Contes chinois

Traduits par JULES HALPHEN
Librairie ancienne Champion, Paris, 1923, 198 pages.

 

  • Préface : "Par la lecture seule de ces contes on peut facilement voir les différentes catégories d'êtres surnaturels qui y figurent : celui qui tient la place principale est le Hu (renard) — Les Devas appartiennent à une tout autre civilisation ; celles-là ne sont pas des sorcières, ce sont des immortelles. — La troisième série est du genre purement historique."
  • "Ce qui frappe, au premier abord, c'est le caractère essentiellement bourgeois de ces récits ; ici point de princesses sur des chars de feu, point de cascades d'or, mais de bons rentiers... tout cela est bourgeois, c'est la vie de province de chez nous... Le Chinois est l'être le plus bourgeois, le plus familial qui existe."
  • "Si un lecteur bénévole veut bien me lire jusqu'au bout, il prendra pour la Chine l'affection que je lui porte et se sentira chez lui dans ce pays soi-disant fermé et mystérieux."

 

Table des matières : Yeh-t'an sui-lu — La Chapelle Chên-pao-tz'eu — Liao Chai Chih-I — Le Poirier magique — Le prêtre taoïste du Mont Lao — Le prêtre de Ch'ang-Ch'ing — Le renard qui marie sa fille — Gracieuse et élégante — Le sortilège magique — Wang-Ch'eng — La peau peinte — L'enfant du marchand — Yeh-shêng — Phénix bleu — Tung-shêng — Ch'êng-Hsien — K'ao Ch'êng-huang — Précieux miroir de l'amour.

Extraits : La peinture muraleLe poirier magiqueLe sortilège magiqueYeh-shêng
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La peinture murale

Dans la province du Kuangsi se trouve l'Étang du Grand Dragon. Un jour M. Chu, gradué du second rang, faisait à deux personnes étrangères à la région les honneurs de ce coin de pays ; ils allaient visiter ensemble un ermitage ; le temple et les salles de méditation étaient à la vérité de dimensions restreintes mais un vieux prêtre boudhiste y avait suspendu sa ceinture (s'y était établi pour vivre dans la retraite). Dès qu'il vit arriver des étrangers il ajusta ses vêtements et sortit à leur rencontre pour les conduire ou plutôt pour les accompagner tandis qu'ils se promèneraient à leur guise. Dans une salle se trouvait une statue en terre représentant Chih-Kung.

Les murs latéraux étaient décorés d'admirables peintures dont les personnages semblaient vivre ; sur la cloison à l'est, notamment, on voyait une déesse qui répandait des fleurs. Ses cheveux pendaient en touffes (T'iao) comme ceux d'un enfant ; sur ses traits s'épanouissait un sourire naissant, sa bouche pareille à une cerise semblait sur le point de parler ; dans ses yeux le regard paraissait seulement un instant immobilisé comme la vague qui va retomber.

Chu, l'œil fixé sur ce tableau, ne se rendait pas compte du charme surnaturel qui l'envahissait, sa pensée était absente ; il sentait pourtant que son corps flottait comme voituré par un nuage insubstanciel et qu'il s'élevait insensiblement ; bientôt il dépassait le mur, autour de lui il découvrait des enfilades de salles dans un paysage qui n'avait plus rien de terrestre, dans une de ces salles un vieux prêtre expliquait la Loi, avec de nobles gestes de la main émergeant des larges plis de sa manche, tandis que son regard semblait scruter toute l'assistance. Chu, rempli d'un saint effroi, cherchait à se dissimuler autant que possible quand il sentit une main invisible qui paraissait le guider en le tirant par le pan de sa robe ; tournant alors la tête il aperçut dans le lointain la jeune fille aux cheveux tombants qui lui souriait et s'éloignait doucement ; il la suivit, franchissant sur ses pas une sorte de balcon long et sinueux et la vit entrer dans une cellule ; pris d'une crainte confuse il n'osait continuer sa route quand, levant son bouquet, elle lui fit un signe l'invitant à venir ; il n'hésita plus, pressa le pas, et n'entendant aucun bruit dans la cellule, il en franchit le seuil ; sans résistance, la jeune fille se donna entièrement à lui puis elle le quitta en fermant avec soin la porte non sans lui avoir donné, toutefois, l'ordre de rester là sans faire aucun bruit, sans remuer, sans tousser. A la nuit elle revint et pendant deux jours il en fut ainsi régulièrement. Le troisième jour les compagnes de la déesse s'étant mises toutes à sa recherche la trouvèrent dans sa chambre, elle n'eut que le temps de dissimuler Chu et fit bon accueil à ses amies ; en riant elle leur fit part qu'elle mourait d'envie de se voir coiffée comme une femme ; cette idée amusa beaucoup la troupe joyeuse et ce fut à qui prêterait des épingles et des broches ; en quelques instants les touffes furent relevées en un gracieux chignon ; la déesse était toute rougissante dans cette nouvelle parure ; sa confusion augmenta encore quand l'une dit en riant :

— Allons mes sœurs, il nous faut partir, son mari ne serait pas content si nous la retenions trop longtemps.

Et la troupe folâtre s'éloigna en faisant mille plaisanteries. Chu, sortant de sa cachette, vit alors son amie transformée ; sur sa tête un nuage de boucles s'enroulait et s'enchevêtrait pour retomber ensuite comme les plumes du phénix ; elle lui parut ainsi mille fois plus séduisante ; aussi, après s'être assuré que les autres étaient parties, fou de désir, il l'étreignit dans ses bras ; mais il n'eut pas le temps de satisfaire sa passion, car soudain le corridor retentit du bruit de mauvais augure de bottes martelant le plancher. Un cliquetis de chaînes emplissait l'air au milieu de la rumeur confuse de discussions animées ; Chu et son amie tressautèrent et se levant en hâte regardèrent furtivement par une fente de la cloison ; ils virent alors un seigneur tout cuirassé d'or, la figure noire comme de la laque qui brandissait de lourdes chaînes ; tout autour de lui s'agitait la troupe des déesses :

— Êtes-vous au complet ? demanda-t-il d'une voix tonnante.

— Nous ne sommes pas au complet, répondirent les femmes.

— Un misérable mortel a dû pénétrer ici, continua-t-il, cherchons-le bien et soyons sans pitié pour lui.

— Sans pitié, répondirent en chœur les femmes,

et tous se mirent à chercher. La pauvre déesse tremblait de tous ses membres, sa figure était livide de peur ; elle fit cacher Chu sous le lit et sortit de la pièce par une fenêtre du côté opposé au corridor. Chu n'osait bouger, retenant sa respiration ; il entendit la porte s'ouvrir, les bottes frappèrent le sol de la pièce, puis le bruit s'éloigna, diminuant rapidement d'intensité, tandis qu'on entendait encore la voix de tonnerre donner ses ordres pour continuer les recherches. Notre homme était bien à l'étroit dans sa cachette ; son horizon était borné à la jonction du mur et du sol formant une fente ; là un grillon dont la voix lui déchirait le tympan, dardait sur lui un œil de feu à l'éclat intolérable ; il se gardait bien de bouger en attendant que son amie vînt le délivrer ; mais elle ne vint pas et sans qu'il pût s'en rendre compte il se retrouva dans le temple de Mêng-lung Tan.

Que s'était-il passé pendant son absence ? Ses amis l'ayant subitement perdu de vue en avaient conçu de l'inquiétude ; s'en étant informés auprès du vieux prêtre, celui-ci leur répondit en souriant que, sans doute, il était parti pour écouter expliquer la loi. Mais où cela ? demandèrent-ils. Oh ! pas bien loin ; un peu de temps encore s'écoula sans qu'il revînt ; le prêtre alors cogna du doigt contre le mur en appelant l'absent :

— Vertueux Chu, où êtes-vous donc parti depuis si longtemps ?

Les amis qui avaient les yeux fixés sur le mur s'aperçurent alors, chose étrange, que le portrait de Chu figurait dans le tableau. Le prêtre, l'oreille tendue, semblait écouter dans le lointain ; il l'appela de nouveau, lui disant qu'on l'attendait depuis longtemps. Soudain toute la peinture murale se brouilla comme sous l'influence d'un tourbillon et Chu se trouva devant eux ; son esprit semblait égaré, l'œil fixe, son corps raidi tremblait sur ses jambes flageolantes ; il fut quelque temps à se remettre, puis il leur fit le récit que nous avons vu plus haut : de son retour il ne se souvenait que d'une chose, c'est que caché sous le lit il avait entendu comme un coup de tonnerre. La peinture était revenue sur le mur, mais alors seulement ils s'aperçurent que la femme aux fleurs avait les cheveux relevés en chignon et non plus retombant en touffes. Chu, l'esprit encore tout bouleversé, se prosterna devant le vieux prêtre et le supplia de parler. Le vieillard sourit et dit :

— La vie de l'homme est faite d'illusions ; qui peut se vanter de posséder une science assez parfaite pour les expliquer !

Chu se releva le cœur triste et angoissé, puis lentement et en silence il partit sans regarder derrière lui.

*

Le poirier magique

Un villageois avait apporté au marché des poires dont il espérait tirer un bon prix ; elles étaient, en effet, merveilleusement sucrées et d'un parfum délicieux. Un prêtre taoïste aux habits déchirés, au bonnet en lambeaux, s'arrêta devant sa brouette et lui demanda l'aumône ; le paysan lui répondit par des injures, mais le prêtre ne bougeait pas ; l'homme l'accabla de plus belle de ses injures, le prêtre insista :

— Je vois sur ta voiture plus de cent poires, moi, pauvre prêtre mendiant, je te demande de me faire l'aumône d'une seule poire, cela ne fera pas un grand vide dans ton étalage, pourquoi te mettre en colère ; cherche avec soin, mon frère, tu en trouveras bien une véreuse ou gâtée, donne-la-moi et je m'en irai.

Le paysan obstiné refusa ; mais le bruit de cette discussion fatiguait les voisins et l'un d'eux, pour y mettre fin, sortit une piécette, acheta une poire et la donna au prêtre. Celui-ci se confondit en remerciements puis, se tournant vers la foule, dit :

— Je tiens à vous montrer à tous que pour être prêtre je ne suis ni ingrat, ni avare ; moi aussi j'ai de belles poires, et je vous demande la permission de vous les faire voir. Mais, me direz-vous, puisque tu as de belles poires, pourquoi ne pas nous en faire manger : un peu de patience, vous répondrais-je ; vous voyez ce pépin, je vais le semer et cette graine que je tiens en ma main ce sont des poires dont vous allez tous pouvoir vous rassasier.

Tenant toujours son pépin avec soin, il creusa à l'aide de la bêche qu'il portait sur l'épaule un trou profond de quelques pouces, il y déposa la graine et le reboucha avec de la terre bien tassée, puis il demanda si quelqu'un pouvait lui procurer de l'eau chaude ; un spectateur complaisant courut en emprunter à une boutique voisine et remit la théière au prêtre qui versa le liquide bouillant sur la terre tassée. Dix mille yeux étaient rivés sur ce point du sol quand ils virent soudain émerger un petit germe crochu qui se redressa, s'allongea et devint un arbre ; les branches s'étendirent couvertes de feuilles, les fleurs apparurent pour se nouer aussitôt et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, il y eût là un immense poirier craquant sous le poids des fruits ; le prêtre, grimpant de branche en branche jusqu'à la cime, offrit les poires à tous les assistants. Quand enfin le poirier fut dépouillé, à grands coups de sa bêche il abattit l'arbre et mettant sur l'épaule le tronc garni de ses feuilles, il partit à pas lents et disparut. Notre villageois avait fait comme les autres : oubliant brouette et marchandise il était resté à contempler les faits et gestes du prêtre ; mais quand ce dernier fut parti, il retourna en hâte à son étalage. Plus de poires, et de plus un brancard avait disparu ; en regardant de plus près, il vit qu'il avait été tout fraîchement coupé ; plein de colère, il courut à la recherche de son voleur et en tournant la rue il aperçut au pied d'un mur son brancard qui gisait sur le sol ; il comprit alors que c'était le poirier du prêtre, mais où retrouver celui-ci et comment se venger ; le pis est que tout le marché qui avait vu son avarice au début, éclata de rire à ses dépens.

*

Le sortilège magique

Tzeu Kung, homme qui ne brillait pas par un excès d'intelligence et de générosité, était surtout fier de sa force musculaire ; son principal talent consistait à prendre dans chaque main une énorme cruche pleine d'eau, à l'élever à bras tendus, puis à leur faire exécuter de savants mouvements de rotation sans répandre une goutte du contenu.

Il s'était rendu dans la capitale pour subir les examens du palais ; mais une indisposition subite l'empêcha de se présenter, ce qui lui causa un vif chagrin. Ayant appris qu'au marché se tenait un habile devin, capable de prédire les accidents de la vie et l'époque de la mort, il résolut d'aller le consulter ; à peine arrivé, avant même qu'il eût ouvert la bouche, il ne fut pas peu étonné d'entendre le devin lui dire :

— Vous désirez peut-être, Seigneur, me consulter au sujet de la maladie dont vous souffrez ?

Kung stupéfait fit signe que oui.

— Il y a là, en effet, de quoi vous tourmenter et vous avez tout lieu d'être inquiet.

Kung entra alors chez le devin, celui-ci consulta les sorts et, d'une voix pleine d'épouvante, lui dit :

— Seigneur, avant que trois jours ne soient écoulés, vous serez mort.

Kung resta quelque temps plongé dans une profonde stupeur, le devin ajouta alors :

— Heureusement votre humble serviteur possède un charme magique ; donnez-moi donc dix Chin et grâce à moi, vous pourrez conjurer le malheur qui vous menace.

Kung réfléchissait toujours, la question de vie ou de mort n'avait pas encore pris une forme bien précise dans sa pensée, et puis, après tout, le charme était-il bien sûr d'opérer ; bref il ne répondit rien et se leva. Il allait sortir quand le devin lui dit encore :

— Vous trouvez cela cher, allons, ne soyez pas avare encore une fois !

Puis ce fut le tour des amis de Kung ; tous ceux qui s'intéressaient à lui, craignant pour sa vie, le poussaient à l'envi, à vider sa bourse pour éviter un malheur, il restait sourd à leurs prières. Enfin le troisième jour arriva, Kung assis dans un coin reculé de l'hôtellerie, regardait au dehors bien tranquillement ; la journée s'écoula sans qu'il manifestât la moindre inquiétude ; la nuit venue il barricada sa porte, apprêta sa lanterne, mit près de lui son épée pour l'avoir sous la main en cas de danger et attendit. La clepsydre était vidée et toujours la mort n'était pas venue le frapper. Il était sur le point de se coucher pour dormir, lorsque tout à coup il perçut un son qui se rapprochait et semblait venir de l'ouverture de la fenêtre ; il regarda de ce côté et vit un tout petit homme portant sur l'épaule une courte lance ; quand le singulier personnage eut touché le sol, il semblait avoir la stature d'un homme ordinaire ; Kung saisit son épée, se leva en hâte et porta quelques coups qui ne rencontrèrent aucune résistance ; il poursuivit alors l'apparition qui regagna la fenêtre comme pour repartir ; mais plus prompt qu'elle, Kung étendit la main vers le mur et la fit tomber ; la lumière allumée, il vit un bonhomme en papier qu'il avait déchiré par le milieu. Il n'osa pourtant pas se recoucher et attendit assis. Un peu de temps se passa, et de nouveau quelque chose parut à la fenêtre, puis entra dans la chambre ; c'était comme un chien à l'air singulièrement féroce ; un chien diabolique ; au moment où il touchait le sol, Kung lui asséna un vigoureux coup d'épée qui produisit deux moitiés de chien ; celles-ci s'agitaient comme un reptile coupé en deux ; un peu inquiet tout de même, notre homme frappait à tour de bras, non sans observer que les coups portés rendaient un son bizarre ; à la fin il se décida à allumer et reconnut alors une statuette de terre brisée en mille morceaux. Après ce nouvel assaut il resta assez longtemps assis au pied de la fenêtre, l'œil fixé sur l'ouverture. Tout à coup il entendit à l'extérieur, comme le souffle d'un bœuf, quelque chose s'avançait vers les barreaux, ébranlant et secouant le mur de la chambre comme désirant le renverser. Kung craignant de voir s'effondrer la paroi prit la résolution de sortir et de combattre le monstre, le bruit continuait assourdissant ; en hâte il tira la barre, ouvrit la porte et sortit. Il vit alors un grand diable dont la tête arrivait à niveau du rebord du toit ; à la demi-clarté de la lune, il distingua une figure noire comme de la poix et deux yeux qui jetaient un feu jaunâtre ; on ne voyait ni manteau sur les épaules, ni souliers au niveau du sol, à la main un arc et en sautoir des flèches ; Kung n'était pas trop rassuré, le diable tira une flèche que Kung para de son épée ; la flèche retomba à terre et il allait s'en saisir quand l'apparition en tira une seconde que notre homme évita par un bond de côté ; la flèche se ficha dans le mur avec un bruit strident. Furieux, le diable saisit le couteau qu'il portait à la ceinture, fit un rapide moulinet et, regardant Kung bien en face, le lança de toutes ses forces ; Kung bondit en l'air comme un singe, évitant ainsi la lame qui vint se planter entre deux pavés où elle se brisa. Kung sortit alors son couteau à lui et chercha à atteindre la cheville du diable ; chose étrange, la lame heurta un corps rendant un son métallique ; le diable, de plus en plus furieux, poussait des mugissements d'une voix tonitruante et tournait en rond ; les coups que Kung portait aux endroits où le corps devait se trouver sous les vêtements ne rencontraient généralement que le vide, parfois pourtant ils rendaient un son mat, c'est après un de ces coups que le monstre tomba à la renverse ; notre homme frappa encore au hasard un bout de temps, il lui semblait frapper dans une planche ; intrigué au plus haut point il alla chercher un flambeau et constata qu'il n'avait devant lui qu'un mannequin en bois de la hauteur d'un homme, l'arc et les flèches étaient attachés avec des ficelles à mi-corps, la tête représentait, grossièrement taillée, une tête de chien molosse ; on voyait très nettement des taches de sang sur le mannequin aux endroits où il avait été frappé.

Kung conserva sa lumière allumée et attendit le jour en réfléchissant à son aventure ; il commençait à démêler la vérité dans cet ensemble de diablerie ; toute cette mise en scène avait dû être montée par le devin dans le but d'amener la mort du client récalcitrant à l'achat du charme magique.

Enfin le jour parut, Kung prévint ses amis et se rendit avec eux au marché ; le devin aperçut de loin sa victime, immédiatement il se rendit invisible, mais Kung avait prévu le cas et s'était prémuni à l'avance ; il savait que le sang de chien détruit le charme grâce auquel on se dérobe aux yeux ; il arrosa avec soin de sang de chien la place où devait être le sorcier et celui-ci apparut alors ; dans sa tête ensanglantée, brillaient deux yeux étincelants, c'était bien là le diable qui l'avait tourmenté. Avec l'aide de ses amis il s'en empara et le traîna devant les tribunaux qui le condamnèrent à mort.

*

Yeh-shêng

A Huai-Yang, vivait un nommé Yeh-shêng, dont le prénom officiel n'est pas parvenu jusqu'à nous. Extrêmement bien doué pour les lettres, aussi bien en prose qu'en vers, il pouvait passer pour un écrivain remarquable ; malheureusement la déveine le poursuivait aux examens et, malgré son réel mérite, il avait toujours échoué ; il devait renoncer à ses rêves ambitieux. Un jour qu'il se rendait à la ville, il rencontra sur son chemin un passant dont la mise élégante indiquait un homme dans une belle situation, ils lièrent conversation et Shêng plut infiniment à son interlocuteur ; celui-ci le fit entrer dans un bureau du gouvernement ; ainsi casé il put continuer ses études, aidé fréquemment par des dons en nature ou en espèces de son riche patron qui s'intéressait à sa situation malheureuse. Lorsqu'arriva l'époque des examens du premier degré, son protecteur l'appuya chaudement auprès du directeur provincial des études, vantant son mérite qui devait lui assurer la première place et par la suite, un brillant avenir. L'examen arrive, Shêng étudie le texte proposé pour la composition littéraire, le sujet lui en semble admirable et les idées se présentent en foule, mais hélas le temps est limité et l'heure passe, sans que le travail soit fini ; quand la liste paraît, Shêng n'y figure pas, il a encore échoué ; il s'en retourne chez lui le cœur meurtri ; il fuit ses amis, s'enferme chez lui, moralement et physiquement malade, sans force et sans volonté, émacié par le chagrin. Son protecteur ayant appris son fâcheux état, le fait mander pour le remonter un peu ; notre homme pleure abondamment et excite vivement la pitié du haut personnage, qui résolut de l'emmener lorsque viendrait pour lui le moment de se rendre dans la capitale. Shêng l'assura de son éternelle reconnaissance, prit congé et rentra chez lui ; ses préparatifs étaient faits, mais il tomba malade ; il rendit compte aussitôt de ce contretemps à son protecteur, le priant instamment de ne pas retarder son départ à cause de lui. Il prit force drogues, mais qui n'amenèrent aucun résultat dans son état. Sur ces entrefaites son protecteur, ayant eu des difficultés avec un de ses supérieurs, résolut de quitter le service pour échapper à cette situation ennuyeuse ; il informa Shêng de cette résolution par une lettre, dont le sens général était le suivant :

« Je suis obligé de retourner dans l'Est, mais n'étant pas à un jour près, je vous attendrai, si vous arrivez le matin, nous partirons le soir même.

Le porteur de cette lettre trouva Shêng malade dans son lit ; il lut avec émotion les lignes bienveillantes qui lui étaient adressées, soupira et pleura, puis, trop faible pour écrire, chargea le messager de la réponse verbale, disant qu'il était trop malade pour pouvoir espérer une guérison subite, qu'on ne l'attende donc point ; rien ne pressant d'une façon urgente, on lui fit dire qu'on l'attendrait. Après un assez long temps écoulé, on vit arriver Yeh-shêng qui accourait en toute hâte ; il fut accueilli à bras ouverts par son protecteur, qui s'informa avec sollicitude de l'état de sa santé :

— Votre dévoué serviteur a été bien malade, lui répondit Shêng, et ce qui augmentait son affliction, c'était surtout l'idée de vous faire attendre si longtemps, c'était pour moi un chagrin de tous les instants, mais à présent je suis mieux et je pourrai, je l'espère, vous suivre.

Ordre fut donné de faire immédiatement les paquets pour le voyage et de se tenir prêts à partir dès le lendemain matin. Le seigneur commanda en même temps à son fils qu'il eût à considérer comme son précepteur Shêng qui, à l'avenir, vivrait constamment avec eux ; ce fils, nommé Ch'ang, était âgé de seize ans ; peu instruit encore, il avait une intelligence exceptionnelle, il lui suffisait de regarder deux ou trois fois une leçon quelconque pour la posséder à tout jamais ; en une seule année, il sut acquérir une culture littéraire très suffisante ; pour perfectionner ses talents, son père lui fit alors suivre les cours du collège de la ville. Shêng lui faisait traiter souvent les sujets de composition donnés aux examens, il les avait toujours parfaitement réussis, aussi lorsqu'à l'examen on lui donna sept sujets à traiter, il s'en tira sans difficulté et fut classé le second de la liste. Le seigneur dit alors à Shêng :

— Nous vous devons beaucoup, mon fils et moi ; grâce à vous voilà Ch'ang en passe de faire brillamment son chemin, mais en vous consacrant à lui, vous avez depuis longtemps négligé vos intérêts pour les nôtres, que comptez-vous faire maintenant ?

— L'existence est chose bien difficile, répondit Shêng, je voudrais tenter de nouveau le sort et me présenter aux examens. J'ai déjà parcouru la moitié de ma vie sans avoir réussi, mais ce n'est pas faute de combattre ; si je parviens enfin au grade, mes vœux seront accomplis ; muni de ce titre précieux, je serai quelqu'un, dois-je donc jeter loin de moi tout espoir, comme une vaine loque ?

Le seigneur, connaissant la malchance de celui qui vivait depuis longtemps à ses côtés, ne savait trop quel conseil lui donner ; il l'engagea timidement à regagner son pays natal, de crainte d'un second échec, Shêng ne voulut rien entendre. Sur ces entrefaites le jeune homme dut se rendre dans la capitale, pour s'assurer un emploi dans le gouvernement ; il se fit recevoir docteur et fut nommé secrétaire-adjoint de deuxième classe, dans un ministère. Shêng profita de son séjour dans la capitale (il ne quittait pas en effet son ancien élève), pour suivre des cours et au bout de l'année, il se présenta aux examens de deuxième degré, il fut enfin reçu. Peu de temps après, le jeune homme étant appelé par ses fonctions dans le Sud pour affaire de service, il dit à Shêng :

— Je m'en vais partir pour une région non éloignée de votre pays natal ; partons ensemble, Maître, cela fait toujours plaisir de retourner dans son pays vêtu de soie.

Cette proposition remplit Shêng de joie, on choisit avec soin un jour de bon augure, pour se mettre en route et l'on partit gaiement. Lorsqu'il fut arrivé à la limite du territoire de Huai-yang, Shêng envoya en avant un serviteur à cheval, pour annoncer son arrivée, il le suivait de près ; mais grandes furent sa tristesse et son affliction, en voyant sa maison délabrée et envahie par les plantes grimpantes, c'est avec hésitation qu'il s'approcha de la porte et la franchit. A ce moment sortait de la maison dans la cour une femme portant une vannette, à la vue de Shêng elle jeta son instrument et s'enfuit effrayée. Shêng, le cœur meurtri, lui cria de loin :

— C'est moi, je suis maintenant un gradé ; est-ce cette nouvelle dignité ou trois ou quatre ans d'absence qui m'ont changé à ce point que tu ne veuilles plus me reconnaître ?

La femme, se tenant le plus loin possible, lui dit :

— Mon seigneur et maître est mort depuis longtemps, que venez-vous me parler de grade, depuis longtemps il repose dans son cercueil ; comme famille il ne reste que mon fils, pauvre enfant orphelin, cessez donc vos plaisanteries et laissez-moi procéder aux cérémonies rituelles pour son repos éternel.

C'était là une chose étrange et surnaturelle, faite assurément pour effrayer Shêng qui se sentait bien vivant ; il resta un instant cloué sur place par la stupeur, mais, tout en hésitant, il s'avança vers la porte et en franchit le seuil ; à peine eut-il vu le cercueil qu'il s'effondra à terre ; la femme effrayée s'approcha ; il ne restait sur le sol que son chapeau, ses souliers, ses vêtements conservant encore la forme du corps comme fait la peau d'un insecte qui vient de muer. Grandes furent sa frayeur et sa douleur, elle serrait dans ses bras cette lugubre défroque et pleurait à chaudes larmes, quand son fils revint de l'école ; voyant un serviteur et des chevaux dans la rue devant sa porte il s'enquit quelle était cette visite et en toute hâte rentra pour en informer sa mère ; celle-ci, essuyant ses larmes, interrogea le domestique, se fit donner des détails et finit par connaître toute l'histoire de son mari. Le serviteur repartit et rendit compte au jeune seigneur des tristes et étranges événements. A cette nouvelle le jeune homme ne put retenir ses larmes, toute la maison partagea sa douleur, et prit le deuil ; on célébra la cérémonie mortuaire suivant les rites sacrés. Puis il se chargea de l'instruction du fils que laissait son vénéré maître, lui fit donner des professeurs, intéressa à son sort le directeur provincial des études, et, au bout de l'année, le fit entrer dans un excellent collège.

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