Jean Nieuhoff (1618-1672)
L'AMBASSADE
de la Compagnie Orientale des Provinces Unies, vers
L'EMPEREUR DE LA CHINE
À Leyde, pour Jacob de Meurs, marchand libraire & graveur de la ville d'Amsterdam, 1665, 424 pages, 143 illustrations
Complété par l'article sur l'ambassade à travers la province de Canton, de Camille Imbault-Huart (1895).
- Jean Nieuhoff : "Mon dessein donc est de vous tracer, crayonner, & décrire selon ma portée le royaume de la Chine, que la nature a comblé de ses faveurs plus qu'aucun autre de l'univers, & dans lequel bien peu d'étrangers ont osé mettre le pied par ci-devant, de crainte de n'en pouvoir sortir. Je vous y représenterai les mœurs, les coutumes, les lois, les religions, & les exercices de ses habitants. J'ose me promettre que les exacts crayons, & véritables portraits des villes & villages, des animaux, des herbes, & de plusieurs autres choses étranges qui s'y rencontrent, vous donneront & de l'admiration & du plaisir, vu que ceci est nouveau, & inouï, & que personne avant moi ne l'a entrepris, ou au moins ne l'a pu mettre en exécution."
- Camille Imbault-Huart : "S'il est un livre ayant trait à la Chine qui a eu au XVIIe siècle un succès mérité, c'est, à n'en point douter, celui dans lequel Jean Nieuhoff a enregistré le voyage de l'ambassade de Pieter de Goyer et de Jacob de Keizer, envoyée en 1656 auprès de l'empereur de la Chine par la Compagnie Orientale des Provinces Unies, à l'effet de solliciter la liberté du commerce pour les Hollandais. Jean Nieuhoff fit partie de l'ambassade précitée en qualité de eerste Hofmeester, premier intendant ou maître d'hôtel : il devint plus tard Opperhooft ou chef, directeur de l'établissement hollandais à Ceylan. Il était loin d'être un esprit ordinaire : le récit qu'il a donné des faits et gestes de l'ambassade, la description qu'il a faite des provinces que celle-ci a traversées, de Canton à Péking et vice-versa, les détails qu'il a recueillis sur les mœurs, coutumes et industries des Chinois, tout montre jusqu'à l'évidence qu'il était un narrateur fidèle, un observateur fin et sagace doublé d'un lettré. Il avait en outre un certain talent de dessinateur, et les vues qu'il a prises et publiées sont en général exactes, et, selon le mot technique, illustrent avec fruit le texte de son œuvre."
- Caleb Cushing, ministre des États-Unis en Chine, in Chinese Repository (186x/187x) : "This work, though drawn up by the Maître d'Hôtel of the embassy, may well compare, both in regard to the interest and value of its matter, and the style of its narration, with any of the works produced, in later times, by the several embassies of the Russians, and the English, and the second embassy of the Dutch themselves, not excepting even the works of the elder Staunton, of Barrow or of de Guignes. It is distinguished, withal, by a painstaking and business-like fidelity of relation, which leaves nothing unexplained, either of a political or of a miscellaneous nature, which came under the observation of the embassy."
- C. Imbault-Huart : "Les diverses éditions de la relation de Nieuhoff et les traductions plus ou moins exactes qui en ont été faites en anglais, en allemand, en français et en latin, témoignent de l'accueil favorable qu'elle a rencontré à cette époque dans le public d'Europe... Une édition française parut la même année que la première édition hollandaise (1665). Ce n'est pas une traduction, c'est un arrangement, une adaptation du texte original. Celui-ci, ainsi qu'on lit au titre, a été "mis en françois, orné et assorti de mille belles particularitez tant morales que politiques" par Jean Le Carpentier, historiographe."
Extraits : Comment réussir avec assurance et facilité - Massacres tartares - Qu'est-ce qu'un Hollandais ? - Les ambassadeurs se présentent devant le trône de l'empereur - Les croquis de Jean Nieuhoff - Pagodes et tours, arcs et palais
chinois.
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Lire aussi
*
Comment réussir avec assurance et facilité.
Le festin.
Les ambassadeurs attendent à Canton l'autorisation de l'empereur d'aller à Peking le féliciter.
Après que les ambassadeurs eurent été environ trois semaines condamnés à se renfermer dans leurs vaisseaux, comme des limaçons dans leurs coques,
on leur donna permission de revenir à terre avec tout leur train, & on les reçut derechef en leur premier logement avec beaucoup de respect & de civilité, mais on y mit une si bonne garde
de soldats, qu'ils n'osèrent pas même s'émanciper jusques à là que de porter leurs yeux sur la rue, comme s'ils eussent été de la nature des aspics qui crachent leur venin aux yeux des
regardants.
Deux jours après un mandarin vint les visiter & complimenter au nom des vice-rois, & après les avoir entretenus de plusieurs discours assez extravagants, leur donna à connaître, que pour
faire réussir avec plus d'assurance & de facilité leur entreprise, qu'il était expédient, voire nécessaire qu'ils fissent présent à messieurs du Grand Conseil de l'empire de trois cent mille
toels d'argent, & aux principaux mandarins & autres officiers de l'État de quelque autre somme considérable. Ces discours qui ne portaient que la livrée d'une extrême avarice, furent
assez mal digérés des ambassadeurs, qui répondirent prudemment, qu'ils n'étaient point intentionnés d'acheter à si haut prix la liberté du commerce en leur empire, lequel leur pouvait être aussi
avantageux qu'à eux-mêmes ; & que s'il n'y avait pas d'autre moyen pour confirmer leur juste demande, qu'ils aimaient mieux de se retirer. Le mandarin, qui n'attendait point cette réponse de
ces suppliants, leur répliqua avec assez d'aigreur, qu'il n'avait pas d'autre ordre, & leur dit qu'ils étaient obligés d'attendre là dessus la résolution du Souverain Conseil de Peking.
On ne laissa pas pourtant de battre à tous moments les oreilles des ambassadeurs de semblables propos lesquels enfin sachant bien qu'il fallait que la chèvre broutât où elle était attachée,
trouvèrent bon, pour couper broche à toutes ces importunités, d'emprunter un esprit à la mode, & de promettre aux vice-rois cent & trente-cinq toels d'argent. Mais voyant qu'on leur
demandait déjà l'intérêt de l'argent prêté, ils firent rembarquer leur bagage, firent tendre & hausser leurs voiles, à dessein de retourner en leur patrie. Ceci ne fut pas sitôt rapporté aux
vice-rois, qu'ils leur envoyèrent un officier pour les avertir, qu'ils devaient attendre la réponse de Peking.
Les vice-rois ayant bien remarqué que l'on avait trop effaré les ambassadeurs par des si grosses demandes, ils s'avisèrent de les faire assurer de mille protestations de bienveillance, & ne
cessèrent de les importuner de caresses & de compliments. Ceux-ci d'ailleurs reconnaissant qu'on ne faisait plus mention de l'intérêt prétendu, voulant par forme de réciproque satisfaire à la
promesse de 135 toels qu'ils avaient faite, en envoyèrent une obligation aux vice-rois, laquelle ils reçurent avec un tel contentement, qu'ils les firent convier à un splendide festin, qu'ils
firent apprêter hors de la ville le 15 d'octobre, aux environs de l'hôtel des ambassadeurs. L'on eût dit à voir toutes les préparations que l'on faisait à ce dessein, que tous les obstacles qui
avaient traversé leurs entreprises, étaient déjà surmontés. Dix riches tentes furent plantées & ouvertes sur une belle plaine, selon que je vous représente par cette figure ; celle du milieu
servit aux vice-rois, qui étaient assis sur des admirables tapisseries, la première à la main gauche fut ordonnée pour les ambassadeurs, & celle à la droite pour les musiciens, près de
laquelle étaient les joueurs de trompettes, de hautbois, & de timbales, qui faisaient un étrange bruit, & s'accordaient à la symphonie de la musique avec une justesse merveilleuse. Il
n'est pas nécessaire que je vous fasse ici le récit du monde qui accourut à cette fête, puisque vous savez que l'homme se porte à bride abattue à toutes les nouveautés.
Deux mandarins allèrent d'abord en grande pompe & magnificence complimenter les ambassadeurs dans leurs tentes, & les prièrent de venir
saluer les vice-rois, desquels ils furent accueillis très courtoisement. Après cette cérémonie les mêmes mandarins ramenèrent les ambassadeurs dans leurs tentes. Je vis cependant le maître
d'hôtel du vieil vice-roi aller de tentes en tentes pour y voir ce qui était de sa charge, auquel un chacun faisait place parmi la presse avec une grande vénération, marque de son autorité... Ce
maître d'hôtel ne tarda pas à donner ordre qu'on couvrît les tables. Il en fit couvrir trois pour les deux vice-rois & le tutang, d'un tapis de taffetas cramoisi, & là dessus on servit
toutes sortes de viandes très exquises, qui y furent apportées en très bel ordre. On en dressa aussi une semblable & en même temps pour les ambassadeurs, laquelle on chargea avec le même
respect de viandes, mais qui étaient si bien assaisonnées, & si délicates, que le friand Apitius y eût trouvé du goût. Chaque table était couverte de plus de quarante plats d'argent massif,
travaillés très artistement. On joua en même temps de toutes sortes d'instruments, qui furent secondés parfois d'un mélodieux concert de voix ; & pour montrer que nous n'étions pas apprentifs
en ce métier, nous fîmes jouer de l'épinette devant les vice-rois, dont l'harmonie leur plut extrêmement...
On servit aux ambassadeurs à l'entrée du repas d'une boisson chaude, selon la coutume des Chinois, nommée vulgairement cha, ou thé, (laquelle est composée de l'herbe thé bouillie dans l'eau
nette, de lait, & d'un peu de sel) dont ils font autant de cas & de parade, que les alchimistes de leur pierre philosophale, ou or potable.
Après que les ambassadeurs eurent avalé ce breuvage, ils furent invités par le maître d'hôtel de manger...
*
Massacres tartares
Les ambassadeurs traversent des régions où les traces de la guerre et des ravages tartares ne sont que trop récentes.
Vous eussiez dit à les voir voler çà & là, que c'étaient comme autant de furies sorties d'enfer... On y voyait la femme & le mari
massacrés dans leur foyer d'une même main, & d'un même coup ; les filles foulées aux pieds des chevaux, ou égorgées après avoir été violées ; tous les palais & les maisons saccagées &
consommées, des rivières de sang & de larmes en tous lieux, les mystères abolis, & les temples profanés ; bref, on y fit une tuerie si horrible, qu'il y a même quelque espèce d'inhumanité
à la concevoir, ou à la décrire. C'est merveille qu'ils donnèrent la vie à quelques artisans pour la conservation des arts & des métiers, & à ceux qu'ils crurent être les plus robustes,
pour transporter leur butin. Finalement, ne trouvant plus presque de matière pour continuer leur félonie (car on tient que plus de deux cent mille hommes y perdirent la vie, tant durant le siège
que pendant ce carnage), les vice-rois firent publier une patente le sixième de décembre, par laquelle ils commandaient aux soldats de remettre l'épée dans le fourreau, & de se revêtir
d'humanité.
... Ce fut en ces lieux que je vis que les Tartares ne se contentèrent pas seulement de faire enfler & rougir les rivières du sang des Chinois, de consommer leurs villes dans les flammes, de
rendre désertes leurs campagnes, & de faire voler de tous côtés les images de la mort, mais qu'ils voulurent aussi imprimer les marques de leur vengeance & félonie sur les choses mêmes
inanimées, voire sur des corps durs & insensibles, qui sont créés du Tout-puissant architecte de l'univers, pour résister à la rage d'une mer courroucée, aux plus fortes batteries des vents
les plus orageux, & pour défier les carreaux du tonnerre, & le fer le plus acéré, & le temps même qui prétend venir à bout de tout...
Les habitants de cette ville, comme aussi leurs voisins nous importunèrent longtemps par le récit de leurs désastres, causés par la félonie des Tartares, qui après avoir brûlé toutes les maisons,
jetèrent leur manie sur les hommes, auxquels ils ôtèrent la vie par toutes sortes de supplices les plus horribles. Quatre mille tant femmes que filles des plus considérables, après avoir servies
de bute à leur brutale passion, furent liées deux à deux, puis vendues, & données en proie aux plus infâmes rufiens, qui les prostituèrent à tous venants, pour en tirer des deniers.
Quelques-unes de ces tourterelles se tuèrent par désespoir, pour faire reconnaître à tous ceux qui se mettaient en peine de l'apprendre, & triomphèrent en se perdant de la rage & de
l'insolence de ces barbares. Les autres qui n'avaient plus le feu d'amour, furent renversées mortes par terre, quelques autres pour prévenir leurs cruautés, se précipitèrent dans les ondes, se
firent des breuvages de flamme, ou se percèrent réciproquement le sein de coups de poignards, pour montrer que la vaillance se trouvait aussi bien parmi les quenouilles, que parmi les piques
& les épées.
Le lendemain de bon matin plusieurs grands seigneurs vinrent en notre hôtel... pour bien-veigner les ambassadeurs de leur arrivée, de la part de
Sa Majesté Impériale & de son Suprême Conseil. Ils s'informèrent en même temps de leur santé, du nombre des personnes de leur suite, de la quantité & qualité des présents qu'ils
apportaient à Sa Majesté, de leur pays, & de leur prince.
Quant aux présents destinés pour Sa Majesté, ils les visitèrent l'un après l'autre, en tinrent compte, s'informèrent de leurs vertus, de leur propriété, de leur usage, & en quelle contrée ils
étaient tissus, faits, ou fabriqués, & en firent grand cas, assurant que Sa Majesté les recevrait d'un très bon œil, & qu'Elle ne les rejetterait pas, comme elle avait fait l'année
précédente ceux des Liqueses.
Ils leur demandèrent en outre, si les Hollandais étaient nés sur la mer, si l'eau était leur séjour, & s'ils avaient quelque pays sur terre ; comment il était nommé, & gouverné, & en
quel endroit du monde il était situé. Les ambassadeurs répondirent pertinemment à toutes ces demandes, mais ils furent fort surpris de la première, qui n'était soufflée que par les malicieuses
menées des Portugais, qui avaient fait croire à l'empereur, que la mer était notre berceau, & notre patrie. Ils dirent donc fort ouvertement qu'ils avaient un pays, nommé & connu de
toutes les nations de l'Europe sous le nom de la Hollande, laquelle leurs ancêtres avaient habité passés plusieurs siècles.
Toutes ces réponses n'ayant été assez fortes pour désabuser ces mandarins, & renverser & détruire les fausses menées de nos ennemis, les ambassadeurs leur étalèrent une table du monde
universel, & leur firent toucher au doigt la situation de la Hollande, & des pays circonvoisins, comme aussi toutes les provinces & places, où nous faisions négoce. Ils emportèrent
cette table quant à eux pour en informer plus clairement sa Majesté.
Ils s'informèrent encore du gouvernement de la Hollande, & du pouvoir & de l'autorité de ceux qui les avaient envoyés... Ces mandarins, après avoir ouï divers raisonnements sur notre
gouvernement en partie aristocratique, en partie démocratique, lequel était tranquille & modéré, & qui faisait de bons effets sans ostentation & bobance, dirent rondement qu'ils ne
comprenaient rien de ce qu'on leur disait, parce qu'ils étaient accoutumés d'être régis par des empereurs, ou des souverains, de la fantaisie desquels dépendaient leurs vies, & toute leur
chevance. Ils reconnurent donc nos ambassadeurs selon leur portée, comme Premiers ministres du prince d'Orange, & des États de la Hollande.
On leur demanda encore s'ils étaient de la lignée du dit prince, car dirent-ils nul ambassadeur peut avoir l'honneur de s'agenouiller devant le trône de sa Majesté & être reçu à l'audience, à
moins qu'il ne soit issu du sang de celui qui l'envoie, comme firent nouvellement les rois des îles de Corée & de Liqueses, qui envoyèrent leurs frères en ambassade vers cette cour... Ils
demandèrent en outre quelles charges ils exerçaient dans la cour de leur prince ; combien de monde ils avaient sous leur commandement ; puis, si tous les présents destinés pour Sa Majesté
venaient tous de leur pays... Ils demandèrent où était cette Batavie, & par qui, & comment elle était gouvernée...
Les mêmes députés revinrent peu de temps après, pour faire encore cent autres interrogats par ordre de l'empereur. L'un d'entr'eux avait charge de demander leurs lettres de créance, lesquelles
furent reçues & mises avec beaucoup de vénération dans un plat d'argent, & couvertes de trois draps d'écarlate. Un autre avait ordre de visiter les armes, & de reconnaître, si elles
étaient fabriquées d'or ou d'argent. Un troisième s'enquêta de quelles armes se servaient les Hollandais, contre qui ils avaient pour le présent la guerre, & particulièrement s'ils ne
venaient souvent aux mains avec les Portugais, & ceux de Makao, & de combien de lieues ces deux nations étaient éloignées de la Chine, &c.
Ces commissaires ayant fait rapport des réponses des ambassadeurs, revinrent encore un moment après pour s'enquérir derechef de leurs qualités, & du rang qu'ils tenaient entre les grands de
leur pays ; ils s'excusèrent fort civilement de ce qu'ils les importunaient si souvent sur les mêmes sujets, & dirent que Sa Majesté était fort exacte en la réception des ambassadeurs, &
qu'Elle ne cherchait que de rendre à un chacun l'honneur qu'il mérite.
...Pendant tout ceci, l'empereur manda à son Conseil, qu'il voulait savoir le même soir de la bouche du père Adam [ce bon Père se faisait nommer Adam Scaliger, & se disait natif de Cologne ;
homme de grand âge, tout barbu, vêtu & rasé à la tartare], si les Hollandais avaient un pays, & de combien de lieues il était éloigné du sien ; en outre, si le prince d'Orange était dans
son premier pouvoir ; si les États des Provinces Unies gouvernaient avec lui, & en quelle façon, & avec qu'elle autorité, &c. Sur quoi les ambassadeurs répondirent librement &
sans déguisement, dont le chancelier témoigna d'être bien satisfait. Le père Adam, qui avait recueilli toutes ces réponses, en fit un ample écrit, & l'augmenta de plusieurs circonstances qui
étaient venues en sa connaissance, lorsqu'il fréquenta la Hollande. Il y avait spécifié entr'autres que notre pays avait été autrefois du domaine de l'Espagnol, & qu'il lui appartenait encore
de droit mais que ses armes n'étaient pas assez fortes pour le remettre sous son premier joug. Le chancelier voyant qu'il y avait couché de son propre diverses circonstances inutiles, &
capables de servir d'achoppement à nos desseins, lui en fit effacer une partie à diverses fois, & lui dit qu'il devait seulement porter témoignage du pays des Hollandais, de sa situation, de
son gouvernement, de ses forces, & de sa langue. Lorsque le père Adam se vit contraint de récrire pour la troisième fois cette attestation, il s'excusa sur sa grande & infirme vieillesse,
& en donna charge à un de ses valets. Cette attestation ayant été signée sur-le-champ par le chancelier, fut portée incontinent à Sa Majesté.
Pendant que les clercs écrivaient la dite attestation, le chancelier qui commençait à avoir grand appétit, se fit apporter une bonne pièce de lard à demi cuit, dont il mangea avec une telle
ardeur & un si grand goût, que la graisse & le sang lui coulaient de la bouche & des mains. Il fut bientôt suivi de tous les autres seigneurs de l'assemblée, qui en cadets de haut
appétit en dévorèrent en moins d'un rien plusieurs pièces, de sorte qu'on les eût pris, à voir leurs grimaces & postures, pour des gourmands tirés de la lie des paysans, plutôt que pour des
hommes d'État. À peine avaient-ils avalé le dernier morceau, que le chancelier commanda au fils du vieux vice-roi de Canton de faire encore apprêter à la hâte quelques brebis, & quelques
porcs, afin d'en festoyer les ambassadeurs. Ce commandement fut exécuté en si peu de temps, & ces nouvelles viandes durèrent si peu sur la table, que nous en restâmes tous étonnés, &
disaient hautement qu'ils étaient accoutumés de rendre les plats nets : il en serait beau voir de semblables assis à table auprès de ces petites mignonnes qui font les délicates... Ils prièrent
les ambassadeurs d'écornifler avec eux, mais comme ils ne virent rien à leur goût, & prévirent que les viandes servies n'étaient pas capables de remplir leurs boyaux vides, ils s'en
excusèrent fort civilement, & se contentèrent seulement de goûter de quelques fruits & confitures qu'on servit sur la fin du repas...
Pendant que nous attendions avec impatience l'aube du jour, & que nous nous promenions dans la basse-cour, nous vîmes trois éléphants à la
porte posés comme trois sentinelles, qui étaient richement parés, & portaient des tours très artistement façonnées. Ce lieu était aussi bordé de plusieurs régiments des gardes de l'empereur,
tous magnifiquement habillés & armés. Ils avaient assez de peine à mettre ordre à la foule du peuple, qui y était accouru par légions.
Dès que l'on vit le prince des astres ramener ses lumières, les princes & autres grands de la cour nous vinrent joindre, & nous regardèrent avec autant d'étonnement & d'admiration,
comme si quelques nouveaux monstres fussent venus de l'Afrique, sans toutefois que personne nous témoignât la moindre moquerie ou incivilité.
Une heure après, il se fit un signe, auquel un chacun se leva si subitement, & avec un tel bruit, qu'on eût dit que c'était quelque alarme. Lors les deux seigneurs tartares, qui avaient été
ordinairement députés vers nos ambassadeurs, les vinrent trouver derechef, & les prièrent d'entrer par une autre porte dans une deuxième basse-cour, qui était aussi garnie aux deux côtés d'un
grand nombre de courtisans, d'officiers, & de soldats : Et de celle-ci l'on nous mena dans la cour intérieure qui servait d'enceinte au palais, où était le trône, & où leurs Majestés
tenaient leur résidence.
Toute cette place qui était carrée, & longue de quatre cents pas, était pareillement bordée & défendue de plusieurs régiments d'archers, & d'arquebusiers tous revêtus de robes de soie
rouge parsemées de fleurs, de papillotes, & de figures de toutes sortes de couleurs.
Le premier rang qu'on voyait à un des côtés du pied du trône, en allant en bas, était garni de cent & douze têtes, qui portaient toutes de différentes écharpes & signes de guerre, &
étaient habillées de diverses couleurs ; leurs chapeaux étaient pourtant tous noirs, & enrichis de pennaches, & de flottes jaunes.
En approchant le trône nous vîmes vingt-deux jeunes seigneurs ou officiers, qui tenaient de parasols jaunes richement tissus & fabriqués. Puis nous en vîmes dix autres tenant de cercles dorés
en forme de soleils, proche desquels étaient rangés six autres qui tenaient aussi de cercles, représentant des demies lunes & des croissants. Ils ne manquent point de motifs dans la
représentation de ces deux premiers flambeaux du monde, qui ont toujours été grandement honorés de l'antiquité profane sous divers noms, à cause que par leurs merveilleuses propriétés, &
vertus, ils se font ressentir ici bas, tant sur la mer que sur la terre. Quant aux croissants, ils sont aussi fort révérés parmi cette nation, car elle représente l'une de ses plus puissantes
divinités tenant un croissant d'une main, & un poignard de l'autre...
Seize autres personnages étaient rangés près de ces porte-lunes, qui avaient chacun une grosse canne à la main, dont le bout était orné à guise de bouquet, d'une chevelure, ou houppe de soie,
bigarrée de toutes sortes de couleurs. Il y en avait trente-six autres joignant ceux-ci qui tenaient tous des bannières armoyées & marquées de dragons d'or, qui sont les armes de l'empereur.
Nous vîmes ensuite quatre autres personnages superbement vêtus, portant chacun une massue dorée, (l'unique outil de ce grand Hercule, mis par les dieux au nombre des signes célestes) puis quatre
hallebardiers, & quelques autres porteurs de haches, les symboles des sacrifices sanglants, & du pouvoir d'un souverain...
Voilà donc le rang de ceux qui étaient au côté droit du trône ; le gauche était garni de la même façon : et puis ces deux côtés étaient ceints & fermés d'une infinité de courtisans, dont les
habits, faits tous d'une parure, n'étaient tissus, plâtrés, & diaprés que d'or, d'argent & de pierreries.
Nous vîmes encore devant l'escalier du trône six chevaux blancs comme la neige, bardés, caparaçonnés & couverts d'étoffe parsemée d'une très riche broderie, dont les brides chargées de
perles, de rubis, & d'autres pierres précieuses avaient les chanfreins de fin or. Pendant que nous étions occupés à admirer ces chevaux, nous fûmes ravis d'un tintement d'une petite cloche,
qui servait sans doute de signal à ceux de la cour.
À peine ce tintement était-il cessé, qu'un soldat quitta son rang, & vint paraître assez gravement au milieu de la cour, armé d'un instrument (presque semblable aux tuyaux de cuir, dont l'on
se sert en nos contrées pour souffler le vin d'un tonneau dans l'autre) lequel par un branle qu'il lui donnait très adroitement, rendait à chaque coup un son plus étonnant que celui de trois
pistolets.
Ce soldat ayant repris son rang, le tutang suivi de trente seigneurs de remarque, & de plusieurs conseillers, tous revêtus d'habits de soie chamarrés d'or, & bigarrés de pierreries,
marcha avec une magnificence & gravité incroyable, vers le trône de l'empereur.
Ce tutang avec ceux de sa suite, au premier cri du héraut, s'agenouilla devant la face de Sa Majesté, & baissa la tête en terre par neuf fois. Pendant ces cérémonies, toutes sortes
d'instruments secondés de vives voix faisaient un concert fort harmonieux.
Le chancelier vint après accompagné d'un grand nombre de conseillers de mandarins, & de courtisans de haute marque, & rendit avec la même grâce les mêmes hommages à Sa Majesté.
Les ambassadeurs des Sutadses, & des lamas, furent ensuite conduits devant ce trône, pour y rendre les mêmes devoirs. Durant lesquels le chancelier vint trouver nos ambassadeurs, & leur
demanda leurs qualités & dignités, à quoi ils répondirent qu'ils avaient la qualité de thiomping ; car les vice-rois de Canton les avaient déjà qualifiés de ce titre. Il s'en alla
ensuite faire la même demande à l'ambassadeur du Grand Mogol, qui le paya de la même réponse que nos ambassadeurs : de sorte qu'ils furent rangés au même degré d'honneur par le chancelier, &
considérés non pas justement en qualité d'ambassadeurs, mais de thiompings.
Il y avait au milieu de la place, vis-à-vis de la porte du milieu du trône impérial vingt pierres rangées, dans lesquelles étaient enchâssées des petites planches de cuivre marquées de caractères
& chiffres chinois (comme vous pouvez remarquer dans la figure ici-jointe) où sont représentés les points & circonstances qu'on doit observer en comparaissant devant ce trône.
Le vice-tutang, qui se tenait à la gauche de nos ambassadeurs, lorsqu'ils allaient vers le trône, leur fit signe qu'ils devaient s'arrêter à la dixième de ces pierres : alors le héraut cria à
haute voix, Allez & présentez-vous devant le trône ; auquel cri nous avançâmes. Il cria ensuite, Prenez votre rang, & nous le prîmes ; puis il dit,
Agenouillez-vous, & nous le fîmes ; il cria encore, Inclinez-vous trois fois en terre, comme nous fîmes ; puis il dit, Levez-vous, & nous nous levâmes ; &
finalement après qu'il eut crié, Retournez en vos places, nous nous retirâmes aussitôt à côté, & retournâmes en notre lieu.
On mena ensuite nos ambassadeurs & celui du Grand Mogol, vers un théâtre élevé, sur lequel était une petite place haute de quinze ou seize pieds, dans laquelle on gardait le trône : on y
montait par divers degrés & cloisons d'albâtre, très artistement travaillés. Nous fûmes encore ici obligés de nous agenouiller une fois, & de baisser la tête.
Ces cérémonies étant achevées, on nous fit asseoir, & on nous présenta dans des tasses de bois du thé de Tartarie mêlé avec du lait. Dès que nous fûmes retirés en bas, plusieurs grands
seigneurs nous abordèrent, & nous chargèrent à la foule de ce thé. Pendant ces entrefaites, nous ouïmes derechef le son de la petite cloche, & le bruit du susdit instrument ; & à
l'instant même un chacun se mit à genoux, portant les yeux vers le trône. Nous n'eûmes pas lors le bonheur de voir parfaitement ce grand monarque dans son trône de gloire, à cause de la trop
grande multitude de ses princes qui l'environnaient.
Au reste il était assis dans un trône tout brillant en or, en diamants, en escarboucles, en rubis, en grenats, en amandines, en améthystes, en émeraudes, en saphirs, en opales, en chrysoprases,
en chrysolites, en chrysobéryls, en sardonyx, en calcédoines, en perles, & en autres pierres précieuses de très haut prix. Les appuis de ce trône, qui représentaient deux grands dragons, le
couvraient de telle sorte, que les ambassadeurs ne purent reconnaître à plein son visage. Il avait à ses côtés les vice-rois, les princes du sang, & tous les principaux de son empire, qui
avalaient aussi le thé avec des tasses de bois. Il m'est impossible de vous décrire au naïf les habits de ces seigneurs, à cause de leur excessif fast ; contentez-vous seulement de savoir qu'ils
avaient tous des robes de soie bleue parsemées de serpents, chamarrées d'or, & plâtrées de diamants & de perles. Ils portaient chacun une marque particulière, laquelle donnait à connaître
leur état, leur dignité & leur charge. Quarante archers sans livrée, mais superbement vêtus gardaient les côtés de son trône.
À peine avait-il été un quart d'heure dans son trône, qu'il se leva, & se retira étant suivi de tous ses princes. Pendant que nos ambassadeurs allaient descendre, le seigneur Jacob de Keifer,
voyant que l'empereur le regardait assez fixement, reconnut qu'il était en un embonpoint, qu'il avait le visage jeune, le teint blanc, une stature médiocrement élevée, les yeux brillants comme
deux petits astres, le corps gras & robuste, & un port plein de majesté. Son habit depuis le haut jusques au bas, semblait n'être tissu que d'or & de diamants.
Nous fûmes d'abord fort étonnés de voir qu'il laissa sortir les ambassadeurs, sans leur parler, ou au moins sans leur témoigner personnellement quelque signe d'affection, mais nos truchements
nous dirent que la plupart des empereurs ou rois d'Orient ne se montraient que très rarement à leurs sujets, & beaucoup moins aux étrangers, & que cette même coutume était aussi
ponctuellement gardée dans leur empire passés mille & mille siècles.
*
Les croquis de Jean Nieuhoff
Gallica a publié le journal manuscrit de J. Nieuhoff assorti de nombreux croquis. On retrouvera ci-dessous la quasi-totalité de ces dessins, débarrassés de bon nombre de moisissures et des traces d'écriture au verso des pages. On suivra le nom des villes visitées en se reportant aux légendes publiées dans l'édition de Leyde.
Des temples, ou pagodes, & monastères des Chinois.
On trouve en la Chine une infinité de superbes temples, dont la structure est en aucuns endroits fort différente. Les plus somptueux sont bâtis par les empereurs, rois, ou grands seigneurs, sur
des lieux désignés par les augures, en l'honneur de leurs divinités. C'est en ces lieux que les gouverneurs & magistrats sont obligés de prêter le serment de fidélité à l'empereur ; qu'on y
fait des sacrifices de vin, de riz, & de bêtes ; qu'on y présente des offrandes pour des batailles gagnées, des hommes égorgés, des faveurs reçues ; qu'on y vient en pèlerinage à la foule ;
qu'on y reçoit son horoscope ; qu'on y voit des sacrificateurs marmotter incessamment, employant les parfums, les cris, les prières & les conjurations, pour apaiser le dieu qui y préside.
Voire c'est en ces lieux que l'on asperge le peuple d'urine de vache, comme d'eau lustrale, avec intention de le mondifier & de l'absoudre de toutes ses fautes ; qu'on demande à ceux qui sont
initiés aux grands mystères, les péchés qu'ils ont commis pendant toute leur vie ; qu'on y fait une confession dans une balance élevée, & qu'on y pèse tous les forfaits. C'est en ces lieux
enfin (aussi bien que dans un nombre incroyable de cloîtres) qu'on y voit des personnes de l'un & l'autre sexe consacrées au culte divin, garder avec une exactitude extrême la pauvreté, la
chasteté & l'obéissance, s'adonner jours & nuits aux prières & oraisons, & exercer sur leurs corps des rigueurs, qui feraient hérisser les cheveux de nos plus austères
anachorètes.
Je ne vous redirai point ici l'architecture de ces principaux temples, les marmousets épouvantables qu'on y trouve, les caractères dont les murailles sont plâtrées, les tours, & autres
appartements qui les environnent ordinairement, puisqu'à mon avis, je me suis assez étendu sur tout ceci en la première partie, aussi bien que sur les noms & les lieux de ces magnifiques
machines.
Des tours, arcs triomphaux, palais & autres bâtiments publics.
L'usage de bâtir des tours a été toujours reçu parmi toutes les nations... Les Chinois ne furent pas moins somptueux & magnifiques en semblables bâtiments de haute montre, comme nous avons
dit ci-devant. Ils en érigent presque partout au-dessus des portes de leurs villes, qu'ils appellent muen-leu, qui sont comme autant d'arsenaux, où on met les armes, & où les soldats sont en
garde. Ils en élèvent aussi ès lieux plus agréables de chaque ville, qu'ils appellent culeu, lesquelles ont assez de rapport & de ressemblance à nos tours, que nous appelons tours à cadran,
ou horloge. C'est là où les gouverneurs vont faire bonne chère, & festiner. On y voit des horloges remplis d'eau, qui marquent les heures car quand l'eau coule d'un vaisseau dans l'autre,
elle élève en même temps une tablette & écriteau, qui montre les heures & les ombres du soleil. Pour cet effet, il y a un homme exprès qui y prend garde, & bat le tambour à toutes les
heures, & avance un long écriteau hors de la tour, pour les montrer. Le même homme, ou échauguete prend garde au feu ; & comme il regarde la ville de fort haut, si le feu vient par
malheur à se mettre dans quelque maison, il sonne le tambour, & appelle les voisins pour l'éteindre. Il va de la vie pour celui, dont le logis brûle par sa propre faute ou nonchalance, à
cause du danger qu'il y a pour les autres maisons du voisinage, qui sont communément toutes de bois.
Les villes & les cités, voire les montagnes & les grands chemins ne sont pas moins embellis d'arcs triomphaux que de tours, comme vous pouvez remarquer dans notre première partie, dont
l'érection ne se fait qu'à l'honneur de ceux, à qui le triomphe est décerné après quelques victoires & glorieux exploits ; ou bien en la mémoire de quelques personnes de grand vertu, ou de
rare savoir. Entre les ornements ordinaires de ces arcs des triomphe, on voit au plus haut bout la statue de l'empereur, sous le gouvernement duquel ils sont bâtis, les figures même & images
des héros à qui ils sont consacrés ; on y voit partout des chariots & sièges de vainqueurs, aux pieds desquels les vaincus sont abattus ; ils sont enrichis de trophées & de faisceaux
d'armes, de lions, de tigres, de serpents, d'oiseaux, de fruits, & d'autres semblables figures artistement travaillées ; Leur façon n'est pas fort différente de celle des Romains, car ils
sont en manière de grandes portes de villes toujours ouvertes, & sans vantelles : & ont ordinairement trois voûtes sous lesquelles on passe aussi librement que sous celles des portes de
villes.
Il y a dans chaque ville capitale quinze ou vingt hôtels bâtis & ordonnés pour les gouverneurs ; les autres villes en ont pour le moins huit, & les cités quatre qui sont presque tous
d'une même structure & grandeur. Les plus grands ont d'ordinaire quatre ou cinq salles magnifiques, avec autant d'autres moindres appartements. Ils sont édifiés au milieu d'une belle plaine,
dont l'approche est défendue de trois portes, & embellie de deux petites tours, sur lesquelles on touche le tambour, & on joue des instruments, lorsque les gouverneurs vont à la chambre
de Justice, & qu'ils en retournent. Chaque hôtel enferme aussi divers appartements pour les juges, officiers, domestiques, & amis de ces gouverneurs : ils sont même tous entourés de
jardins, de bocages, de lacs, de vaisseaux, & d'autres lieux divertissants, qui sont tous entretenus de l'empereur.
Toutes les provinces sont remplies d'aqueducs, & de canaux, pour accommoder les habitants, aidant à la nature où elle défaut, & la conduisant à sa perfection par artifice...
Les grands chemins des provinces méridionales de cet empire sont presque tous pavés de pierres régulières, à cause que l'usage des chariots & des chevaux n'y est point si familier. Outre une
infinité de ponts qui regardent la nécessité de ceux qui voyagent sur ces chemins, il y a aussi d'autres choses qui se rapportent au plaisir, & à l'utilité des passants ; savoir certaines
pierres relevées, peu distantes l'une de l'autre, qui servent à monter & descendre du cheval ; & des colonnes milliaires, qui y sont plantées de dix stades en dix stades, & conservées
soigneusement par certains officiers députés par l'empereur. Au pied de chaque colonne on trouve des messagers, qui portent les ordonnances & volontés de leurs maîtres, comme les postillons
font en nos Gaules. On y voit aussi des hôtels distants d'une journée l'un de l'autre pour la réception des gouverneurs & magistrats de l'empire, & des stations & gîtes, où les
chevaux de poste & les coureurs sont accueillis, avec autant de facilité & de promptitude, qu'étaient jadis les postes sous l'empire d'Auguste...
Les Chinois montrent aussi leur adresse en l'érection des écluses, qui sont toutes bâties de pierre de taille, ou de marbre, composées de diverses arches fort hautes, & embellies &
figurées de lions, de tigres, & de dragons. Si vous désirez d'en être plus éclairci, je vous prie d'avoir recours à notre première partie.
Les vaisseaux, dont usent les Chinois, surpassent en beauté, en richesses, & en magnificence ceux de nos Européens. Ce sont comme autant de palais sur mer, à cause qu'ils sont assortis de
plusieurs appartements, & ornés de toutes sortes de meubles. Les matelots ont assez d'espace pour travailler & promener dans leurs galeries, sans donner empêchement aux passagers. Les
fenêtres y sont garnis de treillis ; le dedans y reluit de paysages, de bois, d'oiseaux, & de fruits peints de couleur jaune : le dehors est diapré de toutes sortes de couleurs enduites de la
gomme de cie. Leur longueur égale presque celle des galères de notre Europe, mais leur largeur, & leur hauteur sont beaucoup moindres. On y voit des inscriptions écrites en lettres d'or d'un
pied & demi de grandeur, qui représentent les noms & les qualités des personnes qui y sont dedans, afin qu'un chacun ne manque point de porter ses respects aux plus signalées.
Lorsqu'il fait calme, & que les voiles, qui sont faites de nattes, ne peuvent prendre assez de vent, pour voguer contremont l'eau, on se sert de tireurs, ou de rameurs. Rien ne manque sur ces
vaisseaux ; ceux qui sont adonnés à la paillardise, à la gourmandise, aux jeux, aux comédies, à la musique, & aux autres voluptés, y trouvent de quoi se repaître, & spécialement ceux qui
habitent les provinces de Nanking, de Chekiang, de Fokien, & autres, dont nous avons traité assez au large en notre première partie.
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Lire aussi :
- Ricci/Trigault : Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine.
- Kircher : La Chine illustrée.
- Du Halde : Description de la Chine.
- Staunton : Voyage dans l'intérieur de la Chine, fait par Lord Macartney, 1792-1794.
- Van Braam : Voyage de l'ambassade de la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises, 1794-1795.
- De Guignes : Voyage à Péking, 1794-1795.