Henri Maspero (1883-1945)
UN TEXTE TAOÏSTE SUR L'ORIENT ROMAIN
Mélanges posthumes... , Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, volume III, pages 93-108.
- "Quand les Chinois, à la fin du IIe siècle avant notre ère, eurent établi une sorte de protectorat sur les petits royaumes d'Asie Centrale et furent entrés en relation avec la Sogdiane et l'Inde, ils entendirent parler des royaumes grecs du monde méditerranéen, et plus tard des provinces orientales de l'empire romain. Ils furent rarement en relations directes avec ces pays dont les Parthes les séparaient, mais ils s'intéressèrent d'autant plus qu'ils les connaissaient plus mal à ces régions riveraines de l'Océan Occidental. Ils les appelaient Ta-ts'in, ce qui veut dire littéralement Grand Ts'in, nom qu'ils expliquaient en disant que les habitants en étaient de grande taille et avaient des mœurs pareilles à celles des gens de Ts'in, c'est-à-dire du Nord-Ouest de la Chine."
- "Cette explication, qui ne vaut pas grand'chose, est encore aujourd'hui la seule que nous puissions donner de ce nom. Il ne paraît pas en effet être la transcription d'un nom local : il se prononçait au VIIe siècle dai-dz'ien, et au temps des Han probablement dai-dz'en (mais si la prononciation des T'ang est sûre, celle des Han l'est beaucoup moins), et ces syllabes, qu'on les prenne ensemble ou séparément, ne rappellent aucun nom connu donné par aucun des peuples voisins à la Syrie ou à aucune des provinces ou des villes environnantes. Le plus probable est que Ta-ts'in est un nom de la géographie mythique chinoise qui a été appliqué au temps des Han à un réel pays lointain ; il y a d'autres exemples de ce fait, le nom de Ta-hia par exemple, lui aussi formé d'un nom de dynastie chinoise précédé du mot ta « grand »."
-
"Les textes relatifs au pays de Ta-ts'in sont connus depuis longtemps : Hirth les a tous rassemblés il y a cinquante ans dans son livre resté classique,
China and the Roman Orient. C'est par hasard qu'un texte nouveau, qui était inaccessible à l'époque où Hirth écrivait, m'est tombé sous les yeux au cours de recherches toutes
différentes, dans un recueil où je ne me serais pas attendu à rien trouver de ce genre, la grande collection des Livres Saints du taoïsme, Tao-tsang. Il y forme, avec quelques
passages sur les pays des mers du Sud, le troisième chapitre du « Livre du Cinabre Divin Liqueur d'Or de Grande Pureté » T'ai-ts'ing kin-yi chen-tan king. C'est ce texte assez court
dont je donne ici la traduction." Lire la suite...>>>
Le T'ai-ts'ing kin-yi chen-tan king où il se trouve est en principe un livre d'alchimie. Le titre en est déjà cité dans le
Pao-p'ou-tseu, autre ouvrage taoïste du début du IVe siècle de notre ère ; mais le livre actuel ne peut être aussi ancien et a subi des remaniements importants. Il est formé de trois
chapitres distincts, attribués chacun à un auteur différent, Tchang Tao-ling pour le premier chapitre, l'Homme-Réalisé Yin de la Vie-Éternelle, Tch'ang-cheng Yin tchen-jen, pour le deuxième
chapitre, et Pao-p'ou-tseu pour le troisième chapitre. Le premier de ces auteurs est un ermite plus ou moins mythique du IIe siècle de notre ère, qui acquit l'immortalité sur une montagne célèbre
du pays de Chou (c'est-à-dire de la province actuelle de Sseu-tch'ouan) et qui passe pour avoir transmis des pratiques de culte et des livres très importants révélés par les Immortels. Le second
nom est le titre d'un Immortel que les légendaires taoïstes font vivre au temps des Han, mais qui n'a pas eu d'existence réelle. Quant au troisième, c'est un écrivain taoïste célèbre qui vécut
dans la deuxième moitié du IIIe siècle et au début du IVe siècle, et qui a laissé des ouvrages intéressants ; son nom véritable était Ko Hong et Pao-p'ou-tseu n'est qu'un nom de plume comme les
écrivains chinois en prennent presque tous. Mais ce petit écrit ne lui est pas attribué comme un ouvrage composé pendant sa vie terrestre : c'est après être devenu Immortel qu'il l'a enseigné aux
hommes. Il en est d'ailleurs de même des deux autres auteurs.
Les deux premiers chapitres sont un très court opuscule d'alchimie en vers ; il se compose de deux parties, l'une de cinq cent quatre mots dans le premier chapitre, l'autre de soixante-trois mots
dans le deuxième chapitre, toutes deux en vers de sept pieds ; elles sont accompagnées d'une introduction, d'explication de commentaires, de recettes alchimiques, etc., en prose. Une note nous
dit que le texte en vers, écrit en caractères divins, fut déchiffré par l'Immortel Yin tchen-jen (l'auteur du second chapitre) ; ce sont les explications en prose qui sont attribuées dans chaque
chapitre à l'auteur de ce chapitre. Il y a assez de différence entre ces deux chapitres pour admettre sans peine qu'en effet ils ne sont pas du même auteur, le second étant une addition
postérieure au premier, et la note sur le déchiffrement étant un essai maladroit de les unir plus étroitement. Le second chapitre contient des dates de la première moitié du IVe siècle ; et il y
est question d'un taoïste célèbre de cette époque, Pao Tsing, auquel on attribua plus tard la révélation du Livre des Trois Augustes San-houang king ; je crois bien que ni le livre ni le
personnage ne prirent d'importance avant la première moitié du Ve siècle, et c'est vers cette époque que je placerais la composition des parties en prose. Les parties en vers pourraient être plus
anciennes, mais pas de beaucoup : leurs rimes sont nettement modernes ; elles sont peut-être le noyau originel et ce seraient elles qui auraient formé le livre en un chapitre dont le titre est
mentionné dans le Pao-p'ou-tseu : ce serait à elles que ferait allusion le Chen-sien tchouan, qui date de la fin du IVe siècle ou du début du Ve, dans la biographie de Yin
Tch'ang-cheng où il raconte tout au long comment il reçut le T'ai-ts'ing kin-yi chen-tan king. Je n'insiste pas sur ces chapitres dont je ne m'occuperai pas ici.
Le troisième chapitre est un recueil de notes relatives aux pays de l'océan Méridional et à leurs produits merveilleux, qui entraient comme ingrédients dans la drogue d'immortalité. L'auteur, le
pseudo Ko Hong, déclare qu'il a tiré ces passages d'un livre sur « les Merveilles des Pays Méridionaux », Nan-fang tche yi. Le livre cité sous ce titre inexact et sans nom d'auteur
pourrait être difficile à identifier, car il y a eu nombre de livres chinois sur ce sujet. Le titre qui se rapproche le plus de celui que donne le pseudo-Ko Hong est un Nan-fang yi-wou
ki d'auteur inconnu, perdu depuis longtemps ; mais les quelques passages qui en subsistent ne se rapportent à aucun des fragments cités. Aussi bien n'est-ce pas de ce livre qu'il s'agit,
mais d'un autre, célèbre en son temps, perdu lui aussi d'ailleurs, les « Mémoires sur les Merveilles des îles du Midi » Nan-tcheou yi-wou tche, composés au IIIe siècle de notre ère par
un certain Wan Tchen, dont nous savons seulement qu'il fut préfet de Tan-yang sous la dynastie des Wou (222-280 P.C.) : il suffit de comparer les extraits avec les nombreuses citations qu'on en
trouve dans les commentaires du Che-ki, du Heou-Han chou, du Wen-siuan, et surtout dans des encyclopédies comme le T'ai-p'ing yu-lan, etc., pour s'en assurer.
C'est de cet ouvrage que l'auteur a tiré des notices sur une vingtaine de pays, probablement en les abrégeant.
Si la notice sur le Ta-ts'in était une de celles qui sont tirées du Nan-tcheou yi-wou tche, la date de sa composition nous serait donnée par là même. Malheureusement, elle n'est pas une
de celles-là : le pseudo-Ko Hong a mis à sa place un petit conte moral taoïste destiné à rabaisser la poursuite des richesses et vanter la simplicité : l'intérêt y était pour lui dans les vérités
assez dures qu'il faisait dire aux Chinois par le roi de Ta-ts'in ; le cadre lui était fourni par une phrase du Heou-Han chou :
« Quand les ambassadeurs des pays voisins arrivent à la frontière (du Ta-ts'in), on les envoie en poste à la capitale du roi, et à leur arrivée on leur donne des pièces d'or.
Il est possible de déterminer sinon une date précise, du moins des limites assez étroites pour la compilation du chapitre 3 et du petit conte qu'il contient. L'auteur dit lui-même que son œuvre
est une addition aux deux premiers chapitres : si ceux-ci ont pris comme je l'ai dit ci-dessus leur forme définitive au Ve siècle, le troisième chapitre est postérieur à cette date. La mention du
pays de Fou-lin (From, Hrom) nous conduit au VIIe siècle, car c'est au début de ce siècle que ce nom semble avoir été pour la première fois connu des Chinois ; et si, comme je le crois,
l'inexistant Ta-nai du même passage est à lire Ta-che (Tajik), cela nous reporte vers la même époque, les Arabes ayant commencé à être connus par les Chinois dans la première moitié du VIIe
siècle. On ne peut d'autre part descendre beaucoup plus bas : le conte sur le voyage au Ta-ts'in fait une place importante au pays de Fou-nan ; or c'est vers ce temps que le royaume de Fou-nan
disparaît, conquis par le Tchen-la et il serait extraordinaire que l'auteur taoïste eût pris le nom d'un pays oublié pour le mettre dans son récit. Je sais bien qu'il le trouvait dans le
Nan-tcheou yi-wou tche ; mais ce recueil le contenait au milieu de vingt autres : pour que notre auteur l'ait choisi, il faut que le Fou-nan ait encore été, au moins aux yeux des
Chinois, ce qu'il avait été aux Ve et VIe siècles, le royaume important avec un grand port d'où l'on partait pour l'Inde ou pour les royaumes hindouisés des îles de la Sonde. C'est d'ailleurs
bien comme un des plus grands royaumes des mers du Sud qu'il le décrit, avec « son territoire de plus de mille li en carré et sa population qui se compte par centaines de mille ». On
pourrait objecter qu'un écrivain religieux n'avait aucun motif de s'intéresser à ces choses et de les connaître ; mais le seul fait qu'il a composé un livre sur cette question montre qu'il s'y
intéressait, et il en a donné lui-même le motif dans son introduction : c'est que ces pays produisaient ou du moins étaient censés produire le cinabre et d'autres éléments de la drogue
d'immortalité qu'il était difficile de se procurer en Chine.
En somme, le troisième chapitre du T'ai-ts'ing kin-yi chen-tan king, avec le petit conte qui a pris la place de la notice du Ta-ts'in du Nan-tcheou yi-wou tche de Wan Tchen, a
été vraisemblablement composé vers le milieu ou dans la seconde moitié du VIIe siècle de notre ère. Il est malheureux pour nous que l'auteur ne se soit pas borné, dans cette notice comme dans
celles qui précèdent et qui suivent, à copier l'œuvre de Wan Tchen qui, bien qu'elle n'ait été elle-même qu'une compilation autant qu'on peut en juger par ce qui en subsiste, était du moins un
recueil de faits et de récits qui couraient au IIIe siècle de notre ère en Chine sur les pays méditerranéens : de ces faits, les uns étaient réels, les autres étaient purement de folklore comme
on peut le voir par les autres notices qui nous restent sur ces pays ; mais ils auraient été également intéressants à ce double point de vue. Le petit conte du pseudo-Ko Hong n'est qu'un ouvrage
d'imagination et laisse peu à glaner au point de vue des faits. Quelques phrases du début cependant paraissent avoir été prises du Nan-tcheou yi-wou tche, tel que nous le connaissons par
d'autres citations, mais elles sont très peu de chose.
Il ne faut donc pas s'attendre, malgré la longueur du texte, qui est le plus considérable que nous ayons sur le Ta-ts'in, à y trouver beaucoup de neuf : il n'ajoute rien à ce que nous savons de
la connaissance de ce pays par les Chinois, telle que nous l'a montrée il y a déjà cinquante ans le livre de Hirth.
Le texte est assez incorrect, comme celui de tous les livres qu'on trouve dans le Canon taoïste : les religieux qui au XVe siècle ont entrepris cette publication ont généralement été très
négligents à corriger les fautes d'impressions, et d'ailleurs il est probable que les manuscrits du Canon taoïste à leur disposition étaient déjà mauvais. Dans ce petit ouvrage, les noms propres
et les énumérations de pierres précieuses et en général de marchandises étrangères et rares ont particulièrement souffert ; quelques autres passages aussi ont été maltraités. La partie que je
traduis ici est de celles qui ont le moins souffert ; il y a néanmoins une demi-douzaine de caractères fautifs pour lesquels j'ai indiqué en note les corrections qui s'imposent, ainsi que deux ou
trois endroits où le texte est manifestement corrompu, mais que je n'ai su comment corriger.
*
Le royaume de Ta-ts'in
Le royaume de Ta-ts'in est situé à quelque quarante mille li et plus au Sud-Ouest des royaumes de Kou-nou et de Sseu-t'iao (Ceylan). Son
territoire a trente mille li en carré ; c'est le plus grand des royaumes (occidentaux). Les habitants s'habillent d'étoffes aux couleurs brillantes ; leurs coutumes sont pareilles à celles des
gens de Tch'ang-ngan. C'est de ce pays que vient le Grand Tao ; quand ils parlent du Vide et discourent du Mystère, les raisonnements de leurs lèvres sont admirables et tels que les Chinois sont
incapables d'en faire ; on dit aussi que ce sont des paroles vides. Les religieux, tao-che, sont en très grand nombre. Il y a une influence de la haute antiquité : ils n'élèvent pas d'esclaves,
même le roi céleste laboure et cultive lui-même les champs et la femme du roi cueille les feuilles de mûrier et tisse les étoffes en personne. (Le roi) conduit les hommes par le Tao ; les
habitants lui obéissent par la Justice ; on n'emploie pas les châtiments ; on met à mort les coupables à la pointe du sabre. Les gens sont doux et accommodants, beaucoup d'entre eux vivent très
vieux. Le climat est frais, ni chaud ni froid. Les habitants élèvent aux charges (les sages) et cèdent (aux hommes capables) ; dans le pays il n'y a pas de méchantes gens : c'est qu'ils sont
façonnés par l'influence de ce Tao. La bonté du prince se manifeste dans le jugement des bonnes et des mauvaises actions ; c'est par les dix mille sortes de commandements d'instruction (du
prince) qu'ils reçoivent son (influence) transformatrice. Au début en ce pays de Ta-ts'in les hommes honorèrent le Tao afin de le faire connaître aux huit régions éloignées, exactement comme
Lao-kiun pénétra dans (le désert des) Sables Mouvants pour (aller) convertir les Barbares.
Après avoir franchi la mer, on entre dans un grand fleuve et au bout de plus de sept mille li on arrive à ce royaume. C'est de là que viennent les joyaux du monde entier : dans toutes les
habitations, ils font des colonnettes de corail, des fenêtres de lapis-lazuli, des escaliers de cristal de roche.
Autrefois un Chinois alla au Fou-nan. Du Fou-nan il prit un bateau ; le bateau entra dans la mer. Il voulait aller au pays de Kou-nou ; mais, le vent le roulant, il ne put l'atteindre ; alors
jour et nuit allant à la voile sans pouvoir s'arrêter, au bout de soixante jours il arriva à un rivage. Il ne savait pas où il était ; étant descendu sur le rivage, il rencontra un homme et
l'interrogea ; celui-ci lui dit : « C'est le pays de Ta-ts'in. » Ce marchand, trouvant qu'il n'était pas où il avait voulu aller, fut très effrayé ; il eut peur qu'on ne lui fît du mal ; alors il
se donna faussement pour un ambassadeur du roi de Fou-nan et se rendit auprès du roi de Ta-ts'in.
Le roi de Ta-ts'in en le voyant fut très étonné et dit :
— Votre rivage est extrêmement éloigné, et il y a (même là-bas) des hommes ? De quel pays êtes-vous ? Et pourquoi êtes-vous venu comme ambassadeur du roi de Fou-nan ?
Il répondit :
— Votre sujet vient du coin de la mer Septentrionale. Le roi de Fou-nan a envoyé Votre sujet saluer la Porte du Palais de Votre Majesté et se prosterner face au nord. De plus ayant appris que
dans Votre royaume il y a des marchandises rares et des pierres précieuses, il veut Vous demander des escarboucles pour illuminer sa capitale.
Le roi de Ta-ts'in dit :
— Vous êtes un habitant du côté du royaume de Tcheou ; vous avez franchi deux cent mille li de la mer immense pour saluer ma cour ; c'est extrêmement pénible ! En vous voyant, j'ai peur que vous
n'espionniez mon pays, que vous n'examiniez le fort et le faible des coutumes, que vous ne voyiez les goûts des habitants. Convient-il d'éveiller de lointaines convoitises pour des marchandises
difficiles à acquérir, et d'ouvrir la porte aux disputes ? Aller chercher les escarboucles, c'est blesser les yeux et les oreilles, accroître les vols et les brigandages ; c'est augmenter les
souffrances et les douleurs. Comment faire si peu de cas de la vie (que de la remettre) aux vastes flots, et (risquer d'anéantir son corps dans la grande mer ? Si les Tcheou ont établi leur
gouvernement, c'est seulement en méprisant les richesses: ceux qui courent après elles, comment ne seraient-ils pas vils ? comment ne seraient-ils pas méprisables ? De loin je regarde ce
changement : le présage de troubles se manifeste dans les Six Harmonies ; le mauvais gouvernement se fait voir dans les Huit Régions Extérieures. C'est pourquoi, dans ces conditions, à ceux qui
viennent demander il convient de donner afin qu'ils s'en retournent !
Alors il remit de l'or rouge, des perles brillant la nuit, des perles de cinq couleurs, des perles noires, du corail, des anneaux de jade divins, des perles blanches, du jade rouge
k'iong, de l'ambre hou-(p'o), des diamants, toutes sortes de joyaux divins, et les donna à l'ambassadeur qu'il envoya en disant :
— Notre pays révère fermement la Vertu du Tao tao-tö et méprise ces choses, honore la Bonté et la Justice et déteste la convoitise et le vol, aime la droiture et la sagesse et rejette
les excès, adore les dieux et les immortels afin d'obtenir l'Harmonie transcendante, respecte le Vide Pur pour garder le souffle des quatre saisons. Quand nous jetons un coup d'œil sur toutes ces
choses qui scintillent comme des escarboucles, nous sommes comme l'oie sauvage qui, en volant, regarde les insectes et les papillons ! Mais si par la suite vous reveniez ici à cause de ces
marchandises, comme vous violeriez la simplicité (des gens) de mon royaume, comme vous feriez du mal aux yeux et aux esprits de mon peuple, comme vous troubleriez son administration, et comme les
mœurs à la suite de cela se corrompraient, j'ordonne aux officiers de la frontière de ne pas vous laisser pénétrer ! Mes paroles sont un serment inviolable pour vous détourner (de revenir)
!
L'ambassadeur se retira sans mot dire.
En revenant, il mit quatre ans à parvenir au Fou-nan. Auparavant, l'ambassadeur avait offert au roi (de Ta-ts'in) mille rouleaux de soie brochée (pris parmi ceux) qu'il avait sur le bateau Le roi
dit en riant :
— Ce sont là des soieries de barbares ! Quelle mauvaise qualité ! Quand les choses sont de mauvaise qualité, c'est que les gens qui les ont faites sont corrompus ! La sincérité n'est pas parfaite
: ce ne sont pas des choses dont notre pays fasse usage !
Et il les rendit et ne les prit pas. Puis il montra à l'ambassadeur des gazes de fils (brillants comme le jade, des soies brochées à fleurs des huit couleurs, des satins bleu turquoise (?), des
soieries unies tissées de fils de jade, des broderies de pierres bleues serties d'or. Le blanc était comme la neige, le rouge était comme les feux du soleil couchant, le bleu l'emportait sur les
plumes des martins-pêcheurs, le noir ressemblait à un corbeau voltigeant. (Ces tissus) étaient d'un éclat très brillant, les cinq couleurs étaient répandues partout ; ces étoffes avaient quatre
pieds de large ; elles n'avaient aucun défaut, et dès qu'on voyait (à côté d'elles) les étoffes pleines de défauts de l'ambassadeur, les soieries de la terre du Nord étaient vraiment ridicules.
(L'ambassadeur) lui-même dit :
— Au pays de Ta-ts'in, il ne manque rien, et tout est meilleur qu'en Chine ! Cela ne pourra (jamais se comparer ! Même dans les fourneaux de cuisine on ne brûle que de l'oliban. Les parfums sont
très abondants. Dans ce pays, il n'y a rien de sale. Vraiment c'est un pays de cocagne !
Tel est en gros ce que raconta l'ambassadeur à son retour. Depuis ce temps personne n'osa plus retourner au Ta-ts'in : les marchands se transmettant (ce qu'il avait dit) ont pour toujours cessé
(d'aller dans ce pays).
Moi, Hong, je déclare qu'il faut seulement mettre tous ses efforts à pratiquer la Bonté et la Justice, et au gré des vagues se délecter du Vide et goûter le Tao, de façon qu'à l'intérieur la
nature soit sans désirs ; si on voyage ainsi même vers le Ta-ts'in, on réalisera probablement son intention. Mais s'il n'en est pas ainsi, si on va à la recherche (de ce pays) pour faire le
commerce : vraiment c'est déraisonnable. Les gens de Ta-ts'in sont blancs ; ils sont de grande taille : ils ont plus de dix pieds. Leur maintien est majestueux et bien réglé ; quand ils se
meuvent, c'est suivant les rites ; quand ils se tiennent immobiles, c'est le calme parfait. Leurs idées sont élevées ; leurs relations sont d'une élégance parfaite. Et soudain ils voient (venir
chez eux) des marchands dont les paroles n'ont rien d'étonnant, qui ne connaissent pas l'ordre, mais seulement convoitent leurs denrées ! Le roi de Ta-ts'in fut rempli de mépris, et déclara que
tous les Chinois étaient comme cela.
Autrefois Lao-kiun, considérant que les Tcheou étaient sur leur déclin, alla au Ta-ts'in et le convertit. C'est pourquoi (le roi de Ta-ts'in) s'adressa à l'ambassadeur de Fou-nan en l'appelant «
homme de Tcheou ». Au temps des Tcheou les Quatre-mers étaient soumises ; le Fou-nan et autres pays vinrent tous comme hôtes (à la cour de Chine) : c'est pourquoi les gens de Yue-chang
apportèrent des paons blancs et offrirent des dents d'éléphant aux Tcheou. Aujourd'hui les Barbares appellent les Chinois tantôt gens de Han, tantôt gens de Tsin. Le Ta-ts'in étant le pays le
plus éloigné de la Chine, il n'y a pas d'allées et venues ; c'est parce que Lao-kiun était scribe des Tcheou quand il s'y rendit que (ses habitants) appellent la Chine « royaume de Tcheou » et
les Chinois « gens de Tcheou », sans savoir que la dynastie des Tcheou a passé depuis cent générations !