Wang Sieou-tch'ou : Journal d'un bourgeois de Yang-Tcheou
Traduction :
P. AUCOURT
Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, Tome 7, 1907, pp. 297-312. Cf. Persée.
P. Aucourt : "Wang Sieou-tch'ou n'a pas voulu faire œuvre littéraire, mais seulement noter, aussi exactement que possible, les événements qui accompagnèrent la prise de sa ville. Dans son récit, une large part est faite aux atrocités commises par les vainqueurs, et l'on comprend que les révolutionnaires aient songé à utiliser ce document pour leur propagande antidynastique. Cependant, si la brutalité et la cruauté des Mandchous y est apparente, la pusillanimité des Chinois ne l'est pas moins. Bien des détails sembleront, à première vue, oiseux ; nous les avons conservés, non seulement pour laisser à notre traduction le caractère de fidélité qu'il convient, mais encore parce qu'ils nous paraissent mettre en relief le triste caractère de notre bourgeois ; et nombreux ont dû être les Wang Sieou-tch'ou à cette époque !"
1645. Le journal retrace les dix premiers jours de la prise de Yang-tcheou par les Mandchous. Mais il est plus que cela, il paraît universel, et relater des faits qui se sont passés et se passent encore, en tous lieux. Il est présenté ci-dessous in extenso.
Feuilleter :
Le 14 de la 4e lune de l'an 1645, le général Che K'o-fa ayant perdu Po-yang-ho, se réfugia à Yang-tcheou, fit fermer les portes de la ville et résista jusqu'au 24. Avant que Yang-tcheou fût aux
mains de l'ennemi, les portes et les endroits consignés de la ville étaient gardés par nos soldats.
Dans ma demeure qui se trouvait à l'est de la ville nouvelle, un officier appelé Yang avait établi son domicile. Il avait avec lui deux soldats. Dans les maisons voisines il y en avait aussi. Ces
soldats se répandaient partout, foulant aux pieds les objets qu'ils rencontraient. Nous devions leur donner à chacun plus de mille sapèques pour leurs dépenses quotidiennes. Comme nous n'y
pouvions suffire, nous résolûmes d'aller saluer l'officier et de l'inviter à boire. J'affectai de le traiter encore plus respectueusement que les autres. Peu à peu nous fûmes intimes. Il se
montrait enchanté de nos égards et il ordonna aux soldats de s'éloigner un peu pour ne point nous gêner. Il était amateur de musique et jouait bien de la cithare. Il désirait avoir des
courtisanes renommées pour occuper ses loisirs militaires.
Le 24 (4e lune) au soir, il m'avait invité à boire. Au comble de nos désirs, nous nous laissions aller à la joie, quand soudain on remit à l'officier un billet de la part du général (Che K'o-fa).
Dès qu'il l'eut parcouru, il pâlit et partit immédiatement pour monter sur les remparts. Je me retirai alors ainsi que les autres personnes présentes.
Le 25, une proclamation du général annonçait que le peuple n'aurait pas à souffrir, que lui, Che K'o-fa, en prenait la responsabilité. Ceux qui lurent cette proclamation pleuraient tous de
reconnaissance.
La nouvelle que nos troupes envoyées en reconnaissance avaient remporté un petit succès, réconforta tout le monde.
L'après-midi un de mes parents arriva de Koua-tcheou fuyant les soldats en déroute du comte de Hing-ping. (Le comte de Hing-ping, appelé Kao kie, avait reçu l'ordre de quitter Koua-tcheou pour
battre en retraite.) Ma femme était séparée depuis longtemps de ce parent. Ils sanglotaient en se revoyant.
Une ou deux personnes ayant dit que l'armée ennemie allait entrer en ville, je sortis immédiatement pour aller m'informer du fait. J'appris que les troupes auxiliaires de Houang Tö-kong, marquis
de Tsing-nan, allaient arriver. Je montai sur les remparts pour voir ce qui se passait. Les soldats de la garnison étaient en très bon ordre. Je revins dans la rue où s'élevait une grande rumeur.
Des gens échevelés, nu-pieds, arrivaient en soulevant des nuages de poussière. Pas un ne put répondre convenablement quand je les interrogeai sur la cause de leur effroi.
Tout à coup quelques dizaines de cavaliers, qui galopaient du nord au sud, s'avancèrent en désordre, rapides comme des vagues. Au milieu d'eux se trouvait Che K'o-fa. Il était allé vers la porte
de l'est pour sortir de la ville, mais l'ennemi qui se trouvait à proximité l'en avait empêché et il se rendait à la porte du sud.
Je pensais que l'ennemi prendrait sûrement la ville, quand je vis un autre cavalier qui venait du sud et allait vers le nord. Il marchait lentement, la tête levée, en gémissant. Devant lui
marchaient deux soldats qui réglaient leur marche sur la sienne. J'ai encore ce tableau devant les yeux. Je regrette de n'avoir pu savoir le nom du cavalier. Quand il eut passé, les soldats
gardiens des remparts descendirent pêle-mêle pour se cacher, quittant leurs uniformes et abandonnant leurs armes. Quelques-uns avaient la tête en sang, d'autres les membres blessés.
Je retournai sur les remparts. Je ne vis plus personne. J'appris que le général, ayant constaté que le sentier des remparts n'était pas assez large pour manœuvrer les canons, avait fait poser des
planches s'appuyant d'un côté sur le parapet, de l'autre sur les maisons voisines des remparts. Ainsi on aurait pu être à l'aise. Mais ce travail n'était pas encore achevé, que, déjà, les soldats
ennemis étaient montés, et, avec des flèches et des sabres, tuaient à tort et à travers. Les gens du peuple et les soldats, prenant la fuite, se pressaient aux abords du chemin, courant là où il
y avait des planches, et s'aidant des pieds et des mains tâchaient d'arriver sur les maisons. Ces planches étaient neuves et peu solides. On trébuchait en y appuyant le pied. Les morts tombaient
comme les feuilles. Sur dix personnes, huit ou neuf étaient tuées. Celles qui pouvaient atteindre le toit des maisons brisaient les tuiles avec les pieds, faisant comme un bruit de sabres ou
d'épées entremêlés, ou encore comme une pluie de balles. Les gens qui étaient à l'intérieur des maisons étaient remplis d'effroi par ce vacarme ininterrompu et qui s'entendait de tous côtés. Ils
sortaient épouvantés sans savoir ce qu'ils devaient faire. Soldats et fuyards pénétraient partout, cherchant un endroit pour se cacher, sans que les propriétaires pussent s'y opposer. Portes et
fenêtres de l'extérieur étaient fermées et, dans l'intérieur, tous restaient silencieux et tranquilles.
La façade postérieure de ma maison donnait sur les remparts, et d'une fenêtre je pouvais voir ce qui s'y passait. Je vis que les soldats mandchous s'avançaient en bon ordre, venant du sud et
allant vers l'ouest. Malgré la pluie, tous paraissaient observer parfaitement la discipline. Cela me rassura un peu.
Soudain j'entendis des voix pressantes qui appelaient à ma porte. C'étaient les voisins qui voulaient s'entendre avec moi sur la manière de recevoir l'armée mandchoue. Tout en dressant des
tablettes pour brûler des parfums, ils disaient qu'ils n'osaient résister. Je feignis d'être de l'avis général, malgré l'indignation que je ressentais.
Je changeai d'habits et j'attendis assez longtemps, la tête levée pour voir arriver les ennemis. Ne voyant rien venir, je retournai à la fenêtre de derrière ma maison pour considérer ce qui se
passait sur les remparts. Les colonnes ennemies commençaient à se désorganiser. Les soldats avançaient, puis s'arrêtaient. Je vis qu'ils entraînaient des femmes parmi eux en les embrassant. Ces
femmes étaient habillées à la mode de Yang-tcheou. Rempli d'effroi, j'allai trouver ma femme et lui dis :
— Les soldats entrent, il faut te suicider si on veut abuser de toi.
Elle y consentit, puis me confia tout ce qu'elle possédait pour le cacher, et me dit en fondant en larmes :
— Nous n'avons plus d'espoir de rester dans ce monde.
Un paysan entra et, d'une voix anxieuse, s'écria :
— Ils arrivent ! Ils arrivent !
Je sortis et je vis venir dans la direction du nord quelques cavaliers ennemis à une allure modérée. Ceux qui les accueillaient, inclinaient la tête comme s'ils leur parlaient. Le moment était
venu où chacun devait être son propre gardien. La circulation était interrompue. Bien que peu éloigné, je n'entendais aucune des paroles qui s'échangeaient. Quand ils furent arrivés un peu plus
près, je me rendis compte que ces soldats demandaient de l'argent de maison en maison. Ils ne se montraient cependant pas exigeants. Même quand on leur donnait peu, ils s'éloignaient sans
insister. Ils menaçaient de leurs sabres ceux qui ne donnaient rien, mais ils ne frappaient pas. (J'appris par la suite que des personnes qui leur avaient offert dix mille taëls furent tuées
quand même.)
Quand ils furent arrivés chez moi, un des cavaliers dit à un de ses suivants en me désignant :
— Va me chercher cet habit bleu.
Le deuxième cavalier s'arrêta et descendit de cheval. Comme je m'étais enfui rapidement, il remonta à cheval et s'éloigna. Je me disais en moi-même : Comment mon habit, qui est grossier et
ressemble à ceux des paysans, a-t-il pu exciter la convoitise ?
Mon frère cadet et mes deux frères aînés arrivèrent pour s'entendre avec moi sur ce qu'il y avait à faire. Je leur dis :
— On nous prend pour des gens fortunés, parce que notre maison est entourée de riches habitations. Quel moyen faut-il employer ?
Je confiai à mes frères toutes nos femmes, pour qu'ils les conduisissent par un chemin détourné et malgré la pluie chez mon deuxième frère aîné, qui habitait derrière les tombeaux de la famille
Ho, au milieu de pauvres cahutes. Je restai seul pour voir ce qui allait se passer. Tout à coup mon premier frère aîné revint et me dit :
— Frère, la rue est couverte de sang, je reviens pour vous attendre ; si nous devons mourir, que ce soit ensemble, et ainsi je quitterai ce monde sans regret.
Je me décidai à l'accompagner emportant la tablette des ancêtres. Nous arrivâmes chez mon deuxième frère aîné où se trouvaient réunis déjà mes deux frères aînés, mon frère cadet, une belle-sœur,
un de mes neveux, ma femme, mon fils, deux sœurs de ma femme et un de mes beaux-frères.
La nuit arriva peu à peu. On entendait au dehors les cris de ceux qu'on commençait à massacrer. Je montai sur la maison pour m'y cacher. La pluie redoublant, les personnes qui s'y trouvaient
déjà, abritées sous un vieux tapis, avaient les cheveux tout trempés. Les cris douloureux de l'extérieur retentissaient cruellement dans mon cœur et dans mon esprit. Je restai là jusqu'à minuit.
Je me risquai alors à descendre pour préparer à manger. Des incendies éclataient de tous côtés dans la ville. Tout près, il y en avait plus de dix ; au loin, on ne pouvait plus les compter. Le
ciel brillait comme au coucher du soleil, un soir d'orage. Les crépitements des incendies se faisaient entendre sans interruption. Les voix douloureuses des pauvres victimes retentissaient de
tous côtés. Un air lugubre couvrait la ville. Je renonce à décrire l'horrible situation où nous étions.
Le repas prêt, nous nous trouvâmes réunis pleurant de crainte et de tristesse. Nous ne pouvions nous servir des bâtonnets, nous étions dans l'impossibilité de combiner un plan. Ma femme partagea
en quatre parts l'argent qu'elle m'avait confié et le distribua à mes frères et à moi pour que nous le cachions. On s'en mit dans les cheveux, dans les vêtements, dans les souliers, dans la
ceinture, partout. Ma femme nous fit revêtir des habits usés et de vieux souliers, puis nous attendîmes ainsi le lever du soleil. Tout près, dans l'espace, à hauteur d'homme, des oiseaux
poussaient des cris plaintifs semblables aux cris des petits enfants ou aux sons de l'orgue chinois. J'appris plus tard que tout le monde les avait entendus.
Le 26 au matin, les incendies avaient diminué et le ciel s'était un peu éclairci. Je remontai sur le toit pour m'y cacher. Il y avait déjà plus de dix personnes couchées dans le chêneau. Soudain,
vers les appartements latéraux, je vis un homme qui grimpait le long du mur, poursuivi par un soldat tenant un sabre, avec la rapidité des oiseaux. Ce soldat, nous apercevant, abandonna la
poursuite et courut à nous. Effrayé, je me précipitai en bas. Mes frères firent de même. Après avoir couru un moment nous nous arrêtâmes. De là je perdis de vue ma femme et mon fils, et je me
demandai avec angoisse quel serait leur sort.
Des soldats rusés, appréhendant que ceux qui fuyaient et se cachaient ne fussent en trop grand nombre, firent signe aux gens qu'ils rencontraient qu'ils n'avaient pas à craindre la mort.
Cinquante à soixante personnes, des femmes la plupart, sortirent de leurs cachettes à cette nouvelle et suivirent ces soldats. Mon frère aîné me dit alors :
— Nous sommes quatre malheureux isolés qui ne pourrons nous échapper si des soldats cruels surviennent. Ne vaudrait-il pas mieux suivre ces gens ? Nous aurions, à cause du nombre, plus de chance
d'être sauvés. Et s'il nous arrive malheur, nous mourrons ensemble sans regret.
A ce moment, ne nous possédant plus de frayeur et ne sachant ce qu'il y avait de mieux à faire, nous acceptâmes. Trois soldats mandchous conduisaient tout ce monde. Ils fouillèrent mes frères et
leur enlevèrent tout l'argent qu'ils avaient sur eux. Je fus seul épargné.
Tout à coup je m'entendis appeler par deux femmes. Je les regardai et les reconnus. C'étaient les concubines d'un de mes anciens camarades d'étude. En hâte je leur dis de se taire. Elles
marchaient les pieds dans la boue jusqu'aux chevilles. Une d'elles portait une petite fille. Un soldat la fouettait et la jeta par terre, trouvant qu'elle n'avançait pas assez vite. En avant, un
des soldats, armé d'un sabre, servait de guide. Un autre tenant une lance était en arrière. Le troisième se tenait au milieu, allant de droite et de gauche, veillant à ce que personne ne put
s'évader. On marchait comme un troupeau de bœufs ou de moutons. Les soldats fouettaient ceux qui n'avançaient pas ou les tuaient. Les femmes étaient reliées entre elles par des cordes passées
autour du cou. Elles avançaient en trébuchant, couvertes de boue. Le sol était jonché de petits enfants que foulaient aux pieds chevaux et passants. Les entrailles et les cervelles tachaient le
sol. De partout s'élevaient des gémissements et des pleurs.
On traversa un fossé rempli de cadavres pieds et mains entrelacés. L'eau était colorée de plusieurs couleurs par le sang. Une mare en était pleine. On arriva à une habitation. C'était la demeure
d'un juge criminel. Nous y pénétrâmes par la porte postérieure. Jusque dans les endroits les plus reculés tout était plein de cadavres. Je pensais que c'était là le lieu où j'allais mourir, quand
on nous fit faire demi tour et sortir par la porte principale. On arriva à une autre maison appartenant à un commerçant. C'était le repaire de nos trois soldats. Nous y trouvâmes un soldat qui
contraignait des femmes à fouiller dans des caisses pour choisir ce qui lui convenait. Il y avait un amas de soie et de satin. Ce soldat se mit à rire aux éclats en voyant arriver les trois
autres. On nous poussa dans la pièce d'arrière au nombre de plusieurs dizaines, laissant les femmes dans les chambres d'à côté, où se tenaient trois couturières sur des tables carrées. Une femme
du pays, d'âge mûr, coupait des habits. Parée de beaux vêtements et fardée, elle faisait des signes en plaisantant. Elle paraissait heureuse de montrer son impudeur. Quand elle apercevait un
objet de valeur, elle le demandait aux soldats en employant des flatteries et les grâces de sa beauté sans aucune espèce de honte. Les soldats mandchous disaient en la considérant :
— Nous avons été en Corée où nous avons pris un nombre considérable de femmes, pas une n'était impudique. Comment peut-on voir une pareille effronterie dans un pays comme la Chine ?
Hélas ! Ne serait-ce pas là, en effet, une des causes de la perte de notre pays ?
Les trois soldats déshabillèrent complètement les femmes de la tête aux pieds et les conduisirent aux couturières pour leur faire essayer des habits neufs et jolis. Ces malheureuses, contraintes
de marcher, ne pouvaient cacher leur nudité et mouraient de honte. Comment décrire la triste situation où elles étaient ?
Habillées de neuf, ces femmes furent saisies par les soldats qui les embrassèrent. Ensemble ils firent bombance et bien d'autres choses sans pudeur ni modération. Un soldat se leva tout à coup,
brandissant son sabre ; il courut en arrière en s'écriant :
— On amène encore d'autres Barbares !
Parmi ces quelques dizaines de personnes que l'on amenait se trouvait mon premier frère aîné. Mon deuxième frère aîné me dit :
— Puisqu'il en est ainsi, que me reste-t-il à souhaiter ?
Il me saisit l'avant-bras. Derrière se trouvait aussi mon frère cadet.
Nous étions là, hommes et femmes, au nombre de plus de cinquante. Le bruit des sabres remplissait le corps et l'âme d'une telle tristesse que personne n'osait bouger. Je sortis avec mon frère et
m'aperçus qu'on massacrait au dehors. Nous devions tous y passer à notre tour. Je réfléchis que si je me laissais faire, on allait m'enchaîner. J'eus soudain un sursaut du cœur, comme si les
esprits m'avaient inspiré. Je m'enfuis pour me dérober. Je retournai dans la salle postérieure et je m'esquivai sans qu'aucun de ceux qui y étaient s'en aperçût. Je me trouvai en avant des
appartements latéraux, tous bondés de femmes. Je ne pouvais me dissimuler parmi elles. Je traversai rapidement ces appartements et arrivai dans un endroit où des chevaux attachés me barraient le
passage. Anxieux, je me courbai et, en rampant, passai sous le ventre des chevaux. Après en avoir ainsi franchi plusieurs, je pus sortir. Je frémis encore en pensant qu'un seul coup de pied de
ces chevaux, s'ils avaient été effrayés, pouvait me réduire en boue. Arrêté ensuite par plusieurs maisons, je vis heureusement une ruelle qui menait à la porte postérieure. Mais cette porte était
solidement fermée par une longue barre. Revenant par la ruelle, je fus saisi d'une frayeur extrême en entendant les cris de ceux qu'on exécutait. Je retournai derrière, du côté gauche, et arrivai
dans les cuisines, où quatre hommes embauchés servaient de cuisiniers ou de coulis. Afin de me sauver je les suppliai de m'admettre parmi eux en qualité de domestique. Ils s'y opposèrent
catégoriquement en disant :
— Nous avons été, tous quatre, inscrits comme serviteurs. Quand on reviendra faire l'appel, si on en trouve un de plus, on nous accusera de duplicité et nous serons tous punis.
Mes supplications pleines de tristesse ne faisaient que les mettre en colère. Ils me menacèrent de me livrer aux soldats. Je m'éloignai plein d'angoisse.
J'aperçus sur une espèce de perron un échafaudage qui soutenait une jarre, tout à côté des chambres. Je grimpai le long de l'échafaudage et m'accrochai à la jarre pour arriver en haut, mais cette
jarre, étant vide, n'offrait pas assez de résistance et je tombai par terre. Ne sachant que faire, je courus de nouveau à la porte postérieure. De mes deux mains je secouai un grand nombre de
fois la barre qui fermait la porte sans arriver à la faire bouger. Afin d'éviter tout bruit retentissant, je ne pouvais me servir de pierre pour frapper. Terrifié et sans autre expédient, je
secouai de nouveau. Mes doigts étaient couverts de sang. Tout à coup la cheville qui fixait la barre, remua. Je l'arrachai de toutes mes forces et j'essayai d'enlever la barre. Mais faite avec du
bois dur, qui avait été gonflé par la pluie, elle était encore plus solidement fixée que la cheville. J'avais beau tirer, toute ma force aurait été incapable de l'enlever. Tout à coup l'axe sur
lequel pivotait la porte se brisa et la porte s'abattit avec fracas en entraînant un pan de mur. Sans me rendre compte d'où m'était venue une pareille force, je franchis rapidement
l'ouverture.
Arrivé vers le mur intérieur des remparts, je vis des soldats qui barraient la rue et je ne pus avancer davantage. En me faisant aussi petit que possible, j'arrivai à pénétrer dans la demeure de
K'iao par une petite porte de gauche toute proche. Dans l'intérieur, tous les endroits où l'on pouvait se cacher étaient bondés de monde. Personne ne consentit à m'admettre. Je pénétrai partout,
partout il en fut de même. Je me dirigeai alors vers la porte principale pour traverser la rue, mais des soldats y circulaient sans interruption. A côté de la porte il y avait un endroit
considéré comme dangereux à cause de sa proximité de la rue et personne ne s'y trouvait. J'y pénétrai. Je vis un lit, en haut duquel on avait fait une espèce de baldaquin. Par les colonnes qui
soutenaient le baldaquin je montai dessus et m'y accroupis pour me cacher. J'étais essoufflé et peu rassuré, quand tout à coup j'entendis derrière la cloison un cri douloureux poussé par mon
frère cadet, suivi d'un bruit de coutelas qui s'abat, et cela trois fois de suite, puis le silence se fit. Un instant après ce fut mon deuxième frère aîné que j'entendis supplier disant :
— J'ai de l'argent caché dans un coin retiré de ma maison, laissez-moi aller le chercher pour vous l'offrir.
Un nouveau coup de coutelas suivit et de nouveau le silence régna. Mon esprit s'égara, mon cœur était cruellement tourmenté. J'avais les yeux secs sans pouvoir pleurer. Mes entrailles se
crispaient. Je ne me possédais plus.
Un instant après un soldat conduisant une femme entra où j'étais et voulut se mettre sur le lit. La femme s'y opposant, il l'y contraignit par la force. Cette femme lui dit alors :
— Cet endroit est trop proche de la rue pour que nous y restions.
Je faillis être découvert en levant la tête. Un moment après, le soldat reprit la femme et s'en alla.
Il y avait en haut de l'appartement une couverture en natte qui ne pouvait supporter un homme. Cependant en s'y appuyant on pouvait atteindre les poutres. De mes deux mains je m'accrochai à l'une
des poutres et montait dessus à califourchon. Je me trouvai ainsi dans la plus complète obscurité, la partie inférieure étant garnie de nattes. Un soldat arriva et avec une longue pique fouilla
en haut. Il fut persuadé que tout était vide et que personne ne s'y trouvait. Je pus ainsi passer le reste de la journée sans être inquiété par d'autres soldats. Je regrettai seulement de ne pas
pouvoir me rendre compte des exécutions d'à côté. Chaque fois que des cavaliers passaient dans la rue, j'entendais les gémissements des personnes qui suivaient. Quoiqu'il ne plut pas ce jour-là,
le ciel était sombre et on distinguait à peine le jour de la nuit. Peu à peu les cavaliers circulèrent moins nombreux. Seuls des gémissements se percevaient aux alentours. Je pensais à mes
frères, dont deux n'étaient plus, et me demandais quel avait été le sort de mon autre frère aîné. Je ne savais non plus ce qu'étaient devenus ma femme et mon fils. Je voulus aller les
chercher.
Je descendis des poutres et à pas de loup me dirigeai dans la rue d'à côté. J'y vis un amas de têtes sans pouvoir en reconnaître les traits. Je me penchai au-dessus d'elles et appelai comme pour
obtenir une réponse. Je distinguai alors, loin vers le sud, de nombreux flambeaux qui s'avançaient avec un bourdonnement d'essaim d'abeilles. En hâte, je me glissai le long du mur intérieur des
remparts.
Des tas de cadavres entravaient ma course et me faisaient trébucher. Chaque fois que j'étais alarmé, je me couchais et faisais le mort. Un bon moment après, je pénétrai dans une ruelle. Dans
l'obscurité ceux qui y circulaient se heurtaient en se terrifiant les uns les autres. Dans la grand'rue, éclairée par le feu des incendies, on voyait comme en plein jour. Depuis six heures du
soir je marchai ainsi, quand vers onze heures j'arrivai chez mon premier frère aîné. La porte était fermée et je n'osais frapper. Tout à coup j'entendis une voix de femme à l'intérieur et
reconnus que c'était ma belle-sœur qui parlait. Je frappai alors légèrement à la porte. Ce fut ma femme qui répondit à mon appel et qui m'ouvrit. Mon frère aîné était déjà de retour. Avec ma
femme et mon fils, tous les survivants de ma famille étaient là. Avec mon frère je pleurai abondamment sans oser parler de ceux qui n'étaient plus. Je répondis d'une façon évasive aux questions
de ma belle-sœur à leur sujet.
Je demandai à ma femme comment elle avait pu se sauver. Elle me répondit :
— Quand les soldats nous poursuivirent sur le toit, je courus en avant. Tous ceux qui étaient derrière moi furent enchaînés. Prenant mon fils entre mes bras, je sautai en bas, sans me tuer. Ma
sœur sauta aussi, mais s'étant blessée à la jambe, elle ne pouvait se relever. Un soldat nous prit toutes deux et nous conduisit dans une maison où un grand nombre de personnes, hommes et femmes,
se trouvaient liés ensemble. Le soldat nous confia aux femmes en leur disant :
— Gardez-les bien et veillez à ce qu'elles ne s'échappent pas.
Puis il prit son sabre et sortit. Un autre soldat vint, prit ma sœur et l'emmena. Ne les voyant pas revenir, je donnai un prétexte aux femmes et m'échappai. Dehors je rencontrai la vieille dame
Hong, qui me prit par la main pour me conduire ici. J'étais sauvée.
(Madame Hong est une proche parente de mon deuxième frère aîné). Ma femme me questionna aussi. Lui ayant raconté ce qui m'était arrivé, nous pleurâmes longtemps. Nous ne pouvions avaler la
nourriture préparée la veille que dame Hong nous exhortait à manger.
Au dehors, de tous côtés, éclataient des incendies encore plus nombreux que la nuit précédente. Je sortis un instant. Les terrains vagues étaient couverts de cadavres étendus pêle-mêle. Quelques
moribonds exhalaient de douloureux soupirs. Je regardai au loin. Parmi l'obscurité des arbres du cimetière de la famille Ho, s'entendait le sifflement des sanglots. Un père appelait son fils, un
mari cherchait son épouse : tout cela faisait un bruit confus de voix plaintives. Dans les hautes herbes, dans les fossés, partout il en était de même. Plein d'affliction, je ne pouvais plus
écouter, je retournai dans la maison. Ma femme voulait mettre fin à ses jours. Je passai le reste de la nuit à converser avec elle afin de lui faire oublier son dessein. L'aurore apparut à
l'orient.
Le 27e jour (4e lune) je demandai à ma femme si elle connaissait un endroit propice pour nous cacher. Par une ruelle sinueuse elle me conduisit derrière un cercueil. Autour étaient entassées des
tuiles et des briques cassées. On n'y remarquait aucune trace récente de pas. Je m'accroupis dans un tas de paille, sur le cercueil, et me couvris la tête avec une natte. Ma femme, pliée en deux,
était devant moi. J'étais à découvert si je levais la tête ; si j'étendais les jambes on pouvait voir mes talons. Je retenais mon souffle et rassemblais pieds et mains. Je commençais à peine à me
rassurer que des cris de massacre m'arrivèrent. Là où le bruit des anneaux de sabre se percevait, on entendait des plaintes confuses d'angoisse implorant la vie sauve. Dix, cent Chinois, quel que
fût leur nombre, rencontrant un seul soldat mandchou, inclinaient tous la tête, se prosternaient et tendaient le cou pour recevoir les coups de sabre, sans qu'un seul osât s'enfuir. Les femmes et
enfants, assemblés pêle-mêle en grand nombre, ébranlaient la terre de leurs gémissements.
Dans l'après-midi, les tas de cadavres formaient des montagnes et on tuait encore davantage. Le soir arriva sans encombre pour nous et nous nous disposâmes à sortir de notre cachette. Mon fils
avait dormi sur le cercueil, toute la journée, sans un cri, sans une parole. Il ne demanda pas à manger. Quand il avait soif, je lui puisais de l'eau dans un fossé avec un vieux morceau de tuile
et il se rendormait. Je l'éveillai, le pris dans mes bras et nous partîmes chez mon frère. Dame Hong y vint aussi et m'apprit que ma belle-sœur, qui avait été enlevée, ainsi que mon neveu qui
était encore au maillot, n'étaient plus. Hélas ! Quelle douleur ! En deux jours à peine, mon frère aîné, ma belle-sœur, mon frère cadet, mon neveu, tous quatre sont morts.
Ayant cherché dans le mortier ce qu'il pouvait encore y avoir de riz et n'en ayant pas trouvé, mon frère et moi, la tête appuyée sur la cuisse de l'autre, nous attendîmes en supportant la faim
jusqu'au lendemain matin. Cette nuit, ma femme chercha plusieurs fois à se suicider, mais grâce à la vieille Hong, elle ne réussit pas.
Le 28 au matin je dis à mon frère :
— Nous ne savons à qui ce sera le tour de mourir aujourd'hui. Puisque vous avez jusqu'ici pu éviter tout malheur, prenez mon fils et tâchez de vous sauver encore.
Les larmes aux yeux, mon frère m'exhortait au courage. Comme nous ne savions où fuir, la vieille Hong dit à ma femme :
— Hier j'étais cachée dans un kin (espèce de bassin en bois pour recevoir les eaux qui coulent) et de toute la journée n'ai pas été inquiétée. Mettez-vous y avec votre fils.
Ma femme refusa énergiquement. Nous allâmes comme la veille nous cacher derrière le même cercueil. Un instant après, des soldats arrivèrent, brisèrent le bassin et enlevèrent dame Hong. Ils la
frappèrent un grand nombre de fois pour qu'elle dénonçât les personnes qu'elle savait cachées, mais sans résultat. Je lui en garde une très grande reconnaissance.
Peu de temps après, de nombreux soldats arrivèrent où j'étais caché, ils pouvaient apercevoir mes talons. Mais quand ils furent derrière la maison, la vue du cercueil les fit s'éloigner. Tout à
coup une dizaine d'autres Mandchous à l'air féroce s'avancèrent avec fracas. L'un deux arriva devant le cercueil et avec une longue perche me piqua les pieds. Je sortis effrayé. Une femme de
Yang-tcheou guidait ces soldats. Sa figure m'était connue, mais je ne pus me rappeler son nom. J'allai vers elle et lui demandai pitié. Elle exigea que je lui donnasse de l'argent. Quand je l'eus
fait, elle me fit relâcher en me disant :
— Vous avez de la chance, vous et votre femme.
Et s'adressant aux soldats :
— Relâchez-les provisoirement.
Les soldats se dispersèrent.
J'étais essoufflé et effrayé. Un jeune homme habillé de rouge, tenant un long sabre, arriva directement où j'étais, la pointe du sabre dirigée contre moi. Je lui offris de l'argent. Il voulut que
ma femme lui en donnât aussi. Elle était enceinte de neuf mois. Couchée par terre, comme si elle eût été morte, elle refusait de se lever. Je trompai le soldat disant :
— Cette femme est enceinte depuis plusieurs mois. Hier elle est tombée du haut d'une maison et le fruit de ses entrailles étant mort, ne peut sortir de son sein, comment pourrait-elle se lever
?
L'homme aux habits rouges ne me crut pas et découvrit le ventre de ma femme pour se rendre compte. Quand il eut vu le pantalon qui avait été à dessein barbouillé de sang, il détourna la tête. Il
avait avec lui une jeune femme, une jeune fille et un petit enfant qu'il avait capturés. L'enfant demanda à manger à sa mère. Le soldat se mit en colère et d'un coup brisa la tête du bébé qui
expira. Empoignant la femme et la fille il s'en alla. Je me dis : cet endroit est trop connu ; on ne peut espérer s'y sauver, il m'en faut chercher un autre. Ma femme voulait absolument se tuer.
Je ne me possédais plus de frayeur. Nous partîmes tous deux pour aller nous pendre à une poutre. Les deux cordes qui nous servirent se brisèrent en même temps et nous tombâmes à terre. Nous
n'étions pas encore relevés que des soldats débordaient par la porte et arrivaient directement dans la salle où nous étions. Avant qu'ils eussent franchi les deux galeries, nous nous étions déjà
élancés dehors et nous arrivâmes précipitamment dans une chaumière pleine de paysannes. Ces paysannes laissèrent entrer ma femme, mais elles s'opposèrent à me recevoir. Je me précipitai au sud de
la chaumière où un tas de paille remplissait toute une pièce. Je montai sur le tas en baissant la tête et me cachai dedans, espérant ainsi éviter de nouveau toute calamité. L'instant d'après, un
soldat arriva, sauta sur la paille et avec une pique fouilla dedans. Je demandai grâce, de l'intérieur, et offris de l'argent. Le soldat découvrit en fouillant plusieurs autres personnes, qui
toutes furent sauvées en faisant une offrande. Le soldat s'étant éloigné, nous nous remîmes dans la paille. J'aperçus plusieurs tables carrées entièrement recouvertes de paille. Le dessous était
vide et 20 à 30 personnes pouvaient s'y placer. J'y pénétrai avec effort en me disant : cette fois tu as trouvé un bon expédient. Je ne réfléchis pas que le mur était en partie démoli et par une
ouverture on pouvait voir mes reins. Je fus aperçu par les soldats qui par l'ouverture fouillèrent dans l'intérieur avec une longue pique. Tous ceux qui étaient en avant furent atteints. Je fus
blessé à la cuisse. Les premiers furent tous capturés, les autres en rampant purent s'échapper. Je retournai à l'endroit où se trouvait ma femme. Avec les paysannes elle était couchée sous un tas
de paille. Elles s'étaient toutes barbouillées de sang. Elles avaient mis des excréments dans leurs cheveux et de la cendre sur leur visage. On aurait dit des diables fabuleux. Pas une ne disait
mot. Je les suppliai de me laisser mettre sous la paille au-dessous d'elles. Je ne pouvais respirer et n'osais faire un mouvement. J'allais étouffer quand ma femme me tendit un bambou que je pris
à la bouche par un bout, l'autre extrémité arrivant en haut. Grâce à ce stratagème je ne fus pas asphyxié.
J'apercevais vaguement des soldats à l'extérieur. Une fois je vis une main qui abattit deux hommes. Comment le pinceau pourrait-il dépeindre une si étrange posture ? Toutes les femmes que j'avais
au-dessus de moi tremblaient de peur. Soudain des cris terribles retentirent. Des soldats pénétraient dans la chambre. Il y eut un grand bruit de pas et ils partirent sans revenir. Le ciel
s'assombrit peu à peu. Les femmes se levèrent. Je pus alors sortir de la paille, le corps ruisselant de sueur. Le soir tout à fait arrivé, je retournai avec ma femme chez la vieille Hong. J'y
trouvai Monsieur et Madame Hong, ainsi que mon frère, qui me dit qu'il avait été saisi et employé comme portefaix. Pour salaire il reçut des sapèques. On lui avait remis un drapeau pour qu'il pût
circuler. Il avait vu d'énormes tas de cadavres dans les rues. Le sang formait des ruisseaux. Il m'apprit aussi qu'un officier nommé Wang, qui demeurait dans la maison de Monsieur Li, tout le
long du jour avait donné plusieurs myriades de sapèques pour soulager les malheureux. Il empêchait que ses soldats nuisissent au peuple et sauva ainsi beaucoup de vies.
Ceux qui survivaient allèrent se reposer la nuit venue. Le lendemain était le 29e jour de la 4e lune.
Depuis le 25, cinq jours étaient déjà passés. La pensée que j'aurais peut-être la chance d'être sauvé me consolait. Cependant des rumeurs qu'on allait anéantir la ville se répandaient. Des
habitants se voyant en danger avaient essayé de fuir en franchissant les remparts avec des cordes. La plupart de ceux qui s'échappèrent ainsi, s'engagèrent dans un vieux canal bouché et qui
formait une voie libre, mais ce fut pour aller au devant du malheur. A la faveur de la nuit les vauriens des faubourgs se mêlèrent aux habitants de la ville pour les interpeller et leur extorquer
de l'argent.
Nous ne savions que faire. Voyant que nous ne pouvions nous sauver ainsi et mon frère ne consentait pas à fuir seul à cause de moi, nous attendîmes tous le lever du jour. Alors mon frère parut
décidé à rester chez les Hong, puisque nous courions des risques en retournant où nous étions cachés le jour précédent. Ma femme, qui avait été sauvée déjà plusieurs fois parce qu'elle était
enceinte, vint seule avec moi se cacher dans les herbes profondes d'un étang. Avec mon fils elle se coucha au-dessus de moi.
Je vis arriver des soldats qui nous découvrirent. Comme ils avaient déjà arrêté plusieurs personnes, ils se contentèrent d'un peu d'argent et s'en allèrent. Peu après un féroce soldat survint. Il
avait une tête de rat, des yeux de hibou et me paraissait très cruel. Il voulut enlever ma femme. Succombant sous le poids de son chagrin elle lui exposa son état. Il ne voulut pas l'écouter et
la saisissant il la força à se lever. Elle fit un mouvement, se retourna et roula par terre, comme morte, sans remuer. Du dos de son sabre le soldat la frappa plusieurs fois. Le sang jaillit et
les habits de ma femme en furent trempés. Elle m'avait dit auparavant :
— Si je rencontre le malheur, il faut que je me tue. Tu ne dois pas souffrir à cause de ton épouse et en être affligé. Laisse-moi fuir au loin dans les herbes afin que tu ne saches pas ce qui
peut m'arriver.
Je lui dis :
— Il faut que tu meures.
Le soldat féroce ne la lâchait pas. Il lui prit les cheveux, les enroula autour de sa main et l'entraîna, en l'injuriant et la frappant avec rage, depuis le terrain jusqu'à un profond fossé,
distant d'environ une portée de flèche, puis il tourna pour se rendre dans une rue. Là il frappait ma femme à chaque pas lorsque quelques cavaliers vinrent à passer. Il y en eut un qui s'adressa
en mandchou au soldat. Celui-ci lâcha alors ma femme qui revint en rampant et en sanglotant le corps tout meurtri.
Tout à coup des incendies s'élevèrent de toutes parts aux alentours. On avait mis le feu aux nombreuses chaumières qui entouraient le cimetière des Ho. Ces chaumières se consumaient rapidement.
Les personnes, cachées dans les intervalles des habitations où elles pouvaient se dissimuler une ou deux, et qui ainsi avaient jusque-là pu se soustraire au danger, furent contraintes par
l'incendie de s'évader. Toutes furent capturées, pas une n'échappa. Nombreuses furent celles qui moururent brûlées dans les maisons qui étaient closes. Dans une de ces maisons on ne put compter
le nombre de ceux dont les os étaient amoncelés.
On ne pouvait plus trouver d'endroit pour fuir. Ceux qui essayaient de s'échapper étaient tués. Tous y passaient, qu'ils eussent ou non de l'argent. Apparaître dans la rue ne faisait qu'augmenter
les tas de cadavres qui s'y trouvaient. On se demandait ce qu'il adviendrait de soi. Avec ma femme et mon fils j'allai me coucher derrière un cercueil, la tête et les pieds couverts de boue. Nous
n'avions plus figure humaine. Le feu redoublait. Les grands arbres mêmes prenaient feu, lançant des clartés comme des éclairs et faisant un bruit de montagne en tombant. Un vent lugubre
soufflait. Le soleil était tristement rouge, sans lumière. On aurait dit qu'on voyait des milliers de diables armés de fourches, qui tourmentaient les damnés dans les enfers et les chassaient.
Terrifié, je ne savais plus si j'étais de ce monde et je tombai en pâmoison. Je fus brusquement rappelé à la réalité par des bruits de pas qui ébranlaient le sol et par des cris qui déchiraient
le cœur.
Étant retourné voir les abords des remparts, de loin j'aperçus mon frère captif qui résistait et se débattait contre un soldat. Grâce à sa force il réussit à s'échapper. Le soldat se mit à sa
poursuite. C'était le même qui avait saisi ma femme et avait dû la relâcher. La poursuite se continua jusqu'à midi sans qu'il atteignît mon frère. J'étais très ému quand subitement je vis mon
frère entre les mains du soldat, qui venait de mon côté. Il avait le corps nu, les cheveux en désordre. A bout d'expédient, il venait me demander de l'argent pour être laissé en liberté. Il ne me
restait plus qu'un lingot. Je le donnai au soldat qui furieux, avec son sabre frappa mon frère, lequel roula par terre le corps tout en sang. Mon fils, qui n'avait alors que cinq ans, supplia le
soldat de l'épargner enfin. Insensible, ce féroce soldat essuya son sabre avec les vêtements de mon fils et frappa encore. Mon frère était mourant. Puis il se tourna vers moi, me saisit par les
cheveux pour avoir de l'argent et du dos de son sabre me frappa à plusieurs reprises. L'ayant averti que j'avais épuisé tout mon argent, que s'il persistait à en vouloir je n'avais qu'à mourir,
que si au contraire il désirait des objets je pouvais lui en donner, il me saisit par les cheveux et nous nous rendîmes chez les Hong où les vêtements et les bijoux de ma femme se trouvaient dans
deux jarres. Je les vidai toutes deux et lui en livrai le contenu. Tous les bijoux et les habits de luxe furent enlevés. Voyant que mon fils avait autour du cou une chaîne en argent, il la coupa
avec son sabre et la prit. En partant il se tourna vers moi et me dit :
— Je ne te tue pas, mais un autre le fera.
Je constatai que ce qu'on avait dit de l'anéantissement de la ville allait se vérifier
Sachant que j'allais mourir, je laissai mon fils dans la maison et j'allai en hâte avec ma femme voir mon frère. Son cou était couvert de blessures, profondes de plus d'un pouce. Sa poitrine
était dans un état plus lamentable encore. Nous le prîmes et le portâmes chez les Hong. Interrogé, il déclara ne plus sentir son mal. Il perdait connaissance, puis revenait à la vie. Finalement
il ne bougea plus.
Avec ma femme je retournai me cacher dans le cimetière. Des voisins y étaient couchés dans les hautes herbes. Tout à coup j'entendis comme une voix humaine me dire :
— C'est demain qu'on anéantira la ville en exterminant tous les habitants, laisse ta femme et viens avec moi.
Ma femme m'exhorta à partir. Je réfléchis que je ne pouvais abandonner mon frère qui était entre la vie et la mort. Tant que j'avais encore de l'argent, je pouvais espérer me sauver, mais n'en
ayant plus, il ne me restait aucun espoir. La douleur me fit perdre connaissance et quand, un bon moment après, je revins à la vie, les incendies s'éteignaient peu à peu. J'entendis au loin trois
coups de canon. Les soldats circulaient moins nombreux. Avec ma femme qui portait mon fils, j'allai me réfugier dans une fosse à fumier. Dame Hong y vint aussi.
Nous vîmes passer tout près des soldats qui s'étaient emparés de quatre ou cinq femmes. Deux vieilles se lamentaient, pendant que les jeunes riaient de plaisir à leur aise. Deux autres soldats
poursuivaient les premiers pour avoir ces femmes. Ils se battirent. Un d'entre eux leur parla en mandchou et les mit tous d'accord. Un des soldats enleva alors une jeune femme, la porta sous un
arbre et la mit dans une position propice à ses projets. Deux autres femmes furent aussi violées. Celles qui étaient âgées suppliaient pour être épargnées. Les trois jeunes, au contraire,
paraissaient joyeuses et n'avaient aucune honte. Plus de dix soldats se livrèrent ainsi au libertinage, puis passèrent ces femmes aux deux qui étaient arrivés en dernier lieu. Une des jeunes
femmes ne pouvait plus se relever. Je la reconnus pour la bru de la famille Tsiao. La conduite ordinaire de cette famille méritait ce qui venait d'arriver. Plein d'horreur, je ne pouvais contenir
mes soupirs.
J'aperçus tout à coup un homme habillé de rouge, portant une épée, qui s'avançait. Il avait un chapeau mandchou et des souliers noirs. Paraissant avoir à peine trente ans, il avait l'air
intelligent et distingué. Il était suivi d'un autre homme à l'air majestueux, vêtu d'un gilet jaune. Plusieurs habitants de Yang-tcheou étaient à leur suite.
L'homme aux habits rouges me regarda avec insistance et me dit :
— A vous voir, on dirait que vous n'êtes pas comme ceux de cette bande, dites-moi franchement qui vous êtes.
Je ne savais comment répondre, me rappelant que parmi ceux qui s'étaient dits pauvres, certains avaient été sauvés, d'autres avaient péri. J'embellis un peu en lui déclarant qui j'étais. Il
m'interrogea aussi sur ma femme, sur la vieille Hong et sur mon fils. Quand je lui eus répondu, il déclara :
— Demain le prince fera cesser le massacre, vous êtes donc sauvés.
Il ordonna ensuite aux gens de sa suite de nous fournir des habits et un lingot d'argent. Il me demanda encore :
— Depuis quand n'avez-vous pas mangé ?
— Depuis cinq jours, lui répondis-je.
— Alors, suivez-moi, ajouta-t-il.
Nous hésitions, mais nous n'osâmes pas refuser. Nous arrivâmes dans une maison où l'on avait amassé beaucoup de provisions. Il y avait du poisson et du riz en abondance. Notre conducteur
s'adressa à une femme disant :
— Traitez bien ces quatre personnes.
Il me dit ensuite :
— Ne quittez pas ce lieu.
Le soir arrivait. Ma femme était très affligée de ne pas savoir ce qu'était devenu mon frère. Un instant après, la vieille Hong nous apporta à manger. Sa maison n'étant pas très éloignée, je pris
du poisson et du riz et allai trouver mon frère. Il ne put avaler ce que je lui donnai. Il essaya en vain de prendre quelques bouchées. J'essuyai ses cheveux et lavai les taches de sang. J'avais
le cœur déchiré de douleur. La promesse de l'arrêt des massacres me rassurait cependant un peu. Le lendemain était le premier jour de la cinquième lune.
Ce jour-là, quoique les circonstances se fussent un peu améliorées, on ne cessa pourtant pas de tuer et de piller. Toutes les habitations riches furent fouillées, sans exception. Toutes les
filles au-dessus de dix ans furent enlevées sans distinction. Ce fut le jour où l'armée de Kao Kie (comte de Hing Ping) entra à Yang-tcheou. Le moindre morceau de soie, le plus petit grain de
riz, tout entra dans la bouche du tigre. Il est difficile de décrire l'état lamentable que présentait alors la ville.
Le 2e jour (5e lune) on apprit que des mandarins de toutes catégories reprenaient les fonctions administratives. Des proclamations furent affichées pour rassurer le peuple, l'avertissant de
n'avoir plus aucune crainte. Ordre fut donné aux bonzes des pagodes de brûler les cadavres. De nombreuses femmes furent sauvées, parce qu'elles s'étaient réfugiées dans les monastères. Cependant
parmi elles, il y en eut qui moururent de frayeur ou de faim.
En parcourant les registres qui énuméraient des cadavres brûlés, on a constaté qu'il y en avait eu plus de quatre-vingt mille. Dans ce nombre ne sont pas compris ceux qui se jetèrent dans les
puits, dans les canaux, ceux qui furent brûlés dans les maisons, ceux qui se pendirent, ni tous ceux qui furent capturés et enlevés.
Le 3e jour on annonça une distribution de secours. J'allai avec la vieille Hong chercher du riz au bureau chargé de distribuer des secours aux misérables. Tout le riz qui y était avait été amassé
pour nourrir l'armée du général Che K'o-fa. Il y en avait une montagne de plusieurs milliers de charges. En peu de temps tout fut enlevé. Ceux qui allaient et venaient, portant du riz, avaient
tous la tête noircie par le feu, le front, les bras et les jambes couverts de blessures, la figure labourée de coups de sabre.
Dans le magasin on se disputait le riz. On ne cédait à personne, pas même aux parents ni aux amis. Les plus forts s'en allaient avec une charge et revenaient en chercher une autre. Les vieillards
et ceux qui étaient affaiblis par de graves blessures ne purent même pas en avoir un boisseau de toute la journée.
Le 4e jour le ciel était pur et le soleil ardent. La mauvaise odeur des cadavres empestait la ville. On en brûlait de tous côtés, cela formait comme un brouillard de fumée. La puanteur se
répandait à plusieurs li alentour.
Ce jour-là je brûlai du coton et des os humains pour en appliquer les cendres sur les blessures de mon frère. Il ne pouvait plus parler, mais les larmes aux yeux, il me faisait des signes de
remerciement.
Le 5e jour, tous ceux qui avaient jusque-là pu trouver un abri sûr, commencèrent à sortir. En se rencontrant, ils versaient des larmes sans pouvoir dire un mot.
Nous cinq, quoique revenus à l'espérance d'être épargnés, nous n'osions cependant rester dans la maison. Après le repas du matin nous allâmes dans les terrains vagues, habillés comme les jours
précédents.
Très nombreux furent ceux qui allèrent encore chercher du riz. Ils n'étaient pas armés de lances, mais portaient des matraques qui leur servaient à intimider les gens pour les voler.
Des femmes furent encore violées, mais je n'ai pu savoir si c'était par des soldats mandchous, par des soldats chinois ou par des vauriens du pays.
Ce fut ce jour-là que mon frère mourut de la suite de ses blessures, qui s'étaient rouvertes. J'étais accablé de douleur à la pensée que, depuis le commencement de cette période désastreuse, de
huit personnes que nous étions, nous ne restions que trois. Mes trois frères, ma belle-sœur et mon neveu n'étaient plus, sans parler de mes autres parents plus éloignés.
Du vingt-cinq de la quatrième lune au cinq de la cinquième il s'est écoulé en tout dix jours. Tout ce que j'ai raconté des événements qui ont eu lieu pendant ce temps, je l'ai ou supporté
moi-même ou vu de mes propres yeux. Ce ne sont pas là des nouvelles apportées de lointains pays.
Que ceux qui, nés dans une époque de paix et jouissant d'une vie tranquille, n'auront pas eu eux-mêmes assez de sagesse pour se régler, trouvent dans ce récit d'événements barbares une leçon et
un avertissement !