Hong-wou (1328-1398)
LES SAINTES INSTRUCTIONS DE L'EMPEREUR HONG-WOU
publiées en 1587 et illustrées par Tchong Houa-min
Traduites par Édouard CHAVANNES (1865-1918)
Bulletin de l'École Française d'Extrême-Orient, 1903, pages 549-563.
- "Fondé sur l'idée que l'autorité du souverain est d'essence identique à l'autorité paternelle, le gouvernement chinois a vis-à-vis du peuple les mêmes devoirs qu'un père envers ses enfants ; il est responsable du corps et de l'âme de ses sujets ; il doit les nourrir (yang) et les instruire (kiao). L'État parfait est celui dans lequel tous les hommes seraient prospères et vertueux."
- "De cette conception politique il résulte que l'empereur a pour tâche, non seulement d'assurer le bien-être matériel de son peuple, mais encore de lui inculquer les principes de la morale. Il se fera donc son instituteur et lui enseignera les notions fondamentales de l'éthique."
Extraits : Introduction - Les six maximes
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Fondé sur l'idée que l'autorité du souverain est d'essence identique à l'autorité
paternelle, le gouvernement chinois a vis-à-vis du peuple les mêmes devoirs qu'un père envers ses enfants ; il est responsable du corps et de l'âme de ses sujets ; il doit les nourrir (yang) et
les instruire (kiao). L'État parfait est celui dans lequel tous les hommes seraient prospères et vertueux.
De cette conception politique il résulte que l'empereur a pour tâche, non seulement d'assurer le bien-être matériel de son peuple, mais encore de lui inculquer les principes de la morale. Il se
fera donc son instituteur et lui enseignera les notions fondamentales de l'éthique. C'est ainsi qu'en 1671 l'empereur K'ang-hi publia son fameux Saint Édit en seize maximes qui, paraphrasé en
1724 par l'empereur Yong-tcheng, doit, aux termes des statuts administratifs, être lu en public dans toutes les villes le 1er et le 15 de chaque mois, et servir de texte & de véritables
sermons laïques.
Récemment, l'empereur actuel annonçait, par un décret inséré dans la Gazette de Péking du 10 septembre 1891, qu'il avait découvert un traité de morale écrit en mandchou par son ancêtre,
l'empereur Chouen-Tche (1644-1661), père et prédécesseur de K'ang-hi ; émerveillé de la sagesse de cet écrit, il ordonna de le traduire en chinois sous le titre de « Paroles importantes pour
exhorter au bien » ; il le fit imprimer dans le Wou-ying-tien et en envoya un exemplaire à tous les hauts fonctionnaires provinciaux avec ordre de le réimprimer et de le répandre dans les écoles
pour qu'il fût lu devant le peuple le 1er et le 15 de chaque mois en même temps que le Saint Édit de K'ang-hi. La Gazette de Péking enregistra, le 24 novembre 1891 et le 16 mars 1892, des
rapports du gouverneur du Fou-kien et du gouverneur militaire du Hei-long-kiang qui accusaient réception de l'ouvrage et déclaraient s'être conformés aux volontés impériales.
En agissant ainsi, la dynastie mandchoue n'a fait que suivre des usages qui étaient déjà en vigueur avant elle. La preuve nous en est fournie par un monument conservé dans le musée épigraphique
de Si-ngan-fou appelé « la Forêt des stèles »... Cette inscription sur pierre est datée de l'année 1587 et remonte par conséquent à la dernière période de la dynastie Ming. Elle fut gravée, pour
obéir à un édit impérial, par un certain Tchong Houa-min, contrôleur du thé et des chevaux dans le Chàn-si et autres lieux. Elle comprend six sections divisées chacune en quatre compartiments ;
les deux premiers compartiments de chaque section contiennent, l'un, l'énoncé d'un précepte moral accompagné d'un développement en prose, l'autre, une poésie sur le même thème ; ce double texte
nous est donné comme ayant été composé par l'Empereur Élevé qui est plus connu des Européens sous son nom de règne Hong-wou (1368-1398), et qui fut le fondateur de la dynastie Ming ; les deux
autres compartiments sont l'œuvre propre de Tchong Houa-min qui érigea la stèle deux cents ans environ après l'apparition des Saintes Instructions de Hong-wou ; ils renferment, l'un un dessin
approprié au précepte auquel il se rapporte, le dernier, une légende expliquant et commentant l'image.
En gravant sur pierre les maximes de Hong-wou et en les agrémentant d'une illustration populaire destinée à les faire comprendre des plus ignorants, on se proposait un but qui nous est révélé
dans une note inscrite à gauche du texte : la stèle n'était pas autre chose qu'une véritable planche lithographique destinée à tirer à un grand nombre d'exemplaires des estampages en blanc sur
noir tout semblables à celui que nous avons sous les yeux ; ces estampages devaient être distribués aux magistrats ayant l'administration directe d'un territoire, c'est-à-dire aux chefs de tcheou
ou préfectures secondaires, et de hien ou sous-préfectures ; ces fonctionnaires locaux à leur tour recevaient l'ordre de graver à nouveau cet estampage sur des planches au moyen desquelles ils
pourraient faire faire un nouveau tirage ; les exemplaires ainsi obtenus devaient être remis en liasses de dix à chaque kia ou groupe de dix familles ; chaque famille en posséderait ainsi un dans
sa demeure ; enfin les anciens de chaque district et les chefs de pao, ou groupes de dix kia, devaient, le 1er et le 15 de chaque mois, prendre texte des Saintes Instructions de Hong-wou pour
prêcher la vertu au peuple assemblé. Il y a là, comme on le voit, des prescriptions identiques à celles qui, de nos jours, s'appliquent au Saint Édit de K'ang-hi, et les empereurs mandchous n'ont
eu en réalité qu'à s'inspirer des précédents établis par la dynastie Ming.
On ne peut pas s'attendre à trouver dans cette matière à prônes de villages des conceptions transcendantes ; le peuple stupide (yu-min) comme ne manquent jamais de le qualifier les lettrés imbus
du sentiment de leur supériorité, ne saurait s'élever à de hautes pensées. Les préceptes qu'on cherche à lui inculquer sont donc d'une grande simplicité ; mais quelque élémentaires qu'ils soient,
ils ne sont pas dépourvus d'intérêt pour celui qui essaie de comprendre quels sont en Chine les fondements de la morale.
Les six maximes de l'empereur Hong-wou sont les suivantes : Pratiquez la piété filiale à l'égard de votre père et de votre mère ; respectez vos aînés et supérieurs ; vivez en bonne harmonie avec
les gens de votre district et de votre canton ; instruisez vos enfants ; que chacun s'occupe paisiblement de sa profession ; ne faites pas le mal.
Ces commandements ne supposent aucun principe absolu qui serait leur raison d'être ; ils se bordent à placer l'homme dans son milieu social et à lui indiquer comment il doit se comporter envers
ceux qui l'entourent, mais ils ne se justifient point par la considération du bien en soi. A dire le vrai, il y a en Chine deux morales distinctes, celle des gouvernants et celle des gouvernés.
Le souverain et, à des degrés divers, les fonctionnaires qui sont l'émanation ou le reflet du pouvoir impérial, sont seuls aptes à réaliser en eux la perfection dont le Ta hio et le Tchong yong
nous tracent un magnifique tableau ; quant aux gens du commun, ils n'ont d'autre rôle que de coopérer aveuglément à l'harmonie universelle, et de fonctionner, sans savoir pourquoi, comme les
rouages d'un mécanisme bien ajusté.
On remarquera en outre que, dans ces maximes, l'idée de patrie est aussi absente que l'idée du bien en soi. C'est en effet un axiome de la pensée chinoise que l'harmonie dans l'État est la
résultante nécessaire du bon ordre dans les familles et dans les villages. Si donc un homme du commun remplit ses devoirs envers ses parents, ses frères, ses enfants et ses voisins, s'il s'occupe
de sa profession et s'il ne fait pas ce qui pourrait nuire à autrui, il est par là même un citoyen parfait et on ne lui demande rien de plus. En dernière analyse, toutes les vertus populaires se
résument dans celles du bon fils, du bon frère, du bon père et du bon voisin.
Une telle limitation des devoirs de l'individu, d'une part lui interdit de se considérer comme une fin et le réduit à n'être qu'un instrument pour le bonheur commun, d'autre part lui refuse le
droit de s'élever à la considération de l'humanité en général ou de l'État. La morale n'est plus pour lui que le code des obligations qui lui sont imposées dans le cercle étroit où il se meut, et
qui, n'étant fondées sur aucun principe supérieur, paraissent dériver d'un instinct plutôt que d'une soumission volontaire. Je m'imagine que si des sociétés d'abeilles ou de guêpes se faisaient
une morale, elles auraient de même, pour ces ouvrières dont la tâche immuable est de travailler au bien-être de la ruche ou du nid, un corps de maximes non motivées qui formuleraient leurs
devoirs immédiats, tandis que la reine seule, comme l'empereur en Chine, comprendrait la raison d'être du pacte qui fait l'unité sociale.
La morale chez tous les peuples n'est que l'expression plus ou moins consciente de la solidarité qui unit entre eux les hommes, et la morale se modifie suivant les races parce que la solidarité
elle aussi change de nature. De même que des insectes d'espèces différentes formeront des sociétés organisées suivant des plans [précis ?], de même les Chinois, aussi distincts de nous par
l'esprit que par le corps, [auront] une morale [autre] que la nôtre, parce qu'elle exprimera un mode de groupement humain qui obéit à des lois spéciales. La morale populaire chinoise, telle
qu'elle se présente dans les Saintes Instructions de l'empereur Hong-wou, telle qu'elle se retrouve dans le Saint Édit de K'ang-hi, et telle enfin qu'elle existe depuis plus de trois mille ans,
est le moule idéal auquel se sont conformées des générations innombrables pour réaliser le type social d'une race.
Première maxime :
Soyez animés de piété filiale et obéissants envers vos pères et mères.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi : L'homme naît entre le ciel et la terre ; le corps qu'il a, à l'origine d'où lui vient-il ? C'est,
pour tous, le père et la mère qui les ont mis au jour et nourris et qui après dix mille peines et mille souffrances, ont pu enfin mener à bien (cette tâche). Tout fils d'un homme doit complaire
aux désirs de son père et de sa mère. Pensons toujours que si nous avons quelque dispute avec d'autres gens, nous déshonorons par là même et nous outrageons notre père et notre mère, et aussitôt
nous serons patients ; que si notre personne commet quelque action mauvaise, nous souillons par là même et nous déshonorons notre père et notre mère, et aussitôt nous nous corrigerons. Tel est le
principe grâce auquel on agira en homme et par lequel aussi on sera en exemple à la postérité.
Deuxième maxime : Honorez et respectez vos aînés et vos supérieurs.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi : Pour que celui qui est jeune serve celui qui est plus âgé, pour que l'inférieur serve le supérieur,
pour que l'homme méprisable serve le sage, pour tout cela l'essentiel c'est le respect. Ainsi, dans votre famille, servez votre frère aîné comme vous serviriez votre père ; servez la femme de
votre frère aîné comme vous serviriez votre mère. Dans votre district, quand vous êtes assis, ne manquez pas de céder votre natte ; quand vous marchez, ne manquez pas de céder le chemin. Dans vos
rapports avec les magistrats, observez leurs injonctions, soumettez-vous à leurs instructions. Ceux qui sont vos aînés d'une génération, servez-les comme s'ils étaient votre père ; ceux qui sont
vos aînés de dix ans, servez-les comme s'ils étaient vos frères aînés ; ceux qui sont vos aînés de cinq ans, suivez-les en vous effaçant derrière leur épaule ; même envers vos amis de la même
génération que vous, il vous faut aussi être déférents et vous ne devez pas être insolents.
Troisième maxime : Vivez en bonne intelligence avec les gens de votre district et de votre canton.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi ; Les hommes du même district et du même canton que nous, ce sont ceux parmi lesquels nous nous
trouvons dès notre naissance ; les fils (des uns) et les fils (des autres), les petits-fils (des uns) et les petits-fils (des autres) ne se séparent pas ; il est très important que l'esprit de
concorde règne parmi eux. Quand l'esprit de concorde existe dans le district et dans le canton, s'il y a un incendie ou des brigands, les gens s'empressent de venir au secours les uns des autres
; s'il y a quelque catastrophe ou quelque malheur, les gens s'empressent de venir témoigner leur sollicitude aux autres. Mais si vous n'êtes pas en bonne intelligence (avec les gens de votre
pays), quel est l'homme qui s'inquiétera de vous ? D'une manière générale, il importe que ceux qui sont riches et puissants n'oppriment pas les pauvres et les misérables, ; que les pauvres et les
misérables ne soient pas envieux de ceux qui sont riches et puissants. Quand les sentiments et les pensées sont universellement d'accord et quand la politesse et la déférence sont fermement mises
en honneur, alors sans doute il fait bon demeurer dans ce district et dans ce canton.
Quatrième maxime : Instruisez vos fils et vos petits-fils.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi : Les fils et les petits-fils sont chargés de continuer les sacrifices ancestraux ; il est donc
essentiel qu'ils soient bien instruits. Dès l'enfance, il faut qu'on leur apprenne la piété filiale, l'affection fraternelle, la fidélité et la bonne foi. Comment apprendront-ils la piété filiale
et l'affection fraternelle ? Comment apprendront-ils la fidélité et la bonne foi ? Quand (l'enfant) a fait une faute, réprimandez-le sévèrement pour la lui interdire ; frappez-le avec le fouet
pour lui inspirer la crainte. Quand il sera un peu plus grand, choisissez un maître pour l'instruire. On peut bien espérer qu'(ainsi) il réalisera la pratique de la vertu, observera avec respect
les règles des rites et apprendra à devenir un homme de bien. Dans la suite, il conservera l'intégrité de sa personne et maintiendra sa famille, il honorera ses parents et illustrera ses aïeux,
et c'est de là que tout cela viendra.
Cinquième maxime : Que chacun soit satisfait de sa profession.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi : Les lettrés, les laboureurs, les artisans et les marchands ont chacun leur profession respective, il
importe qu'ils soient satisfaits de leur sort et qu'ils observent les devoirs qui leur sont propres. Ceux qui sont lettrés doivent se donner de la peine pour étudier les livres ; quand ils sont
nommés à une fonction publique, il faut qu'ils conservent leur intégrité personnelle et qu'ils chérissent le peuple. Ceux qui sont laboureurs ou artisans, quand ils labourent et sèment doivent le
faire aux époques voulues, quand ils fabriquent un objet doivent le faire solidement. Ceux qui sont marchands doivent se livrer au négoce avec bonne foi. Ceux qui étudient les livres sont
certainement ceux qui accomplissent une œuvre glorieuse pour le plus grand bien du gouvernement impérial ; quand les laboureurs, les artisans et les marchands de leur côté font leur devoir,
l'habillement et la nourriture sont largement suffisants et les familles se développent d'une manière florissante.
Sixième maxime : Ne faites pas le mal.
Cela, c'est ce que l'Empereur Élevé nous a enseigné, à nous son peuple, en s'exprimant ainsi : Quand les hommes savent ne pas faire ce qui est mal, alors leur conscience est paisible et joyeuse ;
d'où pourrait leur venir le trouble ? Leur famille est pure et calme ; d'où pourrait lui venir l'adversité ? Si on fait le mal, qu'on joue aux jeux d'argent, ou qu'on soit un débauché on un
séducteur, ou qu'on excite les gens à se faire des procès, ou qu'on s'approprie les redevances en argent et en grain , ou qu'on dérobe furtivement ou violemment des objets de valeur, on ne
manquera pas d'amener sur soi la mort voulue par le ciel, la destruction voulue par la terre. Si vous violez les lois, les calamités fondront sur vous, le déshonneur atteindra votre père et votre
mène et vous impliquerez dans vos fautes vos parents et vos voisins. Toute mauvaise action, chacun doit s'y opposer ; on ne doit pas agir inconsidérément et attirer sur soi le châtiment.