Heou Han chou
Les pays d'Occident, d'après le Heou Han chou
Chapitre CXVIII
par
Édouard CHAVANNES
T’oung pao, Volume 2:8, 1907, pages 149-234.
Les pays d'Occident tels qu'ils apparaissaient à un témoin oculaire écrivant peu avant l'année 125 de notre ère : période d'une importance capitale dans l'histoire des relations, notamment commerciales, entre l'Orient et l'Occident.
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Avant-propos
L’histoire des Han orientaux qui figure dans la liste des histoires canoniques de la Chine
fut écrite par Fan Ye, mort en 445 p.C. Mais cette œuvre n’est que l’aboutissement de toute une série de travaux antérieurs qui, commencés dès l’époque des Han orientaux, se poursuivirent
jusqu’au temps de Fan Ye lui-même ; il est certain que celui-ci a dû, dans la plupart de ses chapitres, reproduire des récits qui furent rédigés longtemps avant lui.
Bien plus, il arrive parfois que Fan Ye nous ait conservé, non plus même les pages qui furent élaborées par les historiens ses prédécesseurs, mais quelques uns de ces documents officiels qui sont
la source dernière de l’histoire, puisqu’ils représentent les renseignements que le gouvernement chinois se procurait par l’intermédiaire de ses agents les plus compétents. Tel est le cas pour le
chapitre du Heou Han chou qui traite des pays d’Occident ; en effet, après un préambule où Fan Ye retrace rapidement les vicissitudes de la domination chinoise dans le Turkestan sous la dynastie
des Han orientaux, il ajoute qu’il va s’inspirer du rapport adressé à l’empereur par le général Pan Yong en l’an 125 de notre ère ou peu avant ; ce général, fils du célèbre Pan Tch’ao, et neveu
de l’historien Pan Kou, joua un rôle important dans la conquête et l’administration des pays d’Occident pendant les premières années du deuxième siècle ; nul n’était mieux placé que lui pour
parler d’une politique à laquelle il avait directement collaboré. A la fin du même chapitre, Fan Ye ajoute une sorte de dissertation au cours de laquelle il indique incidemment qu’il a suivi
jusque dans le détail des phrases le rapport de Pan Yong.
Il est vrai que, lorsqu’il est question des royaumes du Turkestan oriental tels que Khoten, Kachgar ou Tourfan, Fan Ye mentionne des évènements qui se passèrent de 150 à 170 de notre ère. Cette
particularité cependant n’infirme en rien l’importance qu’il faut attribuer au texte de Pan Yong dans ce chapitre ; c’est bien en effet ce texte lui-même qui constitue le tableau d’ensemble des
pays d’Occident ; seulement, en ce qui concerne ceux de ces pays qui, plus voisins de la Chine, restèrent plus longtemps en relations avec elle, l’historien ajoute quelques faits postérieurs au
rapport de Pan Yong.
En résumé, le chapitre CXVIII du Heou Han chou traite des pays d’Occident tels qu’ils apparaissaient à un témoin oculaire écrivant peu avant l’année 125 de notre ère ; quant aux additions faites
par Fan Ye, elles ne dépassent guère l’année 170 de notre ère. Ainsi, quoique la dynastie des Han orientaux ait duré près de deux siècles, de 25 à 220 p.C., le chapitre sur les pays d’Occident ne
parle que des cent années qui s’écoulèrent de l’année 25 à l’année 125, en faisant quelques adjonctions relatives aux évènements qui eurent lieu dans le Turkestan oriental de 125 à 170.
La période couverte par ce chapitre est d’une importance capitale dans l’histoire des relations entre l’Orient et l’Occident. C’est vers l’an 100 de notre ère que devait vivre ce commerçant
macédonien Maès Titianus dont les itinéraires ont permis à Marin de Tyr, puis au géographe alexandrin Ptolémée, de nous fournir des indications sur les voies de communication à travers l’Asie
Centrale. D’autre part, c’est en l’an 97 de notre ère que Kan Ying, lieutenant de Pan Tch’ao, fut envoyé en mission de reconnaissance jusque sur les bords du golfe Persique ; il aurait pu croiser
sur les routes des Pamirs une des caravanes à la solde de Maès Titianus. Une même impulsion poussait donc simultanément la Chine et l’Orient romain à tenter alors de se frayer un passage qui leur
permît de faire des échanges sans avoir recours à l’entremise onéreuse de courtiers trop intéressés à empêcher toute relation entre les deux plus riches civilisations de ce temps.
Au même moment, la navigation ouvrait au commerce des débouchés imprévus jusqu’ici. Sous le règne de l’empereur Claude (41-54), un pilote grec d’Egypte, Hippalos, avait eu l’idée de profiter de
la régularité des vents de la mousson pour passer directement du golfe d’Aden dans l’Inde ; cette découverte de génie permit d’établir un va et vient régulier entre les ports de l’Inde et ceux de
la Mer Rouge ; et, comme les bateaux de l’Inde se rendaient en Indo-Chine, il fut dès lors possible à des hommes ou à des marchandises venues de l’Egypte et de la Syrie, d’être transportés par
mer jusqu’en Chine. C’est ainsi que, en l’année 120, des jongleurs du Ta Ts’in, c’est-à-dire de l’Orient romain débarquèrent en Birmanie d’où ils furent envoyés à l’empereur de Chine ; de même,
en 166, un marchand se disant ambassadeur de Marc-Aurèle arriva au Tonkin tout comme y étaient arrivés avant lui, en 159 et 161, des trafiquants hindous. Ces faits suffisent à prouver que la
navigation entre l’Egypte et l’Inde et entre l’Inde et le Tonkin avait rendu praticables par la voie de mer des relations entre la Chine et l’empire romain.
Les deux puissances qui, en Asie, s’interposaient entre Rome et la Chine étaient celle des Parthes, maîtres de la Perse, et celle des Kouchans, maîtres de l’Inde. Sur les Parthes, l’histoire
chinoise ne nous renseigne guère ; les Romains, grâce aux guerres continuelles qu’ils leur firent, furent mieux informés à leur sujet. Mais, en ce qui concerne les Kouchans, les textes chinois,
bien qu’encore insuffisants, ont une importance capitale ; ce sont eux qui nous permettent de suivre dans les étapes successives de leur migration à travers l’Asie les Ta Yue-tche depuis leur
départ du Kan-sou jusqu’à leur arrivée dans le Badhakhschân ; puis ils nous montrent les emplacements des cinq principautés qui leur furent soumises et qui s’étendaient du Wakhân jusqu’au
Gandhâra ; c’est la plus méridionale d’entre elles, celle des Kouchans qui, entre l’an 25 et l’an 50 de notre ère, s’annexa les quatre autres et se substitua aux princes du Badhakhschân ; ce
furent ces mêmes Kouchans qui, quelque temps plus tard conquirent l’Inde ; les textes chinois nous apprennent encore l’influence considérable qu’eurent les Ta Yue-tche à partir de l’an 2 avant
notre ère dans la propagation du Bouddhisme en Asie. Assurément bien des questions continuent à rester en suspens, mais on peut espérer que le jour où des fouilles auront été entreprises à Balkh
et dans le Badhakhschân, les historiens chinois permettront une fois de plus la coordination et la systématisation des résultats mis en lumière par les archéologues et les numismates ; alors la
chronologie et la géographie de l’empire improprement appelé Indo-scythe pourront être définitivement fixées.
Si tel est l’intérêt que présente le chapitre CXVIII du Heou Han chou pour l’histoire des relations commerciales entre la Chine et l’Orient romain et pour l’histoire des Indo-scythes, il est
évident que ce chapitre a dû déjà attirer l’attention du monde savant. En effet, les pages qui sont relatives au Ta Ts’in (Orient romain) et aux Ta Yue-tche (Indo-scythes) ont fait l’objet
d’études si nombreuses qu’il serait difficile de les rappeler toutes. Cependant, tandis qu’on s’ingéniait à expliquer et à commenter toujours les mêmes passages, il ne se trouvait personne pour
donner une traduction du chapitre dans son entier : il m’a semblé que l’entreprise devait être tentée puisqu’elle permettrait au lecteur de saisir d’un seul coup d’œil quelle était la situation
politique de l’Asie Centrale au premier siècle de notre ère ; j’ai cru d’ailleurs qu’il serait bon d’éclairer le texte du chapitre consacré aux contrées d’Occident en y joignant les biographies
des généraux qui furent les instruments de la politique chinoise dans ces régions ; c’est pour cette raison que j’ai déjà publié les biographies des généraux Pan Tch’ao, Pan Yong et Leang K’in et
que j’annexe au présent travail les biographies des généraux King Ping et Keng Kong. Enfin j’ai reproduit le texte chinois du chapitre CXVIII du Heou Han chou, d’après l’édition publiée à
Chang-hai en 1888 pour que le lecteur ait le moyen de contrôler constamment ma traduction.