Henri Maspero (1883-1945)
LES DIEUX TAOÏSTES ; COMMENT ON COMMUNIQUE AVEC EUX
C. R. des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 81e année, N. 5, 1937, pp. 362-374.
- "Des trois religions qui se sont disputé la direction de l’esprit chinois au cours des dix premiers siècles de l’ère chrétienne, confucianisme, bouddhisme, taoïsme, cette dernière est la plus mal connue. Éblouis par le génie des grands philosophes taoïstes de l’antiquité, Lao-tseu et Tchouang-tseu, Chinois et Européens n’ont voulu voir dans la religion des époques suivantes qu’un descendant corrompu et dégénéré de la doctrine des maîtres anciens. Elle est cependant bien autre chose : elle fut, aux siècles où la religion antique achevait de mourir, juste avant et après le début de notre ère, la solution spécifiquement chinoise des grands problèmes de morale et de métaphysique religieuses qui, par tous pays, ont agité l’esprit des hommes quand les vieilles religions sociales primitives eurent cessé de leur suffire, et qu’ils sentirent le besoin de religions personnelles."
- "Le taoïsme est en effet une religion de salut, c’est-à-dire que, comme le bouddhisme, l’islamisme, le christianisme, il tend à conduire ses fidèles, par-delà cette vie passagère, à une éternité bienheureuse. Mais cette Vie immortelle qu’ils voulaient obtenir, les taoïstes ne la conçurent pas comme une survivance spirituelle, comme le destin d’une âme immatérielle continuant la personnalité humaine après la mort ; c’était pour eux la survivance du corps matériel, de notre corps mortel, qui par des moyens appropriés échappait à la mort et était transformé en un corps immortel, aux os d’or et à la chair de jade."
- "Une pareille croyance ne pouvait se répandre et se faire généralement accepter sans quelque interprétation de la manière d’échapper à la mort ; il était trop facile de voir que même les plus fervents taoïstes mouraient comme les p.363 autres hommes. L’interprétation admise était que, pour ne pas jeter le trouble dans la société, où la mort est un événement normal, les adeptes devenus immortels subissaient une mort apparente. Ils faisaient semblant de mourir et on les enterrait, mais en réalité ils avaient mis à leur place quelque objet qui prenait leur forme, d’ordinaire un sabre ou un bâton, et ils étaient allés au paradis des immortels." Lire la suite... >>>
Rendre le corps immortel n’était pas chose simple. Il fallait se soumettre à une série d’exercices de toute sorte, plus fastidieux et plus
compliqués les uns que les autres. Les plus importants consistaient à remplacer la nourriture vulgaire, surtout les céréales, par ce qu’on appelait « se nourrir de souffle », et, quand on y était
parvenu, à absorber du cinabre. Le monde pour les taoïstes est fait de souffles qui ont subi à divers degrés une modification que les Chinois expriment par les mots « se nouer » et se « coaguler,
et dont le résultat est de les matérialiser de plus en plus. À l’origine, les Souffles étaient confondus et c’était le Chaos. Peu à peu ils se séparèrent en neuf souffles distincts ; les dieux et
l’univers sortirent presque ensemble du chaos, sans que les dieux, malgré une légère antériorité, aient rien à faire dans la création.
« Le Roi divin des Neuf Cieux et le Roi céleste du Commencement originel naquirent avant le souffle commençant. (En ce temps-là) la lumière ne brillait pas encore, le Chaos était le grand Vide.
Au bout de 7.000 âges et plus, le clair et l’obscur se séparèrent. Les neuf souffles existèrent : chacun était distant des autres de 99.999 années. Les souffles purs montèrent vers le haut, les
souffles impurs se répandirent vers le bas. Le Roi divin des Neuf Cieux et le Roi céleste du Commencement originel se produisirent spontanément : ils naquirent du milieu des souffles ; ceux-ci se
nouèrent et firent leur forme. Les neuf souffles mystérieusement se coagulèrent et achevèrent le plan des neuf cieux ; le Soleil, la Lune, les planètes et les constellations brillèrent. »
Ensuite naquirent spontanément d’autres dieux et déesses ; chacun d’eux se fit un palais, et dans chaque palais furent installés des services divins et des bureaux où travaillent les dieux et les
immortels fonctionnaires. Même dans le monde divin, les Chinois ne conçoivent pas de félicité plus grande que d’être fonctionnaire. Ces fonctionnaires divins sont légion ; le premier Palais
céleste, le Palais de Ténuité Pourpre, a à lui seul 55.555 myriades d’étages formant autant de bureaux, et dans chacun il y a 55.555 myriades de fonctionnaires divins, tous formés de souffles,
tous nés spontanément, tous vêtus de vêtements ailés en plumes vertes. Et il y a beaucoup de palais dans les 81 étages des cieux ! Tous sont remplis de dieux, mais à mesure qu’on descend dans la
hiérarchie divine, ils sont faits de souffles moins subtils.
Ainsi les dieux et le monde matériel sont également faits de souffles. Mais ce qui ne s’est ni noué ni coagulé du souffle primordial continue à circuler dans le monde pour le vivifier : c’est là
ce que l’adepte taoïste doit saisir pour s’en nourrir. Alors que l’homme vulgaire, en mangeant des céréales, remplace chaque jour la matière de son corps par une matière plus grossière, le
taoïste au contraire, en se nourrissant de souffle, la remplace par une matière de plus en plus pure : quand ce remplacement est complet, le corps devient léger, il monte au ciel et devient
immortel. On achève cette immortalité en absorbant des éléments qui rendent indestructible, jade, or, cinabre. Mais avant tout il faut empêcher les esprits et les dieux de quitter le corps, leur
départ étant cause de mort.
Ces dieux de l’intérieur du corps sont extrêmement nombreux. Un livre taoïste en compte 36.000. Il ne les énumère heureusement pas tous ; mais les Livres saints en citent plusieurs centaines dont
ils décrivent l’aspect, la taille, l’habillement, dont ils donnent les noms et surnoms. Toute partie du corps a son ou ses dieux, la tête, le tronc, les membres, les organes internes et externes.
Les deux oreilles et les deux yeux ont chacun le leur ; de même, dans la bouche, la langue et les dents, et sur la tête, les cheveux. Dans le cerveau, il y a neuf palais, remplis de dieux grands
et petits. Le chef des dieux de l’intérieur du corps est le Grand Un ; c’est lui qui coordonne ou plutôt unifie (comme son nom l’indique) les efforts et les volontés propres de tous ces êtres
transcendants.
Or ces dieux de l’intérieur du corps, ce sont tous sans exception les dieux du monde extérieur, dieux du ciel, de la terre, des constellations, des montagnes, des fleuves, etc. Les taoïstes
considèrent que le corps humain et le monde sont construits exactement de même. C’est la théorie universellement répandue du macrocosme et du microcosme ; mais ce n’est pas pour eux un simple
symbolisme, c’est la réalité même. La tête ronde est la voûte céleste, les pieds rectangulaires sont la terre carrée ; le mont K'ouen-louen qui porte le ciel est le crâne ; le soleil et la lune
qui y sont attachés et tournent autour de lui, sont respectivement l’œil gauche et l’œil droit. Les veines sont les fleuves, la vessie est l’océan, les cheveux et les poils sont les astres et les
planètes, les grincements de dents sont les roulements du tonnerre. Et tous les dieux du Soleil, de la Lune, des fleuves, des mers, du tonnerre, se retrouvent dans le corps humain. Comment
sont-ils à la fois dans le monde et dans le corps de chaque homme ? C’est une question que les taoïstes ne semblent s’être posée que tardivement, et alors ils empruntèrent aux bouddhistes en
faveur de leurs dieux le pouvoir de « diviser leur corps », que possèdent les Bouddhas et les Bodhisattvas. Les anciens se contentent d’admettre le fait sans y réfléchir davantage. Les dieux
vont, viennent, sortent du corps et y rentrent, correspondent par des messagers du dehors au-dedans et du dedans au-dehors, sans que personne songe, semble-t-il, à se demander à quoi répondent
ces allées et venues, que l’on décrit en détail.
« Au-dessus de l’intervalle entre les deux sourcils, à l’intérieur du front, il y a à droite le Portique Jaune, à gauche la Terrasse Écarlate qui se dressent pour garder l’espace d’un pouce
(vestibule des neuf palais de l’intérieur du crâne). Les grands dieux des neuf palais, quand ils entrent et sortent, prennent tous pour chemin l’intervalle entre le Portique Jaune et la Terrasse
Écarlate. Les dieux qui gardent la Terrasse et le Portique permettent d’entrer et de sortir aux fonctionnaires divins des neuf palais (de l’intérieur du crâne) ainsi qu’à ceux qui portent les
ordres du Seigneur d’En Haut, les Adolescents de Jade et les chars impériaux qui vont et viennent ; mais tous les autres, les deux grands dieux ne leur permettent pas de passer. Tel est le
règlement. — (Quand un messager se présente) le dieu du Cœur donne charge aux dieux des deux oreilles de le faire entrer. Ceux-ci frappent des gongs et des cloches pour avertir les délégués des
neuf palais, afin qu’ils sachent qu’il est entré et qu’ils se préparent respectueusement (à le recevoir). Ces gongs et ces cloches, les hommes les entendent comme un bourdonnement d’oreilles ;
quand on entend ses oreilles chanter, c’est qu’il entre des messagers de l’extérieur. Alors il faut placer les mains sur les oreilles pour les boucher et dire cette prière :
Enfant divin qui es dans le Palais Écarlate (le cœur)
Et vous, les neuf immortels qui êtes dans les chambres (de la tête)
Si c’est un ordre divin, permettez-lui d’entrer.
Mais que soient jugés à jamais les néfastes !
Et que le feu liquide du Grand Un
Détruise les dix mille mauvais !
La prière finie, on bat l’orifice des oreilles avec les mains, en deux roulements de sept battements. Si à ce moment on a une sensation de
chaleur sur la face, c’est bon signe ; si au contraire on sent du froid entre le front et la nuque, c’est signe qu’un souffle mauvais est entré. En ce cas il faut se hâter de se coucher, fermer
les yeux et s’adresser au Grand Un, pour qu’avec son grelot de feu liquide il chasse les souffles mauvais qui ont réussi à pénétrer. »
De ce Grand Un, chef de tous les dieux du corps, voici la description qui vous montrera comment les taoïstes se représentent leurs divinités.
« (À l’intérieur de la tête), dans le Palais de Cinabre mystérieux, est le Seigneur Grand Un, qui a l’aspect d’un enfant juste au moment où il vient de naître. Il est assis sur un trône d’or,
dans un voile de jade ; il est vêtu d’un vêtement de soie aux broderies pourpres. À sa ceinture est suspendu un grelot de feu liquide : le grelot de feu liquide n’a pas de substance, il n’est
qu’une lumière rouge ; quand on l’agite le son s’en fait entendre à dix mille li... »
Ces dieux, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du corps, ne gouvernent ni le monde ni le corps. Les taoïstes croyaient, comme l’ont toujours fait les Chinois, que le monde se gouverne
parfaitement tout seul, et qu’il n’y a aucun besoin que les dieux s’en mêlent. Le Ciel produit les êtres et les choses, la Terre les nourrit, les quatre saisons se suivent régulièrement, les cinq
éléments se remplacent en triomphant les uns des autres en un cycle sans fin, le yin et le yang se succèdent l’un à l’autre. Toutes choses vont fort bien d’elles-mêmes. Si quelqu’un s’avisait de
vouloir les diriger, tout irait de travers, comme l’expliquait déjà Tchouang-tseu au IIIe siècle avant notre ère. S’il arrive parfois des catastrophes, la faute en est aux hommes. L’homme peut
agir bien ou mal, c’est-à-dire en se conformant au Ciel ou ne s’y conformant pas : dans ce dernier cas, cette espèce de révolte réagit sur le système général du monde, et c’est ce qui cause les
cataclysmes, éclipses, tremblements de terre, incendies, inondations, etc. Aussi les dieux, les saints, les grands immortels, qui auraient le pouvoir de gouverner le monde, le laissent-ils aller
pour ne pas en déranger le mécanisme. Leur rôle est tout autre : ils sont tous, du plus grand au plus petit, des instructeurs ; et ce qu’ils enseignent, ce sont les procédés du salut, non pas des
doctrines ou des croyances, mais les recettes physiologiques, médicales ou alchimiques qui rendent le corps immortel, ou les recettes morales qui préparent les fidèles et les rendent dignes de
recevoir les précédentes.
Quand le Chaos se disloqua par la séparation et la coagulation des souffles, ce ne furent pas seulement le monde et les dieux qui se produisirent spontanément, mais encore les Livres saints.
Ceux-ci se formèrent des souffles les plus purs en caractères de dix pieds de haut. Seul le premier-né des dieux, le Vénérable céleste du Commencement originel, est assez pur pour lire cette
édition primordiale des Livres taoïstes en voltigeant au-dessus. Tout autre être qui passerait par mégarde au-dessus de ces caractères sacrés, sentirait son corps se dissoudre, et les souffles
qui le constituent se dénouer et s’en aller en vapeur. Ces Livres, le Vénérable céleste les a récités aux dieux les plus hauts, et ceux-ci, à leur tour, les ont écrits en caractères d’or sur des
feuilles de jade ; ils les ont expliqués aux dieux qui sont au-dessous d’eux, et ainsi, de degré en degré, chaque classe de dieux et d’immortels a reçu connaissance de livres saints et de
procédés de salut, une connaissance qui va s’amoindrissant à chaque degré, à mesure que diminue le pouvoir de comprendre les mystères. De temps en temps, les dieux les enseignent aux hommes,
choisissant pour cela les fidèles les plus méritants, ceux qui sont dignes d’inscrire leur nom dans le registre des immortels. En effet il ne suffirait pas d’une révélation faite une fois pour
toutes de tous les livres saints et de tous les procédés de salut (de ceux du moins qui sont à la portée de l’intelligence humaine). Car ce n’est pas tout de connaître les recettes les
meilleures, il faut encore savoir la manière de s’en servir. Tel taoïste célèbre savait, dit-on, la méthode de fabriquer de l’or, mais n’y parvint jamais, faute d’avoir rencontré un maître qui
lui enseignât comment employer la méthode.
Au début de la carrière qui le conduit à l’immortalité, le fidèle se rend digne de recevoir l’enseignement des dieux par ses bonnes actions. Il faut, dit un alchimiste du IVe siècle, avoir
accompli 1.200 bonnes actions pour pouvoir devenir immortel ; et toute mauvaise action interrompt la série et oblige à recommencer du début, fût-on arrivé à 1.199. Les bonnes actions taoïstes ne
diffèrent pas des bonnes actions des autres religions : nourrir les affamés, vêtir les nus, soigner les malades, etc. Le Tseu-yang tchen-jen nei-tchouan, ouvrage du IVe siècle qui raconte la vie
de l’immortel imaginaire Tcheou Yi-chan, décrit bien cette période de la vie religieuse taoïste.
« Le premier de chaque mois, il allait se promener au marché, dans les rues et sur les places, et quand il voyait des pauvres et des affamés, il enlevait ses vêtements et les leur donnait... Une
année il y eut une grande sécheresse et une famine à Tch'en-lieou : le prix du boisseau de riz atteignit jusqu’à 1.000 pièces de monnaie ; les routes étaient couvertes d’affamés. Il dépensa sa
fortune, il épuisa ses biens pour venir en aide à leur détresse : et il le fit en cachette, de sorte que les gens ne savaient même pas que c’était de lui que venaient ces dons généreux. »
Il fut récompensé de sa vertu par l’apparition d’un immortel.
« Houang T'ai habitait alors à Tch'en-lieou ; il n’avait ni femme, ni enfants, ni parents, et nul ne savait d’où il venait ; il était toujours vêtu d’habits rapiécés, et vendait de vieux
souliers. Tcheou Yi-chan le vit en traversant le marché, et trouva son habillement extraordinaire. Il se dit :
— J’ai entendu dire que les yeux des immortels ont la pupille carrée.
Or il en était ainsi de Houang T'ai. Très content, il lui acheta plusieurs fois des souliers. À la fin, Houang T'ai alla chez lui et lui dit :
— J’ai appris que vous aimiez le Tao, c’est pourquoi je suis venu vous voir. Je suis l’Immortel du Pic du Centre Sou Lin...
Tcheou Yi-chan lui demanda de lui apprendre à devenir immortel. »
Ainsi à ce stage de début, ce sont les immortels et les dieux qui cherchent les fidèles encore ignorants, et, d’eux-mêmes, entrent en communication avec eux pour les diriger.
Mais quand ils sont plus avancés sur le chemin de l’Immortalité, les fidèles savent qu’ils ne doivent pas attendre qu’on vienne les trouver, et que c’est à eux à aller à la recherche des dieux.
Quelques-uns les cherchent à travers le monde, dans les montagnes et jusque dans les palais du ciel. Méthode longue et fastidieuse, et si inutile ! C’est en soi-même qu’il convient de les
chercher. Ce Tcheou Yi-chan dont je viens de parler avait passé de nombreuses années à courir le monde à la recherche de la Triade des dieux les plus élevés, gravissant les montagnes et explorant
les grottes. Il finit par les découvrir et les salua en se prosternant devant eux. Puis, les ayant salués,
« il ferma les yeux pour regarder à l’intérieur de lui-même ; alors il vit que depuis longtemps réellement dans sa tête il y avait ces trois grands dieux.
L’un d’eux se mit à rire et s’écria :
— Ô merveille ! C’est la méditation que vous devez pratiquer ! »
C’est en effet dans la méditation que, en s’habituant à voir à l’intérieur de son corps et à s’y promener par la pensée, on arrive à entrer en communication avec les dieux. C’est ce qu’on appelle
la Vision intérieure. Il faut s’installer dans un endroit calme et retiré, s’asseoir ou se coucher, fermer les yeux de façon à effacer la vision extérieure, et, après quelques exercices, on
réussira à voir l’intérieur du corps, les cinq viscères, les douze veines et tous les organes, le sang qui circule et le souffle qui les parcourt. Tournés vers l’intérieur, les yeux, qui sont le
Soleil et la Lune, en illuminent l’obscurité, et s’ils ne suffisent pas, il y a des formules pour faire descendre du ciel le Soleil et la Lune, et les faire entrer dans le corps afin de
l’éclairer.
La vision interne, c’est la méditation et l’extase taoïstes. Mais si on ne veut pas s’en tenir à la vision du corps matériel, utile certes pour guérir les maladies, mais insuffisante pour obtenir
l’immortalité, si on veut voir les dieux qui habitent le corps, cela exige une longue préparation, car il faut chasser de l’esprit (du cœur, comme disent les Chinois) toute préoccupation
extérieure. Il faut d’abord nettoyer l’esprit pour qu’il ne soit pas malpropre, le purifier pour qu’il ne soit pas impur, le rectifier pour qu’il ne soit pas mauvais. L’esprit ainsi redressé, il
faut l’habituer à la méditation pour que les choses extérieures ne le troublent pas, et le tenir fermement fixé pour qu’il ne s’agite pas de lui-même. Il reste alors à le vider de tout contenu
pour obtenir la vision intérieure. Si l’adepte, allant plus loin, peut anéantir jusqu’à la conscience de l’esprit lui-même, il arrivera au suprême degré, et le Tao viendra résider en lui. Mais,
pour entrer en relation avec les dieux, il n’est pas nécessaire d’« anéantir le cœur » comme disent les Chinois, il suffit de le rendre vide. Rendre le cœur vide, c’est entrer en méditation ; et
quand l’adepte est entré en méditation, il peut à son gré voir les êtres transcendants. Mais il faut qu’il prenne garde : si le cœur n’est pas calmé, si la pensée est agitée, ce sont les mauvais
esprits, les êtres méchants et néfastes que l’on voit. Ce n’est que quand le cœur est parfaitement calme et vide et qu’au cours de la méditation on ne voit ni revenir des pensées anciennes ni
surgir aucune pensée nouvelle, que l’on voit les dieux. Ce sont d’abord les dieux inférieurs : ils aident l’adepte de leurs conseils et lui donnent leurs recettes, pour qu’il progresse sur le
long et pénible chemin de l’Immortalité, et peu à peu, avec le temps, il arrivera à voir jusqu’aux dieux les plus élevés.
Le fidèle qui a acquis la « vision intérieure » ne s’adresse plus aux dieux sans commencer par aller leur rendre visite à l’intérieur de lui-même. C’est d’abord plus poli à leur égard : c’est se
donner la peine de se déranger pour aller les voir, au lieu de se contenter de leur envoyer une lettre. Et puis c’est plus sûr qu’une prière ordinaire : le fidèle voit le dieu et s’adresse à lui
directement, il est certain que sa demande lui est parvenue. Le procédé est si simple pour qui sait le pratiquer, qu’on l’emploie à tout bout de champ. Ce n’est pas seulement pour leur demander
un conseil ou une aide dans la pratique des exercices, ou pour obtenir d’eux des révélations de procédés nouveaux qu’on se rend auprès des dieux ; on n’hésite pas à les importuner à la moindre
difficulté : en cas de maladie, pour chasser les mauvais esprits ou les mauvaises influences qui en sont la cause ; ou même sans maladie, simplement pour les retenir à l’intérieur du corps et les
empêcher de s’en aller. Les Livres taoïstes sont pleins de formules à adresser aux dieux quand on va leur rendre visite. Par exemple, le dieu vêtu de jaune qui demeure dans la Salle Jaune du
milieu de la poitrine au-dessus du cœur est une des divinités les plus importantes de la partie médiane du corps, qui commande aux trois âmes supérieures et aux sept âmes inférieures. Pour
s’assurer qu’il reste bien à son poste, il faut tous les jours au crépuscule fermer les yeux, le regarder par la vision intérieure et après avoir grincé des dents deux fois sept grincements, dire
cette prière :
Homme Réel du milieu de la Salle Jaune,
Essence jaune aux habits longs,
Souffle en écoulement de la Réalité Harmonique,
Parcours mon corps tout entier !
Appelle mes âmes supérieures (houen), régis mes âmes inférieures (po) !
Fais que je vive éternellement !
Même si tu es tiré à droite ou poussé à gauche,
Ô transcendant jaune, reste caché dans mon corps !
À force de rendre visite à ses dieux à tout propos, le taoïste finit par être d’une extrême familiarité avec eux. Non pas qu’il cesse de
s’adresser à eux en formules respectueuses, mais ils n’ont plus rien de mystérieux pour lui : s’il est suffisamment instruit, il sait leur nom et leur origine, il sait où ils demeurent, il sait
même où ils vont se promener quand ils s’amusent, il sait comment ils sont habillés et coiffés, il sait exactement quel est leur pouvoir et ce qu’il peut apprendre de chacun d’eux. Il n’a jamais
aucune peine à les atteindre et à les consulter sur n’importe quelle matière. Il les connaît trop bien pour avoir beaucoup de respect pour eux. Il sait que malgré toute leur science et tout leur
pouvoir, ils peuvent assez facilement être effrayés. On raconte qu’un vieillard s’étant démis la mâchoire en tombant, ses dents se mirent à claquer et à grincer sans arrêt, de jour et de nuit,
éveillé et endormi. Or les grincements de dents sont dans le corps ce que les roulements de tonnerre sont dans le ciel, et le tonnerre, qui est l’arme avec laquelle le Seigneur d’En Haut châtie
les esprits coupables et les anéantit est la terreur des dieux et des esprits. Aussi les dieux de l’intérieur du corps de ce vieillard n’osaient-ils pas sortir, terrorisés par le tonnerre de ces
dents qui claquaient sans cesse. Le terme fixé à sa vie arriva sans qu’il mourût, les dieux ne pouvant quitter son corps ; en vain le directeur du Destin envoya-t-il messager sur messager leur
ordonner de sortir, les messagers parvenus auprès de cet homme reculaient eux aussi devant les éclats de ce tonnerre. Les années et les siècles passèrent sans qu’il mourût. Il avait fini par se
croire immortel, mais étant sorti un jour d’hiver il fut saisi par le froid de telle sorte que pendant un instant ses dents cessèrent de grincer : les dieux n’étant plus arrêtés par le tonnerre
en profitèrent aussitôt pour s’enfuir hors de son corps et il mourut sur-le-champ.
Une trop grande familiarité avec les dieux a été certainement une des causes de la décadence du taoïsme. D’abord, elle en a abaissé le niveau en décourageant tout effort intellectuel et toute
discussion philosophique : à quoi bon chercher à grand-peine à élucider les difficultés par le raisonnement ? C’est perdre son temps : mieux vaut travailler avec zèle aux procédés physiologiques
ou aux exercices spirituels qui, par les progrès qu’ils vous font faire, vous rapprochent du moment où vous pourrez consulter les plus grands dieux, et savoir d’eux la solution vraie des
problèmes qui vous embarrassent. Mais, surtout, elle a éloigné peu à peu du taoïsme tous ceux dont la conception du monde divin ne se satisfaisait pas de ces divinités trop exactement connues :
ceux-ci sont allés au bouddhisme qui leur ouvrait des perspectives plus larges, et plus tard au confucianisme qui, après qu’il se fut renouvelé au XIIe siècle, leur offrit une représentation du
monde plus philosophique. Dans ces derniers siècles, le monde divin taoïste est devenu aux yeux des Chinois eux-mêmes un peu ridicule. Et aujourd’hui, bien que certaines idées taoïstes tiennent
encore une grande place dans l’esprit chinois qu’elles ont contribué à former, on peut dire que si cette religion a encore des temples et des religieux, elle ne compte guère de fidèles. Dans leur
désir extrême de relations immédiates avec leurs dieux, les maîtres taoïstes des premiers siècles de notre ère ont trop abaissé les barrières entre le monde humain et le monde divin ; ils ont
rendu les communications trop faciles : ils ont mis les dieux décidément trop près de l’homme.