bonheur ! C'est pour vous rendre encore plus illustre ; c'est pour affermir & perpétuer votre puissance, c'est pour vous rendre toujours plus digne du
nom que vous portez qu'il s'éloigne de vous. Oui, c'est à pas de géant que mes augustes ancêtres vont désormais courir dans la carrière de la gloire. Ils commenceront, ils ébaucheront, ils
perfectionneront, ils conduiront à sa fin le grand ouvrage auquel ils sont destinés. C'est à l'illustre Tay-tsoung qu'il est réservé de le couronner.
La cinquième année de son règne, il mesure de nouveau le Ciel & la Terre ; il les prend l'un & l'autre pour règle dans ce qu'il entreprend ; il parcourt des yeux Chen-yang, il le
considère avec attention, il le détruit, il le relève, il l'augmente, il l'agrandit, il en dirige l'aspect. Sur des fondements solides, il bâtit de nouveaux murs, il les embellit, il les
fortifie, il élève des bastions & des tours ; c'est une nouvelle ville, c'est Moukden qui paraît. Huit grandes portes qu'il fait ouvrir dans la totalité du contour des murs, y donnent une
entrée libre aux huit principaux vents ; neuf grands chemins, disposés avec avantage, en rendent les avenues pleines d'agréments & de commodités. Du côté du midi, un peu plus loin que le
faubourg, il érige, dans un vaste terrain, un temple en l'honneur du Ciel. Les hautes & solides murailles dont il l'entoure ont une forme ronde, l'autel qu'il y dresse, est un autel rond.
D'un côté, sont les appartements du jeûne & des expiations ; de l'autre sont ceux ou l'on dépose ce qu'on doit offrir. Tout y est propre, tout y est auguste, tout y est conforme à la majesté
du lieu.
*
La chasse
Mais, tandis qu'on s'occupe ainsi de tous ces établissements utiles, le temps n'a point
interrompu la rapidité de son cours. Déjà la queue des sept étoiles se replie vers la partie du Nord ; déjà l'automne est sur son déclin, l'hiver va commencer. Il convient de donner à nos
généreux guerriers un repos qui soit digne d'eux. Leurs armes ne sauraient être oisives ; leurs chevaux, par leurs hennissements réitérés & par les coups fréquents dont ils frappent la terre
de leurs pieds, font assez connaître ce qui leur convient ; eux-mêmes peu faits à se trouver renfermés dans l'enceinte d'une ville, sont sur le point de devenir la proie d'un ennui qu'ils ne
ressentirent jamais.
Tay-tsoung, qu'un même genre de vie rendit toujours semblable aux siens, brûle des mêmes désirs & sent les mêmes besoins.
« C'est trop longtemps laisser nos flèches inutiles dans leurs carquois ; allons, dit-il, allons combattre ; c'est le seul repos qui convienne aux Mantchous. Nos montagnes & nos forêts nous
offrent une nouvelle espèce d'ennemis ; que la chasse soit pour nous une image de la guerre. »
À ces mots, la joie brille dans tous les yeux ; on se prépare, on se dispose ; bientôt tout est en état ; ce n'est point une bande de chasseurs, c'est une armée qui se met en marche. On déploie
le grand étendard, il précède ; par sa hauteur, il perce à travers les brouillards & va toucher les nues ; les différentes couleurs dont il brille imitent celles de l'arc-en-ciel ; la variété
des ornements qui l'environnent frappe les yeux d'un spectacle toujours nouveau, & des cordons agréablement suspendus, servent, suivant les circonstances, à l'arrêter, à le diriger ou à le
soutenir contre la violence des vents. Les plus petits étendards ont leur places assignées ; chacun se range sous ses enseignes. On part ; les chars précurseurs marchent devant & dirigent la
route ; les chars étrangers sont à la queue & ferment la marche ; tous les champions sont montés sur des chevaux nés & nourris dans l'endroit même ; on dédaignerait d'en employer
d'autres, encore moins voudrait-on faire usage de cet chars sculptés avec élégance ou travail avec art. Au côté droit, leurs carquois sont garnis de ces flèches terribles qui ne manquent jamais
d'atteindre, & qui percent toujours ; au côté gauche, ils portent ces arcs fameux qui joignent une grande flexibilité à une force plus grande encore. Le bruit qu'un tel arc excite dans les
airs, dans le moment qu'il vient de lancer la flèche, est semblable à celui du tonnerre ; la rapidité avec laquelle une telle flèche part & atteint le but, imite celle de ces feux aériens
qu'on prendrait pour des étoiles qui tombent du Ciel. Non : les brillants équipages de Ouang-leang & de Sien-ngo n'ont rien qui puisse être comparé au simple, mais noble appareil de nos
guerriers chasseurs. Qu'on cesse de nous vanter le spectacle de ce million d'hommes armés & revêtus de leurs cuirasses, qui, montés sur des chevaux agiles & fins, lâchaient des éperviers,
excitaient les chiens, couraient à bride abattue, grimpaient jusques sur la montagne Tay-chan, comme s'ils fussent montés sur une simple terrasse, ou sur un chariot de transport, en descendaient
avec la même aisance, battaient le pays jusqu'à la mer de Po-hai, la couvraient de leurs filets, la passaient & revenaient ensuite pour recevoir des applaudissements, & jouir de leur
gloire. Un tel spectacle, je l'avoue, ne saurait souffrir le parallèle de celui que présentent nos bons Mantchous. Sans tant de faste, sans tant de fracas, ils gardent entre eux un arrangement
constant ; & cet arrangement est toujours dans l'ordre militaire qui leur a été prescrit. Ils arrivent, ils campent, ils partent dès qu'il le faut : s'ils décochent leurs flèches, ce n'est
jamais inutilement, & ils les décochent toujours avec cette aisance & cette célérité qui sont le fruit de l'expérience la plus consommée. Quelquefois même avant de tirer la bête, ils
désignent l'endroit de son corps où ils vont la frapper ; & ils ne manquent pas de l'atteindre & de la percer précisément là où ils veulent. Également propres à la grande & à la
petite chasse, ils s'exercent à l'une ou à l'autre, avec le même plaisir & avec des succès égaux. Tantôt ils se joignent plusieurs brigades ensemble, pour battre l'estrade ; puis ils se
séparent, ils se rejoignent ensuite, se séparent de nouveau, de trois en trois, de deux en deux, en grand ou en petit nombre, selon qu'ils veulent débucher le sanglier, courir le lièvre, forcer
le cerf, ou poursuivre la chèvre blanche, jusques dans son réduit escarpé. Tout couverts de poussière & de sueur, l'épaule fatiguée & le bras presque engourdi ; ils ne se délassent de
leurs fatigues, ils ne rendent la souplesse à leurs membres, qu'en comptant les bêtes qui sont tombées sous leurs coups, pour en comparer le nombre à celui des flèches décochées.
D'autres fois, embrassant en même temps la plaine, la forêt & la montagne, ils attaquent, ils se défendent, ils avancent, ils reculent, ils se cachent, ils reparaissent, ils tendent des
pièges, ils se divisent, ils se rallient, ils enveloppent, dans un grand cercle, des bêtes de toutes les grosseurs & de toutes les espèces. Ils les excitent, ils les prennent, ils les
resserrent ; &, en serrant eux-mêmes insensiblement leurs rangs, ils se rapprochent peu à peu, jusqu'à ce que le champ de bataille soit réduit à un espace étroit, fermé de trois côtés. Alors
on donne le signal ; le prince commence ; il tire, il frappe, il tue, & quand il est las de ce carnage, il le fait continuer par les Yu-lin, les Tsee-fei & les autres braves qui
l'accompagnent. Qui d'entre eux ne fera pas tous ses efforts pour mériter l'approbation d'un tel spectateur ? C'est à qui montrera le plus d'adresse, le plus de courage, le plus de valeur. Dans
tous leurs mouvements, dans tout ce qu'ils font, que d'ordre, que de bravoure, que d'intrépidité ! Ils frappent la queue du léopard, ils écrasent la tête du tigre, ils enlèvent l'ours dans son
fort, ils assomment le vieux hôte des déserts. Témoin de leurs actions, le prince démêle leurs talents : déjà il désigne des yeux ceux d'entre eux qu'il peut mettre à la tête de ses armées ; il
choisit déjà dans son cœur les capitaines & les officiers qui peuvent augmenter ou maintenir la gloire de ses armes. Pour les exercer à l'obéissance & à la modération, ainsi qu'aux
actions de valeur & de courage, souvent il les arrête lorsqu'ils sont le plus animés à courir après leur proie, ou à la combattre. Il fait donner le signal, & à l'instant tout combat
cesse, toute poursuite est finie ; chacun rentre sous ses étendards, & reprend son rang ; on rompt le cercle, on ouvre des issues, & l'on voit, sans y mettre obstacle, le cerf timide, le
vigoureux ours, le tigre furieux, & tous les autres qui ont échappé aux atteintes du fer, se sauver précipitamment, pour aller mettre en sûreté, dans leurs cavernes, dans leurs tanières, ou
dans leurs forts, une vie qu'ils réservent, sans le savoir, à de nouveaux périls.
Il est juste que ceux qui ont eu part à cette glorieuse fatigue en recueillent les honneurs & les fruits. Tout le carnage est mis par monceaux : on choisit ce qu'il y a de plus propre &
de mieux conditionné, & l'on en fait trois parts, qui forment trois ordres différents. Celles des bêtes, qui sont tombées sous le premier coup, sont jointes à celles qui n'ont reçu qu'une
seule blessure, au côté gauche, dans cet endroit où les côtes, s'attendrissant, sont sur le point de finir, & elles forment ensemble le premier ordre. On les met à part pour être suspendues
dans la salle des ancêtres, & y être offertes ensuite, après qu'on en aura fait rôtir la chair. Les moins endommagées, après celles-là, forment le second ordre. Elles sont réservées, pour
être données en présent à ceux des étrangers que le prince veut distinguer. On envoie à l'office celles du troisième ordre, pour y être gardées, jusqu'à ce qu'on veuille les apprêter pour les
faire servir de mets principal sur la table d'honneur. Le reste de la chasse est distribué aux officiers & à ceux de la suite.
Ainsi se termine cet agréable, cet utile exercice qui est tout à la fois à l'avantage du Ciel, de la Terre & des troupes ; du Ciel qu'il honore par les offrandes qu'il lui prépare ; de la
Terre qu'il soulage, en la délivrant de tant d'hôtes inutiles ou cruels qui la dévasteraient ; des troupes qu'il exerce, en les accoutumant aux périls & aux fatigues de la guerre. Faut-il
être surpris, après cela, si la victoire est le fruit de tous nos combats, si le bonheur vient toujours à la suite des sacrifices que nous offrons ? Nos ancêtres ont marché sur les traces de la
vertueuse antiquité. Ils ont envisagé la chasse sous les points de vue qui sont véritablement dignes du sage. Ils ont chassé pour se procurer un divertissement honnête ; ils ont chassé pour
assurer aux possesseurs des champs les productions de la terre qu'ils cultivaient ; ils ont chassé pour empêcher que les bêtes qui peuvent nuire à l'homme ne se multipliassent trop ; ils ont
chassé enfin pour pouvoir exercer leur cérémonies, & pratiquer leurs rites.
*
Les chevaux
Une paix sincère & solidement établie laissait, depuis quelque temps, respirer à nos Mantchous, l'air tranquille des environs de leurs foyers. Ils avaient suspendu leurs armes, ils laissaient leurs chevaux paître en liberté l'herbe verte. Tay-tsoung, qui pense à tout, n'a pas oublié que ces mêmes chevaux ont été les principaux instruments de toutes ses victoires. Il sait que ces animaux utiles ont fait, de tout temps, la plus grande force de sa nation, & qu'ils ont été, pour elle, une source abondante de richesses. Il pourvoit aux moyens de les entretenir & d'en varier l'espèce. Les bords riants de la rivière de Talingho, & les vastes pays qu'elle arrose, sont les lieux qu'il désigne pour l'établissement des haras. La douceur du climat, jointe à la bonté des eaux, y rendent le pâturage gras & d'un goût exquis. Dès le commencement du printemps, les sources souterraines commençant à s'enfler, y font pousser l'herbe & la couvrent sans cesse d'une douce vapeur qui la rend toujours tendre. Dans le plus fort de l'été, il y règne une fraîcheur agréable & salutaire qui en écarte ces insectes piquants, qui sont, ordinairement, si communs & si incommodes, dans les lieux humides & bas. C'est là, c'est dans ces délicieuses prairies, que vont se multiplier à l'infini les superbes races des différentes sortes d'alezans les gracieux isabelles, les bais dorés & les bais bruns, les baillets & les pies, les aubères & les rubicans. Doit-on être surpris, après cela, si nous avons des chevaux sans nombre de toutes les espèces & de toutes les qualités ? Si ceux qui sont pour la course, ont une légèreté sans égale ; si ceux qui sont pour la parade, ont un pas si majestueux, une contenance si noble & représentent si bien ; si ceux qui sont pour traîner nos chars, pour porter nos fardeaux, ou pour faire les gros ouvrages, sont des plus vigoureux & des plus infatigables ? Non : on ne s'écarterait point du vrai, en disant que les chevaux des Mantchous sont, à tous égards, les premiers chevaux de l'univers. L'attention que nous avons à les préserver de tout ce qui pourrait leur nuire ; les soins multipliés que nous prenons, pour leur procurer, en tout temps, de bons pâturages ; le repos & la liberté dont nous les laissons jouir, en certain temps, pour réparer leurs forces, ou se délasser de leurs fatigues, doivent sans doute les rend tels.
*
Les cultivateurs
La principale attention fut tournée vers ceux qui contribuent, par leurs travaux, à nous
vêtir & à nous faire vivre. On leur accorda des prérogatives, on les honora, on les anima, on les encouragea. Dans l'espace des quatre-vingt-dix jours qui composent notre été, nos
agriculteurs façonnent trois fois la terre par une culture particulière, chaque fois ; & c'est par ce moyen qu'ils entretiennent l'abondance parmi nous, qu'ils nous procurent les vrais biens,
& qu'ils nous rendent possesseurs des seules richesses qui sont à désirer. Quand les eaux, sorties des abîmes qui les renfermaient, se sont changées en pluie, pour arroser nos champs, ces
laboureurs ne craignent pas qu'elles mouillent leur corps pourvu qu'ils en retirent tous les avantages qu'elles peuvent procurer. Lorsque la saison de remuer la terre est arrivée, leurs bêches,
leurs charrues. & les autres instruments du labourage sont déjà prêts & en état d'être employés ; & quand le temps de la récolte approche, leurs serpes, leurs faucilles & leurs
autres outils tranchants sont déjà brillants & aiguisés.
S'il ne paraît sur nos tables, pour les offrandes, que de l'excellent riz ; si nos greniers, toujours pleins, sont rangés comme des sépulcres ; si nos magasins ressemblent à ces îles qui sont
dispersées dans le sein de la vaste mer ; c'est à l'industrie du laboureur, à son activité, à son ardeur & à sa constance au travail que nous en sommes redevables. Loin de nous ; oui, loin
des Mantchous, tout ce qui peut amollir ou entretenir le luxe. Que le riz, les grains, les fruits, & ce qui provient de nos propres bestiaux, soient notre nourriture ; que le coton & la
simple toile soient les matériaux de nos plus précieux vêtements ; que nos vases & tous nos ustensiles qui peuvent garnir les buffets, ou servir dans nos cuisines, ne soient faits que d'une
terre commune, cuite dans des fourneaux encore plus communs !
Il en était ainsi chez nos respectables ancêtres. Ils ne mettaient au nombre des véritables richesses que les productions de la terre ; ils ne faisaient cas que de ses dons. C'est, sans doute,
afin qu'elle pût les leur prodiguer, que l'esprit qui y préside, lui donna cette merveilleuse fécondité, dont nous sommes témoins dans nos climats. Nos champs & nos jardins produisent en
abondance toute sorte de grains, toute sorte de légumes, les herbes potagères de toutes les espèces. Nous avons le grand & le petit millet, le millet jaune & le millet brun ; nous avons
le sésame noir dont le goût est si agréable ; nous avons le froment & les blés de toutes les couleurs qui, en nous donnant des farines, d'une substance plus ou moins légère, d'une saveur plus
ou moins gracieuse, s'accommodent à tous les estomacs, peuvent satisfaire tous les goûts, & nous servent à varier à l'infini l'aliment solide qui sert de base ordinaire aux autres aliments.
Le riz sec & le riz glutineux, le riz blanc & le riz rouge, le riz en petit grain, le riz au grain gros & bien nourri, ne nous fournissent pas une nourriture moins abondante, simple,
salutaire, de facile digestion, & d'un goût même exquis, lorsque sa fadeur naturelle est relevée par ces plantes acres, dont elle tempère le piquant. Nommerai-je ici la fève, le pois, le
haricot, & la nombreuse classe des légumes qui nous dédommagent souvent d'une récolte peu riche, & qui sont toujours une ressource assurée contre les accidents fâcheux qu'on n'a pas pu
prévoir ? Parlerai-je de la courge dont l'espèce est si variée ; de la rave & du navet, des aulx & des oignons, du fenouil & du céleri ? Ferai-je mention du gingembre, & de cette
foule d'herbes aromatiques qui servent d'assaisonnement à nos mets ? Le détail, dans lequel je serais obligé d'entrer, me mènerait trop loin. Il suffit de dire que, jusqu'aux tendres rejetons des
bambous, tout se trouve en abondance dans les terres que nous possédons.
Connaissant les qualités propres des différentes sortes de terrains, nos cultivateurs ont donné à chacun d'eux les soins particuliers qu'ils exigent ; ils ne leur ont fait produire que ce qui
était conforme à leur nature, proportionné à leur force ; ils ont su mettre à profit la position, l'exposition, le haut, le bas, le sec & l'humide ; ils n'ont négligé aucune des circonstances
capables de les faire valoir. Occupés sans cesse de tout ce qui peut être utile, jamais ils ne donnèrent accès à la paresse ; l'oisiveté n'approcha jamais de leurs demeures. Ce temps où la terre
ne demande aucune culture, où les campagnes, dépouillées de leur verdure, n'invitent point les bestiaux à les aller parcourir, ni les hommes à les y conduire, ils l'emploient à bander un arc, à
lancer une flèche, à faire des attaques & des défenses, à s'exercer à toutes les évolutions militaires. C'est ainsi que ce sont maintenues la fertilité & l'abondance dans le pays, la
vertu & la valeur dans les hommes qui l'habitent.
*
Origine des différentes sortes de caractères chinois
dont on voit le modèle dans les trente-deux volumes de l'édition chinoise
[Avis de l'éditeur : « La connaissance des anciens caractères est difficile
à acquérir, & cet ouvrage en facilite les moyens, en ce que l'on y a déterminé le rapport que le caractère de chaque siècle doit avoir avec celui d'un autre siècle. D'ailleurs la collection
de tant de caractères différents ne peut être que très utile aux Chinois, surtout quand ces caractères sont pris d'après les monuments mêmes. C'est une espèce de diplomatique à cet égard. Cette
collection est d'autant plus précieuse que l'empereur n'a pas dédaigné d'y joindre un morceau particulier qui contient des recherches curieuses sur les inventeurs de ces caractères, & sur le
temps dans lequel on s'en servait; ce traité est imprimé à la suite du poème. On s'apercevra en le lisant, qu'il a dû coûter beaucoup de travail, & que l'empereur ne néglige pas dans ses
amusements littéraires, l'érudition, ni les discussions relatives à l'antiquité.»]
Premier volume
Les caractères chinois qu'on voit dans ce volume s'appellent en chinois yu-tchou-tchouen, & en tartare-mantchou, kou-itchiktengue fouktchinga herguen, ce qu'on peut traduire en français par
ces mots : lettres primitives telles que des troncs de pierres précieuses ; Je les appellerai seulement, les pierres précieuses.
Le Chou-yuen-yu dit : Ly-see fit ces caractères, qui sont ceux qu'on voit ici, à l'imitation de ceux que Ché-tcheou avait formés sur le modèle des lettres inventées par Tsang-kié.
Plusieurs auteurs prétendent que les pierres précieuses ou les caractères yu-tchou-tchouen dérivent de ceux qu'on appelle siao-tchouen (j'en parlerai en son lieu). Ce sentiment est exposé en
particulier dans un livre intitulé Lun-chou-che-ty, c'est-à-dire, Explication ou Recherches sur l'origine des dix sortes de caractères. L'auteur de ce livre est nommé Yuen-tou, qui vivait du
temps des Tang ; il prétend que, de plusieurs ouvrages écrits en caractères siao-tchouen, on en tira les principaux traits qui, constituent les lettres yu-tchou-tchouen : il paraît plus
vraisemblable que ces deux espèces de lettres, c'est-à-dire, les yu-tchou-tchouen & les siao-tchouen, ont été formées séparément sur un même modèle, & qu'elles sont très anciennes. Quoi
qu'il en soit, celui qui a donné plus de cours aux caractères yu-tchou-tchouen, est nommé Ly-yang-ping ; il excellait dans la manière de les écrire.
... Quatrième volume
Les caractères qui sont contenus dans ce volume s'appellent en chinois siao-tchouen & en tartare-mantchou, narhounga fouktchinga herguen, ce qu'on peut traduire par ces mots : lettres
primitives diminuées, (minces ou amoindries).
Il est dit dans le Chou-touan, ou dans les fragments de livres rassemblés sous les Han, que Ly-see, qui vivait sous la dynastie des Tsin, c'est-à-dire, immédiatement après les Tcheou, prit les
lettres ta-tchouen de Ché-tcheou, qu'il les diminua & en adoucit les traits, d'où il résulta celles qu'on voit ici. C'est apparemment pour cette raison qu'on leur donna le nom de
siao-tchouen, comme qui dirait lettres diminuées des ta-tchouen.
Ou-ouei-heng en parlant des 4 sortes de caractères qu'on connaissait de son temps, dit :
« Ceux qui prétendent que Tcheng-miao étant, dans les prisons de Yun-yang, inventa les lettres siao-tchouen, se trompent, puisque, longtemps avant Ly-see lui-même, ces caractères
existaient.»
Ouei-siu, dans son livre intitulé Chou-tsouan, dit :
« Lorsque Ou-ty recouvra le Fen-yn-ting, le premier de ses soins fut d'en faire copier exactement tous les caractères ; & après les avoir examinés avec toute l'attention possible, on trouva
qu'ils étaient de la classe de ceux qu'on appelle siao-tchouen. »
Il est dit dans le Siuen-ho-pou, que,
« du temps de Mou-koung, les lettres imprécatoires, qui avaient été écrites contre ceux du royaume de Tchou, étaient en caractères siao-tchouen. »
Hioung-peng-lai, en expliquant les pièces de monnaie faites du temps de Hoang-ty, auxquelles on avait donné la forme de couteau, & que, pour cette raison, on appelait tao-pou, dit que les
lettres qu'on avait gravées sur ces espèces de monnaie étaient véritablement des caractères siao-tchouen.
On peut conclure de tout ce qui vient d'être rapporté que la figure & toute la composition des lettres siao-tchouen nous viennent des temps les plus reculés. La tradition les fit parvenir
telles qu'elles étaient dans leur primitive institution, jusqu'à Ly-see. Ly-see y fit quelques changements & après les avoir accommodées à sa façon, il leur donna le nom de
pa-fen-siao-tchouen, ce qui veut dire caractères qui contiennent huit parties des dix qui entrent dans la composition des caractères siao-tchouen. En effet, en comparant avec soin les anciens
caractères siao-tchouen avec ceux que composa Ly-see, on voit qu'ils sont les mêmes à peu de choses près.
... Trente-deuxième volume
Les caractères qui composent ce volume sont appelés en chinois, tchoung-ting-tchouen, & en tartare-mantchou, tchoungken moutchihianga fouktchinga herguen, c'est-à-dire lettres primitives en
forme de cloches & de ting.
Il est dit dans le Me-seou, que le grand Yu (qui régna depuis l'an 2206 avant l'ère chrétienne, jusqu'à l'année 2198) imagina lui-même de faire des lettres qui pussent représenter tout à la fois,
& la cloche, & le ting.
Si l'on en croit Hioung-peng-lai, tous les vases qui servaient anciennement pour les grandes cérémonies de l'empire, étaient faits de telle façon, que, lorsqu'ils étaient placés, l'ouverture en
bas, ils ressemblaient à des cloches, & lorsqu'ils étaient placés, l'ouverture en haut, ils ressemblaient aux ting. La forme de ces sortes de vases donna occasion à l'invention des caractères
tchoung-ting.
Jen-tsoung, quatrième empereur de la dynastie des Soung, ordonna au tay-tchang, c'est-à-dire, à un de ceux qui présidaient à la littérature, de faire copier exactement tous les caractères qui se
trouveraient gravés sur les instruments, vases & autres monuments antiques qui avaient échappé à l'injure des temps, d'en faire une suite, & de l'arranger suivant l'ordre chronologique.
Ce travail fut commencé une des années du règne de ce prince, qui étaient nommées Hoang- yeou ; (par conséquent, ce ne peut être que depuis l'année de Jésus-Christ 1049 jusqu'à l'année 1053, qui
sont les années Hoang-yeou, du règne de Jen-tsoung). Parmi les différents caractères qu'on copia exactement sur ceux qu'on trouva sur les instruments, vases & autres monuments antiques, il y
en eut plusieurs de l'espèce de ceux qu'on voit ici. On ne s'avisa pas alors de s'en servir pour écrire des livres entiers. Ils ne commencèrent à avoir cours que pendant les années nommées
Siuen-ho, c'est-à-dire sous le règne de Hoei-tsoung, huitième empereur de la dynastie des Soung (vers l'an de Jésus-Christ 1125). Les lettrés d'alors les firent valoir de leur mieux & leur
donnèrent une espèce de vogue.
Hiué-chang-koung fit graver aussi tous les caractères qui avaient été en usage sous les trois premières dynasties Hia, Chang & Tcheou. Parmi cette foule de caractères, on en trouva plusieurs
de l'espèce de ceux-ci ; ainsi, on ne peut révoquer en doute leur antiquité.
*
Vers sur le thé
La couleur de la fleur mei-hoa n'est pas brillante, mais elle est gracieuse. La bonne odeur
& la propreté distinguent surtout le fo-cheou. Le fruit du pin est aromatique & d'une odeur attrayante. Rien n'est au-dessus de ces trois choses pour flatter agréablement la vue, l'odorat
& le goût. En même temps mettre sur un feu modéré un vase à trois pieds dont la couleur & la forme indiquent de longs services, le remplir d'une eau limpide de neige fondue, faire
chauffer cette eau jusqu'au degré qui suffit pour blanchir le poisson, ou rougir le crabe, la verser aussitôt dans une tasse faite de terre de Yué, sur de tendres feuilles d'un thé choisi, l'y
laisser en repos, jusqu'à ce que les vapeurs qui s'élèvent d'abord en abondance, forment des nuages épais, puis viennent à s'affaiblir peu à peu, & ne sont plus enfin que quelques légers
brouillards sur la superficie ; alors humer sans précipitation cette liqueur délicieuse : c'est travailler efficacement à écarter les cinq sujets d'inquiétudes qui viennent ordinairement nous
assaillir. On peut goûter, on peut sentir ; mais on ne saurait exprimer cette douce tranquillité, dont on est redevable à une boisson ainsi préparée.
Soustrait pour quelque temps au tumulte des affaires, je me trouve enfin seul dans ma tente, en état d'y jouir de moi-même en liberté. D'une main je prends un fo-cheou que j'approche ou que
j'éloigne à mon gré ; de l'autre, je tiens la tasse au-dessus de laquelle se forment encore quelques légères vapeurs agréablement nuancées ; je goûte, par intervalles, quelques traits de la
liqueur qu'elle contient ; je jette de temps en temps des regards sur le mei-hoa, je donne un léger essor à mon esprit, & mes pensées se tournent sans effort vers les sages de l'antiquité. Je
me représente le fameux Ou-tsuen ne se nourrissant que du fruit que porte le pin, il jouissait en paix de lui-même dans le sein de cette austère frugalité ! Je lui porte envie & je voudrais
l'imiter. Je mets quelques pignons dans ma bouche, je les trouve délicieux. Tantôt je crois voir le vertueux Lin-fou façonner de ses propres mains les branches du mei-hoa-chou. C'est ainsi,
dis-je en moi-même, qu'il donnait quelque relâche à son esprit, déjà fatigué par de profondes méditations sur les objets les plus intéressants. Je regarde alors mon arbrisseau, & il me semble
qu'avec Lin-fou j'en arrange les branches pour leur donner une nouvelle forme. Je passe de chez Lin-fou chez Tchao-tcheou ou chez Yu-tchouan. Je vois le premier entouré d'un grand nombre de petit
vases dans lesquels sont toutes les espèces de thé, en prendre, tantôt de l'une & tantôt de l'autre, & varier ainsi sans cesse sa boisson. Je vois le second boire avec une profonde
indifférence le thé le plus exquis, & le distinguer à peine de la plus vile boisson. Leur goût n'est pas le mien, comment voudrais-je les imiter ?
Mais j'entends qu'on bat déjà les veilles, la nuit augmente sa fraîcheur, déjà les rayons de la lune pénètrent à travers les fentes de ma tente, & frappent de leur éclat le petit nombre de
meubles qui la décorent. Je me trouve sans inquiétude & sans fatigue, mon estomac est dégagé, & je puis sans crainte me livrer au repos. C'est ainsi que, suivant ma petite capacité, j'ai
fait ces vers au petit printemps de la dixième lune de l'année Ping-yn, de mon règne Kien-long.