Henri Maspero (1883-1945)
LE SONGE ET L'AMBASSADE DE L'EMPEREUR MING
Étude critique des sources
Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome X, 1910, pages 95-130.
- "L'histoire traditionnelle de l'introduction du bouddhisme en Chine est bien connue : au milieu du Ier siècle de notre ère, l'empereur Ming des Han Orientaux, ayant vu en rêve le Buddha, envoya des ambassadeurs dans l'Inde pour s'enquérir de sa doctrine ; à leur retour, ces ambassadeurs rapportèrent des livres et des statues, et ramenèrent avec eux deux bonzes hindous, les premiers venus en Chine, qui commencèrent à traduire les écritures bouddhiques en chinois."
- "Ce récit qui a passé dans les histoires dynastiques a été longtemps accepté comme rigoureusement vrai ; mais récemment la découverte de quelques textes nouveaux a mis en question son authenticité. Il semble probable que les premières notions du bouddhisme commencèrent à s'introduire en Chine dès le début de l'ère chrétienne, et il est établi que juste à l'époque de l'ambassade de l'empereur Ming, des moines et des laïques bouddhistes vivaient en Chine auprès d'un frère de l'empereur. Les deux bonzes ramenés par l'ambassade impériale ne peuvent donc plus prétendre à avoir été les premiers missionnaires venus en Chine. Néanmoins quelques auteurs n'attribuent aucune valeur aux autres textes et considèrent le récit traditionnel comme seul historique. Tous s'accordent à lui reconnaître une importance capitale. Il est donc intéressant de rechercher quelles ont été les sources des écrivains qui nous ont transmis ce récit, et quels documents ils ont utilisés."
- "Cette histoire est racontée par un grand nombre d'écrivains. Mais depuis la fin du VIe siècle, tous ne font que reproduire un récit fixé pour le fond et pour la forme avant eux ; c'est pourquoi je laisserai de côté les ouvrages écrits depuis la dynastie des Souei, qui ne nous offrent aucun renseignement nouveau, et j'étudierai seulement les textes antérieurs à cette dynastie, soit qu'ils proviennent d'ouvrages subsistant encore aujourd'hui, soit qu'ils appartiennent à des livres aujourd'hui perdus et ne nous soient connus que par des citations d'écrivains postérieurs."
Extraits : Le songe et l'ambassade - Les textes antérieurs aux Souei
Conclusions : quelques légendes pieuses de la fin du IIe siècle
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Le songe et l'ambassade
Extrait de la Préface du Sūtra en 42 articles, remontant "approximativement aux dernières années du IIe siècle".
« Autrefois l'empereur Ming des Han, une nuit, vit en rêve un dieu dont le corps avait la couleur de l'or, et la nuque l'éclat du soleil, et qui
volait dans sa chambre ; et il en était fort réjoui. Le lendemain il interrogea ses fonctionnaires :
— Quel est ce dieu ?
Il y eut le savant Fou Yi qui dit :
— Votre sujet a entendu dire que dans l'Inde, il y a un homme qui a atteint le Tao, et qui est appelé Buddha ; par sa légèreté, il est capable de voler. N'est-ce pas ce dieu ?
Alors l'empereur, ayant compris, envoya aussitôt douze hommes, l'ambassadeur Tchang K'ien, le yu-lin tchong-lang-tsiang Ts'in King, le po-che ti-tseu Wang Tsouen etc., au
royaume des Ta Yue-tche. Ils reçurent par écrit le Sūtra en 42 articles, (qui fut placé) dans la quatorzième enveloppe de pierre. On éleva des stūpas et des monastères. Alors la Loi se
répandit ; en tous lieux, on éleva des monastères du Buddha. Les gens des pays éloignés qui se convertirent et demandèrent à devenir sujets de l'empire, on n'en peut dire le nombre. L'empire
était en paix à l'intérieur. Tous ceux qui eurent connaissance (de ce sūtra), le reçurent respectueusement ; jusqu'aujourd'hui il a été conservé sans interruption. »
Il suffit de lire cette série de textes pour reconnaître entre eux un certain air de famille ; pour quelques-uns, la ressemblance va jusqu'à la
similitude parfaite. Il est nécessaire de rechercher quels rapports ils ont les uns avec les autres.
Avant tout, il faut noter que le passage du Wou chou présente tous les caractères d'un faux. La mention du monastère King-cheng, qui n'était pas encore fondé à l'époque où fut composé le
Wou chou authentique, montre qu'il a tout au moins subi des remaniements. Mais il y a plus : il suffit de se reporter aux notes de la traduction pour constater qu'il n'est guère qu'une
sorte de centon de phrases du Han fa nei tchouan mises bout à bout ; et si on comprend très bien qu'un auteur ait pu choisir quelques phrases de ce livre pour faire un récit abrégé, on
voit plus difficilement l'auteur du Han fa nei tchouan disposant son récit de manière à placer en divers endroits toutes les phrases du Wou chou. La suite du texte, qui n'est
pas traduite ci-dessus, est aussi composée de phrases de cet ouvrage. Enfin il est visible qu'il ne s'agit pas d'une simple interpolation ; le passage tout entier est certainement un faux : il
commence par le début de la biographie de K'ang Seng-houei qui est tout simplement copié du Kao seng tchouan. Il a dû être fabriqué de toutes pièces à l'aide du Kao seng
tchouan, du Han fa nei tchouan et du Wou tche, dans la seconde moitié du VIe siècle, probablement après la perte d'une partie du Wou chou, pour donner de
l'autorité au récit du Han fa nei tchouan lui-même. Il n'y a donc pas à faire état de ce passage qui doit être rejeté comme non authentique.
Le Wou chou ainsi écarté, il nous reste douze textes à étudier. Mais on reconnaît de suite que le Heou Han chou a tout simplement copié le Heou Han ki, et par suite
peut être omis également. Comme le Wei chou a presque recopié le Kao seng tchouan, du coté des Histoires, les sources se réduisent en seul Heou Han ki.
Si on compare la Préface du Sūtra en 42 articles et le Meou-tseu li kan, on constate que ce dernier, plus complet, est seul à raconter la fondation de Po-ma sseu et à faire
mention des statues du Buddha rapportées de l'Inde. La première se contente de raconter le rêve de l'empereur, l'envoi d'ambassadeurs et leur retour avec le Sūtra en 42 articles
lui-même. Pour cette partie les deux textes sont apparentés de très près, et il est visible que l'un des deux a utilisé l'autre. C'est, je crois, la Préface qui est le texte le plus ancien. En
effet, si nous n'en trouvons pas de citations formelles avant la fin du Ve siècle, il n'en est pas moins certain qu'elle existait beaucoup plus tôt, puisque dès le début du IIIe siècle le
Houa Hou king l'imite. Mais j'ai montré qu'à cette époque, le Meou tseu li kan semble bien avoir été ignoré, et par suite il ne peut guère avoir servi de source à l'auteur
inconnu de la Préface. À mon avis, Meou-tseu a copié la Préface, en l'abrégeant un peu. Mais la deuxième partie est une addition originale du Meou-tseu, sauf la dernière phrase qui est
imitée de la Préface.
Le Tch'ou san tsang k'i tsi n'est guère que la copie abrégée de la Préface du Sūtra en 42 articles. Le Houa Hou king la copie également, mais en précisant quelques
détails : la date, la mention de Çrāvastī, l'exagération du nombre de livres rapportés ; mais il ignore comme elle la fondation du Po-ma sseu et l'histoire des statues du Buddha, et n'a par
conséquent pas connu le Meou-tseu li kan.
Le Ming siang ki copie le Heou Han ki pour la première partie du récit et le Meou-tseu pour la seconde. Mais il ajoute divers détails : c'est lui le premier qui nous
apprend que les ambassadeurs de Ming ti avaient ramené de l'Inde deux bonzes, et qui nous donne des renseignements sur eux, leur biographie, leur voyage, etc. Le Chouei king tchou copie
le Ming siang ki ; et c'est lui aussi qu'imite, en l'abrégeant, le Lo-yang k'ie-lan ki.
Le Kao seng tchouan emprunte un peu à toutes les sources, Ming siang ki, Meou-tseu, mais sans s'astreindre à une copie textuelle. Il suit de près le Ming siang ki pour
l'histoire de Kāçyapa Mātańga, et le Meou-tseu pour celle des portraits du Buddha. De plus il ajoute encore quelques anecdotes sur la vie de Tchou Fa-lan en Chine.
Quant au Han fa nei tchouan, il n'est guère, pour le passage relatif au songe de l'empereur, à l'ambassade et à l'arrivée des deux moines hindous que la copie du Kao seng
tchouan. Il ajoute cependant quelques détails originaux : la date ; puis un discours de Wang Tsouen à côté de celui de Fou Yi pour expliquer le rêve de l'empereur. Ce discours n'est fait que
pour introduire la citation du Tcheou chou yi ki ; il en est de lui comme de l'histoire de la lutte magique des tao-che et des bonzes : l'imagination de l'auteur en a fait tous
les frais, et il est inutile de leur chercher une autre source. Le Han fa nei tchouan n'est qu'un livre de polémique composé à une époque où la lutte avec les taoïstes était
particulièrement âpre ; et s'il a à ce point de vue un certain intérêt, il ne convient pas d'y chercher des renseignements historiques : sa valeur documentaire est nulle.
On peut ainsi dresser le tableau [ci-dessus] qui marque plus nettement les rapports de ces différents livres entre eux.
Il nous reste ainsi deux textes, la Préface du Sūtra en 42 articles et le Heou Han ki, dont le second n'est pas copié sur le
premier. Est-ce à dire qu'il en soit absolument indépendant ?
Je crois qu'il n'en est rien. Nous n'avons plus ici, il est vrai, une copie pure et simple, mot par mot. Mais il me semble difficile d'admettre qu'il n'y ait aucun rapport. Le style est différent
; et de plus Yuan Hong qui fait œuvre d'historien a supprimé certains détails qui lui ont semblé peu sûrs : le nom du personnage qui interprète le songe a disparu, de même que ceux des
ambassadeurs. Mais la marche du récit, est, jusque dans les moindres détails, pareille ; les scènes sont les mêmes et enchaînées de la même façon ; et le Heou Han ki s'arrête, comme la
Préface, au retour des ambassadeurs à la capitale, sans mentionner la fondation du Po-ma sseu. Bien plus, à chaque phrase de la Préface répond une phrase du Heou Han ki qui, avec
d'autres mots, exprime exactement la même idée. Ce n'est plus l'identité des mots, mais la correspondance des phrases et des idées. Aucun d'eux ne contient un détail qui ne se trouve dans
l'autre, et à la même place. Il n'y a entre les deux ouvrages qu'une différence de forme. Bien que le récit ne soit pas compliqué, il n'est guère possible d'admettre l'indépendance complète de
deux textes qui le traitent à ce point tous les deux de même ; et on peut admettre que le Heou Han ki est inspiré de la Préface du Sūtra en 42 articles.
En résumé, la Préface du Sūtra en 42 articles est la source commune de tous ces textes, pour l'histoire du rêve et de l'ambassade ;
c'est le Meou-tseu qui est la source de l'histoire des statues du Buddha et de la fondation du Po-ma sseu ; enfin le Ming siang ki a introduit le premier la biographie des deux
bonzes hindous. Le Meou-tseu a copié le Sūtra en 42 articles, pour la première partie de la tradition. Il n'existe aucun texte qui ne dérive de ces deux derniers ouvrages, mais
il est à remarquer que les livres anciens Houa Hou king, Heou Han ki, suivent la Préface du Sūtra en 42 articles, tandis qu'à partir de la fin du Ve siècle, tous, Ming siang
ki, Kao seng tchouan, etc. utilisent le Meou-tseu. Or, c'est précisément quelques années avant la composition du Ming siang ki que le Meou-tseu avait été republié
dans le Fa louen : il semble donc que le Meou-tseu resta inconnu pendant deux siècles et demi, jusqu'au jour où Lou Tch'eng le découvrit et l'incorpora à son Fa louen.
Malgré cette communauté d'origine de tous nos textes, ils présentent certaines divergences : ils ne s'accordent ni sur la date, ni sur le nom du premier des trois ambassadeurs envoyés dans
l'Inde.
Pour la date, la raison de ce désaccord est toute simple : ni le Meou-tseu ni la Préface du Sūtra en 42 articles ne la précisaient ; et ils se contentaient de dire : « Autrefois
l'empereur Hiao-ming ». Cette réserve a été imitée par un certain nombre d'auteurs, ceux du Heou Han ki, du Tch'ou san tsang k'i tsi, et du Lo-yang k'ie-lan ki. Le
Kao seng tchouan qui ajoute « pendant la période yong p'ing » ne précise rien en réalité, puisque les 18 années de cette période couvrent tout le règne de l'empereur Ming. Mais
beaucoup de textes prétendent connaître la date exacte du départ et du retour des ambassadeurs ; les chiffres qu'ils donnent ne concordent pas et on ne trouve pas moins de quatre dates
différentes.
On peut dresser le tableau suivant :
On voit que, sauf le Nien li ti ki et peut-être le Han fa nei tchouan, toutes nos sources se rangent en deux systèmes : 1° rêve
en 61 et retour en 64 ; 2° rêve 64 et retour en 67. Mais ces deux systèmes sont également arbitraires et leur origine est visiblement la même : il s'agissait de faire coïncider l'introduction du
bouddhisme en Chine avec la première année d'un cycle (Kia-tseu). La seule différence est que les divers écrivains n'ont pas été d'accord sur ce qu'il fallait entendre par « introduction du
bouddhisme » : et tandis que les uns la faisaient remonter au rêve de l'empereur, les autres considéraient que le retour seul des ambassadeurs la marquait. La théorie courante à la fin du VIe
siècle était la première, et elle était ancienne : elle nous est attestée pour le début du IVe siècle par le Houa Hou king, qui a bien soin d'appuyer sur ce fait que l'année était
kia-tseu. Le second système ne nous est pas attesté avant le milieu du VIIe siècle, mais rien ne prouve qu'il n'ait pas été formulé plus anciennement. La question de priorité n'a
d'ailleurs aucune importance, car le caractère visiblement systématique de cette chronologie lui enlève toute valeur historique. La date donnée par le Nien li ti ki devait être fondée
sur des considérations analogues ; mais il est difficile de voir exactement lesquelles. Je ne crois pas d'ailleurs qu'il y ait à attacher grande importance à cette date : l'ouvrage est lui-même
trop récent, et ses tendances taoïstes rendent sa chronologie trop suspecte. Enfin la date indiquée pour le retour de l'ambassade par le Houa Hou king a été choisie pour donner à la
mission une durée de douze ans, durée véritable de la mission de Tchang K'ien qui, dans ce livre est le chef des envoyés. En fait, je crois que la réserve du Meou-tseu et du Heou Han
ki est de bon exemple, et qu'il faut renoncer à connaître l'année exacte de ces événements.
Le Meou-tseu est le premier texte qui nous donne la tradition complète : en effet, il ne s'est pas borné à copier la Préface du
Sūtra en 42 articles, il y a ajouté des traditions inconnues à celui-ci, relatives à des statues du Buddha rapportées de l'Inde, et à la fondation du Po-ma sseu par l'empereur. Le récit
du Meou-tseu comprend donc deux parties provenant de sources différentes :
1° Introduction des premiers livres bouddhiques en Chine (tradition empruntée à la Préface du Sūtra en 42 articles).
2° Introduction du premier portrait du Buddha et fondation du premier monastère bouddhique de Lo-yang (Source inconnue).
Or, il est important de noter le relief que la juxtaposition de ces traditions jusque là séparées donne à l'ensemble du récit : du premier coup en effet, arrivent des livres, et un portrait du
Buddha, et on fonde un monastère : c'est tout à la fois l'introduction du Buddha, du Dharma et du Sańgha ; ainsi que le dit le Han fa nei tchouan « ce fut le commencement des Trois
Joyaux en cette terre de Chine ». C'est ce qui explique la vogue immense de ce récit dans le monde religieux.
La première des deux légendes, rêve et ambassade, se présente assez mal : parmi les personnages mis en scène à côté de l'empereur, tous ceux qui sont connus par ailleurs sont invraisemblables :
Tchang K'ien était mort depuis près de deux siècles ; Fou Yi n'a été appelé à la Cour que sous l'empereur Tchang ; le nom de Ts'in King est peut-être dû à un autre anachronisme ; seuls les noms
de Ts'ai Yin et de Wang Tsouen ne font pas difficulté, mais le premier est dû à une correction postérieure ; quant au second, il est tout à fait inconnu. Toute cette série d'anachronismes trahit
la tradition populaire. L'empereur Ming était resté célèbre pour ses victoires dans les pays d'Occident : c'est le premier empereur des Han Orientaux qui ait conquis l'Asie Centrale abandonnée
depuis soixante-cinq ans. Cela suffisait pour le faire rapprocher de Tchang K'ien, le premier ambassadeur chinois en Occident, celui qui avait ouvert le Si-yu. Il était tout naturel d'admettre
que la Vraie Loi était entrée en Chine dès que les relations avaient été ouvertes, c'est-à-dire (en oubliant les relations antérieures) sous Ming ti, et que c'était le premier ambassadeur chinois
dans ces pays, Tchang K'ien, qui l'avait rapportée. C'est bien ainsi que le comprend Wang Feou, l'auteur du Houa Hou king, qui donne à la mission une durée de douze ans, parce que Tchang
K'ien était resté ce nombre d'années absent. Quant au nom de Fou Yi, il peut avoir été attiré par ses accointances avec Teou Hien, qui le prit comme historiographe de son expédition contre les
Hiong-nou. En somme trois hommes, un empereur, un ambassadeur, un lettré, tous trois personnages illustres et ayant eu des rapports avec les pays d'Occident.
Mais si les noms propres doivent être abandonnés, faut-il admettre du moins la réalité de l'ambassade elle-même ? Je ne le crois pas. Une ambassade chinoise traversant l'Asie Centrale me paraît
invraisemblable au milieu des guerres incessantes qui désolaient le pays, juste au moment de la grande lutte entre Yarkand, Khotan, les Hiong-nou, avant que la prise de Hami. et l'énergie de Pan
Tch'ao eussent ramené un peu d'ordre (73). Encore cet ordre ne dura-t-il pas longtemps, et deux ans après, en 75, le pays était en pleine révolte et le Protecteur Général massacré. Il suffit de
lire le début du chapitre 118 du Heou Han chou pour se rendre compte des difficultés auxquelles elle se serait heurtée. Cependant, malgré son invraisemblance, le récit de l'ambassade
devrait être accepté comme vrai s'il provenait d'un document sérieux. Mais une tradition populaire recueillie au bout d'un siècle a-t-elle ce caractère ? Je crois que tout ce récit doit être
rejeté dans le domaine de la légende, à côté de l'histoire des çramaṇas venus au temps de Ts'in Che-houang-ti. Peut-être faut-il y voir simplement une transformation du récit que nous trouvons
dans le Wei lio : le souvenir que les premières notions du bouddhisme étaient venues par un ambassadeur chinois au pays des Yue-tche, déformé et grossi par l'imagination populaire, puis
la légende ainsi formée rapprochée dans le temps pour être attribuée à un empereur plus célèbre que l'empereur Ngai, tel en serait le fondement.
Quant aux deux autres traditions elles appartiennent à un type bien connu de légendes qui cherchent à expliquer l'origine d'une relique ou d'un lieu saint. Les légendes de ce genre sont fort
sujettes à caution. Les statues miraculeuses ne sont pas rares dans le bouddhisme chinois : au XIIIe siècle, dans l'île de P'ou-t'o, on attribuait une origine merveilleuse à la statue de
Kouan-yin qu'on y vénérait. Lo-yang avait mieux encore : comme P'i-mo dans le Turkestan, elle possédait le portrait authentique du Buddha, fait de son vivant même pour le roi Udayana. Quant à la
légende de la fondation du Po-ma sseu elle ne semble pas plus sérieuse, et le cheval blanc de Tchou Fa-lan et de Kāçyapa Mātańga me paraît devoir rejoindre dans la mythologie le bœuf vert de
Lao-tseu auquel il est si souvent opposé : elle est du reste liée trop intimement à l'histoire de l'ambassade pour ne pas tomber d'elle-même si celle-ci n'est pas considérée comme authentique. Il
faut d'ailleurs remarquer que c'est le Ming siang ki le premier qui mentionne tous ces détails, le portrait du Buddha par le roi Udayana, les noms des deux bonzes, leur cheval
blanc.
Il semble donc qu'on puisse saisir trois étapes de la légende, marquées chacune par un livre différent :
1° Rêve de l'Empereur ; ambassade ; les envoyés rapportent des livres, et la religion commence à prospérer en Chine (Préface du Sūtra en 42 articles).
2° À ce premier fond de la légende, le Meou-tseu li kan ajoute des détails sur le Po-ma sseu et sur divers portraits du Buddha exécutés par ordre de l'empereur Ming.
3° Enfin au IVe ou au Ve siècle, la légende se précise encore : on découvre que les ambassadeurs de Ming ti avaient ramené deux moines hindous, dont on connaît les noms ; on sait qu'ils ont
transporté leurs livres sur le dos d'un cheval blanc ; enfin on a appris que les portraits exécutés par ordre de Ming ti étaient la copie de celui qu'avait fait jadis le roi Udayana et que les
deux moines hindous avaient apporté. Le Ming siang ki, le premier, nous donne la légende dans tous ses détails, sur la fin du Ve siècle.
En somme, l'histoire traditionnelle de l'introduction du bouddhisme en Chine repose toute entière sur quelques légendes pieuses de la fin du IIe siècle. L'autorité des histoires dynastiques qui
l'ont acceptée, le Heou Han chou, le Wei chou, le Souei chou, ne doit pas faire oublier la faiblesse des sources. Il est important de constater que, juste à l'époque où
Meou-tseu écrivait, le Wei lio racontait l'introduction du bouddhisme en Chine de façon toute différente et sans la moindre allusion à l'empereur Ming. Il est malheureux que la source du
Wei lio soit inconnue : peut-être son récit n'est-il pas plus authentique. Du moins rend-il mieux compte des faits connus.