Henri Maspero (1883-1945)
LES COMMENCEMENTS DE LA CIVILISATION CHINOISE
Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 79-92.
- "On pourra comparer cet article avec celui paru trois ans plus tôt, sous le titre : « Les origines de la civilisation chinoise », dans les « Annales de Géographie », n° 194 (1926), p. 135-154 (et dont une traduction anglaise a paru en 1928 dans le « Smithsonian Institute Report for 1927 », Washington, 1928, p. 433-452), ainsi qu'avec le premier chapitre de « La Chine antique » (1927)."
- "Les érudits chinois qui, à diverses époques, se sont efforcés d’écrire l’histoire des origines de leur civilisation ne paraissent pas s’être jamais imaginé que le pays ou les habitants aient pu être, aux temps anciens, autres qu’ils n’étaient à l’époque où ils écrivaient. Il est clair que Mencius se représentait Yao et Chouen en prenant la contrepartie des rois et princes de son temps, que pour Sseu-ma Ts’ien, l’empire de Houang-ti était analogue à celui de Wou-ti, et que, pour l’un et l’autre, les sujets de Yao, de Chouen, de Yu ne différaient guère de leurs contemporains. Les taoïstes, il est vrai, avaient tendance à concevoir l’histoire autrement ; mais leurs théories, trop systématiques et toujours exposées sous forme de paradoxes, n’influèrent jamais sur la conception toute confucéenne de l’histoire en Chine."
- "Des premières étapes de la civilisation chinoise, que les historiens chinois n’ont jamais soupçonnées, des découvertes archéologiques récentes nous donnent quelque idée. Les fouilles de M. Andersson au Kan-sou, au Ho-nan, au Tche-li, les fouilles japonaises de Mandchourie dont il vient d’être publié un si intéressant compte rendu, nous ont rendu un peu de la Chine néolithique. D’autre part, la découverte inopinée d’inscriptions divinatoires sur os et sur écaille dans le Sud du Tche-li, il y a une trentaine d’années, nous a livré quelque chose d’une Chine qui est probablement celle de la fin de la dynastie Yin." Lire la suite (texte complet) >>>
Des premières étapes de la civilisation chinoise, que les historiens chinois n’ont jamais soupçonnées, des découvertes archéologiques récentes
nous donnent quelque idée. Les fouilles de M. Andersson au Kan-sou, au Ho-nan, au Tche-li, les fouilles japonaises de Mandchourie dont il
vient d’être publié un si intéressant compte rendu, nous ont rendu un peu de la Chine néolithique. D’autre part, la découverte inopinée d’inscriptions divinatoires sur os et sur écaille dans le
Sud du Tche-li, il y a une trentaine d’années, nous a livré quelque chose d’une Chine qui est probablement celle de la fin de la dynastie Yin.
Mais ces découvertes, malgré leur intérêt, sont encore trop peu nombreuses pour nous fournir un aperçu des origines de la civilisation chinoise antique. Et d’ailleurs, les premières portent sur
une période trop ancienne, les secondes sur une période relativement trop récente, de sorte qu’elles encadrent en quelque sorte l’époque où la culture que nous saisissons complètement épanouie au
début des temps historiques (au temps où commence le Tch’ouen-ts’ieou) a pris ses caractères distinctifs et spécifiquement chinois. Elles nous apportent des éléments précieux
d’information et, à mesure que d’autres viendront les compléter, elles nous fourniront probablement l’histoire réelle de la Chine antique. Mais actuellement elles sont encore insuffisantes, et si
nous cherchons à nous rendre compte de la manière dont la civilisation chinoise s’est formée, il faut suppléer à leurs lacunes au moyen d’autres sources.
Ces autres sources, j’ai à peine besoin de vous dire que ce ne peut être l’histoire officielle. L’histoire officielle de la Chine antique n’est en effet qu’une collection de légendes : les règnes de Chen-nong, de Houang-ti, de Yu sont des versions différentes d’une même légende mythologique évhémérisée,
celle de l’aménagement du monde couvert d’eau, à l’origine, par des héros envoyés du ciel ; de Chouen, tout ce qui est rapporté se réduit à un conte de folk-lore, le beau-fils persécuté par sa
marâtre et le fils de celle-ci, triomphant de tous les pièges, et finissant par épouser les filles du roi ; quant à Yao, ce n’est qu’un nom : il n’a même pas de légende personnelle. De la
dynastie Hia qui commence avec Yu, rien n’est connu que quelques contes mythologiques évhémérisés sur le fondateur Yu et son fils K’i, et aussi sur un autre héros, une sorte d’Héraclès chinois,
Yi l’Excellent Archer, grand tueur de monstres, qui a été artificiellement rattaché à cette dynastie. Tout cela n’est qu’une caricature d’histoire dont nous n’avons à peu près rien à tirer.
Avant de chercher à se rendre compte de la manière dont la civilisation chinoise a pu se créer et se développer, il est nécessaire d’en reconnaître le cadre géographique.
Il s’en faut bien que, dès l’origine, cette civilisation ait occupé en son entier l’immense territoire où nous la voyons s’étendre aujourd’hui, et ce n’est que lentement qu’elle se l’est peu à peu approprié. Aux temps anciens, elle n’en tenait qu’une petite partie dans le Nord, les portions moyenne et inférieure
du bassin du Houang-ho ; et, même dans ces limites restreintes, les Chinois étaient loin d’être les habitants uniques : la plaine irriguée leur appartenait seule, et toutes les montagnes,
jusqu’en plein cœur de leur domaine, étaient aux mains des barbares. Les plateaux en terrasse du Chan-si formaient le pays des Ti. Au Sud, les six tribus des Ti Rouges habitaient le cours
supérieur de la Ts’in et des deux Tchang ; au Nord des Ti Rouges, c’étaient les Ti Blancs, divisés en trois tribus qui occupaient tout le massif du Wou-t’ai chan et les territoires situés à son
pied. Enfin, entre le fleuve Jaune et la Fen, des Ti occidentaux, dont le nom n’est pas connu parce qu’ils furent soumis plus tôt que leurs congénères orientaux. Les tribus du Nord restèrent les
dernières indépendantes et formèrent plus tard le petit royaume de Tai : elles voisinaient au Nord avec les nomades qui, dès les temps les plus reculés, paraissent avoir été installés dans les
larges steppes du plateau mongol à la lisière du désert, des Huns installés sur les deux rives du fleuve Jaune, autour de l’actuelle Cho-p’ing au Nord du Chan-si, non loin d’où ils tenaient, aux
environs de notre ère, leur grande assemblée religieuse et politique d’automne.
Le Sud et l’Ouest du fleuve Jaune n’étaient pas moins que le Nord infestés de barbares que, dans ces régions, on appelait Jong : les capitales des rois de Tcheou, Hao près de Si-ngan fou au
Chensi, et Lo-yi près de Ho-nan fou dans le Ho-nan, étaient entourées de Jong qui, des montagnes entourant les vallées de la Wei et de la Lo, les dominaient et les pillaient périodiquement ; les
Jong de la région montagneuse des sources de la Wei et de la King (qui sépare leurs vallées de celle du haut fleuve Jaune) ne furent soumis qu’en 315 p. C. Dans le Sud, le bassin du Fleuve Bleu
était le domaine des Man ; à l’Est le bord de la mer, la vallée de la Houai, et plus au Nord les régions marécageuses jusqu’aux environs de K’ai-fong fou, étaient remplies de Jong ; les montagnes
de la partie orientale du Chan-tong l’étaient de Yi.
Un îlot civilisé au milieu des barbares, voilà donc ce qu’était la Chine à l’aube des temps historiques. Mais ce terme de « barbares » ne
doit pas faire illusion : si, à l’extrême Nord, les Jong des Montagnes et ceux de Tai paraissent avoir été des Toungouses et des Huns, si, au Sud, certaines des tribus confondues sous le nom
générique de Man ont dû comprendre de proches parents des Tibétains au Chou (Sseu-tch’ouan), des Miao-tseu au Pa et sans doute aussi dans le Sud-Ouest du Tch’ou, la plupart des tribus, les Ti,
presque tous les Jong, ceux de Siu, de Houai, et même le fond de la population du Tch’ou, du Wou et du Yue étaient, suivant toute vraisemblance, des populations chinoises restées en retard dans
leurs montagnes, leurs marais ou leurs forêts, à l’écart du mouvement civilisateur qui entraînait les gens des plaines. Je sais bien que, contrairement à cette théorie, Sseu-ma Ts’ien, dans le
chapitre 110 de son Che-ki, fait des Ti et des Jong les ancêtres des Huns ; et la plupart des historiens européens ont, à son exemple, considéré tous les barbares de Chine comme étant
tout différents des Chinois : des « Tartares », disaient Hirth et le Père Tschepe, des Turcs, proposait plus récemment De Groot. Mais Sseu-ma Ts’ien, sur ce point, est assez sujet à caution ; son
affirmation prouve simplement que les Jong et les Ti, et tous les barbares de l’intérieur, étant de son temps assimilés, il ne concevait plus les barbares que comme des étrangers. Et je ne vois
pas pourquoi on lui accorde plus de créance sur ce point que lorsqu’il affirme, également sans preuve, que les gens de Yue descendaient de Yu et les rois de Wou des ancêtres des rois de Tcheou,
déclaration que personne n’a jamais prise au sérieux, et avec raison.
En résumé le domaine de la civilisation chinoise, à l’aurore de l’époque historique, quelques siècles avant l’ère chrétienne, se divisait en deux régions
distinctes que des masses compactes de barbares séparaient ; chacune de ces régions était dans une des plaines du fleuve Jaune : l’une, la plus importante, dans la plaine basse du
Fleuve, ne dépassant pas à l’ouest la muraille abrupte du Chan-si et le couloir étroit où le Fleuve se resserre à son entrée au Ho-nan ; l’autre, beaucoup moins étendue, dans la petite plaine où
la Wei et la Lo viennent se jeter dans le fleuve Jaune, entre le Houa-chan au Sud et les terrasses du Chen-si au Nord. Et l’une et l’autre étaient également environnées de barbares.
Les grandes plaines du bas fleuve Jaune sont aujourd’hui des terrains bien cultivés. Mais c’est que l’homme les a peu à peu défrichées, drainées, desséchées. Quand les ancêtres des Chinois
commencèrent à y développer une civilisation rudimentaire, elles devaient offrir un aspect bien différent de leur aspect actuel ; encore six
à sept siècles avant notre ère, les odes du Kouo-fong, dans le Che-king, nous les montrent bien loin d’être aménagées.
Le fleuve Jaune, qui les traversait alors, avait un cours différent du cours actuel, et il allait, après un long détour au pied des montagnes du Chan-si, se jeter dans la mer par le cours actuel
du Pai-ho près de T’ien-tsin ; ses bras innombrables divaguaient capricieusement à travers les plaines basses et plates, presque sans pente : c’était le pays qu’on appelait alors les « Neuf
Fleuves » kieou-ho, parce que, disait-on, il y avait neuf bras principaux. Chaque année les crues en modifiaient le cours et les eaux se cherchaient de nouveaux chenaux ; les bas-fonds
s’emplissaient d’eau, formant de grands marais qui, avec le temps, se sont colmatés, mais dont certains subsistent encore aujourd’hui.
C’étaient des fourrés d’herbes aquatiques, au milieu desquels nichaient les oies sauvages et où pullulaient les poissons. Entre eux couraient des zones plus ou moins larges de terres trop humides
pour la culture, couvertes de hautes herbes entrecoupées de taillis d’ormes à écorce blanche yu, de pruniers et de châtaigniers. Ce n’était pas la grande forêt : celle-ci n’existait qu’à
la périphérie, sur les pentes des montagnes, à l’Est dans le Chan-tong, et à l’Ouest dans le Chan-si, et avec elle commençait le domaine des barbares. C’était une brousse épaisse qui servait de
repaire aux grands fauves, tigres, panthères, ours, bœufs sauvages si, éléphants siang et même rhinocéros sseu, loups, sangliers, renards, et aussi gibier de toute
espèce, troupeaux de cerfs et d’antilopes, singes, lièvres, lapins, et oiseaux de toute espèce qu’on allait y chasser l’hiver dans de grandes battues en mettant le feu aux herbes. De ci de là,
les parties les plus hautes en étaient seules aménagées, soit en pâturages pour les chevaux et les bœufs domestiques, dont les inscriptions des Yin nous ont révélé qu’on faisait un élevage
considérable, soit en plantations de mûriers pour les vers-à-soie ; et les terres les meilleures, à la fois assez hautes pour éviter les inondations, et assez près de l’eau pour permettre
l’arrosage régulier, étaient cultivées régulièrement, et produisaient du millet, du sorgho au Tche-li, du riz au Sud du fleuve Jaune, du blé un peu partout ; on y faisait pousser aussi des
haricots, deus courges, du chanvre, de l’indigo.
Tel est le cadre dans lequel dut évoluer la civilisation chinoise à ses débuts.
Cette civilisation, les savants européens ont eu tendance à en chercher l’origine loin dans l’Ouest, du côté des vieilles civilisations
méditerranéennes. Mais leurs théories, quand on les examine de près, ne sont guère fondées, et reposent surtout sur des préjugés et des idées préconçues. C’est parce qu’il voulait remonter
jusqu’à la Tour de Babel et à la Confusion des Langues, que Legge faisait venir les Chinois de l’Asie Occidentale. De même, c’est parce qu’il était persuadé que les trois grands peuples
civilisateurs de l’ancien continent, Indo-Européens, Sémites, Chinois, devaient avoir eu un habitat commun en Asie Centrale, que Richthofen croyait pouvoir déterminer les migrations des Chinois
d’Ouest en Est jusque dans la vallée de la Wei au Chen-si. C’est parce qu’il avait cru établir l’identité des formes anciennes des caractères d’écriture chinois et cunéiformes, et celles de
quelques noms de souverains mythiques chinois avec des rois mésopotamiens, que Terrien de Lacouperie avait tracé avec précision la route des ancêtres des Chinois, les tribus « Bak » comme il les
appelait par un jeu de mots malheureux sur l’expression po-sing. Aucune de ces hypothèses ne présente même l’ombre d’une preuve, et il est inutile de s’en occuper. Plus récemment, M.
Arne a essayé d’établir l’origine occidentale des Chinois et de leur civilisation sur des faits archéologiques précis : M. Andersson, en effet, a montré qu’un certain nombre de vases en terre
trouvés dans ses fouilles du Kan-sou étaient ornés de dessins d’oiseaux stylisés analogues à ceux que présentent certaines poteries de Suse dans le Sud de la Perse, celles de Tripolje dans le Sud
de la Russie, et celles d’Anau au Turkestan. Mais il avait trouvé aussi des objets de formes spécifiquement chinoises, comme le trépied ting. Tout ce que les faits allégués prouvent,
c’est que la civilisation de cette époque a pu subir, au moins dans certaines régions, des influences occidentales. Mais ils ne prouvent nullement qu’elle s’était formée en Occident et avait été
apportée toute faite en Extrême-Orient.
Ainsi, l’archéologie préhistorique ne nous apporte sur cette question aucun fait probant. C’est cependant l’archéologie qui nous fournit, à mon avis, les seuls documents précis ; mais c’est d’une
façon détournée.
L’étude de la maison chinoise, telle qu’elle était dans l’antiquité, et telle que les temples modernes la montrent, nous apporte la preuve
que la civilisation chinoise ancienne est une civilisation de gens des plaines. Ce n’est pas devant vous que j’ai besoin d’insister sur l’importance des caractères architecturaux : l’étude des
diverses formes de la maison japonaise antique a été un sujet d’études approfondies et dont les savants japonais ont tiré le plus grand parti. On a moins étudié la maison chinoise. Des savants
européens avaient cru jadis trouver dans son toit aux bords relevés le souvenir des tentes où les ancêtres encore nomades des Chinois auraient habité avant de devenir sédentaires agriculteurs. On
sait aujourd’hui que le toit courbe est relativement récent en Chine, et qu’il n’était pas encore en usage au temps des Han. C’est peut-être ce premier déboire qui a écarté les savants de ce
sujet. Cette maison est pourtant caractéristique.
La maison chinoise se composait essentiellement d’un bâti de colonnes, construit sur un haut soubassement en terre, et portant un toit énorme ; les murs bas sont des cloisons qui ne portent rien.
Il semble difficile de trouver quelque chose de plus significatif.
Examinons-en les traits l’un après l’autre. La brousse et la forêt voisines fournissent le bois des colonnes et des poutres ; d’autre part, il n’entre pas de pierre dans la construction : dans la
plaine d’alluvions du bas fleuve Jaune, la pierre est rare, et il faut aller la chercher au loin ; il était plus simple de construire en pisé d’après un procédé décrit dans une ode du
Che-king. Si on fait descendre le toit très bas, c’est pour protéger les murs de terre crue contre les pluies violentes. Le soubassement est un élément essentiel de la maison. Il l’est à
ce point qu’à l’époque historique il est devenu rituel : il aurait été impossible, non seulement à un seigneur, mais même à un simple patricien, d’accomplir régulièrement les rites les plus
courants, recevoir un hôte, enterrer un mort, etc., si sa maison n’avait été sur une terrasse à laquelle on accédait par des escaliers, car tous les rites comportaient obligatoirement montée et
descente des marches. Or cette terrasse en terre, revêtue de briques ou de pierres et pourvue de plusieurs escaliers, c’est la forme rituelle prise par le soubassement en terre battue, le
terre-plein plus ou moins élevé destiné à mettre la maison paysanne à l’abri de l’inondation annuelle. Des gens qui auraient perché leurs maisons sur des rebords de plateaux ou sur des collines,
comme on a parfois supposé que faisaient les Chinois anciens, n’auraient pas eu besoin de terrasses de ce genre.
La maison chinoise apparaît donc nettement comme celle de gens d’un pays situé loin des montagnes et même des simples collines, dépourvu de pierres mais
abondamment pourvu de bois, un pays de basses plaines sujet à la fois à des inondations fréquentes et à des pluies violentes. Cette constatation concorde avec le fait (que j’ai précédemment
indiqué) que, dans l’antiquité, les plaines seules étaient aux Chinois, les montagnes étant aux barbares : leur pays, c’est la grande plaine basse où le fleuve Jaune divaguait avant de se jeter
dans le golfe du Petchili. Les colons d’Extrême-Ouest, où les vallées sont étroites et où le lœss se taille facilement, préféraient, dans l’antiquité comme aujourd’hui, se creuser au flanc de la
falaise des cellules : ils vivaient en troglodytes. Mais c’était un fait purement local, qui n’eut aucune influence sur le schéma rituel de l’habitation.
Ces maisons de terre qu’habitaient les paysans chinois, les rituels qui décrivent, en la systématisant et en la normalisant, la vie de la fin
des Tcheou, du IVe au IIe siècle avant notre ère, nous les montrent formant de petites agglomérations de quelque 25 huttes, petits hameaux li de 200 habitants environ, avec un tertre du
dieu du Sol chö, une école et un marché. Ces petits villages, disséminés et comme perdus au milieu de la plaine marécageuse, avaient dû exister dès les temps plus anciens, car il avait
fallu nécessairement installer les maisons sur les points les moins bas des plaines, anciens bancs de sable, anciennes rives du fleuve ou d’un de ses bras, afin qu’elles ne fussent pas emportées
par les eaux ; et sur ces points, qui ne devaient pas être très nombreux, les maisons se groupaient naturellement en villages.
Ces villages étaient des centres d’où les paysans partaient à la recherche des terrains à cultiver. En effet, il ressort d’une série de traits encore apparents dans la vie paysanne des débuts de
l’époque historique, qu’on n’avait pas toujours cultivé des champs permanents. Certes, vers la fin des Tcheou, la population devenant plus nombreuse et les travaux d’assainissement prenant de plus en plus d’ampleur, il fut possible d’établir des champs permanents : il y en avait déjà aux temps où écrivaient
les poètes qui ont composé les odes du Che-king, et on en attribuait alors la création aux Saints cheng-jen de l’antiquité, en particulier à Yu le Grand. Mais il n’en avait pas
toujours été ainsi. Les Chinois du Nord cultivaient surtout le millet, qui n’aime guère les terrains humides et marécageux. Il fallait par conséquent chercher, souvent loin du village, des
terrains un peu hauts : on y brûlait la brousse pour y faire un champ, puis, quand le sol s’épuisait, on abandonnait l’endroit, et on en cherchait un autre. De cette culture par défrichement temporaire au moyen du feu, le rituel, la légende, la mythologie antiques ont conservé la trace. La chasse d’hiver
cheou se faisait en brûlant la brousse : n’y a-t-il pas là un dernier souvenir de la chasse qui accompagnait l’incendie préparatoire au défrichement, quand, après avoir abattu les arbres
et dessouché le terrain, on mettait le feu à l’abattis, et on tirait au délogé des animaux que le feu et la fumée faisaient fuir ? Dans la légende de Yu, divers héros viennent après lui porter
aide aux hommes ; or, ce n’est qu’après que Yi leur a enseigné la chasse, que le Souverain Millet Heou-tsi leur apprend à planter les céréales. Les modernes ont vu là une espèce
d’histoire légendaire en raccourci de l’évolution de la société chinoise, qui, de nomade et chasseresse pendant une première période symbolisée par Yi, serait devenue sédentaire et agricole dans
une seconde période symbolisée par Heou-tsi ; mais cette interprétation rationaliste et évhémériste d’une légende mythologique n’est guère vraisemblable. Les anciens ne l’entendaient pas ainsi,
et ils avaient raison. Nous savons par Mencius que Yi était le Régent du Feu houo-tcheng : on trouve là cette alliance du feu et de la chasse préparatoires à la culture du sol, dont la
chasse d’hiver fut la dernière trace rituelle à l’époque historique.
Plusieurs familles devaient s’associer pour effectuer un défrichement, travail considérable : elles abattaient, dessouchaient, brûlaient le terrain en commun ; elles organisaient en commun
l’arrosage en élevant l’eau d’une mare ou d’un bras de rivière proche ; elles s’entr’aidaient pour la garde de la récolte sur pied ou pour la moisson. Plus tard, quand des champs réguliers et
permanents eurent pris la place des défrichements temporaires, il subsista quelque chose de ce système de travail collectif et d’entr’aide mutuelle dans l’organisation du tsing. Nous la
voyons mal, cette organisation, car les descriptions que nous en avons datent d’un temps où elle était, semble-t-il, en pleine décadence, et de plus, elles sont systématisées et idéalisées, comme
chaque fois que les Classiques parlent de la vie antique. Mais nous pouvons du moins en discerner les grandes lignes : les champs étaient divisés en grands carrés d’environ un li de côté
que cultivaient en commun huit familles ; chaque carré formait neuf lots, un pour chaque famille et un pour le seigneur local. C’était en somme la régularisation de l’ancien défrichement
préhistorique.
L’éloignement du défrichement par rapport au village avait eu sur la vie paysanne une influence considérable, et on en trouve la trace très nette à l’époque historique, dans le fait que les
paysans chinois quittaient entièrement le village d’hiver pendant la période des travaux agricoles, pour aller s’installer dans de grandes
huttes lou au milieu des champs.
Aux jours du troisième mois, nous prenons nos charrues,
Aux jours du quatrième mois, nous partons (du village),
Avec nos femmes et nos enfants
Qui nous apportent à manger en ces champs méridionaux.
On faisait d’abord cérémoniellement « sortir le feu » tch’ou-houo de la maison du hameau au troisième mois, en éteignant le feu ancien et en rallumant un feu nouveau de bois d’orme
yu ou de saule lieou, à l’aide d’un foret kouan, sur des aires à feu houo-kin préparées en plein champ dès le mois précédent. Tous alors, hommes et femmes,
garçons et filles, allaient s’installer dans le tsing, à proximité de l’aire du feu nouveau du printemps, dans de grandes huttes communes lou, où ils s’entassaient pêle-mêle par
groupes de trois familles cultivant trois lots d’un même tsing : c’est pourquoi chaque rangée de trois lots s’appelait une demeure wou. Ils vivaient alors entièrement en plein
air, travaillant aux champs.
Ils ne rentraient au village qu’à l’approche des froids. Au neuvième mois, ordre était donné aux paysans de rentrer au village ; c’est ce que
prescrivent les Ordonnances Mensuelles du Li-ki :
« Le froid vient, très fort ; le peuple n’a pas la force de le supporter ; que tous rentrent dans les maisons ! »
On faisait alors « rentrer le feu » au dernier mois d’automne, par une cérémonie inverse de celle du printemps, en l’éteignant sur les aires du tsing pour le rallumer au foyer de chaque
maison. Et chaque famille retournait alors habiter sa maison tchö en pisé dans le village li.
Tous ces actes rituels, qui n’avaient plus de sens à l’époque historique, quand la mise en valeur de la plaine avait permis des cultures permanentes à proximité des villages, n’étaient plus alors
que des survivances. Mais ils conservaient le souvenir des temps lointains où ils avaient été des actes réels de la vie des paysans.
Ainsi, bien que les documents contemporains manquent (puisque, suivant toute vraisemblance, aucun des textes de la littérature chinoise antique, Chou-king, Che-king, Yi-king, etc., ne
remonte à plus de quelques siècles avant l’ère chrétienne), il n’est pas absolument impossible de se faire une idée de la vie des Chinois préhistoriques aux temps lointains où ils créèrent les
premiers éléments de leur civilisation. On peut se rendre compte comment les ancêtres des Chinois, favorisés, dans une certaine mesure, par des conditions d’habitat plus heureuses, commencèrent à
devancer leurs voisins restés retardataires, et à émerger peu à peu de la barbarie commune.
Il resterait à vous faire voir comment, peu à peu, ils essaimèrent hors de leur domaine primitif, remontant les fleuves à la recherche des plaines de lœss, et colonisèrent à l’extrême Ouest les
vallées de la Wei, de la Fen et de la Han, tandis qu’au Sud ils pénétraient jusque dans la partie supérieure des bassins des petits affluents de gauche du Fleuve Bleu, assimilant les barbares ou
les refoulant dans les montagnes ou les marais. Mais, de cette seconde phase du développement de la civilisation chinoise, phase qui s’est continuée, sous des formes diverses jusqu’à nos jours et
qui continue encore, je n’ai pas à m’occuper ici. C’est seulement des tout premiers temps de la civilisation chinoise que je voulais vous entretenir. J’espère vous avoir montré dans quelles
conditions cette civilisation commença à se développer, au cours des siècles qui précédèrent le début des temps historiques, dans la grande plaine du bas fleuve Jaune.