Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : Le saint et la vie mystique chez Lao-tseu et Tchouang-tseu. — Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. II, pages 225-242.-242.

LE SAINT ET LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LAO-TSEU ET TCHOUANG-TSEU

Bulletin de l’Association française des amis de l’Orient, n°8, Paris, 1922

Repris dans Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. II, pages 225-242.

  • "Les théories métaphysiques de l'école du Yi-king furent acceptées universellement en Chine. L'école de Confucius les fit si bien siennes qu'elle attribua à son maître les ouvrages où elles étaient exprimées. L'école taoïste en conserva les grandes lignes, et ne laissa tomber que ce qui avait trait directement aux hexagrammes divinatoires... Au point de vue doctrinal, ils ont peu ou point innové."
  • "Leur originalité, en effet, n'est pas dans leurs idées : elle tient au fait que, comme les néo-platoniciens, ils ont joint aux spéculations théoriques la pratique de la mystique."

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La civilisation n'est pas très ancienne en Extrême-Orient, et ce n'est qu'assez tardivement (si on compare le monde chinois au monde méditerranéen) que la pensée philosophique trouva l'occasion de s'y développer. Dans la décomposition de la vieille société religieuse et féodale, au milieu des révolutions et des guerres qui ensanglantèrent les derniers siècles de la dynastie Tcheou, fleurit une liberté d'opinion qui n'y reparut en aucun autre temps ; et ainsi purent s'élaborer tout à la fois les théories métaphysiques qui devaient satisfaire l'orthodoxie confucianiste jusqu'à nos jours, et les doctrines qui préparèrent les voies au bouddhisme.

C'est vers le temps de Confucius et pendant le siècle qui suivit qu'une école s'efforça pour la première fois de se construire une représentation scientifique du monde, en prenant pour point de départ un livre de divination, le Yi-king. Le Yi-king est un recueil de soixante-quatre hexagrammes, figures de six lignes superposées, les unes pleines, les autres brisées, accompagnées d'explications. Cette importance attribuée à la divination n'a rien d'étonnant, car elle est l'acte religieux qui met l'homme le plus directement en rapport avec le divin : au moment où il est donné réponse à la question posée, il y a communication immédiate, et l'homme obtient un aperçu de l'aspect divin des choses, de leur classement divin, les seuls réels, et si différents des apparences vulgaires qui n'en sont que l'aspect humain. Ainsi, ce que ces philosophes cherchèrent, ce fut cette réalité cachée dont la science divinatoire leur donnait une vision momentanée. Pour eux, le monde sensible fut une illusion multiple masquant une réalité unique ; celle-ci, véritable principe et fondement de toutes choses, fut désignée sous les noms de Faîte Suprême t'ai-ki, ou plus rarement de Premier Principe tao. Ce Premier Principe était nécessairement impersonnel, car la divination ne s'adressait pas à un dieu particulier : la réponse tirait son origine de ce divin impersonnel qui joue un si grand rôle dans les idées religieuses de la Chine antique et moderne. Il était naturellement éternel ; immuable, il se manifestait sous deux aspects, aspect de repos, yin, et aspect de mouvement, yang, qui par leur succession produisaient les hexagrammes d'où provenait par transformation la nature entière, monde matériel et monde moral. Par l'étude approfondie des hexagrammes, on pouvait connaître la réalité absolue et ainsi agir sur elle, donc régir le monde matériel et moral ; c'est pourquoi le Saint, cheng-jen, qui par l'étude et l'intelligence complète du Yi-king est arrivé à connaître le principe premier, se trouve par là même maître d'en contrôler et d'en diriger à son gré les manifestations secondaires, c'est-à-dire l'Univers.

« Il est égal au Ciel et à la Terre, et par suite il n'est pas en opposition avec eux. Sa science embrasse toutes choses, et son action vient en aide à toutes choses dans le monde ; par suite il ne se trompe en rien.

Ces théories métaphysiques de l'école du Yi-king furent acceptées universellement en Chine. L'école de Confucius les fit si bien siennes qu'elle attribua à son maître les ouvrages où elles étaient exprimées. L'école taoïste en conserva les grandes lignes, et ne laissa tomber que ce qui avait trait directement aux hexagrammes divinatoires ; pour le reste, elle accepta le Premier Principe impersonnel et immuable, le Tao, avec ses modalités de repos et mouvement, yin-yang, qui « s'éclairant l'une l'autre, se couvrant l'une l'autre, et se réglant l'une l'autre, font que les quatre saisons se succèdent, se produisent, se détruisent », et, pour résumer ce passage trop long de Tchouang-tseu, produisent la nature entière. Pour ces maîtres aussi, le Saint doit sa sainteté à ce qu'il a obtenu le Premier Principe, le Tao. Au point de vue doctrinal, ils ont peu ou point innové.

Leur originalité, en effet, n'est pas dans leurs idées : elle tient au fait que, comme les néo-platoniciens, ils ont joint aux spéculations théoriques la pratique de la mystique. Et cela explique le rajeunissement que subissent chez eux des doctrines déjà vieilles en leur temps et en leur pays. Leur Tao, ils l'ont emprunté à leurs devanciers, sans modifier en rien la notion que ceux-ci avaient créée ; mais on comprend que des hommes qui, soit temporairement par l'extase, soit constamment dans la vie unitive, ont la perception directe de l'Absolu, en sentent plus vivement la réalité que ceux pour qui il n'est que le résultat abstrait d'une suite de raisonnements. Si on se rappelle de plus que cette école mystique a compté au moins un homme de génie, Tchouang-tseu, on ne s'étonnera pas de l'originalité profonde de son œuvre, encore que le fond en soit composé de morceaux d'emprunt.


Nous savons peu de chose historiquement des protagonistes de l'école taoïste, et l'existence même de certains d'eux est problématique. Des traditions relativement modernes et mal fondées font de Lao-tseu un contemporain plus âgé de Confucius (début du VIe siècle avant notre ère) et font vivre Lie-tseu, son disciple, aux confins du Ve et du IVe siècles. Mais Lao-tseu n'est qu'un nom, et le petit traité qui est attribue tantôt à lui, tantôt au mythique empereur Jaune, le Tao-tö-king, date probablement du début ou du milieu du IVe siècle ; et cependant, l'auteur inconnu de cet opuscule, s'il n'a rien laissé qui permette de retracer sa biographie, ni même de savoir son nom, a tracé de lui-même un portrait psychologique remarquable qui met en lumière son caractère de mystique mélancolique.

« Les autres, dit-il, sont heureux comme s'ils assistaient à un banquet, ou montaient à une tour au printemps. Moi seul suis calme, mes désirs ne se manifestent pas ; je suis comme l'enfant qui n'a pas encore souri ; je suis triste et abattu comme si je n'avais pas de lieu de refuge. Les autres ont tous du superflu ; moi seul semble avoir tout perdu ; mon esprit est celui d'un sot ; quel chaos ! Les autres ont l'air intelligent ; moi seul semble un niais. Les autres ont l'air plein de discernement ; moi seul suis stupide. Je semble entraîné par les flots, comme si je n'avais pas de lieu de repos. Les autres ont tous leur emploi ; moi seul suis borné comme un sauvage. Moi seul, je diffère des autres en ce que j'estime la Mère Nourricière (le Tao).

Son prétendu disciple Lie-tseu a encore moins de réalité : les chapitres authentiques dans le livre qui porte ce nom sont l'œuvre de l'école de Tchouang-tseu et ne peuvent guère remonter plus haut que le milieu du IIIe siècle avant notre ère. Le seul personnage dont l'existence paraisse assurée est Tchouang-tseu, qui vécut dans la seconde moitié du IVe siècle et mourut probablement au début du IIIe ; mais l'œuvre qui lui est attribuée porte la trace de remaniements et de retouches de ses disciples immédiats jusque vers le milieu du IIIe siècle.


L'originalité des maîtres taoïstes est, je l'ai déjà dit, moins dans leurs théories doctrinales que dans leurs pratiques de vie mystique. Comme ceux de l'école du Yi-king, ils admettent que la sainteté consiste dans la connaissance de la réalité suprême qui est au-delà des choses sensibles ; mais ceux-ci avaient pensé que cette réalité pouvait être atteinte par leur science, la divination. Les taoïstes repoussent cette idée : la science est insuffisante pour conduire au « Grand Mystère », ainsi que la discussion des théories philosophiques.

« Houang-ti... perdit sa perle noire ; il envoya Science la chercher, mais elle ne la trouva pas ; ...il envoya Discussion la chercher, mais elle ne la trouva pas ; alors il envoya Abstraction : Abstraction la trouva. Houang-ti dit : « Étrange ! que ce soit Abstraction qui l'ait trouvée ! »

Ce n'est donc pas sur l'étude des livres qu'il faut compter pour trouver le Tao. Les livres, selon Tchouang-tseu, sont « la lie des anciens », un résidu sans valeur. Bien plus, le raisonnement lui- même doit être délaissé, car il ne sert qu'à obscurcir la véritable connaissance qui est intuitive.

« Jan K'ieou demanda à Confucius :
— Peut-on savoir ce qui était avant que le Ciel et la Terre ne fussent ?
Confucius répondit :
— Oui. C'était autrefois comme aujourd'hui
(c'est-à-dire que le Tao seul existait). Jan K'ieou n'en demanda pas plus et se retira. Le lendemain il revint voir Confucius :
— Hier... vous m'avez répondu : « Oui. C'était autrefois comme aujourd'hui. Hier ce m'était clair ; aujourd'hui ce m'est obscur. Permettez-moi de vous demander ce que cela veut dire.
Confucius répondit :
— Hier c'était clair : c'est parce qu'intuitivement, vous aviez anticipé ma réponse ; aujourd'hui c'est obscur : c'est parce que vous cherchez à comprendre le sens non intuitivement.

Tchouang-tseu exprime clairement cette incapacité d'obtenir le Tao par la science et l'étude.

Ceux qui voudraient par l'étude (obtenir le Tao), cherchent ce que l'étude ne donne pas. Ceux qui voudraient l'obtenir par l'effort, cherchent ce que l'effort ne donne pas. Ceux qui voudraient l'obtenir par le raisonnement, cherchent ce que le raisonnement ne donne pas.

C'est de la même façon qu'un mystique musulman, al-Ghazzâli, déclare :
« Les notions primordiales n'ont pas à être cherchées, parce qu'elles sont présentes et visibles : le résultat d'une telle enquête ne saurait être que de les rendre invisibles et cachées ;

et que Boehme déclare :
« Je ne suis pas venu à cette notion ou à cette œuvre et à cette connaissance par ma propre raison ou ma propre volonté et dessein : ni je n'ai cherché cette connaissance ; j'ai cherché seulement le cœur de Dieu...

C'est qu'en effet la vie mystique seule permet d'obtenir le Tao, et l'expérience taoïste rejoint celle des mystiques de toutes les religions quand elle renonce à chercher l'Absolu par la science et le raisonnement.

La pratique de la vie mystique, telle est en effet la grande découverte de l'école de Lao-tseu et Tchouang-tseu : les premiers en Chine, ils en ont suivi les chemins et en ont décrit toutes les étapes.

« Depuis que j'écoute vos instructions (voici les états que j'ai traversés) : la première année, je fus simple ; la seconde, je fus docile ; la troisième, je compris [c'est l'illumination] ; la quatrième, je considérai mon moi comme un objet extérieur ; la cinquième, je progressai ; la sixième, un esprit me pénétra [extase] ; la septième, je devins divinisé ; la huitième, je ne sus plus si j'étais mort ou vivant ; la neuvième, j'obtins le Grand Mystère.

Un autre passage précise ce que la concision de celui-ci laisse dans le vague :

« Au bout de trois jours, (Pou-leang Yi) put se détacher du monde extérieur ; je continuai à l'observer : au bout de sept jours, il put se détacher des choses proches ; je continuai à l'observer : au bout de neuf jours, il put se détacher de sa propre existence. Après qu'il se fut ainsi détaché de sa propre existence, il acquit la pénétration claire comme la lumière matinale. Après qu'il eut acquis la pénétration claire comme la lumière matinale, il vit Ce qui est Unique (le Tao). Après avoir vu Ce qui est Unique, il put arriver à l'état où il n'y a ni présent ni passé. Après être arrivé à l'état où il n'y a ni présent ni passé, il atteignit celui où on n'est ni mort ni vivant.

Les trois grands stades de la vie mystique apparaissent clairement, tels que les ont décrits les mystiques occidentaux, chrétiens et musulmans : période de détachement du monde extérieur, de renoncement plus ou moins longue (cinq ans chez Yeou, neuf jours chez Pou-Leang Yi), qui correspond à la voie purgative des auteurs chrétiens ; puis extases définies tantôt par l'expression vulgaire désignant les transes des sorcières wou (« un esprit kouei me pénétra »), tantôt par la vision elle-même (« il vit Ce qui est Unique ») ; enfin l'Union, qui est « le Grand Mystère ».

On peut, chez les auteurs taoïstes, suivre en détail ces diverses phases. Chez les taoïstes comme chez les chrétiens et les musulmans, au commencement, il y a une véritable conversion où le néophyte se sent réellement changer : l'équilibre psychologique normal antérieur est rompu pour faire place non pas à un équilibre nouveau qui ne sera atteint que bien plus tard, mais à de nouveaux groupements de forces. Le long travail d'incubation qui précède la rupture restant généralement inconscient, celle-ci apparaît comme un fait instantané suivi d'un résultat définitif. « Après le long sommeil de Pei-kong-tseu, est-il dit dans Lie-tseu, un seul mot a suffi à l'éveiller, et il est changé de façon durable. » Le récit que fait Tchouang-tseu de sa propre conversion, alors qu'il se promenait dans les bois en chassant, est malheureusement trop long pour que je puisse le citer ici ; il est un exemple de ces conversions brusques. Mais l'incubation longue et cachée apparaît nettement dans quelques anecdotes : ainsi, dans Lie-tseu, Lao-tch'eng-tseu servit son maître trois ans, puis comme il allait le quitter se croyant incapable, un mot de celui-ci amena la conversion ; et dans Tchouang-tseu, la conversion de Lie-tseu se produit après un long séjour chez son maître. D'autre part, les taoïstes ont bien noté l'impression de changement de conscience total du sujet, qui est si caractéristique.

« Yen Houei s'écria : « Le Yen Houei qui n'a pas encore obtenu cela, c'est vraiment moi Yen Houei ; quand je l'aurai obtenu, je serai un Yen Houei qui n'existait pas auparavant. »

Ce sont presque les mêmes mots qu'emploie Alphonse Ratisbonne : « Je ne savais où j'étais, je ne savais si j'étais Alphonse ou un autre. Je me sentais changé et me croyais devenu autre ; je me cherchais en moi-même et ne me trouvais pas. »

Mais la conversion n'est que l'entrée dans la vie mystique. Celui qui veut la suivre jusqu'au bout doit passer par une longue phase de purification, la voie purgative des chrétiens, que Tchouang-tseu appelle le jeûne du cœur sin-tchai, l'opposant au jeûne du sacrifice, abstinence rituelle qui précède les sacrifices : ainsi, les mystiques musulmans opposent à la purification rituelle extérieure du corps la purification de l'âme, et Shibli raconte qu'un jour qu'il venait de faire les ablutions pour aller à la mosquée, il entendit une voix qui lui criait : « Tu as lavé ton extérieur, mais où est ta pureté intérieure ? » Ce jeûne du cœur est défini par Tchouang-tseu :

« Unifiez votre attention. N'écoutez pas par l'oreille, mais écoutez par le cœur, sin ; n'écoutez pas par le cœur, mais écoutez par l'âme, k'i. Que ce que vous entendez ne dépasse pas vos oreilles ; que votre cœur se concentre. L'âme alors sera vide, hiu, et saisira la réalité ; l'Union avec le Principe, tao-tsi, ne s'obtient que par le vide ; c'est ce vide qui est le jeûne du cœur.

C'est un excellent résumé de la purification mystique : renoncement et détachement des choses extérieures, simplification, unification, concentration du cœur de façon que l'âme libérée (« vidée » hiu) de toute influence extérieure, puisse saisir la réalité et entrer en union immédiate et directe avec l'Absolu. Et, chose curieuse, l'image par laquelle les taoïstes cherchent à décrire leur état, le vide, ne leur est pas propre, et les Soufis disent de même que « Dieu rend le cœur d'un homme vide pour recevoir la connaissance de Lui-même, en sorte que Sa connaissance intuitive diffuse Sa pureté à travers le cœur ». Au travers des explications dogmatiques différentes, on reconnaît la même expérience psychologique.

L'effort de détachement se traduit par des manifestations différentes suivant les individus ; il suffit de parcourir les vies des saints pour se rendre compte de la diversité de ces réactions individuelles. Les uns abandonnent tout et adoptent la vie érémitique : c'est celle que Tchouang-tseu attribue à Confucius après sa conversion supposée.

« Confucius renonça à ses relations, renvoya ses disciples et se retira dans un grand marais ; il s'habilla de vêtements de peau et de poils ; il se nourrit de glands et de châtaignes. Son passage parmi les bêtes sauvages ne troublait pas leurs troupeaux ; son passage au milieu des oiseaux ne troublait pas leurs mouvements.

Tel saint François d'Assise. D'autres, qui savaient, comme saint Jean de la Croix, que le détachement « n'est pas l'absence des choses, car l'absence n'est pas le détachement si le désir reste, mais le détachement consiste à supprimer le désir et éviter le plaisir », ne croyaient pas nécessaire d'aller vivre au désert et s'adonnaient à la purification chez eux, dans leur famille.

« Lie-tseu s'en retourna chez lui. Pendant trois ans, il ne sortit pas. Il fit la cuisine pour sa femme ; il nourrit ses porcs (aussi respectueusement) que des hommes. Il ne prit part à aucune affaire ; il se défit des ornements artificiels et revint entièrement à la simplicité naturelle. Il devint pareil à une motte de terre ; au milieu des distractions, il fut concentré ; et ainsi jusqu'à la fin de sa vie.

Cette période de purification est une des expériences les plus pénibles de la carrière mystique. Elle donne à tous une impression très vive de lutte, de combat intérieur entre la personnalité éveillée par la conversion, et la personnalité normale qui se défend et qu'il faut vaincre. Cette dualité interne, c'est ce que Lao-tseu appelle l'Humain et le Céleste :
« Pour régir l'Humain et servir le Céleste, rien ne vaut la modération.

Et Tchouang-tseu les définit par une comparaison :
« Les chevaux et les bœufs ont quatre pattes, c'est le Céleste ; les chevaux ont des harnais sur la tête, les bœufs ont le nez percé, c'est l'Humain.

C'est à se dégager de l'artificiel pour revenir à la simplicité primitive p'ouo, qui participe du Tao, à « régir l'Humain et servir le Céleste », que se passe cette première phase de la carrière des mystiques taoïstes.

Ceci fait, quand le néophyte est enfin arrivé au « vide », il s'ouvre pour lui une période d'extases qui est la première récompense de son long et patient effort. Il obtient « la pénétration claire comme la lumière matinale » et il « voit Ce qui est Unique ». Ces extases sont décrites de façon fort exacte. La respiration devient faible hiu, l'homme est comme un membre détaché du corps ta, comme si le corps avait perdu son compagnon (l'âme), expose Tchouang-tseu, qui évidemment parle par expérience. Lao-tseu, saisi alors qu'il faisait sécher ses cheveux, est surpris ainsi par Confucius. Nie K'iue tombe en extase en entendant parler son maître P'ei Yi :

« Celui-ci n'avait pas fini de parler que Nie K'iue tomba endormi. P'ei Yi, très satisfait, s'en alla en chantant :

« Son corps est comme une souche de bois mort ;
Son cœur est comme de la cendre éteinte.
Il réalise la véritable science,
Il ne s'occupe pas des causes.
Aveugle et obscur il est devenu ;
Il n'a pas de cœur avec lequel il discute.
Oh ! quel homme est celui-ci !

Ce n'est pas seulement l'aspect extérieur de l'homme ravi en extase qui est décrit ; Tchouang-tseu donne aussi des descriptions en quelque sorte intérieures, intéressantes malgré leur brièveté.

« Yen Houei dit à Confucius :
— Je suis en progrès.
— Que voulez-vous dire ?
— Je (sais) m'asseoir et oublier (le monde extérieur).
Confucius, étonné, dit :
— Qu'appelez-vous s'asseoir et oublier ?
Yen Houei répondit :
— Je laisse tomber mon corps ; je dépouille mon intelligence ; quand j'ai quitté la forme et abandonné la science, je m'unis à Ce qui pénètre tout (le Tao) : voilà ce que j'appelle s'asseoir et oublier.

Et ailleurs :

« Ce qui était intérieur et extérieur (en moi) se pénétrait ; j'eus les mêmes perceptions par les yeux que par les oreilles, par les oreilles que par le nez, par le nez que par la bouche ; toutes les sensations furent pareilles. Mon cœur se concentra ; mon corps se dispersa ; mes os et ma chair se liquéfièrent. Je n'eus plus la sensation de ce sur quoi mon corps était appuyé, mes pieds étaient posés ; au gré du vent, j'allais à l'est et à l'ouest, comme une feuille d'arbre, comme une tige desséchée, tant qu'à la fin je ne savais plus si c'était le vent qui me portait ou moi qui portais le vent.

Cette période d'extases conduit insensiblement à l'Union parfaite, « le Grand Mystère ». L'esprit est alors « uni avec Ce qui pénètre tout », il a « pénétré le Divin », il est en « union avec le Ciel mystérieux ». Les mystiques chrétiens et musulmans traversent avant d'atteindre à l'Union, une période de malaise, « la nuit triste de l'âme », comme l'appelle saint Jean de la Croix, que les taoïstes ne paraissent pas avoir connue, ou du moins qu'ils n'ont pas décrite. Peut-être le fait est-il dû à ce que leur conception particulière du Tao impersonnel les laisse plus calmes que ceux qui s'adressent à un Dieu personnel ; même dans leurs moments d'expansion ils sont loin des cantiques d'amour des Occidentaux ; leurs effusions restent toujours froides et mesurées, elles s'adressent à une force, non à un être.

« Ô grand carré qui n'a pas d'angles, Grand vase jamais achevé, Grande voix qui ne forme pas de paroles, Grande apparence sans forme !

s'écrie Lao-tseu en des vers dont le premier rappelle une formule célèbre de Pascal. Et l'élan plus ému de Tchouang-tseu reste lui aussi bien froid :

« Ô mon maître ! ô mon maître ! Tu anéantis toutes choses sans être cruel, tu fais largesse jusqu'à dix mille générations sans être bon ! : Tu es plus âgé que la plus haute antiquité et tu n'es pas vieux ! Tu couvres le ciel, tu supportes la terre ; tu modèles toutes les formes sans être habile ! C'est toi qu'on appelle la Joie Céleste !

C'est à « celui qui connaît la Joie Céleste », à cet « ami du Ciel et de la Terre », que les taoïstes réservent le nom de Saint cheng-jen, que l'école du Yi-king accordait à celui qui a acquis la science parfaite des hexagrammes. Mais en changeant la manière de parvenir à la sainteté, ils n'ont pas changé le contenu de cette notion, et leur Saint (ou pour employer l'expression technique qu'ils ont créée, l'Homme Réalisé tchen-jen) a les mêmes attributs que celui de leurs devanciers, et d'ailleurs que celui de toutes les écoles philosophiques chinoises de cette époque. « Le Saint est l'égal du Ciel », écrit, développant les idées du Yi-king, l'auteur du Tchong-yong, un petit opuscule de l'école de Confucius. Pour tous les philosophes de ce temps, le Saint est, je l'ai dit, un homme qui a acquis le pouvoir de tout régler dans le monde physique et moral ; les taoïstes lui attribuent la même puissance, mais (et c'est en cela que le Saint taoïste diffère du Saint confucéen) il fait mieux que de se permettre d'agir. « Le Saint contemple le Ciel et ne l'aide pas », dit nettement Tchouang-tseu ; « il réalise l'influence extérieure (du Tao), , sans interférer ; il se conforme au Tao sans faire de plans (pour lui) ». C'est qu'en effet, étant en union avec le Tao, il participe de la nature de celui-ci ; or, le Tao n'agit pas. « Le Tao est toujours Non-agissant, et il n'est rien qui ne soit fait par lui. » Le Saint, pour se conformer au Tao, doit donc pratiquer le Non-agir, wou-wei. Doué de pouvoirs qui lui permettraient de révolutionner l'univers, il n'en use pas. « Le maître a ses pouvoirs », répond Tseu-hia au prince de Ts'i qui lui demande si Confucius (décrit ici comme un maître taoïste) a des pouvoirs surnaturels ; « mais ce sont des pouvoirs qu'il est capable de ne pas mettre en action. » Et dans une anecdote trop longue pour être citée ici en entier, un autre maître, s'adressant à un disciple qui lui demande le moyen de « mettre d'accord l'essence des six émanations et en nourrir tous les êtres », de façon que « les quatre saisons viennent en leur temps », répond par ces mots : « Prenez la position de ne pas agir, et les choses se transformeront d'elles-mêmes. » Agir est mauvais, parce que cela différencie du Tao, qui est immuable. Aussi l'école confucéenne, qui cherche à corriger le monde par les rites, se trompe, car elle tend au Bien : or, le Bien est aussi mauvais que le Mal, puisque l'un et l'autre écartent du Tao, qui est indifférent ; il faut laisser l'homme à lui-même, et grâce à sa simplicité foncière p'ouo, il se laissera aller en conformité avec le Tao et, comme celui-ci, ignorera le Bien et le Mal. Par conséquent toute instruction, écartant l'homme de cette simplicité primitive, est mauvaise : le Saint, « même quand il sait, n'use pas de sa science ». Cette tendance trouve son expression en un passage célèbre de Lao-tseu :

« Le Saint, dans la pratique du gouvernement, vide les esprits et remplit les ventres, affaiblit les volontés et renforce les os. Il s'attache constamment à ce que le peuple ne sache rien, ne désire rien ; il fait que ceux qui savent n'osent pas agir. Par la pratique du Non-agir, il n'est rien qui ne soit bien réglé.

Et la société idéale taoïste est ainsi décrite :

« Au temps de l'empereur Ho-siu les hommes restaient dans leurs demeures sans savoir ce qu'ils faisaient, se promenaient sans savoir où ils allaient. Quand, la bouche bien remplie, ils étaient contents, ils se tapaient sur le ventre pour l'exprimer. Telle était leur seule capacité.

C'est qu'en effet, par l'ignorance et la suppression des désirs, on revient à la simplicité primitive, et par conséquent au Tao, source unique de toute science vraie et de toute réalité.


On a voulu chercher à la philosophie taoïste des origines indiennes. Ce ne serait pas matériellement impossible : Tchouang-tseu est contemporain d'Alexandre-le-Grand, et à cette époque il est certain que la Chine était depuis un certain temps en rapports plus ou moins directs avec l'Occident, et qu'elle avait emprunté à celui-ci quelques notions indiennes de géographie mythologique, ainsi que des connaissances d'astrologie et d'astronomie. Mais la possibilité d'un fait n'en implique pas la réalité historique, et les rapprochements qu'on a faits entre les doctrines taoïstes et certains systèmes religieux de l'Inde sont trop superficiels pour être probants ; d'autre part, le fond commun d'expérience psychologique réelle sur lequel repose toute mystique suffit à expliquer les ressemblances. Tel est le cas par exemple pour la théorie que le monde extérieur est illusion houan, théorie que Tchouang-tseu illustre par une anecdote charmante :

« Jadis, moi, Tchouang Tcheou, je rêvai que j'étais un papillon, un papillon qui voltigeait, et je me sentais heureux ; je ne savais pas que j'étais Tcheou. Soudain je m'éveillai et je fus moi-même, le vrai Tcheou. Et je ne sus si j'étais Tcheou rêvant qu'il était un papillon, ou un papillon rêvant qu'il était Tcheou.

Il est parfaitement inutile de faire intervenir des emprunts hindous pour expliquer une croyance commune à toutes les mystiques.

Le rapprochement le plus spécieux que l'on ait tenté est celui des théories sur la vie et la mort ; il n'est pas très heureux. Pour les taoïstes, l'homme fait lui-même partie de l'illusion qu'est le monde, la vie et la mort ne sont que des phases successives de cette illusion. Vie et mort sont des termes qui n'ont pas de sens, ou plutôt qui ont le même sens. « Moi et ce crâne », dit Lie-tseu à un de ses disciples, « nous savons qu'il n'y a pas véritablement de vie, qu'il n'y a pas véritablement de mort. » Et plus dogmatiquement : « La mort et la vie, ce sont un aller et retour : être mort ici, que sais-je si ce n'est pas être vivant là ? » Ce sont des phases successives et inévitables, car « ce qui a vie retourne à ce qui n'a pas vie, ce qui a forme retourne à ce qui n'a pas forme.... La vie doit nécessairement cesser (mort), la cessation ne peut pas ne pas cesser (vie). » Il n'y a d'ailleurs pas à s'inquiéter de ces transformations qui n'ont pas d'importance. « Nous naissons d'un sommeil tranquille et nous mourons à un réveil paisible. » Et le tout est admirablement résumé par une phrase de Tchouang-tseu :

« La vie de l'homme, entre le ciel et la terre, est comme le saut d'un cheval blanc qui passe un ravin et soudain disparaît. Subitement il vient ; tranquillement il s'en retourne ; par une transformation il vit, par une transformation il meurt.

Ce sont là des idées auxquelles on trouve à première vue maint parallèle chez les penseurs de l'Inde ; mais à les examiner de près, on s'aperçoit qu'il y a des différences profondes, et que cet « aller » et ce « retour » ne ressemblent guère qu'extérieurement aux doctrines de la transmigration et de la série des renaissances. Bien que bouddhistes et taoïstes croient également qu'il n'y a pas de réalité du moi et qu'il n'y a pas de personnalité se transmettant d'une vie à l'autre, les premiers admettent cependant qu'il y a un lien entre deux existences successives ; c'est une sorte de résidu moral (sans support matériel ou spirituel), la somme des conséquences de tous les actes antérieurs, et c'est cela qui conditionne la nouvelle existence : ainsi une loi morale implacable régit sans appel le passage d'une existence à une autre. Or, il n'y a aucune notion de ce genre chez les taoïstes. Pour eux, les éléments, manifestations extérieures et illusoires du Tao, qui se sont joints momentanément pour former un être ou une chose, se disjoignent à la mort de cet être ou à la destruction de cette chose, et s'étant dispersés forment avec d'autres éléments d'autres combinaisons également instables ; mais aucune loi ne préside à ces transformations capricieuses, aucun lien de nécessité morale ne joint ces diverses combinaisons.

« Si le Créateur (le Tao) transforme mon bras gauche en un coq, j'annoncerai les veilles de la nuit ; s'il fait de mon bras droit une arbalète, je viserai des corbeaux pour les rôtir ; s'il fait de mon tronc un char, et de mon esprit un cheval, j'y monterai : comment changerais-je de char ?

déclare dans Tchouang-tseu un personnage mourant.

Et quelques lignes plus loin :

« Tseu-lai étant tombé malade, sa femme et ses enfants se tenaient autour de lui, poussant des hurlements (rituels). Tseu-lai vint prendre de ses nouvelles et dit :
— Paix ! Ne le troublez pas quand il subit sa transformation !
Puis, appuyé contre la porte, il dit (au mourant) :
— Grand est le Créateur ! Que va-t-il faire de vous maintenant ? Où vous mettra-t-il ? Fera-t-il de vous le foie d'un rat ou la patte d'un insecte ?

Mais Tseu-lai lui réplique qu'il n'a pas à s'inquiéter de ce qu'il va devenir, et cela non pas pour des raisons morales, mais simplement parce qu'il faut s'en remettre au Tao.

« Quand le fondeur fond son métal, si le métal sautait en disant : Je veux devenir un sabre pareil au mo-ye (sabre célèbre du roi de Wou), le fondeur le considérerait comme néfaste. Si j'usurpais la forme humaine en criant : Je veux être homme, je veux être homme, le Créateur me considérerait comme néfaste. Quand nous avons compris que le ciel et la terre sont un grand creuset et le Créateur un grand fondeur, où irions-nous qui ne fût bon pour nous ?


Avec ces transformations capricieuses, sans loi ni règle d'aucune sorte, les taoïstes sont bien loin des règles infrangibles de la transmigration bouddhiste, et il n'y a vraiment aucune raison de supposer qu'ils y aient emprunté quelque chose. Et cependant, il est indéniable que leurs doctrines, malgré des différences fondamentales, préparaient la voie au bouddhisme. Pendant trois siècles, à la fin des Tcheou, sous les Ts'in et les Han, toute l'élite des penseurs chinois a subi l'influence de l'école mystique de Lao-tseu et de Tchouang-tseu, quelques-uns profondément, comme le poète K'iu Yuan, contemporain de Tchouang-tseu, ou le poète Sseu-ma Siang-jou, un siècle et demi plus tard, ou l'historien Sseu-ma T'an, le père de Sseu-ma Ts'ien. Quand les premiers missionnaires bouddhistes vinrent en Chine, probablement au cours du Ier siècle de notre ère, leurs idées ne surprirent pas trop leurs auditeurs qui crurent y retrouver comme un écho de croyances auxquelles ils étaient habitués. Et ainsi le dernier service que les vieux philosophes taoïstes rendirent à la pensée chinoise fut d'aider à l'introduction d'une religion nouvelle, à tant de points de vue supérieure à tout ce que la Chine avait jusqu'alors produit.

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Lire aussi :

  • Lao-tzeu, Lie-tzeu, Tchouang-tzeu : Les pères du système taoïste. Trad. Léon Wieger