Henri Maspero (1883-1945)
COMMENT LE BOUDDHISME S'EST INTRODUIT EN CHINE
Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, volume I, pages 195-211.
- "L'introduction du bouddhisme en Chine a été longtemps une des énigmes de l'histoire religieuse en Extrême-Orient. Comment une religion aussi éloignée des tendances normales de l'esprit chinois avait-elle pu pénétrer, s'implanter, se développer, et même se trouver un moment tout près de triompher des autres ? Nous commençons seulement depuis peu à nous rendre compte de la façon dont ces faits extraordinaires se produisirent ; et cette façon est elle-même presque aussi étonnante que les faits. C'est cette histoire que je vais essayer de vous exposer."
- "Le bouddhisme est, en Chine, une religion étrangère qui arriva vers le premier siècle p. C., portée par des missionnaires de l'Inde et de l'Asie Centrale. Il était déjà vieux de plusieurs siècles et avait parcouru bien des pays lorsqu'il parvint dans la plaine du fleuve Jaune ; et, sans avoir acquis au cours de ses voyages une rigidité dogmatique qu'il n'a jamais eue en aucun temps ni en aucun pays, il avait nécessairement perdu une part de sa malléabilité première." Lire la suite... >>>
Vous savez quelles sont les idées fondamentales du bouddhisme. Elles reposent sur la séquence des Quatre Nobles Vérités, dont la réalisation a
marqué le point culminant de l'Illumination du Bouddha, et qui sont, pour employer les termes des Livres Saints, « la douleur, l'origine de la douleur, l'anéantissement de la douleur, et la voie
de l'anéantissement de la douleur ». L'existence, commençant à la naissance, continuant par la maladie et la vieillesse, finissant par la mort, pour reprendre dans une nouvelle vie qui sera
pareille à la précédente, est douleur et chagrin ; l'origine en est dans l'illusion du Moi, qui conduit au désir de continuer d'être, à la « soif » de vivre pour employer la forte expression
bouddhique : puisque telle est l'origine de la douleur, elle sera anéantie quand le désir de vivre sera supprimé, car « celui qui anéantit cette misérable soif de vivre, verra les douleurs tomber
de lui comme les gouttes d'eau tombent d'une fleur de lotus » ; pour obtenir cet anéantissement, il n'y a qu'une seule voie, c'est la Noble Voie prêchée par le Bouddha, qui conduit au salut : il
faut avoir des croyances correctes, parmi lesquelles les principales consistent à reconnaître que tout est douleur et que le Moi n'a pas d'existence ; il faut une conduite correcte, conforme aux
cinq défenses morales, dont les principales sont de ne pas tuer d'êtres vivants et de supprimer le désir ; il faut la méditation correcte, etc.
De cette façon, on « entre dans le courant », qui en quatre étapes conduira à la libération de la nécessité de renaître après la mort, fera sortir de la roue de la transmigration, et mènera à
l'existence inconditionnée que l'on désigne sous le nom de Nirvâna.
À partir de cette doctrine fondamentale s'étaient formés, dans l'Inde même, deux grands courants religieux qu'on appelle de leurs noms indiens le Petit Véhicule et le Grand Véhicule. L'un et
l'autre prêchent le salut par les enseignements du Bouddha, mais de façon assez différente. Dans le Petit Véhicule, les fidèles cherchent le salut pour eux-mêmes. Le Grand Véhicule déclare qu'il
faut aller plus loin, que le salut du Petit Véhicule n'est lui-même qu'une étape et que tous les hommes doivent quelque jour arriver non seulement à se sauver eux-mêmes, mais à sauver tous les
êtres vivants en arrivant à l'état de Bouddha.
Ces deux formes du bouddhisme entrèrent tôt en Chine ; et, au début, la première apporta surtout des pratiques de méditation et des thèmes de morale pratique, tandis que le second apportait des
thèses métaphysiques qui étonnèrent d'abord, puis enchantèrent les Chinois, peu gâtés à ce point de vue par leurs propres philosophes. La thèse fondamentale du Grand Véhicule, telle qu'elle se
répandit en Chine, était que tout homme est dès maintenant en réalité à l'état de Bouddha parfaitement accompli, état où il n'a pas eu à parvenir attendu qu'il ne l'a pas quitté ; mais il ne le
sait pas et, par son ignorance, il se crée à lui-même les conditions mauvaises du monde sensible, pure illusion que la science du Bouddha dissipe. Pour détruire cette fantasmagorie du monde
phénoménal et être sauvé, il suffira de réaliser cet état de Bouddha, soit, comme le prêche le Lotus de la Bonne Loi, en ayant une confiance complète, ne fût-ce qu'un instant, en la
parole du Bouddha qui affirme qu'il en est ainsi, soit par la méditation comme le veut l'école du Dhyâna, soit par d'autres procédés. Celui qui en sera arrivé là parcourra peu à peu, de degré en
degré, les Domaines de la Méditation des Bodhisattvas et commencera à être capable de sauver les êtres vivants, jusqu'à ce qu'il les délivre tous et devienne à son tour Bouddha en quelqu'un des
innombrables mondes de Bouddha qui emplissent l'univers.
Telles étaient les notions principales que les missionnaires avaient à faire pénétrer dans l'esprit de leurs auditeurs pour les convertir. À quel point les Chinois étaient-ils prêts à accueillir
des idées aussi compliquées ?
Au moment où arrivèrent les premiers missionnaires, la Chine traversait sous la dynastie des Han une période de paix, paix relative naturellement, comme toujours dans ce pays trop vaste et aux
communications difficiles. Une tentative d'usurpation, suivie de la terrible révolte des Sourcils Rouges aux premières années de notre ère, en avait ravagé la partie occidentale ; mais la
tranquillité était revenue, sous des empereurs énergiques qui avaient rétabli la dynastie ébranlée, et les pertes avaient été assez vite réparées. Les missionnaires allaient donc trouver d'abord
un pays bien organisé, où la régularité de l'administration allait faciliter leur travail ; mais cet avantage ne devait pas durer longtemps.
Au point de vue religieux, ils tombaient mal, ou plutôt ils arrivaient un peu tard. Quelques siècles avant, à l'époque des Royaumes Combattants, le monde chinois avait traversé une crise
religieuse très forte, quand il avait fallu remplacer la religion agraire de l'antiquité qui s'était trouvée entraînée dans la ruine de la société antique. Modelée sur celle-ci au point de n'en
être guère qu'une transposition sur le plan religieux, cette religion de la Chine antique ne s'occupait que de groupes sociaux constitués. Bien observée dans toutes ses prescriptions, elle devait
donner la paix et le bien-être aux territoires seigneuriaux et à leurs habitants. Mais l'individu n'y avait aucun rôle et n'avait aucun moyen d'approcher directement des dieux, qui n'étaient pas
faits pour lui, mais pour tout l'ensemble du groupe social auquel il appartenait.
La religion antique avait été emportée au moment où la transformation de la société antique la rendait particulièrement vulnérable. Tout s'était réuni contre elle. Les milieux des lettrés
ritualistes qui auraient pu lui être favorables s'étaient habitués à en expliquer les rites par des considérations qui ne laissaient aucune place à des dieux personnels, et tendaient à remplacer
ceux-ci par des forces impersonnelles et inconscientes auxquelles ils attribuaient la régularité de la marche du monde. Cette doctrine à tendance athéistique était issue d'une sorte de
syncrétisme où se confondaient d'anciens systèmes philosophiques d'origines diverses, système des Cinq Éléments, système des Trois Pouvoirs, système du yin et du yang, que les
lettrés du IIIe siècle avant notre ère avaient plus ou moins heureusement amalgamés. Dans ce système composite qui devait devenir officiellement la Doctrine des lettrés sous les Han, et qui est à
la base de ce que nous appelons le confucianisme, le monde n'est pas dirigé par des dieux personnels, mais par une hiérarchie de forces. La création n'est pas l'œuvre, une fois pour toutes
achevée, d'un démiurge ; elle est une production continue du Ciel et de la Terre. Le Ciel, qui produit et recouvre, la Terre, qui nourrit et porte, sont les deux plus hauts Pouvoirs, et l'Homme,
premier des êtres produits, vient juste après eux, presque au même rang, comme troisième Pouvoir. Ce sont ces Trois Pouvoirs qui règlent la marche du monde. La création céleste se fait en deux
temps qui alternent constamment, un temps de repos appelé yin, un temps d'activité appelé yang ; le yin et le yang ne coexistent jamais, ils se succèdent
indéfiniment l'un à l'autre, et leur alternance régit tout : par exemple, dans le calendrier, au yin Automne-Hiver succède le yang Printemps-Été. Mais ils n'agissent pas
directement ; ils emploient l'intermédiaire de la série des Cinq Éléments, Bois, Feu, Métal, Eau, Terre, qui se succèdent éternellement en une ronde sans fin, ou plutôt en deux rondes inverses,
suivant qu'ils se produisent en se donnant naissance ou en se détruisant mutuellement. Par exemple, dans le calendrier, au Printemps qui est le Bois, succède l'Été qui est le Feu, etc. ; dans
l'Homme les Cinq Éléments sont les viscères ; dans le monde moral, ils sont les Cinq Vertus, etc. Tout fonctionne mécaniquement, régulièrement, sans accroc, sans l'intervention d'aucune divinité
personnelle. Et tout serait parfait si l'Homme, seul des Trois Pouvoirs, et de toutes les forces qui régissent l'univers, à être personnel et conscient, n'y jetait parfois le désordre par les
écarts de sa personnalité consciente : tant qu'il agit bien, le monde bien gouverné marche bien, physiquement, socialement, moralement ; mais s'il agit mal, ses actes mauvais réagissent sur le
monde matériel, mettant le désordre dans la ronde des Cinq Éléments, produisant des excès intempestifs de yin et de yang, et dérangeant la création normale du Ciel et de la
Terre, de sorte que tout finit par aller très mal. De là la nécessité de réformer l'Homme, de faire qu'il se conduise bien ; de là l'importance des Classiques qui enseignent la doctrine
correcte.
Malheureusement l'Homme, tel que le concevaient les lettrés, ce n'était pas chaque homme en particulier, chaque personne prise individuellement. C'était un être collectif, le Peuple, symbolisé
par le Souverain, ses ministres, ses fonctionnaires. Et le bien qui résultait de tout l'effort pour bien agir, c'était le bien collectif du Peuple, sans aucun égard pour les personnes : celles-ci
continuaient à rester étrangères à la Doctrine des lettrés, sauf dans la mesure où elles pouvaient être chargées quelque jour d'une portion d'autorité et devenir ainsi représentatives de l'Homme.
Aussi cette doctrine ne touchait-elle pas les esprits qui s'efforçaient vers une religion personnelle, où fussent mis au premier plan les rapports personnels avec les dieux, où fussent
satisfaites les inquiétudes de chacun devant les problèmes de la justice et de la destinée, qui commençaient à se poser et restaient sans réponse. Tous ceux-là, à qui la Doctrine des lettrés, le
confucianisme ne pouvait suffire, c'est au taoïsme qu'ils s'étaient habitués à demander un réconfort.
Le taoïsme, en effet, était une religion de salut. Ce qu'il se proposait pour but, c'était le salut individuel des fidèles. Mais ce salut était conçu non pas comme une immortalité spirituelle
après la mort, mais comme une immortalité matérielle du corps. Cette idée de l'immortalité corporelle a fait le malheur du taoïsme, parce qu'elle l'a amené à s'encombrer d'innombrables pratiques
de médecine, d'hygiène, d'alimentation, toutes destinées à faire durer le corps, et toutes fastidieuses, dispendieuses, souvent pénibles et peu compatibles avec la vie dans le monde. Les taoïstes
y furent conduits parce que les idées de leur temps ne leur montraient dans l'homme aucune entité spirituelle capable de continuer après la mort sa personnalité. L'homme n'a pas moins de dix
âmes, trois âmes rationnelles houen et sept âmes végétatives p'o, qui se séparent après la mort en deux groupes dont l'un va aux enfers et l'autre reste avec le cadavre dans le
tombeau. Ce n'étaient pas elles qui donnaient la vie à l'homme, c'était le Souffle vital k'i entrant dans le corps à la naissance ; ce n'étaient pas elles non plus qui donnaient la
personnalité à l'homme, c'était l'Esprit chen ; mais cet Esprit, qui aurait pu jouer le rôle de l'âme, était purement temporaire, il se formait au moment de la naissance par l'union du
Souffle vital, venu du dehors, avec l'Essence tsing enfermée à l'intérieur de chaque être, et disparaissait à la mort quand ses composants se séparaient. Pour garder l'unité de la
personnalité, il fallait donc conserver le corps, habitacle des âmes et de l'Esprit, et empêcher le Souffle et l'Essence de se séparer.
C'est à quoi l'on parvenait par deux séries de pratiques, les unes physiologiques pour « Nourrir le Corps » yang-sing ou « Nourrir le Principe Vital » yang-sing, les autres
spirituelles pour « Nourrir l'Esprit » yang-chen. Nourrir le Principe Vital consiste à supprimer les causes de mort et à créer en soi-même le corps immortel qui remplacera le corps
mortel. Les causes de mort, ce sont surtout le Souffle des Céréales et le Souffle de la Nourriture sanglante : d'où les régimes alimentaires qu'on désigne sous le nom générique d'Abstinence des
Céréales ; on doit arriver à remplacer la nourriture vulgaire par la Nourriture de Souffle, sorte d'aérophagie qui consiste à aspirer l'air, à le retenir aussi longtemps que possible enfermé sans
le laisser échapper et, pendant qu'on le retient, à le faire passer, en bouchées pareilles à de grosses gorgées d'eau, de la trachée dans l'œsophage de façon à l'envoyer dans l'estomac comme un
véritable aliment. Le corps est fait de Souffles, comme toutes choses ; mais il est fait de Souffles grossiers, tandis que l'air est un Souffle léger, subtil et pur. La nourriture vulgaire, après
digestion, fournit au corps les Souffles des Cinq Saveurs, Souffles grossiers et impurs qui l'alourdissent ; au contraire, la Nourriture de Souffle remplace peu à peu les matières grossières du
corps par les Souffles légers et purs ; et quand la transformation est achevée, le corps est immortel. L'alchimie et l'absorption du cinabre aident à cette transformation et la rendent plus
complète, sans être absolument nécessaires.
Mais il ne suffit pas que le corps soit capable de durer ; il faut que l'Esprit y reste, et pour cela, que les dieux qui l'habitent n'en sortent pas. Le moyen le meilleur pour arriver à ce
résultat, c'est la concentration dans la méditation ; on concentre sa pensée sur les dieux qui sont à l'intérieur du corps, de façon à les voir exactement comme ils sont et où ils sont : c'est la
Vision Intérieure. En les passant ainsi en revue les uns après les autres, en les voyant avec une précision et un détail parfaits, on les surveille et on les maintient à leur place ; ils ne
peuvent s'en aller, et la mort ne survient pas. Celui qui sait ainsi Nourrir le Principe Vital et Nourrir l'Esprit, devient Immortel.
Cela ne veut pas dire qu'il vit indéfiniment dans sa maison au milieu des siens, sans être atteint par la mort. On sait trop que ce genre d'immortalité n'existe pas. L'Immortel d'ailleurs ne
pourrait pas vivre longtemps parmi les hommes ordinaires : son corps léger, qui ne fait pas d'ombre et est capable de voler, serait à la longue blessé par les effluves de mort qu'exhalent les
corps grossiers des hommes mortels. Il va vivre dans le monde des Immortels, où il reçoit un rang conforme à son avancement dans la voie ; mais, avant de s'en aller, pour ne pas troubler la
société où la mort est un événement normal, il fait semblant de mourir, et laisse derrière lui un sabre ou un bâton auquel il a donné toutes les apparences d'un cadavre, et qui est ce que les
siens pleurent et enterrent.
Cette solution du problème du salut individuel, la religion taoïque l'avait trouvée dès avant les Han ; déjà le grand philosophe taoïste Tchouang-tseu montre dans ses écrits que toutes les
techniques du salut étaient connues au début du IIIe siècle avant notre ère. Mais ce n'était encore qu'une solution incomplète : le salut, acquis de façon si compliquée, n'était accessible qu'à
peu de gens. Vers le temps où les premiers missionnaires bouddhistes arrivèrent en Chine, certains milieux taoïstes avaient imaginé pour assurer le salut des fidèles des fêtes religieuses en
commun où des groupes de fidèles en s'unissant pouvaient racheter leurs péchés par la pénitence, racheter même les péchés de leurs ancêtres, et se créer à l'avance, dès cette vie, un corps de vie
qui les attendît dans l'autre monde, prêt à remplacer aussitôt après la mort leur corps de mort qu'ils n'avaient pas su transformer de leur vivant. Ainsi le salut était vraiment mis à la portée
de tous : il suffisait d'accomplir de bonnes actions, de se repentir des mauvaises, de s'en délivrer par la pénitence, et d'accomplir régulièrement et avec foi les exercices religieux, pour être
sûr, sinon d'accéder aux premiers rangs dans le monde des Immortels, au moins d'échapper aux enfers, aux Geôles Sombres où l'Agent Terre et ses subordonnés gardent les âmes des morts dans la Nuit
Éternelle.
Tel était l'état des esprits en Chine quand les premiers missionnaires bouddhistes y arrivèrent. Doctrine des lettrés et taoïsme étaient également éloignés du bouddhisme. Malgré cela, il se
trouva que c'est par suite d'une confusion avec le taoïsme que la nouvelle religion allait prendre pied. Les premiers documents la montrent patronnée par les taoïstes.
Nous ne savons pas quand ni comment le bouddhisme s'introduisit en Chine pour la première fois. Il y a bien une histoire officielle selon laquelle le bouddhisme aurait été importé dans la
capitale des Han, Lo-yang, en 61 ou 64 de notre ère, par une ambassade envoyée chez les Grands Yue-che à la suite d'un rêve dans lequel l'empereur Ming (58-75 p. C.) avait vu le Bouddha.
Mais ce n'était là qu'une légende pieuse, imaginée vers la fin des Han par l'Église de Lo-yang qui, voulant prendre la primauté sur des Églises provinciales peut-être plus anciennes, tint à
glorifier sa fondation en en faisant une entrée triomphale et officielle du bouddhisme sous la protection de l'empereur qu'un songe avait averti. L'Église de Lo-yang avait une origine moins
auguste, bien que se rattachant de loin à la famille impériale.
Juste à l'époque où la légende place l'arrivée de deux missionnaires avec leur cheval blanc, un document nous montre le plus ancien aspect d'une communauté bouddhique en Chine. En 65 de notre
ère, un frère de l'empereur régnait dans la ville de P'eng-tch'eng, au Nord de la province actuelle de Kiang-sou, sous le titre de roi de Tch'ou. À la suite d'une ordonnance d'amnistie permettant
à tous ceux qui étaient passibles de la peine de mort de se racheter par des dons d'étoffe, ce prince affecta de considérer que « ses fautes accumulées » lui faisaient un devoir de « se
racheter de ses fautes », et il envoya à la cour trente pièces de soie ; en réponse, un décret impérial l'innocenta en parlant des « sacrifices bienveillants du Bouddha » qu'il pratiquait : «
jeûne (c'est peut-être du jeûne de trois mois qu'il est question), acceptation des défenses (sont-ce déjà les çîla ?), et offrandes » ; et l'empereur lui fit don de pièces d'étoffes pour
qu'il les employât à concourir à l'alimentation abondante des upâsakas et des çramanas. Upâsakas et çramanas, laïcs et moines, c'est une communauté bouddhique
bien complète : non seulement des religieux, c'est-à-dire, à l'époque, certainement des missionnaires, mais aussi des fidèles convertis. Et l'on y observait les défenses, on y pratiquait des
jeûnes, on y faisait des offrandes au Bouddha. Cette communauté de P'eng-tch'eng, la plus ancienne qui soit connue en Chine, avait, on le voit, une vie religieuse complète.
C'est d'elle que l'Église de la capitale semble avoir tiré son origine. Le roi de Tch'ou s'était suicidé en 73, à la suite d'une tentative manquée de rébellion. Son royaume fut supprimé, et les
religieux tant bouddhistes que taoïstes qu'il avait entretenus à sa capitale ne purent tous y rester. Il semble qu'un de ses neveux par les femmes, Hiu Tch'ang, marquis de Long-chou, recueillit
certains des clients de son oncle maternel après sa mort, et en particulier installa une partie de la communauté bouddhique dans son palais de la capitale. C'est autour de lui et de son palais
que les missionnaires qu'il hébergea et protégea formèrent la première Église bouddhique de Lo-yang, et cette Église, à la fin du siècle suivant, gardait encore son centre dans le bâtiment qu'il
avait construit pour les religieux et qui conservait son nom, le « temple de Hiu Tch'ang ».
Cette Église de Lo-yang, bien que son histoire soit inconnue pendant un demi-siècle, paraît s'être développée régulièrement. Elle avait pris une importance particulière du fait qu'étant à la
capitale, elle pénétra dans les milieux de la cour : un empereur même subit son influence, l'empereur Houan, qui fit une offrande au Bouddha en 166. Le nombre des missionnaires qui s'y
succédèrent à cette époque montre qu'elle était riche et prospère ; les noyaux des fidèles étaient assez nombreux et assez stables pour que quelques-uns d'entre eux osassent entreprendre l'œuvre
difficile de traduire certains des livres bouddhiques, au lieu de se contenter de prédications orales.
Les premières traductions furent l'œuvre du grand religieux Ngan Che-kao, le fils d'un roi parthe, disait-on, qui, ayant renoncé au trône de son pays pour se faire moine et missionnaire, arriva
en Chine en 148. Nous ne savons dans quelles conditions il travaillait. Nous sommes mieux renseignés sur ceux qui vinrent quelques années après, grâce au soin que devaient prendre leurs
collaborateurs chinois de préciser les conditions de leur travail dans des notices dont quelques-unes ont été conservées. En général, le travail se faisait par équipe, un religieux étranger
expliquant le texte original tant bien que mal en chinois parlé, et un ou plusieurs des assistants chinois rédigeant en chinois écrit les explications du traducteur ; parfois celui-ci ne savait
même pas le chinois ; et il fallait, entre lui et les rédacteurs chinois, l'intervention d'un intermédiaire bilingue. Dans ces conditions, le contrôle échappait en grande partie au traducteur
étranger, et il était loisible à ses assistants chinois d'introduire dans leur rédaction des termes, des idées, des interprétations qui faussaient le sens du texte original.
Or ces assistants, comme tous les premiers fidèles du bouddhisme à l'époque des Han, étaient issus de milieux taoïstes ; et le bouddhisme se confondait pour eux avec le taoïsme. Pendant toute
cette époque, taoïsme et bouddhisme ne semblent avoir formé aux yeux des Chinois que deux variétés d'une seule et même religion. Le premier protecteur du bouddhisme, ce roi de Tch'ou qui, dès
l'an 65, entretenait à sa cour de P'eng-tch'eng une communauté bouddhiste, était lui-même un taoïste : « Vers la fin de sa vie, dit l'Histoire des Han Postérieurs, il aima les pratiques
de Houang-lao. » Or Houang-lao était alors la principale divinité taoïque, celle qui donne les grandes recettes d'immortalité ; ce sera, encore un siècle après, le dieu principal des Turbans
jaunes. Le roi de Tch'ou s'entourait de magiciens taoïstes, et son contemporain Wang Tch'ong le montre en relations avec un tao-che qui « lui fit manger des saletés », paraît-il (c'était
une des épreuves les plus fréquemment imposées par les tao-che de ce temps à leurs disciples pour reconnaître la fermeté de leurs intentions). Les taoïstes étaient toujours à l'affût de
recettes efficaces et de maîtres nouveaux : c'est à cette habitude que les nouveaux missionnaires bouddhistes devaient d'être appelés à la cour. Pour présenter leur religion comme une série de
recettes nouvelles d'Immortalité, ils vécurent mêlés à la foule des maîtres taoïstes et confondus avec eux. D'autre part, ce roi fabriquait des tortues d'or, des grues de jade sur lesquelles
étaient gravés des caractères divins et qui servaient d'amulettes. Il avait fait un pacte par serment avec les dieux. Les « sacrifices de bienveillance » au Bouddha, qui lui sont attribués,
viennent s'insérer dans ces pratiques caractéristiques du taoïsme, comme les çramanas au milieu des tao-che : il mélangeait les deux cultes. Et il en est de même de bien
d'autres personnages dont les historiens nous parlent jusqu'à la fin des Han. C'est porté par le taoïsme, et confondu avec lui, que le bouddhisme fit ses premiers pas en Chine. Il suffit, pour
s'en rendre compte, de feuilleter les traductions bouddhiques de l'époque des Han.
D'abord on a remarqué depuis longtemps que le vocabulaire technique du bouddhisme dans ses plus anciennes traductions est emprunté au taoïsme : quand le Bouddha obtient la Bodhi, c'est-à-dire
l'illumination, on dit en chinois qu'il a obtenu le « Tao ». Les six vertus cardinales du Bodhisattva, les pâramitâ, deviennent les « Vertus du tao » tao-tö. Le nom désignant
les saints bouddhistes (les Arhats) est traduit par tchen-jen « Homme-Réel », l'un des titres de la hiérarchie des Immortels ; le Nirvana, l'existence inconditionnée qui est le but du
salut, devient le « Non-Agir » wou-wei, qui est précisément le mode d'activité propre aux plus hauts des Immortels. Il ne serait pas difficile de vous citer un grand nombre d'expressions
ainsi empruntées au taoïsme par les premiers traducteurs. Mais je n'insisterai pas sur ce fait : quelque intéressant qu'il soit, il ne serait pas à lui seul absolument probant. La langue
chinoise, où tous les mots sont invariables et où il n'existe aucun procédé de formation de dérivés, se prête assez mal au développement du vocabulaire philosophique, comme d'ailleurs du
vocabulaire scientifique : toujours les philosophes chinois de tous les temps s'en sont trouvés gênés. Les taoïstes avaient emprunté une partie de leur vocabulaire métaphysique au Yi-king, l'un
des Livres Classiques ; les bouddhistes à leur tour pourraient avoir fait des emprunts au taoïsme sans qu'il y eût jamais eu de véritable confusion entre les deux doctrines.
Un fait très curieux ressort de l'examen des livres bouddhiques traduits sous les Han. Il y a dans le recueil de traductions chinoises des Livres Saints du bouddhisme, ou comme on les appelle des
Trois Corbeilles (Tripitaka), un grand nombre d'œuvres attribuées à des religieux de l'époque des Han. Beaucoup de ces attributions sont fausses, mais quelques-unes sont vraies : la manière de
traduire de cette époque primitive a quelque chose de si caractéristique qu'on ne s'y trompe guère quand on l'a une fois reconnue. Or tous ces livres authentiques se rapportent à un petit nombre
de sujets, et tous sont des sujets qui intéressaient particulièrement les taoïstes. Les traductions de ce temps peuvent se classer en deux grands groupes : livres de morale et livres de
méditation, et ces derniers se subdivisent en deux classes, pratiques préparatoires à la méditation, en particulier exercices respiratoires, et sujets de méditation. En outre, il y a eu des
traductions aujourd'hui perdues de livres sur deux des paradis bouddhiques ou Terres Pures, celles d'Amitâyus et celle de Bhaishayaguru-vaidûrya-prâbha-râja ; et une vie du Bouddha. Il n'y a pas
un seul ouvrage sur les thèses fondamentales du bouddhisme, sur la doctrine de l'acte par exemple (karman) et sur la transmigration, sur la fausse doctrine du Moi, sur les Quatre Vérités
; il n'y a même pas un petit catéchisme élémentaire à l'usage des nouveaux convertis, car le Sûtra en 42 Articles qui passe pour être le premier livre traduit en chinois n'a nullement ce
caractère : ses quarante-deux petits articles, pleins d'allusions jamais expliquées, se présentent bien plutôt comme des thèmes de prédication à l'usage d'initiés qui savent de quoi il s'agit,
que comme des exposés à l'usage de catéchumènes qui l'ignorent. Les sujets des livres traduits se rapportent tous, non à ce qui est proprement bouddhique, mais à ce qui est le plus
caractéristique du taoïsme de ce temps, à sa valeur de religion personnelle en opposition avec le confucianisme avec sa philosophie métaphysique et son éthique sociale. La religion personnelle
sous ses deux formes, activité extérieure et morale pratique, activité intérieure et méditation ; des pratiques de respiration ; des descriptions de Paradis : ce ne sont pas les missionnaires de
l'Inde et de l'Asie Centrale qui ont choisi ces sujets pour présenter le bouddhisme aux Chinois ; ce sont les convertis chinois qui ont réclamé et obtenu ce qui les intéressait le plus étant
donné leur éducation taoïste. Un taoïsme d'une espèce un peu particulière, qui insiste moins sur les pratiques parce qu'il attache moins d'importance à la conservation du corps et mène à
l'immortalité surtout par un certain ascétisme moral et par la méditation, voilà ce que les premiers convertis ont cru voir dans le bouddhisme, et c'est en partant de cette notion fausse qu'ils
ont essayé de guider les missionnaires dans le choix des livres à traduire. C'est ce qui explique que les livres traduits portent tous sur un ensemble aussi restreint de sujets.
Dans les limites étroites que leur imposait l'aveuglement de leurs disciples, et d'où leur propre ignorance de la langue, de l'éducation et en général des choses de la Chine ne leur permettaient
pas, au début, de sortir, les missionnaires, il faut le reconnaître, ont fait œuvre remarquable. Leurs livres ne sont pas ceux que nous choisirions pour exposer le bouddhisme à des personnes qui
l'ignorent. Mais, s'il s'agit simplement de présenter la morale bouddhique ou la méditation bouddhique à des personnes qui ne désirent connaître que ces parties de la doctrine, croyant être au
courant déjà de l'ensemble où ces parties s'insèrent, leur choix des livres et leur manière de traduire sont excellents.
C'est à de petits ouvrages élémentaires qu'ils s'en tiennent, et avec raison. Un petit traité comme celui qui est intitulé le Sens de toute la Loi (P'ou-fa-yi king) a l'air
d'être un manuel très simple de la vie religieuse à l'usage des néophytes. Les leçons en sont tout ce qu'il y a de plus terre à terre. On commence par leur inculquer quelques notions sur la
manière de se tenir aux offices : quelques-unes des seize manières d'écouter la Loi, qui y sont énumérées, sont si simples qu'elles ne seraient pas déplacées à l'usage de bien des personnes qui
fréquentent nos églises. Il faut écouter la Loi souvent, sans s'inquiéter si le sermon est long ou court, être respectueux à la fois de la Loi, du Maître, de soi-même, appliquer tout son esprit à
ce qu'on entend, ne pas penser à autre chose pendant le sermon, et le sermon fini méditer sur ce qu'on a entendu, etc. Puis sont énumérées les vingt choses mauvaises qui empêchent le fidèle de
progresser : ne pas s'introduire dans la Loi, s'occuper de trop de choses, manquer de zèle, faire de mauvaises actions, manger trop, ne pas pratiquer la méditation, etc. Puis viennent des règles
simples de morale, d'abord le mal et le péché : les quatorze manières d'être mauvaises : désirs, pensées impures, etc., les six détestables : manque de règle, manque de foi, etc., les onze
exécrables : doute, irréflexion, etc. ; puis le bien : les treize vertus ; enfin les dix pratiques de la méditation avec leurs sujets gradués.
Un des livres qui montre le mieux ce caractère élémentaire, mais menant par degrés de notions simples et à la portée de tous aux notions les plus élevées du bouddhisme, est un opuscule très court
qui décrit la méditation bouddhique, le Tch'an-hing fa-siang king ; en voici le résumé :
Le Bouddha dit aux moines : « Religieux, recevez mon enseignement. Tout ce qui a un corps doit mourir. Moines, méditez sur la
pensée de la mort. Méditez sur votre corps mort que les vers mangent. Méditez sur la corruption de la chair. Méditez sur la sanie qui s'écoule. Méditez sur la séparation des os et des
articulations. Méditez sur la transformation des os qui passent du rouge au blanc, puis au noir, puis se dessèchent, puis deviennent de la poussière. Méditez sur ce que, pas plus que les os dans
le corps, rien dans le monde n'est ferme. Méditez sur ce qu'en ce monde rien n'est stable. Méditez sur ce qu'en ce monde il n'y a pas de lieu de refuge. Méditez sur ce que ce monde est obscurité,
que la vie y est pleine de fatigues, que ces fatigues sont inutiles. Méditez sur les malheurs de ce monde, sur ses vicissitudes et ses changements. Méditez sur ce que tout en ce monde est
impermanent, sur ce que l'impermanence produit la Douleur. Méditez sur ce que la Douleur est sans réalité. Méditez sur ce que le monde entier prend refuge dans le Nirvâna. »
En quelques lignes, le traducteur donnait une méthode de méditation par un exemple d'enchaînement de sujets conduisant d'un sujet
concret aux sujets les plus abstraits et les plus ardus du bouddhisme.
Choisies avec une arrière-pensée taoïste, destinées dans l'esprit de ceux qui voulaient les connaître à fournir de nouvelles pratiques taoïstes, les traductions de livres bouddhiques ne tardèrent
pas à révéler la différence foncière des deux doctrines. Aussi, en moins d'un demi-siècle, la confusion s'est-elle dissipée. Nous le voyons bien par un auteur comme Mo-tseu, aux dernières années
du IIe siècle. D'abord taoïste, attiré vers le bouddhisme comme beaucoup de taoïstes de son temps, Mo-tseu est devenu complètement bouddhiste et a rejeté le taoïsme. Dès ce temps, le bouddhisme
chinois a pris conscience de lui-même et ne veut plus être confondu avec le taoïsme. La première phase de son existence est terminée. Désormais c'est par son mérite propre qu'il sera jugé, c'est
par sa valeur propre qu'il se développera en Chine. La période des origines est achevée.
Mais ses succès ultérieurs resteront dus, dans une large mesure, moins à une supériorité métaphysique sur le taoïsme et le confucianisme, supériorité qui, pour être réelle, ne sera jamais
nettement reconnue par les Chinois, qu'à ces mêmes causes pratiques qui avaient attiré à lui les convertis taoïstes : s'il offre comme le taoïsme une vie religieuse personnelle, dans les deux
branches que réclament d'elle les Chinois, morale et méditation, ses pratiques sont moins pénibles et moins matérielles que celles de la religion rivale. « Ma doctrine est comme de manger du miel
», faisait dire au Bouddha le Sûtra en 42 Articles ; « le commencement en est doux, le milieu en est doux, la fin en est douce ». Cette douceur dans la pratique de la vie religieuse
devait attirer au bouddhisme les esprits que le confucianisme ne satisfaisait pas, mais que rebutaient aussi la dureté et le caractère pénible des pratiques propres au taoïsme.