Hoa thou youan, ou Le Livre mystérieux
Deux chapitres du roman traduits par Fulgence FRESNEL (1795-1855)
Journal asiatique, 1822, tome I, pages 202-225 ; 1823, tome III, pages 129-153.
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"Sous l'un des empereurs de la dernière dynastie, la Chine jouissait d'une paix profonde au dehors, et l'ordre régnait au dedans
partout ailleurs que dans les Deux Kouang. Au nord des provinces de ce nom, s'étend une chaîne de montagnes où la nature a multiplié les précipices, et n'a laissé pour passage au voyageur que
des sentiers étroits, tortueux et escarpés.
Les nombreuses cavernes de ces montagnes, qui règnent sans interruption depuis Nan-chao à l'Orient, jusqu'à Lieou-king à l'Occident, sur une longueur de plusieurs centaines de lieues, étaient, à l'époque où cette histoire commence, autant de repaires de brigands."
- "À cette époque, le gouvernement militaire de la province de Canton était entre les mains d'un officier général qui, bien qu'il ne fût pas dépourvu de courage, manquait toutefois des talents nécessaires pour conduire une guerre de ruses et d'embuscades. Ce gouverneur se nommait Sang-koue-pao. Depuis deux ans qu'il était chargé de la défense de la province, les voleurs exerçaient partout leurs ravages, et ne laissaient pas un jour de relâche aux habitants... Ne pouvant obtenir la paix par la force des armes, notre gouverneur tenta de l'acheter à prix d'or ; mais quand il avait satisfait les prétentions d'une bande, il s'en présentait toujours une autre avec laquelle il fallait marchander sur nouveaux frais. On ne saurait évaluer les sommes qui furent ainsi perdues en négociations. Ce qu'il y a de certain, c'est que rien ne réussit au gouverneur, et que la situation des habitants devint chaque jour plus déplorable."
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"Les deux inspecteurs de la province voyant le mauvais état des affaires, et craignant avec raison que l'énorme déficit qui se
trouvait dans la caisse provinciale ne leur fût imputé par la suite et n'entraînât leur ruine, se virent dans la nécessité d'envoyer à la cour un rapport sur la conduite du
gouverneur...Sang-koue-pao fut vivement alarmé en apprenant que les deux inspecteurs l'avaient dénoncé à l'empereur ; il dressa aussitôt et envoya à la cour une requête
apologétique...
La décision de l'empereur fut conforme à l'avis du conseil de la Guerre. Aussitôt les ministres, assemblés en conseil dans son palais, reçurent l'ordre de dresser une proclamation par laquelle le gouvernement invitait non seulement les officiers et les soldats répandus dans toutes les provinces, mais tout sujet de l'empire qui se sentirait capable d'exterminer les brigands dont les Deux Kouang étaient infestées, à se rendre directement au quartier-général de Sang-koue-pao, pour lui proposer son plan d'attaque et faire ses preuves de talent et de courage."
Extraits : Le vieillard et le livre - Quel mode de traduction choisir ?
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Lorsque la proclamation fut parvenue dans les provinces, tous les braves de l'empire se
mirent en mouvement. On ne finirait pas si l'on voulait redire leurs noms. Il y avait alors à Wen-tcheou dans la province de Tche-kiang, un jeune homme dont le nom de famille était Hoa, le nom
propre Tong et le titre Tien-ho. Il était beau comme un bouton de jaspe, et brillant de jeunesse comme le soleil à son lever. Tandis que la plupart des hommes n'ont qu'un genre de mérite,
Hoa-tien-hó les réunissait tous. Aux grâces de l'esprit et du corps, apanage ordinaire de la jeunesse, il joignait la force d'un héros des premiers âges et la prudence d'un homme d'État. Dans la
lutte, il venait aisément à bout de cinquante hommes ; dans la conduite des affaires, il considérait attentivement le commencement et la fin, le but et les moyens, et ne laissait rien au hasard.
Lui seul possédait à la fois tous les talents et toutes les vertus ; aussi ne daignait-il pas honorer d'un regard ces hommes à petits cerveaux et à grandes prétentions dont le monde est rempli ;
et quoiqu'il eût le grade de bachelier, dans sa province, son caractère le portait à fuir la rivalité des hommes médiocres et par conséquent les concours littéraires. Il avait vingt ans, et
n'était point encore marié. Il se félicitait de voir son père Hoa-ta-pen et sa mère Ye-chi pleins de santé dans leur vieillesse. Sa famille était riche, et comme son frère Hoa-liang, inspecteur
de ses études, ne contrariait point ses goûts, il avait tout le loisir de s'y livrer. Or ce n'était point à lire les classiques qu'il passait son temps, mais bien à composer des vers et à boire
du vin de riz. Appuyé sur l'antiquité, il ne s'occupait que du présent.
Un jour que le doux éclat du printemps l'invitait à jouir de la campagne, il sortit accompagné d'un vieux domestique appelé Hoa-kouan et d'un jeune valet nommé Siao-liang, et dirigea sa promenade
vers le mont Tien-taï. Après avoir erré quelques jours, il s'arrêta sur le haut d'un rocher : la nature avait formé en cet endroit une petite éminence sur laquelle il s'assit pour prendre
quelques rafraîchissements. Le spectacle qu'il avait alors sous les yeux eut bientôt absorbé son attention. Un torrent roulait au pied du rocher sur lequel il était assis, et entraînait dans sa
course rapide les fleurs que le vent avait détachées de ses bords. Après une longue contemplation, son imagination poétique allait s'emparer de cette scène, lorsqu'un vieillard à barbe blanche
parut tout à coup à ses yeux et lui dit d'une voix forte :
— Est-il possible qu'un jeune homme, doué des plus éminentes vertus, ne travaille pas de toutes ses forces à se faire un nom dans l'État, et ne cherche pas de tous côtés une femme digne de lui ?
ne veut-il point rendre plus vif le sentiment de son existence par une noble activité ? Non, il aime mieux regarder couler l'eau, et se livrer loin du monde à des occupations frivoles. Il est
coupable d'ingratitude envers le ciel, puisqu'il rend inutiles les dons précieux qu'il en a reçus.
Hoa-tien-hó n'avait formé aucune liaison intime hors du cercle étroit de sa famille ; aussi ne fut-il pas peu surpris en entendant les paroles du vieillard qui, comme un génie, tonnait contre lui
du milieu des vents. Cependant il se leva, croisa ses mains sur sa poitrine, s'inclina profondément, et lui dit :
— Respectable vieillard, vos paroles ont atteint la plaie de mon cœur plus sûrement que la pierre médicinale, mais votre apparition soudaine a lieu de me surprendre ; vous semblez venir du ciel
pour instruire la terre ; ceci passe mon intelligence. Oserai-je vous prier de vous reposer un moment ici, tandis que j'écouterai vos leçons ?
Le vieillard parut satisfait de cet accueil et s'assit à côté du jeune homme. Koa-tien-hó ordonna aussitôt à Siao-liang de servir sur le rocher les rafraîchissements qu'il avait apportés, et
invita le vieillard à boire avec lui. Le vieillard accepta, et après qu'ils eurent vidé quelques tasses de vin, Hoa-tien-hó rompant le silence,
— Je me félicite, dit-il, d'avoir entendu des paroles si propres à réveiller mon courage. Ce n'est pas le ciel que je dois accuser de la maladie de mon âme, car j'en suis moi-même artisan ; mais
quoique vos paroles aient la vertu de la pierre médicinale, j'ai lieu de craindre qu'elles ne suffisent pas pour guérir un mal qui a jeté de profondes racines.
Le vieillard reprit en souriant :
— Vos craintes ne sont pas fondées, jeune homme ; si vous croyez que vous êtes malade et que mes paroles ont la vertu puissante de la pierre dont vous parlez, vous devez savoir qu'il suffit pour
vous guérir que je vous en fasse l'application.
Hoa-tien-hó répondit :
— Vous voulez, bon vieillard que je me fasse un nom dans l'État : c'est le but auquel aspirent tant d'hommes qui consacrent leur vie à l'étude : mais comment me résoudre à tenter la fortune du
pinceau, et à pâlir sur des livres pour obtenir avec un grade littéraire et de gros appointements, le droit de passer ma vie dans un fauteuil ? La carrière des armes pourrait me mener aux
honneurs, et j'aimerais à me distinguer dans une guerre avec l'étranger ; mais la paix règne sur les frontières de l'empire. Cette soif d'illustration que je ne puis satisfaire est la première
maladie de mon âme. Vous exigez encore de moi que je forme une belle union. Eh ! quel est l'homme sensible qui n'appelle pas de tous ses vœux une femme digne de lui ? Mais hélas ! où la trouver ?
Le mariage est l'union de deux êtres faits l'un pour l'autre ; le foung et la hoang peuvent s'unir et s'unissent nécessairement ; le cygne et sa compagne, inséparables l'un de l'autre, nous
offrent encore l'image d'un véritable couple ; mais le papillon et l'abeille, mais l'hirondelle et l'épervier ne sauraient se convenir. Il en est ainsi des humains. Liang-hong se plaisait dans
les lieux inaccessibles ; la seule Meng- kouang, à la robe blanche et unie, pouvait partager et chérir sa retraite. Si Meng-kouang eût été livrée à Chi-tsong, si la fille aux vêtements simples
eût été transportée dans la vallée d'Or, elle n'aurait pas connu le bonheur. Donnez au sage une femme vertueuse, au voluptueux une jolie femme, à l'homme de mérite une femme d'esprit, et vous
aurez des couples assortis. S'il est vrai que je possède quelque mérite et quelques agréments, comment donc pourrais-je unir mon sort à une femme qui en serait dépourvue ? Mais en attendant que
j'en trouve une qui sympathise avec moi, ma vie entière peut s'écouler dans le célibat. Ce vide de mon âme est encore une maladie grave, et quelle que soit la vertu de vos paroles, j'ai lieu de
craindre, bon vieillard, que vous n'y puissiez rien.
À ces mots, le vieillard ne put retenir un grand éclat de rire, et dit au jeune homme :
— M. le bachelier, vous avez la vue courte ; plus d'un chemin mène à la gloire ; mais le choix des routes ouvertes à tous les hommes doit être réglé sur les dispositions de chacun. Avez-vous de
la capacité pour les affaires et le droit politique ? c'est dans l'administration qu'il faut chercher à vous distinguer. Aimez-vous à gouverner les hommes par la force ? il faut prendre parti
dans le service intérieur. Si vous êtes un héros, faites des prodiges ; si vous aimez les lettres, illustrez-vous par vos écrits. Vous voudriez, dites-vous, entrer dans la carrière des armes et
chercher la gloire dans de lointains combats ; cette carrière ne vous est point fermée, et la seule chose à examiner, c'est de savoir si vous avez les qualités requises pour la parcourir avec
honneur.
— Les dispositions naturelles, répondit Hoa-tien-hó, sont susceptibles de plus et de moins, et ce n'est pas à moi de donner la mesure de mon mérite. Tout ce que je puis dire, c'est que je
voudrais apprendre à m'illustrer par des exploits militaires.
Le vieillard avant témoigné son approbation par un mouvement de tête,
— Votre désir est louable, dit-il au jeune homme, et j'en augure bien pour vos dispositions ; mais en voilà assez sur la gloire, passons à l'établissement. Le ciel qui a fait naître le foung a
fait naître aussi la hoang sa compagne. Le ciel qui forma Liang-hong sut aussi former Meng-kouang. La nature entière est un grand couple formé par l'union harmonique du yn et du yang. Sans doute
l'homme doit apporter plus de soins que les autres créatures dans le choix de sa compagne ; mais qu'il cherche, et il trouvera celle qui lui fut destinée. Si donc il a plu au ciel de répandre sur
vous les talents et les grâces, comptez qu'il a formé pour vous une femme douée des mêmes qualités. Mais parce que vous ignorez où est celle que vous souhaitez de voir, tandis que vous avez sous
les yeux celles que vos yeux ne cherchent point, vous vous persuadez dans votre peine que vous êtes atteint d'une maladie incurable. Que l'objet de vos vœux s'offre à vos regards, et vous
reconnaîtrez que votre mal était imaginaire. Jusque-là nos discours sont superflus.
— Vous pensez donc, respectable vieillard, reprit le jeune homme, que je puis espérer de me faire un nom dans l'État et de trouver une femme selon mon cœur ?
— Sans aucun doute, répondit le vieillard, car si vous n'aviez pas ce qu'il faut pour parvenir à l'illustration, vous n'auriez pas songé à entrer dans l'armée ; si vous n'aviez pas ce qu'il faut
pour former de beaux nœuds, voire âme n'aurait pas conçu l'image d'une femme douée de grâces et de talents.
— Si vous savez, répartit Hoa-tien-hó, que j'ai de quoi m'illustrer, vous savez peut-être aussi sur quel théâtre je dois paraître ; si vous savez que j'obtiendrai une femme selon mon cœur, vous
savez peut-être aussi à quelle famille elle appartient ? Ne puis-je pas l'apprendre de vous ?
Le vieillard se consulta tout haut sur la réponse qu'il devait faire.
— Il n'est pas besoin, dit-il, que je le guide, dans la recherche d'une épouse ; il la trouvera sans la chercher ; je puis donc me taire sur ce point ; la lui nommer, ce serait révéler un secret
qu'il ne doit pas encore apprendre. — Je ne répondrai point à cette question. — Quant à la gloire, il pourrait passet sa vie à la poursuivre ; il faut donc lui donner le mot de cette énigme ; il
faut parler.
Hoa-tien-hó fut frappé d'étonnement en entendant la délibération du vieillard ; chacun des mots qu'il prononçait paraissait avoir un sens profond.
— Vénérable vieillard, s'écria-t-il, vous ne pouvez être qu'un génie des montagnes ; votre langage mystérieux ne me permet plus d'en douter. Et j'ai osé m'asseoir à vos côtés ! Pardonnez à mon
ignorance le crime dont je me suis rendu coupable.
En disant ces mots, il se prosterna, frappa deux fois la terre de son front, et supplia le vieillard de l'éclairer sur ses devoirs. Celui-ci parut charmé de cet hommage, et relevant aussitôt le
jeune homme :
— Mon fils, lui dit-il, votre esprit sera votre guide ; car je vois en vous le héros sous le voile de l'humble disciple. Vous désirez savoir la route que vous devez suivre. Pour faire un choix
entre toutes celles qui se présentent, il faut d'abord reconnaître la situation de l'empire. Est-ce l'ordre ou l'anarchie qui y règne ?
— Si l'ordre régnait partout, répondit Hoa-tien-hó, il me faudrait renoncer à la gloire ; il est vrai qu'il est troublé sur quelques points.
— Fort bien, mon fils, reprit le vieillard ; dites-moi maintenant sur quels points et par qui la tranquillité est troublée.
— Les montagnes des Deux Kouang, répondit le jeune homme, sont infestées de brigands ; du reste l'empire jouit d'une paix profonde.
— Les vrais héros, répartit le vieillard avec une joie évidente, sont ceux qui travaillent pour leur temps. Si la paix de l'empire n'est troublée que dans les Deux Kouang, ces provinces sont
aussi les seules où vous devez chercher la gloire.
À ces mots Hoa-tien-hó poussa un profond soupir et parut interdit.
— Eh bien ! dit le vieillard, que signifie ce silence ?
Le jeune homme soupira de nouveau, et, après quelques instants de méditation, répondit enfin :
— O mon père, c'est bien dans les Deux Kouang que la paix est troublée, mais je n'ose espérer que l'honneur m'y attende.
— Pourquoi, dit le vieillard ?
— C'est, répondit Hoa-tien-hó, que je manque des talents nécessaires pour couper le mal dans sa racine, et forcer les brigands jusque dans leurs retraites.
— Je sais, dit le vieillard, que vous êtes habile dans la théorie de la guerre, et que vous savez déjà tous les stratagèmes de cet art. Aujourd'hui que vous pouvez déployer sur un vaste théâtre
les talents dont vous êtes pourvu, reculerez-vous devant une troupe de brigands ?
— La chasse aux tigres est sans difficulté, répondit Hoa-tien-hó ; mais les tigres des montagnes ne seront pas faciles à forcer. On peut aisément venir à bout des dragons ; mais il n'en sera pas
ainsi des dragons de l'abîme. Les brigands occupent toute l'étendue des montagnes ; hors de leurs repaires, ce sont des vautours ; dans leurs trous, ce sont des rats ; comment donc espérer de les
atteindre ?
Le vieillard se prit à rire et dit :
— M. le bachelier, vous avez paru convenir avec moi de votre mérite ; mais maintenant vous vous dépréciez étrangement. Il y a des hommes qui savent gouverner les peuples par les lois ou par la
force ; et il ne s'en trouverait pas qui pussent réduire des brigands ! Comment osez-vous prétendre à la gloire, si des voleurs sont pour vous une trop forte partie ?
— Je brûle de les exterminer, reprit Hoa-tien-hó ; mais il faut pour cela que je parvienne à leurs repaires, et je n'en vois pas les moyens.
— Quand Tchou-kó sort de sa chaumière, répartit le vieillard, et paraît au milieu des hommes, il prouve par là que sa retraite n'est pas inaccessible.
Hoa-tien-hó jugeant que ces paroles ne pouvaient s'appliquer qu'au vieillard,
— Ô mon père, s'écria-t-il avec l'accent d'un homme dont les yeux s'ouvrent tout à coup à la lumière, ce Tchou-kó ne saurait être que vous.
Alors, se prosternant de nouveau :
— Mon père, dit-il, daignez achever votre ouvrage.
Le vieillard répondit en souriant :
— Mon fils, votre imagination s'égare. C'est pour parler raison que nous sommes ensemble. Je vous ai dit qu'il y avait dans le monde un homme appelé Tchou-kó, mais je ne vous ai pas dit que ce
fût moi. Tachez de maîtriser vos soupçons.
Hoa-tien-hó répartit :
— Puisque vous m'avez déjà fait sentir l'aiguillon puissant de vos paroles, ô mon père ! daignez achever en moi votre œuvre de miséricorde : car si vous n'aidez ma faiblesse et mon ignorance, je
n'atteindrai pas le but que vous m'avez montré. Si vous doutez de ma sincérité, je vous conjure de me mettre à l'épreuve ; j'espère qu'après un sévère examen, vous prendrez pitié du pauvre
Hoa-tong, et que vous ne refuserez pas de répandre sur lui la rosée de vos préceptes : vous pouvez dès à présent le transformer en un autre homme ; car vous êtes certainement le père du ciel et
de la terre.
— Quel nom me donnez-vous là ?, répondit le vieillard en éclatant de rire. Si vous êtes sincère, vous vous abusez étrangement. Tandis que je suis tout occupé à vous mettre dans la droite voie,
comment pouvez-vous croire que je suis avare de ma science et que je me plais à prolonger votre attente ? Mais écoutez ce qui me reste à vous dire :
Il y a longtemps qu'un étranger remit entre mes mains un livre mystérieux en me disant :
— Quand vous saurez à fond le contenu de ce livre, il ne tiendra qu'à vous d'acquérir de la gloire et une femme selon vos désirs.
Mon cœur étant dès lors fermé au monde, ce présent m'était inutile ; c'est pourquoi je le refusai d'abord : mais l'étranger me dit :
— Si vous ne voulez pas profiter de ce livre, vous pouvez du moins le garder, jusqu'à ce que vous rencontriez un homme appelé à s'en servir.
Je le pris donc, et depuis vingt ans que je le porte sur mon sein, je n'avais encore trouvé personne qui fût digne de le recevoir, lorsqu'enfin je vous ai aperçu dans ces montagnes. Vos instantes
prières me donnent lieu de croire que vous êtes l'homme à qui ce livre est destiné, et quoique je n'en sois pas encore certain, je vais le remettre en vos mains. Si vous l'étudiez, vous
recueillerez certainement le fruit de vos études ; si vous ne l'étudiez pas, n'accusez que vous de son inutilité.
Hoa-tien-hó fut transporté de joie à ce discours, et se confondit en actions de grâces :
— Comment pourrai-je, dit-il enfin au vieillard, reconnaître un si grand bienfait ?
— Je n'attends de vous aucune récompense, lui répondit en riant le vieillard ; tout ce que j'ai à vous demander, c'est d'envoyer l'un de vos gens acheter de bon vin à l'auberge du voisinage, pour
que nous buvions ensemble le coup d'adieu.
Hoa-tien-hó qui de son naturel était bon compagnon, n'eut pas plus tôt connu le désir du vieillard, qu'il s'empressa de le satisfaire ; et se levant avec la vivacité d'un jeune homme dont le cœur
est content, il donna ordre à Hoa-kouan d'aller acheter du vin. Dès que le vin fut apporté, la plus douce cordialité s'établit entre les nouveaux amis. Les voilà causant du ciel et de la terre,
et buvant sans cérémonie chacun selon sa soif. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que le jour commençât à baisser. Tous deux ayant alors une pointe d'ivresse, le vieillard se leva et dit :
— Nous avons assez bu,
puis tirant des plis de sa robe un livre qu'il y tenait caché, il le donna à Hoa-tien-hó, en lui disant :
— Votre gloire et votre établissement sont là ; mais gardez- vous d'ouvrir ce livre avec légèreté.
Quoique Hoa-tien-hó fût un peu échauffé par le vin, il se recueillit toutefois à la vue du présent que le vieillard venait de lui faire, et prenant le livre à deux mains, il le posa sur le banc
de gazon qui se trouvait au haut du rocher ; puis il se prosterna quatre fois devant le livre et autant de fois devant le vieillard ; après quoi se retournant vers le premier objet de sa
vénération, il le prit et le recueillit dans les plis de sa robe, sans s'être permis de l'ouvrir.
— Mon fils ! dit alors le vieillard, charmé de la conduite du jeune homme, mon fils, vous pouvez prétendre à tout ! Les honneurs auxquels vous êtes appelé ne sauraient se mesurer.
Puis croisant les mains sur sa poitrine, il allait prendre congé du jeune homme, quand celui-ci cherchant à l'arrêter,
— Mon père, lui dit-il, je sais qu'on ne peut retenir comme un hôte ordinaire celui dont le char est traîné par des cigognes ; mais avant de me quitter, daignez m'apprendre votre nom pour que je
le grave dans ma mémoire.
Le vieillard répondit :
— Les habitants ailés des déserts des cieux ont-ils des noms propres ? vous pouvez m'appeler le vieillard du mont Tien-taï, puisque c'est sur cette montagne que vous m'avez vu pour la première
fois.
— Ô vous, qui m'avez comblé de grâces, répartit le jeune homme, je ne saurais me résoudre à vous perdre ; oserai-je vous prier de fixer le jour auquel je vous reverrai ?
Le vieillard répondit :
— Est-ce que l'entrevue d'aujourd'hui avait été concertée ? S'il ne nous a pas fallu de rendez-vous pour cette fois, nous n'en avons pas besoin pour les entrevues à venir.
En achevant ces mots, , le vieillard disparut avec la rapidité du vent.
L'arrivée et la disparition subites du vieillard du mont Tien-taï, la sagesse de ses discours, et le mystère dont il s'environnait convainquirent Hoa-tien-hó que l'homme qu'il venait de voir
était d'un ordre surnaturel. Songeant ensuite au don précieux qu'il en avait reçu et qui touchait à ses intérêts les plus chers, il ressentit une joie et un trouble inexprimables. Enfin, il
ordonna à ses gens de tout préparer pour le retour à l'auberge. Il faisait nuit quand il y arriva, et comme les fumées du vin qu'il avait bu n'étaient pas encore dissipées, craignant de profaner
son livre par une lecture immédiate, il le posa sur la tête de son lit et se coucha sans avoir osé l'ouvrir. Le lendemain matin, après s'être peigné et lavé, il le prit, l'ouvrit et y lut ce qui
suit :
(Nota. Le texte du livre mystérieux offre la description d'un pays de montagnes occupé par des brigands, et un aperçu des règles que l'auteur avait dû suivre pour en tracer le plan.)
Après avoir lu ce texte avec une attention scrupuleuse, Hoa-tien-hó déploya la feuille dont il était suivi, et reconnut la carte topographique des montagnes des Deux Kouang. Toutes les montagnes
et toutes les cavernes y étaient désignées par des noms particuliers ; on y voyait l'indication des districts dont elles faisaient partie, leur emplacement, leurs distances et jusqu'aux noms des
brigands qui les occupaient. Les chemins les plus larges y étaient distingués des sentiers, les lieux sûrs des passages dangereux. En un mot tout était déterminé sur cette carte avec exactitude,
et quoique le nombre des montagnes des Deux Kouang soit immense, il n'y en avait pas une dont on ne pût reconnaître la position d'un coup d'œil. Après quelque temps de contemplation, Hoa-tien-hó
s'écria dans un transport de joie :
— C'est maintenant que les brigands sont en ma puissance. Ce vieillard serait-il véritablement un génie ? Que je suis heureux de l'avoir rencontré !
Lorsqu'il eut considéré cette première carte, il en aperçut une seconde qu'il déploya aussitôt. Celle-ci représentait un jardin où s'élevaient de distance en distance des pavillons et des salles
de verdure. D'un côté des arbres majestueux, de l'autre des pièces d'eau ; ici des treillis chargés de fleurs et de feuillage, là des rochers de teintes diverses, faisaient de ce jardin une
retraite paisible et délicieuse. Du reste nulle inscription ne faisait connaître la situation du lieu que le peintre avait voulu représenter. Après plusieurs recherches inutiles, Hoa-tien-hó
reploya ce dessein pour ne plus s'occuper que de la carte topographique des montagnes. Chaque jour il en examinait les détails avec la plus grande attention, et après qu'il l'eut ainsi vue et
revue pendant quelque temps, il finit par graver dans sa mémoire les positions relatives de toutes les cavernes de brigands, et les sinuosités de tous les sentiers par lesquels on pouvait y
pénétrer. Il eut dès lors un avant goût de la gloire qui lui était réservée, et le sentiment confus du bonheur tranquille dont il devait jouir plus tard.
Ceux qui ne savent pas ce qui arriva ensuite, en trouveront le récit dans le chapitre suivant.
Ceux des lecteurs français à l'opinion desquels j'ai tâché de me conformer jusqu'à ce jour,
sont bien les gens du monde les plus difficiles à satisfaire ; aussi n'ai-je subi leurs lois que parce qu'elles m'ont paru fondées sur les principes de la raison et du goût. Mais si par hasard je
m'étais trompé avec eux, quelle obligation n'aurais-je pas à celui qui ferait cesser mon erreur, puisqu'il rendrait en même temps ma tâche plus facile.
En permettant l'importation des idées et des productions de l'Orient, les lecteurs dont je parle repoussent impitoyablement la phraséologie orientale, et veulent qu'on écrive en français tout ce
qu'on leur destine, fût-ce une version du javanais ou du tibétain. Je conviens qu'ils font une exception en faveur des noms propres, et je ne doute pas qu'ils ne fussent les premiers à rire du
traducteur qui de Pomponius aurait fait M. de Pompone, ou du général chinois Sang le général français Dumourier ; mais à cela près il faut leur trouver des équivalents pour tout, et Dieu sait le
temps qu'on y passe. Ce n'est point par les formes du langage, dont ils se soucient peu, mais par les idées et les choses qu'ils veulent faire connaissance avec les nations étrangères. La
nécessité, souvent si commode, de conserver la couleur locale, n'est point une excuse auprès d'eux ; ils ne font pas plus de grâce aux métaphores bizarres qu'aux locutions étranges ; et s'il s'en
trouve beaucoup dans une version d'un livre oriental, ils nous diront crûment que ce n'était pas la peine de la faire. Cependant ils veulent qu'un traducteur soit fidèle, et ils soutiennent qu'on
peut l'être autant qu'il faut sans cesser d'écrire en français. De cette proposition vraie en spéculation, résulte un double précepte qui, malheureusement pour nous, est beaucoup moins facile à
observer qu'à imposer.
Je sais qu'il y a dans le monde un assez bon nombre d'orientalistes amateurs qui jugent les traductions d'après des principes tout opposés ; car ils en jouissent d'autant plus qu'elles sont moins
françaises. En travaillant pour cette classe de lecteurs il ne faudrait pas se tourmenter à chercher des équivalents ; que dis-je ? ils sont si bien préparés aux formes extraordinaires, que ce
serait tromper leur attente, et par suite encourir leur mécontentement, que de leur offrir des traits de ressemblance, quelque réels qu'ils fussent, entre l'Orient et l'Occident.
Ceci s'applique particulièrement à la Chine. Comme cette contrée est la plus lointaine de celles dont on cultive la littérature en Europe, ils en concluent que les usages de ses habitants doivent
s'éloigner des nôtres plus que ceux de toute autre nation asiatique. Or, s'ils savent qu'un arabe n'appelle pas sa maîtresse mademoiselle, comment recevront-ils Mlle Houng-iu, Mlle Lan-iu, et
tant d'autres qui, par les grâces de leur esprit, ont fait les délices de Pékin, et qu'on se propose de produire incessamment à Paris ? Accoutumés qu'ils sont à traiter avec des cadis, comment
accueilleront-ils nos préfets et nos sous-préfets chinois ? Sur le seul titre de nos personnages, ils révoqueront en doute leur origine. Nous avons, je l'avoue, un moyen bien simple de prévenir
leurs soupçons et de satisfaire leur goût. Au lieu de rendre siao-tsie par mademoiselle qui y correspond exactement, au lieu de traduire tchi-fou et tchi-hian par les mots préfet et sous-préfet
qui s'en rapprochent le plus possible, il nous suffirait, en travaillant pour ces lecteurs commodes, de transcrire en lettres romaines les caractères chinois dont la version serait trop française
; et, dussent-ils confondre les noms propres avec les termes honorifiques que le temps et la civilisation ont introduits à la Chine, nous leur ménagerions ainsi le plaisir de prononcer en nous
lisant moins de français que de chinois.
Nous aurions aussi nos coudées franches dans la traduction des phrases, et c'est surtout alors que nous sentirions le prix des facilités dont ils nous font un devoir. La clarté, la précision
auxquelles les auteurs du siècle dernier nous avaient accoutumés, devraient être proscrites de nos versions ; car si ce sont là les traits distinctifs de la littérature française, il est évident
que les caractères inverses doivent appartenir à la littérature des peuples qui sont situés de l'autre côté du globe... Assurément les lecteurs qui conçoivent ainsi notre travail sont aussi
précieux pour nous que les autres sont désespérants ; et l'on me dira sans doute qu'il faudrait être ennemi de soi-même pour se donner tant de peine à faire des traductions françaises, quand par
là on est sûr de déplaire aux uns sans être certain de parvenir à contenter les autres.
Mais, quelle que soit la rigueur des préceptes auxquels je me suis soumis, je ne saurais les enfreindre volontairement avant d'avoir cessé de croire à leur bonté. Jusque-là je m'efforcerai
d'écrire en français des versions fidèles ; je tendrai sans cesse, quoique avec la certitude douloureuse de rester bien loin du but, vers cette double perfection dont on verra bientôt un modèle
dans la traduction si impatiemment attendue du roman des Deux Cousines, par M. Abel-Rémusat. Toutefois, je préviens les lecteurs en général que, s'ils ne doivent pas s'attendre à trouver toujours
dans ma version la valeur rigoureuse des phrases dont le génie de notre langue repousserait la traduction verbale, ils peuvent compter du moins que je ne substituerai jamais sciemment à un
passage intraduisible des choses qui ne pourraient pas entrer dans le cercle des conceptions chinoises.
*
Lire aussi :
- Blanche et Bleue, trad. Stanislas Julien.
- Yu-kiao-li, ou Les deux cousines, trad. J.-P. Abel-Rémusat
- Hao-khieou-tchouan, ou La Femme accomplie, trad. Guillard d’Arcy