Ki-kiun-tsiang: Tchao-chi-kou-eul, ou L'orphelin de la Chine
Drame historique, traduit par
Stanislas Julien (1799-1873)
extrait du Youen-jin-pé-tchong, "Les cent pièces de théâtre des Youen", répertoire en quarante volumes.
Editions Moutardier, Paris, 1834, XXIX+132 pages.
[Drame traduit par le Père Prémare (cf. Du Halde, Description III). Egalement adapté par Voltaire, dans l'Orphelin de la Chine, 1755].
Extraits : Je suis Tou-'an-kou - Une perquisition - L'homme vêtu de rouge
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Je suis Tou-’an-kou, général en chef du royaume de Tsin. Depuis que Ling-kong, notre roi,
est sur le trône, parmi tous les officiers civils et militaires il n’y en a que deux à qui il accorde toute sa confiance : dans l’ordre civil, c’est Tchao-tun ; dans l’ordre militaire, c’est moi.
Il s’en faut de beaucoup que nous vivions tous les deux en bonne intelligence. J’ai constamment l’intention de tuer Tchao-tun ; mais jusqu’ici je n’ai pu le faire tomber sous mes coups. Le fils
de Tchao-tun s’appelle Tchao-so ; il est maintenant le gendre du roi. J’avais ordonné à un soldat intrépide, nommé Tsou-ni, de s’armer d’un poignard et d’escalader les murs du palais, pour aller
assassiner Tchao-tun ; mais Tsou-ni s’est tué lui-même en se brisant la tête contre un cannellier.
Un jour Tchao-tun, étant allé dans un champ situé hors de la ville, pour animer des laboureurs au travail, il vit sous un mûrier un homme mourant de faim. Il lui donna du vin et du riz autant
qu’il en voulut, et répara ses forces épuisées. Cet homme le quitta sans le remercier.
Quelque temps après, un prince des barbares de l’occident ayant offert en tribut un chien appelé Chin-’ao, le roi Ling-kong m’en fit présent. Dès le moment que j’eus reçu Chin-’ao, j’imaginai un
stratagème pour tuer Tchao-tun. J’enfermai Chin-’ao dans une chambre retirée, et je le laissai pendant quatre à cinq jours sans boire ni manger. Je suspendis dans le jardin qui est derrière
ma maison un homme de paille, habillé comme Tchao-tun, et portant un manteau violet, une ceinture ornée de jade, une tablette d’ivoire, et des bottes noires. Je mis dans le ventre de l’homme de
paille le cœur et les entrailles d’un mouton. J’amenai ensuite Chin-’ao, qui, en un clin d’œil, déchira le manteau violet et assouvit la faim qui le dévorait. Je l’enfermai comme auparavant dans
une chambre retirée, et je ne l’en fis sortir qu’après l’avoir affamé pendant quatre à cinq jours. A peine Chin-’ao eut-il aperçu l’homme de paille, qu’il déchira le manteau violet, et dévora
comme auparavant les entrailles de mouton. Je l’exerçai ainsi pendant cent jours ; et, lorsque je crus qu’il était propre à servir mes desseins, j’allai trouver Ling-kong au milieu de sa
cour.
— Sire, lui dis-je, il y a ici un homme sans loyauté, sans piété filiale, qui nourrit des intentions perfides contre son souverain.
A ces mots, Ling-kong fut transporté de colère et me demanda son nom.
— Dernièrement, lui répondis-je, un prince des barbares de l’occident vous a offert en tribut un chien appelé Chin-’ao, qui est doué d’un instinct merveilleux ; il reconnaîtra le coupable.
— Autrefois, me dit Ling-kong, rempli de joie, il y avait, du temps des empereurs Yao et Chun, un animal nommé Hiaï-tchaï, qui reconnaissait les hommes pervers et s’élançait sur eux. Aurais-je pu
espérer que dans mon petit royaume de Tsin il se trouverait un chien aussi intelligent ! Où est-il ?
Sur-le-champ j’allai chercher Chin-’ao, et je l’amenai dans la salle d’audience. Dans ce moment Tchao-tun, avec son manteau violet et sa ceinture de jade, se tenait à côté du lit de repos où
était assis Ling-kong. Dès que Chin-’ao l’eut aperçu, il s’élança sur lui et le mordit.
— Tou-’an-kou, me dit Ling-kong, contre qui avez-vous lâché Chin-’ao ? Hélas ! ne seriez-vous pas un calomniateur !
Chin-’ao, une fois lancé, poursuivit Tchao-tun, qui se sauva tout autour de la salle et s’échappa. Un officier, auprès de qui passa le chien, entra en colère en le voyant : c’était Ti-mi-ming, un
des capitaines des gardes de l’empereur. Il renversa Chin-’ao d’un coup de massue en forme de courge ; puis il tira son sabre, saisit le chien par la peau de la tête, et le coupa en deux.
Tchao-tun, s’étant enfui du palais, chercha le char à quatre roues avec lequel il était venu ; mais j’avais fait dételer deux des chevaux, et enlever une des deux roues. Quand il fut monté sur
son char, il ne put faire un pas en avant.
En ce moment passa un homme robuste. Il soutint le char avec son bras, fouetta les chevaux, qui s’ouvrirent un chemin dans la direction de la montagne, et il fit échapper Tchao-tun. Vous me
demanderez quel était cet homme. C’était Ling-ché, qu’il avait trouvé mourant de faim sous un mûrier. Après avoir parlé à Ling-kong, j’allai exterminer sans distinction de rang les trois cents
personnes de la maison de Tchao-tun. Il ne reste plus maintenant que Tchao-so, qui habite dans son palais avec la fille du roi. Comme il est le gendre de Ling-kong, je n’ose le faire mourir de
mon autorité privée. En réfléchissant en moi-même, je songe que le meilleur moyen d’empêcher une plante de pousser des rejetons, c’est d’en extirper les racines. J'ai contrefait un décret de
Ling-kong, et j’ai envoyé un messager pour porter de sa part trois présents à Tchao-so, une corde d’arc, du vin empoisonné, et un poignard, avec ordre de choisir et de se donner la mort. Je lui
ai recommandé de courir promptement et de revenir aussitôt me rendre réponse...
[Tching-ing a laissé son fils chez Kong-sun à la place de l'Orphelin. Tou-'an-kou perquisitionne]
LE SOLDAT : Général, bonnes nouvelles ! En cherchant dans une cave nous avons trouvé l’Orphelin de la maison de Tchao.
TOU-’AN-KOU, riant aux éclats : Apportez-moi ce petit enfant, pour que je le coupe en trois morceaux. (A Kong-sun.) Eh bien ! vieux coquin, tu disais que tu n’avais pas l’Orphelin de la maison de
Tchao. Dis-moi quel est cet enfant.
KONG-SUN (Il chante sur l’air Tchouan-po-tchao) : Autrefois tu exerçais Chin-’ao à s’élancer sur un ministre vertueux et à le déchirer dans sa fureur. Tes violences l’ont forcé à s’enfuir dans un
lieu désert et à se percer le sein avec le tranchant de l’acier, et sa femme, désespérée, s’est pendue avec sa ceinture. Tu as fait massacrer sans pitié les trois cents personnes qui composaient
sa famille. Il ne reste plus que ce faible enfant, qui n’a qu’un souffle de vie ; l’immoleras-tu encore pour assouvir ta soif de carnage ?
TOU-’AN-KOU : A la vue de ce petit Orphelin, je ne suis plus maître de ma fureur !
KONG-SUN (Il chante sur l’air Thsi-ti-hiong) : Je le vois regarder tantôt de l’œil droit, tantôt de l’œil gauche. Il hurle, il rugit de fureur. Le feu de la rage enflamme et bouleverse son
visage. Ses cheveux se hérissent comme la crinière du lion du désert ; il relève son manteau guerrier, orné de riches broderies, et tire du fourreau de chagrin son glaive étincelant.
TOU-’AN-KOU, d’un ton courroucé : Tirons ce glaive. Un coup, deux coups, trois coups ! (Tching-ing est rempli d’effroi et de douleur). J’ai percé de trois coups ce petit avorton ; j’ai assouvi le
désir de toute ma vie.
KONG-SUN (Il chante sur l’air Meï-hoa-sieou) : Hélas ! je vois ce tendre enfant rouler dans le sang ! Celui-ci (l’enfant) lutte contre la mort et perce l’air de ses cris déchirants. Celui-là
(Tching-ing) frémit de douleur, et se livre à tous les transports du désespoir. Moi-même je palpite d’effroi, je frissonne d’horreur ! Si les scélérats se livraient impunément au crime, on
pourrait dire qu’il n’y a plus de Providence. Songez que ce tendre enfant, qui tombe aujourd’hui sous le tranchant du glaive, a été reçu il y a dix jours sur le lit de douleur. C’est en vain que
sa mère l’a mis au monde au milieu des plus cruelles souffrances ; c’est en vain que son père espérait de trouver en lui l’appui de ses vieux ans. (Tching-ing cache ses larmes). Je vois là
Tching-ing. Son cœur semble brûlé par de l’huile bouillante ; ses yeux roulent des larmes de sang ; il n’ose regarder en face ; il se traîne par terre dans son désespoir. Il a sacrifié sans motif
son propre fils ; trois coups de poignard lui ont ravi un enfant qui était sa chair et ses os !
Il parle : Scélérat de Tou-’an-kou, regarde : là-haut il y a une Providence. Comment pourrait-elle te pardonner tes crimes ? Je puis mourir : ma vie n’est plus bonne à rien.
Il chante sur l’air Youen-yang-cha : Je meurs après soixante-dix ans. N’est-ce pas une belle vieillesse ? Mais il est bien jeune, cet enfant qui expire avant l’âge d’un an ! Nous serons morts
tous les deux ensemble, et notre nom arrivera à la postérité la plus reculée. O Tching-ing, je vous recommande, à vous qui devez nous survivre, de ne point oublier Tchao-so, qui a été immolé
d’une manière si barbare. Le temps s’échappe avec la rapidité de la flèche. Bientôt, tendre Orphelin, tu pourras t’armer d’un fer vengeur, et laver la mort de tes parents. Saisis cet infâme
brigand, coupe-le en mille pièces, et garde-toi de le laisser échapper à son châtiment.
Il parle : Je vais me donner la mort en me précipitant contre ces degrés de pierre.
On l’emporte mort de la scène.
[Tching-ing a recueilli l'Orphelin, Tching-peï. Vingt ans après, il veut expliquer toute l'histoire à ce fils adoptif]
TCHING-PEÏ : Il y a encore dans ce livre plusieurs choses que je ne comprends pas. Veuillez les expliquer à votre fils.
TCHING-ING : Cet homme vêtu de rouge fit massacrer, sans distinction de rang, toute la maison de Tchao-tun, qui se composait de trois cents personnes. Il ne restait plus que son fils Tchao-so,
qui était le gendre du roi. Cet homme habillé de rouge contrefit un ordre de Ling-kong et le lui envoya avec trois présents royaux, savoir : une corde d’arc, du vin empoisonné, et un poignard,
lui enjoignant de choisir celui qu’il voudrait et de se donner la mort. A cette époque, la princesse sa femme était enceinte. Tchao-so lui confia ses dernières volontés, et lui dit : « Si, après
ma mort, vous accouchez d’un fils, vous l’appellerez l’Orphelin de la famille de Tchao, afin qu’il venge un jour la mort des trois cents personnes de ma maison. » Après avoir prononcé ces
paroles, Tchao-so se tua d’un coup de poignard. L’homme vêtu de rouge emprisonna la princesse dans son palais, où elle mit au monde l’Orphelin de la maison de Tchao. Cet homme vêtu de rouge, en
ayant été informé, envoya sur-le-champ le général Han-kioué avec ordre de garder étroitement les portes de son palais, et de veiller à ce que personne n’enlevât secrètement l’Orphelin. Cette
princesse connaissait un homme dévoué de cœur à sa famille : c’était un médecin nommé Tching-ing.
TCHING-PEÏ : Mon père ! ne serait-ce pas vous ?
TCHING-ING : Il y a dans le monde une foule d’hommes qui portent le même nom. C’était un autre Tching-ing. La princesse confia l’Orphelin à ce Tching-ing, puis elle se pendit avec la ceinture de
sa robe. Ce Tching-ing emporta l’Orphelin. Quand il fut arrivé à la porte du palais, il rencontra le général Han-kioué, qui le fouilla et découvrit l’Orphelin. Mais à peine lui avait-il dit
quelques mots, que le général tira son épée et se tua.
TCHING-PEÏ : Ce général, qui s’est tué pour l’Orphelin, était un homme plein de grandeur d’âme. Je me souviens bien de son nom : il s’appelait Han-kioué.
TCHING-ING : Oui, oui, c’est bien lui. Mais, dès que cet homme vêtu de rouge eut été informé de ce qui s’était passé, il ordonna qu’on lui apportât, dans son palais, tous les petits enfants du
royaume de Tsin qui avaient moins de six mois et plus d’un mois, pour les couper en trois l’un après l’autre, et tuer par ce moyen sûr l’Orphelin de la famille de Tchao.
TCHING-PEÏ, entrant en colère : Il fallait que cet homme vêtu de rouge fût bien cruel !
TCHING-ING : Hélas ! oui, il était bien cruel ! Mais ce Tching-ing, qui avait un fils à peine âgé d’un mois, le couvrit des habits du petit Orphelin, qu’il alla porter à Kong-sun-tchou-kieou. Ce
vertueux ministre était autrefois le collègue de Tchao-so. « Seigneur, lui dit Tching-ing, gardez soigneusement cet Orphelin de la famille de Tchao, et allez annoncer à l’homme vêtu de rouge que
Tching-ing a caché l’Orphelin. Il me prendra avec mon fils, et nous fera mourir tous les deux. Vous élèverez secrètement le petit Orphelin, jusqu’à ce qu’il soit devenu grand, afin qu’il venge la
mort de son père et de sa mère. Que pensez-vous de ce dessein ? » — « Je suis vieux, lui répondit Kong-sun-tchou-kieou. Tching-ing, puisque vous consentez à sacrifier votre fils, couvrez-le des
habits de l’Orphelin de la famille de Tchao, et cachez-le dans ma maison. Vous irez ensuite me dénoncer à l’homme vêtu de rouge, qui me fera mourir avec votre fils. Vous cacherez soigneusement
l’Orphelin, afin qu’un jour il venge la mort de son père et de sa mère. »
TCHING-PEÏ : Comment ce Tching-ing a-t-il pu consentir à sacrifier son propre fils ?
TCHING-ING : Si vous étiez prêt à sacrifier votre propre vie, que vous importerait celle d’un enfant ? Il prit donc son fils, le couvrit des habits de l’Orphelin de la famille de Tchao, et alla
le porter chez Kong-sun-tchou-kieou, qu’il dénonça aussitôt à l’homme vêtu de rouge. Celui-ci fit subir toutes sortes de tortures à Kong-sun-tchou-kieou, et découvrit ce faux Orphelin de Tchao,
qu’il coupa de sa propre main en trois morceaux. Kong-sun-tchou-kieou se tua lui-même en se brisant la tête contre les degrés.
Il y a déjà vingt ans que ces événements se sont passés. Le petit Orphelin de la famille de Tchao est maintenant âgé de vingt ans. S’il ne peut pas venger la mort de son père et de sa mère, à
quoi est-il bon ?
TCHING-PEÏ : Vous me parlez depuis bien longtemps, et cependant votre fils est encore comme un homme qui sommeille ou qui rêve. En vérité, je ne comprends rien à tout ce récit.
TCHING-ING : Quoi ! vous ne comprenez pas encore ! Écoutez : L’homme vêtu de rouge est l’infâme ministre Tou-’an-kou, Tchao-tun est votre aïeul, Tchao-so est votre père, et la princesse est votre
mère !
Il récite des vers
Je vous ai raconté de point en point cette lugubre histoire. Si vous ne la comprenez pas encore tout entière, eh bien ! je suis le vieux Tching-ing, qui ai sacrifié mon fils pour sauver
l’Orphelin, et c’est vous, c’est vous qui êtes l’Orphelin de la famille de Tchao !