Jean Rodes (1867-1947)


Depuis la guerre russo-japonaise, en 1904, jusqu'à la fin des années 1920, au cours de six longs voyages en Chine, et avec une longue coupure entre 1914 et 1927, Jean Rodes fut le correspondant de guerre, le journaliste, le grand reporter de nombreux journaux et périodiques et revues occidentaux. Il a tiré de cette période entrevues, articles et reportages, bien entendu, mais aussi livres et essais sur la Chine. On en a rassemblé les principaux ici, et on trouvera ci-dessous un article repris dans le T'oung pao de 1908, pages 495-498, illustrant la période que Jean Rodes a vécue et couverte de ses correspondances.
On lira par ailleurs avec profit le mémoire de M. Hervé Bouillac : Jean Rodes ou l’impossible destin d’un «voyageur psychologue» paru en 2014.

*

Le patriotisme chinois et la chanson


Le Temps du dimanche 7 juin 1908 publie l'article suivant de son correspondant spécial, M. Jean Rodes, sur Le patriotisme chinois et la chanson :

« Le dernier incident sino-japonais, qui vient de soulever toute la Chine du Sud contre l'empire du Soleil-Levant et qui se manifeste par un boycottage extrêmement préjudiciable au commerce nippon, met en pleine valeur ce nouveau patriotisme céleste dont j'ai parlé dans mes précédents articles. J'ai dit que ce patriotisme était la résultante des nombreuses humiliations que les étrangers avaient infligées à leur pays depuis 1895, et qu'il était surtout ainsi une forme de l'instinct de conservation. J'ai constaté en outre que la guerre de Mandchourie lui avait donné une vivacité extraordinaire, en remplaçant, dans la conscience des jaunes, l'antérieur sentiment de faiblesse par l'illusion de la force et l'espoir de la victoire.

« Mais ce patriotisme est encore plus près du nôtre que ce que l'on sait de l'étroit matérialisme de l'âme chinoise pourrait le faire croire. Il n'est pas en effet uniquement d'ordre rationnel et pratique, il est également sentimental. Je crois intéressant à cet égard de reproduire deux poésies prises dans le recueil des chants scolaires de Canton. La première de ces chansons, l'une de celles qui ont d'ailleurs le plus de vogue parmi la jeunesse des écoles, est considérée comme la Marseillaise de la Chine du Sud. En voici la traduction :


Hymne à la liberté

 
I
Ô Liberté, l'un des plus grands biens du ciel,
Unie à la paix, tu feras sur cette terre
Dix mille merveilles nouvelles.
Grave comme un esprit, grande comme un géant
Qui arrive jusqu'aux nues,
Les nuages pour char, le vent comme coursier,
Viens gouverner la terre,
Par pitié pour le noir enfer de notre esclavage
Viens nous éclairer d'un rayon de soleil !

II
Ô blanche Europe, tu es vraiment
La fille gâtée du ciel.
Le pain, le vin, tu as tout en abondance.
Pour moi, j'aime la Liberté comme une épouse,
Le jour de mes pensées, le soir de mes nuits ;
Je revois toutes les misères de ma patrie ;
Mais la nature inconstante de la Liberté
M'empêche de l'atteindre.
Hélas ! mes frères sont des esclaves !

III
Le vent est si harmonieux, la rosée si brillante,
Les fleurs si odorantes ;
Les hommes deviennent tous des rois.
Et pourtant n'oublions pas ce que le peuple souffre.
A Pékin, il faut courber la tête
Devant le loup notre empereur.
Hélas ! la Liberté est morte,
La grande Asie n'est plus
Qu'un immense désert !

IV
Au vingtième siècle, que tous travaillent
À ouvrir cette ère nouvelle ;
Que d'une voix unanime tous les hommes virils
Appellent la réforme du ciel et de la terre ;
Que jusqu'au pic Kouang-Leun l'âme du peuple rugisse !
Washington, Napoléon, ô vous deux fils de la Liberté,
Venez vous incarner en eux.
Hin Yun, notre ancêtre, dirige-nous.
Génie de la Liberté, accours, protège-nous !




Pour bien saisir toute la signification de ce chant, notamment l'imprécation contre l'empereur, qualifié de « loup », il faut savoir que la Chine du Sud est non seulement antimandchoue, mais a encore des aspirations nettement démocratiques. On se souvient que, dans la conversation que j'eus avec lui l'année dernière, le chef de la révolution chinoise, Sun Yat Sen, me déclara que son but était l'établissement de la république en Chine, tout au moins dans les provinces méridionales.

L'autre chant est surtout remarquable par la nuance de désespoir patriotique qu'il révèle. Il montre mieux que tout ce que je pourrais dire les changements qui se sont opérés dans l'âme des Célestes, dont l'idéal, il n'y a pas longtemps encore, se limitait au succès des affaires personnelles, et dont l'esprit de solidarité, très puissant d'ailleurs, n'allait pas au-delà de la corporation ou de la ville. Il a pour titre :


Plaintes du royaume des morts

 
I
Le vent souffle d'ouest. Hélas ! quelle tristesse !
Hou ! l'empire du Milieu n'est plus qu'un empire de morts.
Une nuit, les Tartares arrivent, montés sur leurs chevaux ;
Hélas ! ils sont si nombreux
Que le pays semble couvert de poussière. Hélas !
Le soleil à peine levé, on nous force à changer même nos vêtements,
Et le soir, on veut faire, de nous, de serviles soldats (au service des Mandchous). Ô douleur ! la comète, apparue du nord du firmament,
Présageait la chute de la colonne du ciel.
Tout est ténèbres. Il n'est personne à qui parler,
Les lamentations couvrent les montagnes.
De tous côtés, on n'aperçoit que des os blanchis
Dans un horrible désordre.
Hou ! hélas ! quelle tristesse ! Oui, nous ne sommes
Qu'un royaume de morts !

II
Le vent souffle d'ouest. Hélas ! quelle tristesse !
Qui s'est levé pour combattre ? Des drapeaux blancs,
Hélas ! annoncent la sujétion, l'asservissement.
Des soldats d'Europe arrivent, une nuit ;
Hélas ! le nuage dans lequel nous vivons nous empêche de craindre.
Tends l'oreille, écoute le palais impérial résonner sous le pas
De celui qui accueille et s'unit aux étrangers.
Bien plus, les concessions des Européens font partout de larges trouées.
Hélas ! ceux-ci s'enrichissent
De nos globules rouges et de nos plumes bleues.
Leurs chefs passent leur temps dans les délices
De la boisson et de la musique.
Hélas ! qui connaît notre douleur ? Qui entend nos cris de détresse ?
Hou, hou, quelle tristesse !
Oui, nous ne sommes qu'un peuple de morts !


Ici, l'hostilité contre les étrangers s'allie étroitement au sentiment antimandchou. Et l'on peut dire qu'à ce point de vue cette chanson est parfaitement représentative de l'état d'âme de la « jeune-Chine » tout entière, aussi bien dans le Nord et sur les rives du Yang-tsé que dans le Kouang-toung. Elle est une paraphrase lyrique du nouvel axiome « la Chine aux Chinois », qui unifie désormais moralement l'empire du Milieu et en fait un bloc aussi distinct du Japon que des nations de race blanche.

*