Henri Maspero (1883-1945)
LE TAOÏSME DANS LES CROYANCES RELIGIEUSES DES CHINOIS
À L'ÉPOQUE DES SIX DYNASTIES
Trois conférences faites à Bruxelles en février 1940
Mélanges posthumes ..., Publications du Musée Guimet, Paris, 1950, volume II, pages 13-57.
- Introduction : "Éblouis par le génie de Lao-tseu et de Tchouang-tseu, les grands philosophes taoïstes de l’antiquité, Chinois et Européens n’ont voulu voir dans la religion taoïste qu’un descendant corrompu et dégénéré de la doctrine des anciens maîtres. Elle fut pourtant bien autre chose, en face de la religion agraire de l’antiquité, qui ne s’occupait que de collectivités, et ne donnait aucune place à l’individu. La religion antique ne s’était occupée que de groupes sociaux. En un temps où le monde chinois était divisé en plusieurs centaines de seigneuries, elle avait été l’ensemble des cultes de la seigneurie, de même que la religion grecque et la religion romaine furent l’ensemble des cultes de la cité. Cette vieille religion s’effondra avec la société seigneuriale."
- "Contre elle, le taoïsme fut la tentative chinoise de créer une religion personnelle. Il joua dans le monde extrême-oriental un rôle analogue à celui de l’orphisme et des Mystères dans p.016 le monde hellénique, pour finir comme eux (mais moins complètement) par céder la place à une religion d’origine étrangère, le bouddhisme, qui à son tour joua pendant un temps en Chine le rôle du christianisme dans le monde méditerranéen, mais sans réussir à y triompher. Les longs efforts du sentiment religieux personnel pour s’exprimer, dans la Chine des environs de l’ère chrétienne, furent bien souvent semblables à ceux de l’Occident vers le même temps. Les problèmes qui se posaient il y a deux mille ans dans le monde méditerranéen se posèrent presque pareils et presque à la même époque sur les bords du fleuve Jaune, et, si les solutions qui leur furent données ne furent pas les mêmes, elles eurent du moins bien des points analogues, et leur développement suivit souvent des lignes parallèles."
-
Conclusion : "Telle est la façon dont les Chinois résolurent les problèmes religieux que la disparition de la religion antique et la poursuite
d’une religion personnelle leur présentèrent en un temps où des problèmes analogues étaient débattus en Occident. Le taoïsme eut le mérite de poser nettement le problème du salut de
l’individu par lui-même : « Mon destin est en moi, il n’est pas dans le Ciel », affirme le Livre de l’Ascension en Occident (Si-cheng king), composé aux environs du début de
notre ère. Mais sa solution s’embarrassa d’un problème adventice, celui de la conservation du corps. Alors que, pour les Occidentaux, l’immortalité est acquise d’emblée à ce qui est Esprit
dans l’homme, toute la question étant d’éviter à l’âme une immortalité malheureuse pour lui assurer une immortalité heureuse, pour les taoïstes, c’est l’acquisition même de l’immortalité qui
est en jeu : il faut que l’être humain, dont tous les éléments constitutifs se dispersent à la mort, réussisse à la conquérir.
Ce problème de la conservation du corps prit une place prépondérante et encombra le taoïsme de pratiques innombrables, minutieuses, fastidieuses, qui finirent par rebuter les meilleurs esprits, rejetant les plus positifs au confucianisme, et les plus religieux au bouddhisme."
Texte complet de la troisième conférence
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Les pratiques qui mènent à l’Immortalité étaient nombreuses, compliquées et dispendieuses ; bien des gens n’avaient ni les moyens ni le goût de
s’y adonner. Or le taoïsme était, au moins depuis les Han, une religion de salut pour tous. Les fidèles qui ne peuvent ou ne veulent pas faire le nécessaire n’obtiendront pas l’Immortalité
puisque leur corps périra ; mais ils auront une situation privilégiée dans le monde des morts s’ils sont pieux et se conduisent bien : ceux qui ont accompli de bonnes actions, se sont repentis de
leurs péchés et ont participé activement aux cérémonies religieuses taoïques, deviennent fonctionnaires infernaux, au lieu d’être confondus dans la foule des Geôles-Sombres ; bien mieux, leurs
descendants pourront les en tirer et les sauver après la mort par des cérémonies appropriées.
L’Église était donc partagée en deux classes : les adeptes taoïstes (tao-che), travaillant à se sauver eux-mêmes, et le Peuple taoïste
(tao-min), attendant d’autrui son salut ; ceux-ci formaient la grande masse des fidèles, et c’est le relâchement des liens qui les retenaient dans l’Église qui a peu à peu ruiné le
taoïsme sous les T'ang et les Song.
L’Église taoïste des Ve et VIe siècles avait une organisation dont il ne subsiste aujourd’hui que des débris en quelques régions. Elle dérivait de celle des Turbans jaunes, la
secte des trois frères Tchang, qui faillit renverser la dynastie des Han en 184 de notre ère. Cette secte comprenait deux groupes de communautés taoïstes, l’un à l’Est, celui des Trois Tchang,
Tchang Kio et ses deux frères cadets, l’autre à l’Ouest, celui de Tchang Sieou et de Tchang Lou.
Tchang Kio, le chef des Turbans jaunes de l’Est, avait réparti en trente-six circonscriptions les fidèles des huit provinces où il dominait. À la tête de chacune de ces circonscriptions, il avait
placé un adepte pourvu du titre de fang, qu’il faut probablement interpréter au sens de Régionnaire ; les Grands Régionnaires avaient sous leurs ordres plus de 10.000 adhérents ; les
Petits Régionnaires, de 6 à 8.000 ; ils instituaient à leur tour des Grands Chefs qui leur restaient subordonnés. Au-dessus des Régionnaires commandaient Tchang Kio et ses deux frères, qui
portaient les titres de Général Monseigneur-Ciel, Général Monseigneur-Terre et Général Monseigneur-Homme. Chez les Turbans jaunes de l’Ouest, la hiérarchie était semblable, avec d’autres titres
qui faisaient mieux ressortir le caractère religieux de toute l’organisation. Ici comme là, en effet, le rôle des chefs était surtout un rôle religieux. Ils étaient tous des missionnaires, et
leurs troupes se recrutaient par la conversion ; la discipline était toute religieuse.
Ainsi, dès le IIe siècle p. C., l’Église taoïste apparaît fortement constituée. Les cadres en sont assez solides pour résister à la répression qui suivit l’écrasement de la révolte des Turbans
jaunes, et ils restèrent, autant que nous pouvons le savoir, ceux de l’Église aux siècles suivants. Mais la forte unité que les trois frères Tchang avaient su donner à leurs communautés disparut
avec eux, et les groupements régionaux constituèrent des sectes séparées et rivales, chacune avec ses chefs le plus souvent héréditaires. Dans toutes, l’élément fondamental était la communauté
locale, je dirais presque la paroisse.
Le chef de la communauté était le Maître ou Instructeur che qui y tenait la place des missionnaires des Trois Tchang au temps des Han. Il était chargé d’en administrer à
la fois la vie religieuse et la vie matérielle. Les Instructeurs étaient héréditaires : ils se succédaient de père en fils, mais les fils de femmes secondaires étaient exclus ; si le fils était
trop jeune, un parent adulte remplissait la fonction par intérim jusqu’à ce que l’enfant fût grand, et lui cédait alors la place ; à défaut de fils, on prenait un frère du défunt ; s’il n’y avait
ni frère ni parent proche, on allait chercher jusque dans une branche éloignée un descendant du premier ancêtre du fondateur de la communauté. En aucun cas, on ne pouvait faire appel à un
étranger. Le fait d’avoir fondé une communauté en convertissant des infidèles avait créé entre le fondateur et ses convertis un lien indissoluble qui s’étendait jusqu’à leurs descendants
respectifs les plus lointains et qu’aucune autre relation ne pouvait remplacer. Certaines de ces familles ont traversé sans encombre deux mille ans d’histoire en Chine ; il y a quelques provinces
où l’on trouve aujourd’hui encore leurs descendants portant les mêmes titres et remplissant les mêmes fonctions.
Ils avaient auprès d’eux, pour les assister, une sorte de conseil de paroisse formé de notables taoïstes, riches et instruits dans la religion, organisés hiérarchiquement sous la
présidence de l’Instructeur. En tête, au rang le plus élevé, étaient les « Coiffés du Bonnet » kouan-kouan, hommes et femmes ; au-dessous venaient les Libateurs tsi-tsieou. Ces
deux titres étaient une survivance de l’organisation des Turbans jaunes, et ceux qui les portaient semblent avoir joué un rôle actif dans certaines cérémonies ; aussi finit-il par être réservé à
des religieux et à des religieuses vivant en communauté et ayant fait vœu de célibat : c’est la règle au temps des T'ang. Au troisième rang, les Patrons tchou-tchö, sortes de
marguilliers de qui on ne semble avoir attendu qu’une aide matérielle, dons, influence, etc. Au dernier rang se plaçaient les Maîtres de Talismans lou-che, qui paraissent être les
ancêtres directs des sorciers taoïstes modernes, chasseurs de démons et dessinateurs de charmes et talismans, car c’est encore aujourd’hui un des titres qu’ils se donnent. Leur place tout au bas
de la hiérarchie, malgré leurs fonctions religieuses, marque que, dès cette époque, ils formèrent une sorte de clergé subalterne tenu en piètre estime non seulement par le haut clergé des
officiants, Instructeurs, Coiffés du Bonnet, mais encore par les laïques mêmes qui les employaient.
Le rôle de ce conseil de paroisse était sans doute assez mince ; il devait consister surtout à procurer à l’Instructeur les fonds nécessaires au culte. Les quelques inscriptions funéraires que
l’on a retrouvées semblent indiquer que les membres de ces conseils de paroisse devaient souvent les défrayer de leur poche, et que les titres qu’ils portaient n’étaient pas sans rapport avec
leurs libéralités.
L’administration matérielle de la paroisse consistait surtout à percevoir le « riz de l’Impôt Céleste » t'ien-tsou tche mi, les cinq boisseaux qui avaient fait autrefois nommer les
Turbans jaunes les « pirates aux cinq boisseaux ». Cette redevance de cinq boisseaux de riz devait être versée par chaque famille le septième jour du septième mois ; le paiement exact était un
mérite. Mais ce mérite allait en diminuant à mesure que l’on s’éloignait de la date de paiement. Au septième mois, mérite supérieur ; au huitième mois, mérite moyen ; au neuvième, mérite
inférieur. Dès le cinquième jour du dixième mois, le mérite devenait nul ; le retard devenait un péché. L’Instructeur, paraît-il, ne gardait pas toutes ses redevances pour les besoins de la
paroisse, et en transmettait les trois dixièmes à ses chefs, notamment au Maître Céleste t'ien-che ; nous ignorons tout de ces degrés supérieurs de l’Église.
L’Instructeur, à l’imitation du Directeur du Destin Sseu-ming, tenait une sorte d’état-civil de ses paroissiens et enregistrait les naissances et les décès qui se produisaient dans leurs
familles. Ce « registre du destin » ming-tsi était à double fin : dans
l’administration terrestre, il permettait à l’Instructeur de ne pas oublier des familles dans sa perception de l’Impôt Céleste ; dans l’administration divine, il simplifiait pour le Directeur du
Destin et ses subordonnés la tâche malaisée de distinguer les familles du Peuple taoïste de celles des infidèles, en permettant de délivrer des sortes d’extraits de ce registre, certifiés et
scellés par l’Instructeur, à emporter dans l’autre monde afin d’y obtenir le traitement de faveur dû aux fidèles pieux.
Cette institution était donc à l’avantage des paroissiens autant qu’à celui de l’Instructeur. C’est pourquoi, pour le remercier de la peine qu’il prenait à chacun de ces événements, la famille
tenait en son honneur un banquet auquel étaient conviés un nombre de paroissiens fixé rituellement, et qui s’accompagnait de dons également rituels à l’Instructeur : cette petite cérémonie était
désignée sous le nom de « Cuisine » tch'ou. Le mot a d’autres sens : il désigne une armoire de cuisine, et par suite une armoire en général, et chez les bouddhistes il a
fini par s’appliquer à l’armoire où on enferme les statues des Bouddhas ou des Bodhisattvas, ou encore les reliques, puis par extension à la chapelle où est placée cette armoire, si bien qu’en
annamite il en est venu à désigner le temple bouddhique tout entier (chùa). Mais ces sens, fréquents dans le bouddhisme, n’apparaissent pas dans les textes taoïstes. Dans ceux-ci, le mot
tch'ou prend parfois un sens technique, celui de « magie » : on le trouve employé pour désigner les recettes magiques par lesquelles on se rend invisible. Aucun de ces sens ne paraît
convenir dans le cas de cette petite cérémonie, qui n’a rien de magique et n’a rien à faire avec l’érection d’une chapelle. Il s’agit d’un repas.
Pour la naissance d’un garçon, c’était la cérémonie supérieure de Cuisine chang-tch'ou, un banquet tch'ou-che offert à dix membres de la paroisse en plus de
l’Instructeur, avec un don à l’Instructeur de cent feuilles de papier, d’une paire de pinceaux, d’un pain d’encre et d’un grattoir ; pour la naissance d’une fille, ce n’était que la cérémonie
moyenne tchong-tch'ou, et les frais étaient moindres : le banquet n’était que pour cinq paroissiens et les cadeaux consistaient en une natte, un panier à ordures et un balai. Ces cadeaux
devaient être remis par les parents de l’enfant dans le mois qui suivait la naissance, sous peine de perte d’une certaine quantité de mérite tant pour eux-mêmes que pour l’enfant. À la mort d’un
membre de la famille, c’était la cérémonie inférieure de Cuisine hia-tch'ou, aussi appelée Cuisine de Délivrance kiai-tch'ou que les livres taoïstes ne décrivent pas et dont on
ne sait que ce qu’en disent les polémistes bouddhistes, d’après lesquels c’était une grande orgie ; mais il est difficile de passer jugement sur le témoignage d’adversaires et rivaux acharnés.
D’après les textes taoïstes, on prévoyait pour les Cuisines supérieures cinq cheng de vin par personne, soit environ un litre ; pour les Cuisines moyennes, quatre cheng, et
trois pour les Cuisines inférieures ; les gens devaient sortir de là un peu gais, non pas ivres.
Il semble que ces agapes aient eu lieu également au Nouvel An ; et il y avait aussi des cérémonies de Cuisine en d’autres occasions : supérieures, pour demander l’accroissement des naissances ou
des richesses, la nomination à un poste officiel ; moyennes, pour demander d’être sauvé des difficultés, protégé dans les voyages lointains, promu à un poste officiel plus élevé ; inférieures,
pour demander la guérison des maladies et la délivrance des procès et des emprisonnements.
On trouve dans un ouvrage du début du IVe siècle, les « Biographies des Immortels Divins », la description d’une fête de Cuisine, qui est mêlée de détails fantastiques, parce qu’il s’agit de deux
personnages destinés à devenir des Immortels Célèbres, Mademoiselle Ma (Ma-kou) et Wang Yuan ; mais, dans ce récit idéalisé, on relève tous les traits prescrits par le code de la discipline
taoïste.
« Mlle Ma rencontre Wang Yuan chez un nommé Ts'ai King, dont il est l’hôte, et dont toute la famille la voit. C’est une jolie fille de dix-huit à
dix-neuf ans, coiffée d’un chignon noué au haut de la tête, le reste des cheveux tombant jusqu’à la taille. À l’arrivée de Mlle Ma, Wang Yuan se lève pour la saluer ; puis, les sièges étant
fixés, chacun s’avance pour « pratiquer la Cuisine » hing-tch'ou. Ce ne sont que plats d’or et tasses de jade sans nombre, mets délicieux dont les parfums fleuris se répandent à
l’intérieur et à l’extérieur. On découpe de la viande conservée pour la manger : c’est, dit-on, de la conserve de licorne... Au bout de quelque temps vient le riz : elle le jette à terre, disant
que c’est pour le nettoyer de ses impuretés ; on voit alors que le riz s’est transformé en poudre de cinabre.
Wang Yuan déclare aux gens de la famille Ts'ai que Mlle Ma est encore jeune et que, pour lui qui est vieux, de tels tours de passe-passe ne sont guère amusants. Et il leur annonce qu’il va leur
donner du bon vin, provenant de la Cuisine Céleste t'ien-tch'ou. Ce vin est fort, et les gens du commun n’en peuvent boire, car il leur brûlerait les intestins : il faut y mettre de
l’eau, un teou d’eau (2 litres) pour un cheng de vin (0,2 l). La famille de Ts'ai King boit ce mélange, et chacun est ivre après avoir bu à peu près un cheng.
Au point de vue spirituel, l’Instructeur enseignait ses paroissiens et dirigeait toutes les cérémonies religieuses. Celles-ci étaient fort
diverses. Il y avait des fêtes annuelles qui étaient célébrées à dates fixes, et d’autres qui avaient lieu à dates variables, en particulier les cérémonies de pénitence appelées Jeûnes
tchai, dont certaines se faisaient à des époques régulières mais non à dates fixes, et les autres se faisaient en tout temps ; il y avait enfin les cérémonies en l’honneur des
morts.
C’est aux Trois Tchang, chefs de la révolte des Turbans jaunes, qu’on attribuait l’origine de la plupart de ces fêtes et en particulier des rituels de pénitence. Dans leur doctrine, la mort
subite, la maladie, étaient des suites du péché ; on s’en garantissait en confessant publiquement ses fautes et s’en faisant laver par l’« eau charmée » que le chef de la communauté donnait à
boire aux pénitents. Aux fêtes des équinoxes, on distribuait des amulettes guerrières pour se défendre contre les démons malfaisants. Enfin, pour s’assurer une vie heureuse de propriétaire dans
l’autre monde, les fidèles faisaient avec le dieu du Sol des contrats d’achat d’une pièce de terre destinée à y mettre leur tombeau. On parle aussi d’un grand sacrifice au Ciel où on offrait des
victimes humaines.
Les fêtes religieuses taoïstes étaient donc nombreuses et variées dès le temps des Han. Les rituels des époques ultérieures furent plus compliqués et plus variés : il y en eut de toute espèce,
depuis le Jeûne du Talisman de Jade pour la rémission des péchés du monde entier, jusqu’au Jeûne tout personnel de l’étoile présidant à la destinée de chaque homme. Un petit groupe de fidèles se
cotisait pour se partager les frais et les mérites d’une cérémonie ; le nombre en était fixé à trente-huit au plus et à six au moins. Certaines de ces cérémonies, comme le Jeûne de Boue
et de Charbon, au cours duquel les participants s’enduisaient le visage de charbon et se vautraient dans la boue pour faire pénitence de leurs péchés et en éviter les suites redoutables,
revêtaient un caractère d’exaltation religieuse poussée jusqu’au délire. Toutes n’étaient pas aussi violentes : mais toutes étaient faites pour agir sur les nerfs des participants : séances
répétées, encens, longues prières, prosternations, roulements de tambour, musique, nourriture insuffisante à une heure inaccoutumée, et aussi arrachement brusque à la vie réglée de la famille,
rejet du décorum et de tout respect humain, tout cela était d’autant plus propre à développer l’émotivité que ces fêtes se renouvelaient fréquemment et que, si chaque membre de la communauté ne
participait pas tous les ans à toutes, il y venait au moins comme assistant.
Ceux qui se contentaient de suivre les offices religieux ne pouvaient conquérir l’immortalité en cette vie ; mais l’Église leur fournissait les moyens de la recevoir après la mort. En enterrant à
trois pieds de profondeur, la nuit en plein air, quelques pieds de soie de couleur et un sceau talismanique en métal (dix pieds de soie et un dragon en or pour les grands, cinq pieds de soie et
un dragon en fer et en pierre de cinq couleurs pour les gens du peuple), on donnait au défunt de quoi se racheter auprès des divinités infernales et, au bout de trente-deux ans, il était relâché
: ses os se recouvraient de chair, il reprenait son corps et sortait du tombeau pour aller au Paradis des Immortels. La piété filiale était ainsi satisfaite. C’était la fête qu’on appelait le
Jeûne du Talisman jaune, et que je me propose de décrire brièvement pour donner une idée de ce qu’étaient ces cérémonies à l’époque des Six dynasties.
Le Jeûne du Talisman Jaune n’est pas moins curieux en son genre que le Jeûne de Boue et de Charbon. C’est par le débordement de
l’émotion, par le déchaînement des gestes et des sentiments, que celui-ci cherchait à faire sentir aux fidèles l’étreinte du sacré. Dans le Jeûne du Talisman Jaune, qui est la fête de pénitence
pour les morts, on ne pouvait compter sur des explosions de repentir personnel, puisque ce sont les péchés de leurs ancêtres et non les leurs que les participants rachètent. C’est par la
lassitude des gestes fatigants renouvelés indéfiniment, par la monotonie des longues prières répétées interminablement, que l’on cherchait dans ce cas à inculquer aux fidèles la notion que le
salut ne s’obtient pas sans peine, en leur faisant, en quelque sorte, sentir physiquement cette peine, plutôt qu’en la leur faisant comprendre ; les participants devaient sortir brisés des
longues séances où il leur fallait rester à entendre réciter la même prière à peine changée en quelques mots, et surtout de ces milliers de prosternations que comporte le rituel de ce
Jeûne.
Le Jeûne du Talisman Jaune se fait en plein air, dans la cour du temple taoïste. L’aire sacrée a vingt-quatre pieds de côté, avec dix portes formées de deux piquets de neuf pieds (9 est le nombre
symbolique du Ciel), réunis par un large écriteau. Quatre des portes sont au milieu des côtés, quatre aux angles pour les quatre points cardinaux et les quatre points intermédiaires, et deux
supplémentaires aux angles Nord-Ouest et Sud-Est pour le haut et le bas. À l’extérieur, on ajoute à chaque angle les quatre Grandes Portes appelées Portes du Ciel, du Soleil, de la Lune, et
Portillon de la Terre ; entre ces quatre portes et l’enceinte des vingt-quatre pieds, on dispose, de manière à marquer les six portes de cette enceinte, huit écriteaux portant chacun le dessin
d’un des huit Trigrammes du Yi-king, symboles du Ciel, de la Terre, du Tonnerre, de l’Eau, des Montagnes, des Gouffres, etc., et éléments de formation des 64 Hexagrammes divinatoires,
qui eux-mêmes symbolisent toutes les choses.
Les quatre Grandes Portes sont destinées à délimiter une sorte de zone intermédiaire entre le monde profane et l’aire sacrée, à la fois pour garder celle-ci, avec l’officiant et tous ceux qui
accomplissent la cérémonie, contre les mauvaises influences du dehors, et pour protéger les profanes contre l’extrême sainteté qui inonde l’aire sacrée, et qui pourrait blesser ceux qui ne sont
pas préparés à la recevoir. Les huit Trigrammes renforcent cette protection et jouent un rôle analogue à celui du sceau de Salomon et autres figures cabalistiques dans les cérémonies magiques
d’Occident : c’est une défense, une barrière que rien ne peut franchir, et qui oblige les esprits à s’arrêter devant les dix portes.
Les dix portes des dix directions sont les endroits les plus importants, parce qu’elles sont les passages obligés de l’aire sacrée au monde profane. Le but du Jeûne est de contraindre les esprits
des dix régions du monde à prendre les âmes des ancêtres sacrifiants et à les conduire devant ces dix portes ; là les esprits célestes les prendront à leur tour pour les emmener au Ciel. Il y a
donc deux catégories d’esprits à faire venir séparément, les esprits terrestres des dix directions, et les esprits célestes ; on appelle les premiers devant les dix portes, et les seconds à
l’intérieur de l’aire sacrée.
Pour cela, on place auprès de chacune des dix portes une lampe et un brûle-parfum, destinés à attirer les esprits terrestres et à leur faire voir le lieu où ils sont convoqués, les brûle-parfum
de jour, par la fumée de l’encens, les lampes de nuit, par leur lumière. Une prière dit :
« De jour nous brûlons de l’encens, de nuit nous allumons des lampes. »
C’est pour avertir les dieux jour et nuit. Ce symbolisme est inspiré du procédé alors usité en Chine pour transmettre des signaux : de jour par la fumée, de nuit par la flamme ; mais les lampes
et les brûle-parfum ont naturellement précédé cette interprétation. On place encore près de chacune des portes un dragon d’or, chargé de soumettre la région correspondante et de forcer à
l’obéissance les esprits qui y résident. Enfin on y dépose des pièces de soie brodées dont la couleur et la longueur répondent à la couleur et au nombre de chaque direction ; ces broderies sont
destinées à racheter les âmes. En effet, les âmes des morts sont dans l’autre monde les serviteurs de l’Agent Terre qui les garde emprisonnées dans ses Geôles Sombres ; il faut les lui racheter
comme on rachète les esclaves, et c’est leur prix qu’on paie en rouleaux de soie, monnaie légale dans la Chine de ce temps à côté des sapèques de bronze.
Les préparatifs des portes une fois achevés, il reste encore à marquer le centre de l’aire, où se tiendra l’officiant, par un grand brûle-parfum et une lampe de neuf pieds (encore le nombre
symbolique du Ciel : cette lampe est destinée à guider les esprits célestes). Puis, pour mieux éclairer l’autre monde et bien montrer la route aux âmes elles-mêmes, on range quatre-vingt-dix
lampes (neuf pour chacune des dix directions), probablement en dehors de l’aire sacrée auprès de chacune des dix portes ; et encore des lampes sur le tombeau de la famille et sur le chemin qui va
de ces tombes au lieu de la cérémonie. Ainsi chaque catégorie reçoit sa convocation particulière en son lieu propre : les esprits célestes au milieu de l’aire sacrée, les esprits terrestres des
dix directions à chacune des dix portes, et les âmes des morts sur les tombeaux de famille.
Tout est prêt. Le Maître de la Loi approche, suivi de ses quatre acolytes et de tous les participants au Jeûne. Ils entrent par le Portillon de la Terre puis, tournant vers la gauche, ils font le
tour des brûle-parfum en commençant par le côté Est et en continuant par le Sud-Est, le Sud, le Sud-Ouest, etc. Chaque fois qu’ils arrivent à un brûle-parfum, ils élèvent trois fois l’encens en
faisant une prière, puis ils se prosternent et reprennent leur chemin ; le tour achevé, pendant que les jeûneurs, restant toujours en dehors de l’aire sacrée, vont se placer debout du côté Ouest,
le Maître de la Loi entre dans l’aire et va se placer auprès de la lampe du Ciel ; et il appelle tous les esprits célestes en une longue prière où il indique à chacun son rôle. Les uns sont
chargés de la police et doivent empêcher tous les mauvais esprits d’approcher :
— Que les cavaliers et soldats Immortels Célestes, Immortels Terrestres, Immortels Volants, Hommes Réels, Hommes Divins, les cavaliers et soldats
du Palais du Soleil et de la Lune, des Planètes et des Constellations, des Neuf Palais, des Trois Fleuves et des Quatre Mers, des Cinq Pics et des Quatre Rivières, au nombre de neuf cent mille
myriades, viennent veiller le Jeûne !
D’autres sont chargés de besognes plus familières :
— Que des Adolescents d’Or viennent s’occuper de l’encens, au nombre de trente-six ; que des Filles de Jade viennent jeter des fleurs, au nombre
de trente-six ! Que viennent aussi ceux qui transmettent les paroles, ceux qui écrivent les requêtes, les officiers chevauchant les dragons de la poste qui portent les dépêches officielles dans
le monde céleste !
La prière finie, les jeûneurs recommencent à faire le tour des brûle-parfum, dirigés par le Maître de la Loi. Celui-ci dit alors, et les Jeûneurs
répètent ensemble après lui, des prières destinées à exposer clairement aux esprits des dix directions le but de la cérémonie :
— Pour la première fois, je lève l’encens pour que mon coreligionnaire (t'ong-sin) Un tel sauve ses aïeux et aïeules des neuf
générations, leurs âmes mortes qui sont dans le Coffre de Jade des Neuf Obscurités, dans le Domaine de la Nuit Éternelle, leurs corps qui résident dans des conditions mauvaises. Pour leur salut
est établi ce Jeûne, et je brûle de l’encens. Je souhaite que les aïeux et aïeules des neuf générations soient tirés des douleurs obscures et montent aux Palais Célestes. Je brûle de
l’encens.
Prosternés la tête jusqu’à terre, nous vous prions :
Ô vous, les Très-Hauts Trois Vénérables, je souhaite de reverser les mérites (de cette cérémonie) sur mes parents jusqu’à la neuvième génération. Je supplie qu’ils obtiennent d’être délivrés des
Dix Maux, des Huit Difficultés, et que leurs corps qui sont dans la Nuit Éternelle obtiennent de voir la Lumière Brillante, de monter aux Palais des Cieux, d’être vêtus et nourris de vêtements et
de nourriture produits spontanément, et de demeurer éternellement dans le Non-Agir. C’est pourquoi maintenant je brûle de l’encens.
Par cette prière, dite par l’officiant et répétée par les jeûneurs trois fois à chaque brûle-parfum (ce qui fait en tout trente fois), au milieu
des coups de gong et de la musique, l’objet de la cérémonie est bien établi. Chacun des jeûneurs ayant proclamé son nom dans chacune des dix directions comme participant à la fête, il n’y aura
pas d’erreur ; ce sont bien leurs ancêtres qui seront sauvés, et non ceux de quelque autre famille.
À partir de ce moment commence pour les jeûneurs une sorte de périple épuisant autour du dieu de culte. Il leur faut encore reprendre la promenade de brûle-parfum en
brûle-parfum, disant des prières. Mais, cette fois, ils doivent se prosterner un nombre de fois égal au nombre symbolique de la région à laquelle ils s’adressent.
On commence à l’Est. Le Maître et les jeûneurs saluent d’abord neuf fois. Puis ils disent :
— Les aïeux et aïeules d’Un tel, aux jours qu’ils étaient vivants en ce monde, ont originairement commis de mauvaises actions ; pour leurs péchés
ils sont attachés aux Neuf Obscurités, au Domaine de la Nuit Éternelle ; leurs âmes tombées dans les douleurs et les difficultés seront ballottées éternellement pendant mille âges, sans pouvoir
être délivrées jusqu’à ce que finisse le Ciel.
Maintenant j’offre neuf pieds de soie à broderies vertes et un dragon d’or. Que le Vénérable Céleste du joyau Sacré Très-Haut de la Région Orientale, Seigneur Céleste des Neuf Souffles, que les
Fonctionnaires Transcendants du Pays de l’Orient rachètent mes aïeux et aïeules de neuf générations des maux résultant de leurs péchés ! Qu’au Palais Céleste de Tsing niu, ils soient retranchés
du registre des pécheurs et sauvés ! Que leurs âmes et leurs corps misérables entrent dans la Lumière Brillante, montent au Palais Céleste et obtiennent bientôt de pouvoir vivre à nouveau dans le
Bonheur ! »
Cette prière achevée, le Maître de la Loi prend une cordelette sur laquelle est faite une série de nœuds, et dénoue un de ces nœuds pour marquer
qu’ainsi est dénoué le lien qui attache les âmes aux Neuf Obscurités. Puis les Jeûneurs se prosternent 90 fois, le nombre 9 étant celui de l’Orient.
Et le tour continue avec la même prière où seul le nom des divinités invoquées change pour chacune des dix directions. Et le nombre des prosternations change aussi chaque fois. Au Sud-Est et à
chacun des quatre angles, il faut se prosterner 120 fois, au Sud 30 fois, à l’Ouest 70 fois, au Nord 50 fois. Quand le tour des dix brûle-parfum des dix Directions est achevé, ils se sont
prosternés face contre terre 960 fois. Et ce n’est pas fini. Il faut encore 30 prosternations pour le Palais du Soleil, 70 pour le Palais de la Lune, 365 pour les Constellations, 20 pour chacun
des Cinq Pics, 120 pour le Monde des Eaux, 360 pour les Trois Joyaux, c’est-à-dire le Tao, les Livres Saints et la Communauté des Fidèles.
La cérémonie est enfin achevée : il ne reste plus que quelques prières avant de sortir.
Qu’on se représente l’état de ceux qui ont pris une part active à une telle cérémonie, qui ont récité une centaine de longues prières et fait plus de deux mille prosternations ! À la manière
ordinaire des fêtes taoïstes, les gestes, d’abord lents et solennels au début, s’exécutent de plus en plus vite à mesure que la cérémonie avance ; une journée et plus se passe à tourner en rond
en se prosternant plusieurs fois par minute. Les hommes agenouillés se jettent le front à terre, se relèvent, et recommencent sans avoir un instant de repos ; les reins rompus par ces
prosternations incessantes, ils sont couverts de sueur et de poussière, à demi asphyxiés par les vapeurs d’encens, assourdis par les gongs, les tambours et la musique, la bouche sèche à force de
réciter des prières, l’esprit vidé par le bruit, le mouvement, la fatigue, la faim et la soif. Ce n’est plus une émotion violente mais de courte durée, comme dans le Jeûne de Boue et de Charbon,
c’est la fatigue prolongée jusqu’à l’épuisement qui doit donner aux fidèles la secousse destinée à ébranler non seulement leur corps, mais leur esprit.
Le Jeûne du Talisman Jaune était une entreprise considérable et très dispendieuse ; elle n’était pas à la portée de tous les fidèles. Pour ceux que leur famille ne pouvait sauver, il restait
encore la ressource de la Fonte des Âmes.
Par une cérémonie appropriée, les fidèles faisaient sortir des enfers les âmes de leurs ancêtres, de façon que « les âmes (houen) demeurant dans l’Obscurité des Neuf Ancêtres, sortent de
la Nuit Éternelle et entrent au Ciel Lumineux », ou encore que « les Sept Ancêtres saisissent le Principe de vie du Spontané et qu’ils montent être Immortels au Palais du Faîte Méridional ». Dans
ce paradis jaillit, au milieu de la cour, une source de feu liquide ; les âmes s’y baignent, leur matière y est fondue et, quand elles en sortent, le Vénérable Céleste du Commencement Originel
crée pour elles un « corps de vie ».
Certains, pour plus de sûreté, faisaient de leur vivant la cérémonie de la Fonte des Âmes pour eux-mêmes ; ainsi leurs âmes étaient déjà toutes prêtes, et après la mort elles montaient droit au
Palais Méridional revêtir leur « corps de vie ».
C’est ainsi que les simples fidèles, sans échapper à la mort, pouvaient cependant espérer eux aussi prendre place au Paradis et participer à l’immortalité bienheureuse, sans être obligés pour
cela de renoncer à la vie des gens du monde.