Martino MARTINI (1614-1661)
HISTOIRE DE LA GUERRE DES TARTARES CONTRE LA CHINE,
contenant les révolutions étranges qui sont arrivées dans ce grand royaume, depuis quarante ans.
Chez Jérôme Prost, Lyon, 1667, pages 373-458.
Première édition, en latin : De bello tartarico historia, MDCLIV.
Traduction française attribuée (cf. P. Sommervogel, III) au père Gilbert Girault, 1654.
- "Les Tartares, dont j'entreprends d'écrire les guerres dans cette histoire, sont des peuples situés au Septentrion, au-delà de cette fameuse muraille, qui a plus de quatre cents lieues de long, & qui s'étendant de l'Occident à l'Orient, servait autrefois d'obstacle aux entreprises que cette nation pouvait faire sur le royaume de la Chine. Les Chinois, parce que dans leur langue ils ne se servent point de la lettre r, ont donné depuis longtemps le nom de Tata à cette nation. Elle habite toute l'ancienne Tartarie, laquelle est divisée en deux parties, l'Occidentale, qui est connue depuis longtemps, & l'Orientale, dont les peuples de l'Europe n'avaient eu jusques ici aucune connaissance."
- "Il y a déjà 4.000 ans que cette nation, qui est une des plus anciennes de l'Asie, & qui a fondé beaucoup d'autres peuples, s'est déclarée ennemie de la Chine : & dans les fréquentes & cruelles guerres qu'elle a faites aux Chinois, elle a presque toujours eu l'avantage."
- "Mon dessein n'est pas de raconter maintenant toutes ces guerres ; mais de traiter seulement de celles que nous avons vues... J'ai rapporté ce que les Tartares ont fait jusqu’au commencement de l'an 1651. Car alors je sortis de la Chine par ordre de mes supérieurs, afin de m'embarquer pour passer en Europe."
Extraits : 1616. Une faute irréparable - Courses et escarmouches - La fin de l'empereur
Une nouvelle famille royale - Le monstre du Suchuen
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Lire aussi
La défiance & la crainte, que les Chinois avaient des anciens ennemis de leur grandeur & de leurs richesses [=les Tartares orientaux],
les obligeant à se tenir toujours sur leurs gardes, ils entretenaient un million d'hommes qui étaient toujours en faction sur la Grande muraille. De cette sorte l'empire étant fortement établi,
les Chinois jouirent de la paix près de deux cents cinquante années, sous la domination de la famille de Thamin. Durant que les sept petits souverains qui avaient partagé entre eux la Tartarie
Orientale se faisaient une cruelle guerre, toute la Chine obéissait à Vanlié, treizième empereur de cette famille, qui ne fut pas seulement un des plus justes & des plus sages princes du
monde, mais encore un des plus heureux. Car son règne qui commença l'an 1573 ne finit qu'en 1620, si bien qu'il gouverna cette puissante monarchie durant 47 ans, avec une satisfaction incroyable
de tous ses peuples.
Cette longue paix, dont la Chine jouissait, n'empêcha pas les Tartares de Niuche, d'affermir de jour en jour leur puissance, qui était montée à un si haut point de grandeur, depuis qu’ils avaient
formé un seul royaume par l'union des sept provinces, qu'elle les rendait formidables aux Chinois. Les mandarins, voulant détourner le malheur, dont cette puissance excessive menaçait la Chine,
eurent ensemble de secrètes conférences, afin de délibérer des moyens qu'on mettrait en usage pour tenir ces peuples dans le devoir. Il leur était facile d'exécuter ce qu'ils avaient résolu dans
ces délibérations. Car leur pouvoir est si considérable, qu'encore qu'ils soient souples aux volontés du roi, comme des esclaves, toutefois ils agissent si absolument, lorsqu'ils sont employés
pour le bien de l'État, qu'il n'y a que le roi seul, ou le premier ministre qui puisse arrêter l'exécution de leurs desseins.
La première chose qu'ils firent, fut d'outrager les marchands, qui trafiquaient dans la province de Leaotung, en les dépouillant de tous leurs biens. Ensuite le roi de Niuche voulant marier sa
fille à un autre roi tartare, par maxime d'État ils l'empêchèrent de faire cette alliance. Enfin ne se contentant pas de cela, ils prirent ce misérable prince qui ne se défiait aucunement d'eux,
& lui ôtèrent la vie par la plus exécrable de toutes les perfidies. Son fils lève aussitôt une puissante armée pour venger la mort de son père, & conduisant ses troupes par une rivière
glacée, afin de les passer au-delà de la Grande muraille, surprend avec une tristesse incroyable, la ville de Kaiyuen, que quelques-uns appellent Tuxun, qui est une place très considérable &
très grande sur l’extrémité de la frontière. Ce fut l'an 1616 que ce roi entra dans la Chine & s'empara de cette ville. Après qu'il s'en fut rendu le maître, il écrivit au roi de la Chine une
lettre qui n’avait rien de barbare que le caractère. Dans cette lettre, qu'il fit porter par un lama, c’est-à-dire un prêtre des faux-dieux, Indien de nation, il l'avertissait en des termes
pleins de respect & de soumission, qu'il avait commencé la guerre pour repousser la violence des mandarins, qui avaient fait mourir cruellement son père ; mais qu'il était prêt de mettre bas
les armes, de rendre la ville qu'il avait surprise, s'il voulait lui donner audience & lui faire justice. Vanlié n'usa pas dans cette rencontre de sa prudence accoutumée. Car ayant reçu cette
lettre il ne voulut pas lui-même prendre la peine de connaître de cette affaire, la renvoyant aux mandarins. Ce prince qui était si expérimenté au maniement des affaires, commit par cette
négligence, une faute entièrement irréparable. Car les mandarins enflés de leur orgueil ordinaire, & s'estimant offensés de ce que ce roi, qu'ils traitaient de barbare, avait adressé ses
plaintes à l’empereur, ne daignèrent pas seulement lui faire réponse.
Le Tartare piqué au vif du refus qu'on faisait de lui rendre justice sur des plaintes si raisonnables & du mépris insupportable qu'on faisait de sa personne, changeant sa colère en une fureur
enragée, s'engage par un serment exécrable, à ne point finir la guerre qu'il n'eût immolé aux mânes de son père deux cent mille Chinois, En faisant un vœu si funeste il était animé de l'esprit de
sa nation. Car les Tartares, dans les funérailles qu’ils font aux grands seigneurs après leur mort, observent une coutume qui est également pleine de barbarie & de superstition. Dans le
bûcher, où ils font brûler le corps du mort, ils jettent des esclaves, des femmes, des chevaux & des armes, comme si toutes ces choses devaient servir en l'autre monde aux personnes à qui ils
rendent ces derniers devoirs. Mais depuis que ces peuples ont réduit la Chine en leur obéissance, les Chinois par leurs remontrances leur ont fait quitter une façon de faire si inhumaine. Ce
prince, afin de ne point perdre de temps, se met aussitôt aux champs, avec cinquante mille chevaux, & assiège Leaoyan, qui est la capitale de la province de Leaotung. La garnison était grosse
& bien armée. Car les assiégés avaient des mousquets, au lieu que les Tartares n'avaient que le cimeterre, l'arc & les flèches ; il est vrai qu'ils les décochent avec une roideur étrange
& une adresse incomparable. La peur qu'ils avaient de ces balles de mousquets leur fit trouver une invention pour en empêcher l'effet. Le roi commanda aux cavaliers, qui allaient à la tête
des troupes, de prendre chacun un grand ais & de se joindre les uns aux autres, afin de former comme une espèce de muraille de bois, qui les mît à couvert ; ceux qui étaient au second rang
portaient des échelles pour monter à l'assaut ; & les plus vaillants marchaient en queue. En cet ordre il fit donner l'assaut par quatre différents endroits. Dès que la première décharge des
mousquets fut faite, que la muraille de planches rendit inutile ; on dresse les échelles, le soldat monte promptement sur la muraille & se rend maître de la ville.
Les Tartares exécutèrent avec tant de diligence les ordres du roi, qu'ils ne donnèrent pas seulement le loisir aux Chinois de recharger leurs mousquets : ce qui mit un si grand désordre parmi ces
soldats, qui n'étaient pas encore bien accoutumés à tirer, qu'ils prirent tous la fuite par où ils purent : mais la cavalerie ennemie, dont la principale force consiste dans la vitesse, ayant
bientôt attrapé les fuyards, fit une sanglante boucherie de cette garnison. La prise de la capitale fut suivie de celle de plusieurs autres places de moindre importance & de la ville de
Quamgnin qui est une des plus considérables de la province. Après quoi l'armée victorieuse, sans s'arrêter davantage, passa dans la province de Pequim ; mais comme elle fut arrivée à sept lieues
de la ville, où les empereurs font leur séjour ordinaire, le roi ne jugea pas à propos de s'engager davantage, de peur d'être enveloppé par les troupes que les Chinois faisaient filer de tous
côtés. Au reste la marche de son armée avait jeté une si grande frayeur dans tous les esprits, que la plupart des villes étant abandonnées par les habitants & les soldats qui les devaient
garder, elles demeuraient désertes. L'ennemi saccageait & brûlait celles qui lui résistaient ; & quant aux autres qui se rendaient à lui de leur plein gré il se contentait d'en enlever
toutes les richesses. De cette façon il s'en retourna dans la capitale de Leaotung chargé d'une infinité de dépouilles. Lorsqu'il y fut arrivé les devins lui ayant dit que s'il ne détruisait les
anciennes murailles de cette place, il en pourrait naître quelque funeste événement, il fit abattre les vieilles, & commanda qu'on en bâtit de nouvelles. Ce fut dans cette ville qu'il se fit
appeler empereur de la Chine, quoiqu'il n'eût encore en son pouvoir qu'une partie de la province. Néanmoins parce que son ambition lui faisait croire qu'il serait bientôt le maître de tout ce
grand empire, il s'en déclara le souverain & prit un nom chinois, se faisant appeler Thienmin dès l'an 1618, qui fut le troisième de son règne.
...Les peuples jouirent quelque temps d'un peu de repos : mais la fortune, qui est toujours changeante, les replongea bientôt dans les misères
dont elle les avait délivrés peu auparavant.
Le Tartare ayant achevé la guerre qu'il avait commencée dans son pays, fit marcher soixante mille chevaux droit à Leaoyang pour y mettre le siège, à dessein de les suivre, avec une armée encore
plus forte, lorsqu'ils seraient entrés dans la province. La ville fut emportée en moins de deux jours quoiqu'elle fut très bien fortifiée & très vaillamment défendue par les soldats de la
garnison qui firent une si opiniâtre résistance qu'il en demeura trente mille sur la place. Cette victoire coûta bien cher aux assiégeants, car ils y perdirent vingt mille hommes, & jamais
ils n'eussent pris la place si le gouverneur corrompu par les grandes promesses que les ennemis lui faisaient, ne leur eut ouvert la porte. C’est ce que disent les Chinois pour effacer la honte
de cette défaite. Quoiqu’il en soit les Tartares demeurèrent les maîtres de la ville ; le vice-roi s'étrangla par désespoir ; de façon qu'il n'y eut que le Visiteur de la province qui fut pris
par les Tartares. Jamais il ne voulut rendre aucun honneur aux victorieux, ni les reconnaître pour ses souverains, estimant que c'était une bassesse indigne d'un grand courage de se soumettre à
des barbares. Cette confiance lui ayant fait trouver des admirateurs parmi ses ennemis, on le mit en liberté ; mais il se fit mourir aussitôt lui-même, sachant bien qu'il ne pouvait échapper le
supplice, puisqu’il avait été malheureux en combattant. Car c'est la coutume des empereurs de la Chine de traiter en criminels les généraux d'armée, à qui la fortune n'a pas été favorable : comme
s'ils devaient répondre de l'événement de tous les conseils & du succès de toutes les entreprises.
Les Tartares s'étant assurés de la ville, firent publier un édit, par lequel ils promettaient de donner la vie à tous les habitants, s'ils voulaient se raser & s'habiller à la tartare. Cet
édit m'oblige à dire en passant quelque chose des mœurs de cette nation. Ils se rasent la tête dès que leurs cheveux commencent à paraître, & s'arrachent la barbe jusqu'à la racine, ne
gardant que des grandes moustaches. Au derrière de la tête ils laissent croître une touffe de cheveux, qu'ils ajustent fort proprement, pour les laisser pendre avec négligence sur l'épaule en
forme de queue. Leur bonnet est justement de la grandeur de leur tête & d'une figure plate & ronde. Il est bordé tout autour d'une peau de martre ou de castor, large d'environ trois
doigts, qui leur couvrant les oreilles, le front & les tempes, les garantit du froid. Le reste du bonnet qui est au dessus de cette fourrure, est semé de pluche rouge, ou de crin de cheval
teint en noir ou en écarlate. Cet habillement de tête qui est très commode, ne laisse pas d'avoir beaucoup de grâce, parce qu'ils savent donner à leur teinture un lustre & un éclat
merveilleux. Leurs vestes qui descendent jusqu’aux talons, ont des manches presque toutes semblables à celles des Hongrois & des Polonais, n'étant pas tout à fait si larges que celles qu'on
porte à la Chine. Le bas de la manche a la figure d'une corne de cheval. Ils pendent à leur ceinture un mouchoir de chaque côté pour se nettoyer les mains & le visage, un couteau pour les
usages ordinaires, & deux bourses où ils mettent du petun & quelques autres semblables choses. Quant à leur cimeterre ils le portent d'une manière fort extraordinaire. Ils l'attachent
comme nous au côté gauche mais la pointe est devant & la poignée derrière le dos fort élevée ; si bien qu'ils le tirent du fourreau sans toucher à la gaine en passant la main droite par
derrière. Au lieu de souliers, dont ils ne se servent presque point, ils ont une espèce de patins dont la semelle est toute unie & haute de trois doigts. Ils ne portent point d'éperons avec
leurs bottes, qui sont faites de cuir de cheval bien apprêté, ou de quelque étoffe de soie. La cavalerie se sert d'étriers ; les selles de leurs chevaux sont moins hautes que les nôtres ; mais
aussi elles ont plus de largeur. Au reste ils paraissent assez beaux, ayant le corps bien fait, la couleur blanche, les yeux & le nez moins petits que ne l'ont les Chinois, quoiqu'ils aient
comme eux le visage un peu large. Ils ne sont pas grands parleurs ; c'est pourquoi lorsqu'ils vont à cheval vous les voyez tout pensifs. Pour ce qui est de leurs autres façons de faire, elles ne
sont pas fort éloignées de celles des Tartares qui demeurent près du Bosphore, excepté qu'ils ne sont pas si barbares, comme on l'a reconnu par le plaisir qu'ils témoignent prendre en voyant les
étrangers. La gravité des Chinois est insupportable à leur humeur qui est moins sérieuse ; c'est pourquoi ils paraissent assez humains la première fois qu'on les entretient.
Mais afin de revenir à notre sujet, il y avait dans la ville qu'ils venaient de recouvrer, grand nombre de marchands extrêmement riches de toutes les provinces du royaume. Il leur permirent de se
retirer, & d'emporter toutes leurs richesses pourvu qu'ils sortissent au plus tôt. Ces infortunés, qui ne se doutaient point du dessein de l'ennemi, se mettent en chemin avec tout ce qu'ils
avaient de plus précieux ; mais à peine ont-ils fait deux lieues, qu'ils se voient investis par les Tartares, qui leur ayant ôté à tous les biens & la vie, retournèrent chargés de butin. Les
habitants de la ville qui n'ignoraient pas que ces barbares avaient viole la foi donnée aux marchands étrangers appréhendaient qu'ils ne fussent pas plus fidèles à garder les conditions de leur
édit ; mais ils n'eurent que la peur du mal.
Il semble qu'après le recouvrement de cette ville, le Tartare devait poursuivre sa victoire : mais la perte qu'il avait faite dans l'attaque de cette place ayant refroidi son ardeur, il n'osa pas
aller plus avant. Étant bien instruit de l'ordre que les gouverneurs avaient donné pour l'assurance des villes de guerre, il appréhenda d'y trouver une résistance pareille à celle que lui avait
faite la garnison de la capitale, & d'y recevoir quelque grand échec. Ce n'était pas sans raison qu'il avait conçu cette crainte, car le roi ayant muni les anciennes places de tout ce qui
était nécessaire pour leur défense, avait fait construire plusieurs forts dans les postes les plus avantageux. Le plus important de tous était celui de Xanghay situé dans l'île de Cu, où il avait
mis une forte armée pour tenir en bride les Tartares. Mais celui qui mit de plus grands obstacles aux progrès de l'ennemi, fut l'incomparable Maouenlung, qui s'étant saisi d'une île qui est à
l'embouchure du fleuve Yalo, assez près de la Corée, les harcelait sans cesse, & les allant prendre par derrière, les battait souvent dans des escarmouches. Ce guerrier infatigable leur
donnait tant d'exercice, qu'ils tournèrent toutes leurs forces contre lui. Il avait appris le métier de la guerre dans la province de Quamgtung, laquelle n'étant pas éloigné de Macao, il lui
avait été facile d'apprendre des Portugais la véritable façon de la faire. Il avait amené quantité d'artillerie, qu'il avait prise dans un navire hollandais qui s'était échoué aux côtes de la
Chine. Il en fit braquer une partie sur les remparts de Ningyuen où était le vice-roi avec le Visiteur de la province & une grande partie des troupes, à cause que le roi l’avait faite la
capitale depuis la prise de Leaoyang.
Cet ordre que les Chinois avaient mis à leur défense, arrêta les courses des ennemis, & les obligea à ne rien entreprendre jusques à l'an 1625.
Les Chinois commençaient à ne plus rien craindre de la part des Tartares, ayant fortifié la partie occidentale de la province de Leaotung, &
mis une puissante armée dans l'île du Cu, qui arrêtait tous les desseins des ennemis qui avaient conservé leurs conquêtes dans la partie orientale de la province.
C'est pourquoi le roi tourna tous ses soins & toutes ses forces contre les rebelles, qui avaient allumé le feu de la guerre civile au milieu de son royaume. Jusques ici je n'en ai parlé qu'en
passant ; il faut maintenant que nous en traitions plus au long, afin de voir comment ces dissensions intestines ont donné moyen aux Tartares d'occuper ce florissant empire. Les premiers qui
remuèrent furent les voleurs de la province de Suchuen, qui eurent tant de hardiesse & de bonheur qu'après avoir pillé plusieurs villes de moindre importance, ils mirent le siège devant
Chingtu. Cette capitale était perdue si la vaillante amazone venant à son secours ne les eut obligé à lever le siège. Comme leur armée n'avait pas été entièrement défaite, ils se retirèrent dans
les montagnes, pour y ramasser de nouvelles troupes de voleurs. Leur exemple fit naître de semblables mouvements dans la province de Queicheu. Un seigneur, à qui on avait fait injustice dans la
décision d'un procès, se mit à la tête des rebelles, tua les auteurs de cette injuste sentence, & défit les troupes du vice-roi : mais on en mit incontinent sur pied de nouvelles qui
battirent à leur tour ces séditieux, sans toutefois les pouvoir entièrement exterminer. La famine qui était grande dans les provinces septentrionales, & qui avait été causée par une
prodigieuse quantité de sauterelles, qui avaient désolé toutes les campagnes, produisit de pareils désordres dans celles de Xensi & de Xantung. Les voleurs qui s'y assemblèrent d'abord
n'étaient pas en grand nombre ; c'est pourquoi ils ne s'attaquaient qu'aux villages & aux bourgs, où ils exerçaient leurs brigandages, & ensuite se cachaient dans les montagnes. Plusieurs
voyant avec quelle facilité on trouvait non seulement des vivres, mais encore des sommes immenses d'or & d'argent, lorsqu'on voulait ouvertement, s'allèrent joindre à ceux qui avaient les
premiers levé l'étendard. Ces bandes croissaient de plus en plus, l'empereur mettant les peuples au désespoir par la rigueur, avec laquelle il exigeait les tributs ordinaires qu'on payait durant
les années les plus fertiles. Les gouverneurs n’ayant pu étouffer le mal dans ses commencements, il fut terrible dans son progrès. On vit dans les provinces huit corps d'armée, commandés par des
chefs, qui se voyant la force en main, prétendaient tous à l'empire. La jalousie qu'ils avaient les uns des autres les ayant fait battre ensemble, il ne resta que deux chefs principaux, qui
invitèrent les troupes des généraux qui avaient été tués à suivre leur fortune. Ceux-ci voyant qu'au cas qu'ils fussent pris par les gouverneurs, ils ne pouvaient éviter le dernier supplice, ne
se firent pas beaucoup presser pour prendre parti dans les troupes des victorieux. Licungz, & Changhienchun [Li Zicheng et Zhang Xianzhong], c'est ainsi que s'appelaient ces capitaines de
voleurs, qui étaient des esprits très dangereux, afin de n'avoir rien à démêler ensemble, partagèrent entr'eux toute la Chine, l'un prenant le Septentrion & l'autre le Midi pour s'y établir.
Changhienchun pillait & ravageait les provinces d'Huquang & de Suchuen, cependant que Licungz, s'emparait de celles d'Honan & de Xensi. C'est de ce dernier qu'il faut que nous
racontions premièrement les succès, à cause que c'est lui qui a donné l'occasion aux Tartares d'envahir la Chine & nous éviterons par ce moyen la confusion, qui naîtrait infailliblement du
mélange des aventures de ces deux rebelles.
L'an 1641, après avoir pillé dans la province de Xensi une infinité de villes & de bourgades, ces voleurs entrèrent dans celle d'Honan, qui est une des plus délicieuses de la Chine. Ils
eurent la hardiesse de mettre d'abord le siège devant Caïfung, qui est la capitale ; mais ils furent si malmenés par la garnison qui était forte, & par l'artillerie qui fut très bien
exécutée, qu'ils furent contraints de lever le siège. Ayant manqué cette place, ils font le dégât dans la compagnie ; & se jettent sur les villes d'alentour. Ils s'enrichirent par le sac de
ces places, grossirent leurs troupes, & s'étant fournis de toutes sortes de provisions, retournèrent au siège de la capitale. Ils avaient reconnu dans la première attaque, qu'il était
difficile de l'emporter de force ; c'est pourquoi ils se résolurent de la prendre par famine. Quoique la place eût près de trois lieues de tour, ils ne laissèrent par de la bloquer si
étroitement, qu'on n'y pouvait rien faire entrer. Durant deux mois qu'on avait amusé ailleurs ces troupes des rebelles, les magistrats avaient fait venir grande quantité de vivres ; &
toutefois il n'y en avait que pour six mois ; la province qui est très fertile, n'en pouvant fournir davantage, à cause que l'année n’avait pas été heureuse. La résistance des assiégés fut très
opiniâtre, car ils attendirent le secours jusqu’à l'extrémité, endurant les rigueurs d'une faim plus cruelle que celle de Jérusalem. La livre de riz valait un marc d'argent ; de vieux cuirs
moisis du même poids coûtaient dix écus ; on vendait publiquement la chair humaine, & on croyait que c'était une action de piété, de jeter dans les rues les corps morts, afin qu'ils
servissent de nourriture à ceux qui devaient être bientôt dévorés. Cette ville est située au Midi dans une vaste campagne, à une lieue d'une rivière grande & rapide, que les Chinois nomment
Hoang ; & nous l'appelons la rivière Jaune, à cause de la couleur de ses eaux. Le canal de ce fleuve est plus haut que la ville, c'est pourquoi on a fait de grandes levées revêtues de pierre
de taille pour empêcher les inondations. Enfin, le secours parut sur ces levées. Celui qui le conduisait s'imagina qu'en coupant les digues qui retenaient le fleuve dans son lit, il noierait tous
les rebelles, sans que la ville en fût incommodée. Mais il arriva que la rivière étant extraordinairement enflée par les pluies de l’automne, & les brèches, qu'on fit à la chaussée, étant
trop grandes, non seulement une grande partie des rebelles fut noyée, mais aussi toute la ville fut inondée ; où il y eut plus de trois cent mille personnes enveloppées dans ce déluge. Les
maisons furent abattues par la violence des vagues, si bien qu'il ne resta plus de cette grande ville, qui fut autrefois le séjour des empereurs, qu'un grand lac au milieu d'une campagne.
L'église des chrétiens y fut renversée, & le père Rodrigue de Figueredo de la Compagnie de Jésus y mourut, en assistant son troupeau. Il pouvait se retirer du danger, mais il ne voulut pas
abandonner les chrétiens, lorsqu'ils avaient plus de besoin de son assistance.
Ce malheur arriva le 9 d'octobre de l'an 1642. En ce même temps Licungz prit la qualité de roi, se faisant appeler Xunuang, c’est-à-dire, le prince fortuné. Il rentra aussi dans la province de
Xensi, & s'en rendit le maître, ayant déjà réduit celle d'Honan presque toute sous son obéissance. La garnison de Sigan, qui est la capitale, lui fit quelque résistance ; mais au bout de
trois jours il la surprit, & l'exposa autant de temps au pillage de ses soldats pour récompenser leur valeur. Ensuite, il fit amener dans la ville tous les vivres de la province, afin de
tenir en bride les peuples par ce moyen, & faire souffrir les troupes de l'empereur qui ne pourraient plus y subsister. Il était déjà si assuré de conquêter tout l’empire, qu'il commença pour
lors à prendre le titre d'empereur, & à donner à la famille qu'il voulait établir, en la place de celle qu'il espérait ruiner, le nom de Thienxun, qui est un mot chinois, lequel signifie
obéissant au Ciel. Il l’avait choisi pour faire croire à ces peuples superstitieux, que c'était la volonté du Ciel qu'il fût empereur, afin qu'il les délivrât de la cruauté des ministres d'État
qui les opprimaient. Cette invention était excellente pour gagner les Chinois, qui croient qu'un homme ne saurait occuper un empire par force ou par finesse, si le Ciel ne lui en a destiné la
possession. Mais pour faire voir avec combien de raison il portait cette qualité, il commença à traiter très humainement les peuples, défendant à ses gens d'user envers eux de la moindre
violence. Il déchargeait toute sa rage sur les magistrats, demandait de grosses rançons aux officiers, qui étaient sortis de charge ; mais toutefois proportionnées à leur pouvoir ; & donnait
aux villes conquises de nouveaux gouverneurs, auxquels il faisait des défenses très sévères de maltraiter ses sujets. Cette conduite lui acquit l'affection des peuples, qui étaient soumis à sa
domination, principalement quand il les eut exemptés de payer les tributs que l'on exigeait d'eux auparavant. Deux Pères de la Compagnie de Jésus, qui étaient dans cette ville, reçurent quelque
déplaisir, lorsque les soldats commencèrent à saccager la ville ; mais dès aussitôt qu'ils eurent été reconnus pour étrangers, on les traita avec beaucoup de courtoisie.
En ces entrefaites, la division des grands de la cour, qui avait commencé sous Thienki, donna le dernier coup à l'empire, qui était déjà furieusement ébranlé... Les secrètes pratiques de ces
perfides [les eunuques] mirent un désordre général dans toutes les affaires. Car ou l'on n'envoyait point d'armée pour résister aux voleurs, ou les généraux laissaient à dessein échapper les
occasions de bien faire, de peur de contribuer à la gloire des ministres d'État leurs ennemis, si durant leur ministère, & par leurs conseils, on eut remporté quelque victoire. Ces
brouilleries de la cour furent si favorables aux entreprises des rebelles, que leur général put dire en se présentant pour entrer dans Pequim, je suis venu, j'ai vu, & j'ai vaincu. Car
cependant que les grands de la cour partagés en deux factions, se choquaient les uns les autres, Licungz ayant puissamment établi sa domination dans la province de Xensi, tourne ses armes contre
les provinces qui sont à l'Orient. Il passe le fleuve d'Hoang sans aucun danger, parce qu'encore que ses vagues soient très impétueuses, & son canal très profond, il n'y avait personne qui
lui disputât le passage. Ayant traversé cette rivière qui sépare les provinces de Xensi & de Xansi, dont la première est à son couchant, & l'autre à son orient, il emporta facilement la
première place qu'il rencontra. Ce fut Kiangcheu, une des plus riches villes de la province, située au Midi, & assez près de ce grand fleuve. La prise de Kiangcheu donna le branle aux autres
places, qui se rendirent, ou par la crainte qu'elles avaient de la cruauté du vainqueur, si on résistait à ses armes, ou par l'amour de la nouveauté qui nous fait souhaitter de changer de
gouvernement, comme si nous en devions être plus heureux. Mais il arrive souvent que dans ces changements on trouve des maîtres plus fâcheux que ceux qu'on avait auparavant. La seule capitale fit
résistance durant quelques jours, ce qui fut cause que les assiégeants tuèrent tous les anciens magistrats, & en donnèrent d'autres à leur fantaisie.
Lorsque l'empereur sut que Licungz était entré dans la province de Xansi, laquelle confine à celle de Pequim, il envoya promptement le grand colao avec une puissante armée, pour amuser les
voleurs, s'il ne pouvait les défaire. Mais ces troupes ne servirent qu'à renforcer l'armée des ennemis, parce que la plupart des soldats de l'empereur prirent parti parmi ces rebelles, & le
malheureux Lius, c'est ainsi que s'appelait ce colao, se voyant au désespoir s'étrangla lui-même. Ces nouvelles étant venues à la cour, l'empereur crut que pour la sûreté de sa personne, il
fallait se retirer de Pequim, qui est la capitale des provinces du septentrion, & gagner Nankim, qui tient le même rang parmi celles qui sont au Midi. Tous les grands de la cour lui
conseillèrent de tenir ferme dans Pekim ; & ses amis aussi bien que ses ennemis tombaient d'accord en cela, ceux-ci pensant que s'il y demeurait, il leur serait plus aisé de le livrer au chef
des rebelles, avant que leurs pratiques fussent découvertes ; & ceux-là jugeant que la résistance, que le roi ferait dans la capitale de l'empire, donnerait de l’assurance à ceux de son
parti, & les obligerait à venir de tous les endroits du royaume pour seconder sa générosité. Certes, ce conseil eut été sagement donné si la cour n'eût point eu de traîtres.
Cependant Licungz qui n’avait pas moins de conduite que de hardiesse, joignant dans cette rencontre les ruses à la force, fit couler secrètement dans Pekim grand nombre de ses soldats déguisés en
marchands, à qui il donna de l'argent pour louer des boutiques, & trafiquer, jusqu'à ce qu'il se présentât devant les murailles. Ces gens de sac & de corde gardèrent inviolablement le
secret de leur maître, en attendant qu'il parût, pour commencer à mettre le trouble dans la ville. Mais ce général ne voulant pas manquer son coup, après avoir ainsi disposé ses soldats, gagne le
président de la Chambre, qui juge de toutes les affaires de la milice. On dit que celui-ci croyant que la fortune du roi était dans un état où il n'y avait point de ressource, s'accommoda avec
les rebelles, & promit de leur livrer la ville afin de se maintenir par ce service. Quoiqu’il en soit, Licungz fait marcher ses troupes en grande hâte droit à Pequim. La garnison qui était
très forte se met en défense : on braque une infinité de canons sur les remparts ; mais on ne chargeait qu'avec de la poudre, l'artillerie que l'on tirait du côté par où l'ennemi attaquait la
ville. Ce fut au mois d'avril de l’an 1644 que les assiégeants entrèrent par une porte, qui leur fut ouverte avant le lever du Soleil. Les soldats de la garnison qui étaient demeurés fidèles ne
firent pas longue résistance ; parce que les voleurs déguisés, qui étaient entrés longtemps auparavant, s'étant joints aux traîtres qui avaient vendu la place, les mirent tous en désordre.
Cependant Licungz passe au milieu de la ville, attaque le Palais, & l'emporte malgré tous les efforts des plus fidèles eunuques qui lui en disputaient l'entrée. L'ennemi était déjà maître de
la première enceinte des murailles du Palais, que l'empereur ne savait seulement pas ce qui se passait. Les plus puissants d'entre les eunuques, qui étaient d'intelligence avec l'ennemi,
différant de l'avertir jusqu'à ce qu'il ne pût échapper.
Dès que le roi apprit que Licungz était dans le palais, il demanda s'il n'y avait point de moyen de sortir ; & comme on lui eut répondu que tous les chemins étaient fermés, il écrivit de son
propre sang une lettre, dans laquelle il le priait d'avoir pitié du peuple qui était innocent, & de le venger de la trahison que ses courtisans lui avaient faite, puisque le Ciel lui en
donnait la puissance, en le faisant monter sur son trône. Ensuite, voyant sa fille, qui était déjà en âge d'être mariée, & craignant que le victorieux ne lui ôtât l'honneur, il prit une épée
& lui en coupa la tête. Puis descendant dans les jardins du palais, il délia ses jarretières, & se pendit à un prunier. Cet empereur fut le plus malheureux de tous les princes, comme il
fut le dernier de la famille de Thamin. Car encore que les Chinois aient créé des rois après sa mort, ainsi que nous le raconterons dans la suite de l'histoire, toutefois on ne les met pas entre
les empereurs, à cause qu'ils n'ont eu en leur puissance qu'une partie de la Chine. Ainsi cette famille si puissante qui avait été établie par un voleur, a été éteinte par un autre voleur. La
reine, le grand colao, & quelques eunuques fidèles au roi, ayant suivi l'exemple du prince, ces jardins si délicieux devinrent un lieu d'horreur par la mort de tant de personnes. Les plus
fidèles sujets du roi qui étaient dans la ville se donnèrent aussi la mort, se noyant ou s'étranglant, car ces malheureux peuples s'imaginent que le plus haut point de la fidélité est de mourir
avec leur roi, de peur d'être tués par les vainqueurs, ou obligés à se soumettre à leur puissance.
Entre les grands de la cour qu'il fit prendre, il y avait un sage vieillard nommé Vs, dont le fils qui s'appelait Usangué [Wu Sangui] était
général de toutes les troupes, que l'empereur Zunchin avait envoyées dans la province de Leaotung, pour s'exposer aux Tartares. Licungz menaça ce misérable père de lui faire souffrir une mort
très cruelle, s'il ne commandait à son fils, par tout le pouvoir que la qualité de père lui donnait, laquelle est en très grande vénération parmi les Chinois, d'embrasser avec son armée, le parti
du victorieux. Il lui protesta en même temps, que, s'il voulait lui rendre ce service, il lui donnerait & à son fils, tout ce qu'ils pourraient souhaiter. Ce bon vieillard ayant mis la main à
la plume, écrivit à son fils une lettre conçue en ces termes :
« La Terre, le Ciel & les destins ont fait le changement que nous voyons. Sachez, mon fils, que l'empereur Zunchin est mort, & que ceux
de la famille royale de Thamin ne doivent plus rien prétendre à l'empire, puisque le Ciel l'a donné à Licungz. C'est sagesse de céder au temps, & d'obéir à la nécessité pour éviter la rigueur
de celui qui est maître de l'empire, & qui a entre ses mains notre bonne & notre mauvaise fortune. Il vous fera roi, si vous voulez le reconnaître empereur, & engager vos troupes à
son service ; sinon, je suis mort. Voyez, mon fils, ce que vous devez faire pour sauver la vie à celui qui vous l'a donné.
Usangué répondit à son père de cette façon :
« Celui dont vous me parlez, ne nous sera pas plus fidèle, qu'il l'a été à son roi ; & vous, mon Père, si vous avez oublié ce que vous devez
à votre prince, ne trouvez pas mauvais que je vous désobéisse, puisque mon obéissance serait criminelle. J’aime mieux mourir que d'être esclave d'un voleur.
Ayant fermé sa lettre, il envoya aussitôt un ambassadeur au roi des Tartares, pour lui demander du secours contre un voleur qui s'était emparé de
l'empire de la Chine ; & pour obtenir plus aisément ce qu'il prétendait, il lui fit promettre des sommes immenses d'or & d'argent, des étoffes de soie & surtout un certain nombre de
Chinoises, qui était ce que le Tartare souhaitait avec plus de passion, à cause qu'il n'y a presque point de femmes dans son royaume. Le Tartare ne voulant pas laisser passer une si belle
occasion d'entrer dans la Chine, se présenta dès le même jour à Usangué, avec quatre-vingt mille homme tirés des places qu'il avait dans la province de Leaotung, & lui tint ce langage :
— Pour rendre notre victoire plus assurée, je vous conseille de faire raser vos soldats, & de les habiller comme nous afin que le voleur les
prenne tous pour des Tartares ; & qu'ainsi notre nombre paraisse plus grand. Si je n'avais eu peur de trop tarder, je vous aurais amené une armée plus puissante, mais la brièveté du temps ne
m'a pas permis d'en ramasser une plus forte.
Usangué avait un si grand désir de se venger, qu'il s'accorda à tout ; sans considérer que pour chasser un tyran, il donnait entrée dans le
royaume à des gens qui le ruineront tout à fait. Licungz n'eut pas plus tôt appris la jonction d'Usangué & des Tartares, que n'ayant pas le courage de résister, il abandonna Pequim, & se
retirant aussi vite, qu'il y était entré emporta avec soi toutes les richesses de l'empire. Il prit la route de Sigan, qui est la capitale de la province de Xensi, prétendant établir le siège de
son empire dans cette grande ville qui avait été autrefois la demeure des empereurs. On dit que durant huit jours les quatre grandes portes du palais furent ouvertes, & qu'on vit
continuellement sortir des porte-faix, des chevaux de charge, des chameaux, & des chariots chargés de tous les meubles les plus précieux. Ainsi tous les trésors de la couronne, c’est-à-dire,
tout ce que seize empereurs avaient pu ramasser durant deux cent quatre-vingts ans fut enlevé par un voleur. La cavalerie des Tartares le poursuivit si chaudement qu'il pensa tomber entre leurs
mains. Car ayant marché plusieurs jours sur les pistes de l'arrière-garde de son armée, & l'ayant enfin attrapée, ils firent un butin incroyable mais ils ne voulurent pas passer la rivière
d'Hoang, pour courir après le reste des troupes, à cause qu'ils voulaient s'emparer des places de la province de Pequim, durant que tout était en désordre, & en confusion. S'étant présentés
aux portes de Pequim, avec les dépouilles des vaincus & les habitants les ayant reçus dans la ville, la fortune par ce premier succès leur donna l'empire. Cependant il faut remarquer une
chose très considérable, que les Tartares ne désistèrent point de leur entreprise, quoique leur roi fût mort. Car Zungté qui avait une très ardente passion de conquêter ce grand empire, mourut en
sortant de la province de Leaotung, pour entrer dans la Chine, & laissa pour successeur son fils, qui n'était âgé que de six ans. En rendant l'esprit il conjura ses frères de contribuer de
tout leur pouvoir à l'entreprise qu'il avait formée, & qui ne pouvait être exécutée que par leur courage ; & choisit le plus âgé pour être le tuteur de son fils, & pour prendre la
régence durant sa minorité. Les dernières paroles de ce roi mourant eurent tant d'effet sur l'esprit de ces princes ambitieux, qu'ils travaillèrent tous, avec une union admirable, à
l’établissement de la grandeur de leur neveu.
Cependant Usangué ayant donné la chasse au voleur, & délivré Pequim de sa tyrannie, crut que sans différer plus longtemps, il fallait appeler l'héritier de la couronne, afin de le faire
déclarer empereur de toute la Chine, & l'établir dans la capitale.
Pour cet effet il remercia les Tartares de la faveur qu'ils avaient faite aux peuples, en ruinant la fortune du tyran ; loua hautement la générosité qu'ils avaient fait paraître, en rendant cet
important service à la Chine ; & les pria de recevoir les présents qu'il était obligé de leur faire. Il ajouta adroitement, que ce serait une incivilité aux Chinois, s'ils prétendaient de les
retenir plus longtemps hors de leur pays ; c'est pourquoi il les suppliait de ne pas s'incommoder davantage, & de conserver toujours leur amitié à la Chine, qui espérait qu'ils oublieraient
toutes les anciennes injures, dont ils s'étaient vengés avec tant d'avantage dans les guerres précédentes, & que les deux couronnes vivraient en bonne intelligence. Les Tartares, qui avaient
bien d'autres pensées, que ne s'imaginait Usangué, firent à cela une réponse préméditée, en lui représentant :
« Qu'ils témoigneraient trop d'indifférence pour le repos de la Chine, s'ils l'abandonnaient avant que d'avoir apaisé tous les troubles ; que les
voleurs étaient encore trop puissamment rétablis, puisque Licungz tenait sa cour dans Sigan, qui est la capitale de la province de Xensi, & que de là il gouvernait plusieurs provinces, très
riches, & très peuplées ; que la crainte qu'il avait eue des forces de la Tartarie l'ayant fait fuir, à la première nouvelle de leur retraite, il ne manquerait pas de retourner avec de
puissantes troupes, qui mettraient la Chine dans un danger plus grand que celui dont elle venait d'être sauvée : que si cela arrivait, peut-être pour lors il serait impossible aux Tartares
d'envoyer du secours. Qu'ainsi ce serait beaucoup plus sagement fait d'exterminer entièrement les voleurs, pendant qu'on le pouvait faire avec facilité ; afin qu'Usangué ayant par sa conduite
pacifié tout le royaume, il put le remettre entre les mains du prince, à qui la possession en était due. Que, pour ce qui était des présents qu'il leur offrait selon sa promesse, ils les
estimaient en aussi grande assurance entre ses mains, que s'ils les gardaient eux-mêmes ; qu'il fallait donc se partager pour attaquer en même temps l'ennemi de tous côtés ; qu'il devait porter
ses armes contre Licungz, avec une partie de ses troupes, & quelques régiments de Tartares, pendant qu'ils iraient avec le reste exterminer les rebelles qui étaient dans la province de
Xantung ; & qu'ainsi toute la Chine jouirait en peu de temps d'une parfaite tranquillité.
Usangué ne reconnut pas leur artifice, ou ne fit pas semblant de le voir, de peur de les irriter.
Or il faut remarquer, que les Tartares, avant que de se joindre à Usangué, lorsqu'il leur envoya demander du secours pour la première fois, dépêchèrent des courriers, pour aller dans tous les
royaumes de la Tartarie, presser qu'on envoyât toutes les troupes qu'on pourrait lever, afin de conquêter l'empire de la Chine. Ils n'osaient pas se déclarer ouvertement, jusqu'à ce que ces
armées, qu'ils attendaient, fussent arrivées ; mais lorsqu'ils virent cette multitude incroyable de soldats,... lorsque ce puissant secours fut joint aux troupes, qui étaient d'abord entrées dans
la Chine, les Tartares, ayant établi une nouvelle famille royale, qu'ils appelèrent Taïcing, & donné le nom de Xunchi [Kangxi] à leur petit prince, qui n’avait encore que six ans, le firent
proclamer empereur de toute la Chine.
Je ne puis presque m'empêcher de passer sous silence l'inhumanité brutale du monstre que je vais dépeindre, tant à cause que ses actions sont si
exécrables, qu'on ne les croira pas facilement, que parce qu'elles me font horreur : toutefois, puisque je l’ai promis, je suivrai les mémoires écrits de la main de deux jésuites, qui ont été les
spectateurs des épouvantables cruautés que ce tyran a exercées dans la province de Suchuen, où ils étaient alors occupés à instruire les fidèles. Je ferai donc un abrégé de la narration de ces
Pères, laquelle n'est autre chose qu'un tissu des plus horribles actions que les hommes se puissent imaginer. Kanghiencun [Zhang Xianzhong], c'est ainsi que s'appelle ce voleur, est entré dans
plusieurs provinces qu'il a désolées par une infinité de meurtres, de ravages & d'incendies. Je crois que son dessein était d'exterminer tout le monde, afin de n'avoir point d'ennemis à
craindre, ni de sujets à tenir dans le devoir car il n'épargnait que ses soldats ; encore ne laissait-il pas d'en massacrer quelques-uns. Mais c'est particulièrement la province de Suchuen qui
est une des plus grandes, des plus peuplées de tout le royaume, qui fut le théâtre de ses sanglantes tragédies. Car ayant fait des courses dans les provinces d'Huquan, de Honan, de Nanquim, &
de Kiansi, il entra enfin dans celle de Suchuen, assiégea Chingtu, qui est la capitale, & la prit par force. Afin d'assouvir sa rage, il fit mourir sept des plus considérables personnes de la
ville, & un prince du sang qui y faisait son séjour ordinaire. Il s'essayait pour ainsi dire, en faisant ce massacre, & se disposait à exécuter de plus grandes choses, dont la
représentation fera voir à l'Europe, que la Barbarie jointe à l'infidélité produit des effets épouvantables. Il faisait massacrer sur-le-champ les personnes qui lui avaient fait la moindre
injure, quoique l'injure ne fût très souvent qu'imaginaire ; & sa fureur était si enragée, que pour la faute d'un seul, il faisait exterminer toute une famille enveloppant les innocents dans
le supplice des criminels. Un jour il envoya un courrier dans la province voisine, qui est celle de Xensi. Celui-ci, se voyant hors de la puissance du tyran, ne voulut point retourner ; mais ce
Barbare, afin de se venger, ruina tout le pays qui était aux environs de la place où ce courrier faisait sa demeure. Un certain bourreau qu'il aimait passionnément, à cause qu'il était inhumain
& cruel comme lui, étant mort d'une maladie, il fit appeler le médecin qui l’avait traité, & le fit mourir, avec cent autres personnes de la même profession.
Il faisait le complaisant avec ses soldats, s'abaissant à jouer avec eux, & manger à leur table ; il leur donnait même quelquefois des présents de sa main, pour les récompenser des belles
actions qu'ils avaient faites ; & cela le rendait aimable à ses troupes ; mais pourtant il ne laissait pas d'en faire tuer souvent en sa présence, pour les moindres fautes. Il déchargeait
principalement sa rage sur ceux qui étaient de Suchuen, ayant conçu une haine horrible, contre les peuples de cette province, à cause qu'il pensait qu'ils portaient avec impatience le joug de sa
domination. Enfin, les actions, qu'il faisait en public, se terminaient presque toujours par quelque funeste catastrophe. Qu'un soldat ne fût pas bien vêtu, ou n'eût pas la démarche fière &
guerrière, il le faisait massacrer sans attendre plus longtemps. Un jour il y en eut un qui témoigna à ses camarades, que le vêtement de soie que ce tyran lui avait donné ne lui plaisait pas ;
cela lui fut rapporté par des espions, dont il avait grand nombre, comme un homme qui se défiait de tout ; aussitôt il fit tailler en pièces tout le régiment où ce soldat était enrôlé, quoique ce
fût un corps de deux mille hommes. Dans la capitale où il avait pris le nom de roi, & établi sa cour, il y avait plus de six cents officiers de longue robe ; il en fit mourir si grand nombre,
pour des raisons de nulle conséquence, qu'il n'en restait pas vingt au bout de trois ans. Il fit écorcher tout vif le souverain magistrat, qui jugeait des affaires de la milice à cause qu'il
avait permis à un mandarin chinois de sortir de la ville pour aller en sa maison, qui était à la campagne.
Il avait dans sa cour cinq mille eunuques à son service. Un de ces malheureux, qui appartenaient auparavant aux princes de la famille royale, lesquels ce tyran avait fait mourir, l'ayant appelé
par son nom de Changhienkung, au lieu de l'appeler roi, il les fit tous égorger.
...Après cela il fit avertir tous ceux qui étudiaient, afin d'être reçus aux degrés, qu'ils se vinssent présenter à l'examen ordinaire, promettant de donner des charges d'importance à ceux qui
seraient jugés les plus capables. La passion que les Chinois ont pour ces offices les aveugla tellement, que ne reconnaissant pas l'artifice de ce tyran, ils s'assemblèrent au nombre d'environ
dix-huit mille dans le collège de la ville, où ce voleur les fit tous massacrer, disant qu'ils troublaient l’État par leurs sophismes, & donnaient aux peuples des pensées de révolte.
Lorsqu'il avait destiné à la mort quelques gouverneurs, avant que de les faire exécuter, il prostituait leurs femmes & puis les faisait mourir avec leurs maris, si bien que ces dames pour
éviter ce déshonneur, se tuaient elles-mêmes. Ces cruautés me font horreur, & toutefois plus j'avance, plus j’en trouve de monstrueuses; & même de peur d'offenser la pudeur, je suis
obligé de passer sous silence beaucoup de ses méchancetés. C'était peu à ce barbare, de faire massacrer sans pitié les enfants pendus à la mamelle, & ceux qui n'ont pas encore la connaissance
du mal, quoiqu'ils soient un peu plus avancés en âge : les fille que la faiblesse de leur sexe semble garantir de l'épée du victorieux, & les femmes enceintes, qui par la considération du
fruit qu'elles portent, devraient être inviolables aux plus cruels. Il fallait, pour contenter son naturel de tigre, quelque spectacle encore plus horrible. Étant donc obligé de se mettre en
campagne, parce que les Tartares paraissaient dans la province de Xensi, il crut que pour assurer sa puissance, il fallait exterminer tous ceux qui restaient dans la province de Suchuen, excepté
les peuples qui tirent du côté de Banopheli, lesquels il épargna pour un temps, afin que son armée qui devait passer par cette contrée, y put subsister : mais leur mort n'était pas moins assurée,
car son dessein était de les traiter comme les autres, après le passage de ses troupes. Il fit donc prendre d'abord dans la capitale, six cent mille personnes de tout âge & de tout sexe,
& les fit mettre aux fers par son armée, dont il avait fait entrer une partie dans la ville. Ensuite, il monta à cheval, & passa au travers de cette multitude prodigieuse de misérables,
qui tâchèrent de le fléchir par des cris les plus lamentables du monde, se jetant à genoux, & le priant par sa qualité de roi & de seigneur, de pardonner à ses pauvres sujets. Un
spectacle si triste commençant à l'attendrir, il s'arrêta un peu ; mais aussitôt après sa cruauté l'emportant par dessus tous les sentiments d'humanité, dont la nature laisse toujours quelque
trace dans l’âme des plus barbares, il prononça tout haut l'arrêt de leur mort, disant à ses bourreaux, qu'il voulait absolument qu'on égorgeât tous ces rebelles. En effet, le même jour, ayant
été conduits hors de la ville, on les massacra tous en la présence de ce tyran impitoyable... Le carnage fut si horrible, que le sang que répandirent les bourreaux enfla la rivière de Kian qui
passe au pied des murailles de la ville ; & ensuite l'on jeta les corps morts dans le courant du fleuve, afin qu'étant portés par l'impétuosité de l'eau jusqu’aux autres villes, elles
reconnurent le traitement qu'elles devaient attendre. La crainte que les peuples conçurent en voyant flotter ces corps sur la rivière, fut suivie des malheurs qu'ils avaient appréhendés. Car ce
voleur, ayant partagé ses troupes en divers corps, les envoya dans toutes les villes pour y faire la même exécution ; en telle sorte qu'il fît presque une solitude d'une des provinces les plus
peuplées de la Chine.
Dans toutes les villes de ce royaume, il y a un champ destiné aux exercices de la milice, ce fut dans celui qui est auprès de Chingtu, qu'ayant assemblé toute son armée, il la harangua de cette
sorte :
— Soldats, j'espère qu'ayant donné la chasse aux Tartares, je conquêterai par votre courage l'empire de tout l'univers ; mais j'estime que pour
l'exécution de ce grand dessein, il faut que nos troupes soient moins pesantes. Je vous ai donné l'exemple de ce qu'il faut faire, ayant coulé à fond mes soixante navires chargés d'argent, que je
retirerai du fleuve Kian, lorsque je me serai rendu maître de l'empire, afin de vous distribuer ces trésors, que je n'ai amassés que pour récompenser vos services. Il y a encore une chose dans
nos troupes, qui nous donnera beaucoup d'embarras, ce sont les femmes qui suivent le camp. Montrez en cette rencontre, que vous n'avez, pas moins de prudence que de courage, considérant que
lorsque nous aurons conquêté la Chine, les plus belles personnes du monde seront en votre puissance. Quoique je puisse en qualité de votre général prétendre quelque avantage sur les autres, je
veux commencer le premier.
Ayant dit cela, il fit venir trois cents jeunes filles parfaitement belles que cet infâme avait choisi pour assouvir sa brutalité, & n'en
réservant que vingt, pour servir aux trois reines, il commanda que les autres deux cent quatre-vingts fussent égorgées en sa présence. Les soldats ayant suivi le commandement & l'exemple du
général, massacrèrent impitoyablement une infinité de femmes & de filles.
Enfin, lorsque ce monstre vit qu'il n'y avait presque plus personne sur qui il put décharger sa rage, il se mit à faire abattre les arbres, de peur qu'on n'en cueillît les fruits, & à
renverser les maisons & les villes afin de contenter la furieuse passion qu'il avait, de faire du mal. Il avait mis en assurance ses trésors enfonçant dans le grand fleuve les vaisseaux, qui
en étaient chargés, & faisant mourir les matelots, lesquels il avait employés à cela, de peur qu'ils ne découvrissent son secret. Il semble qu'une passion si ardente pour les richesses
l'obligeait à conserver le superbe & magnifique palais qu'il avait bâti lui-même dans la capitale : toutefois il y mit le feu & la flamme étant portée aux autres maisons de la ville,
produisit un funeste embrasement. Enfin, ayant purifié ses troupes car c'est ainsi qu'il parlait, on se met en campagne, & dans la marche, l'armée tue tous ceux qui se rencontrent sur le
chemin. Ceux d'entre les soldats qui s'avançaient un peu trop devant les autres, ou ceux qui ne pouvaient suivre à cause de la lassitude & de la maladie, recevaient le même traitement par les
ordres de ce monstre impitoyable, qui, pour excuser la cruauté qu'il exerçait sur les malades, disait que c'était une action de piété, de ne les laisser point languir dans un pays ruiné. Je passe
toutes les autres inhumanités de ce monstre, pour venir à la catastrophe.
À peine avait-il mis le pied dans la province de Xensi, qu'un des oncles de l'empereur marcha droit à lui, avec un corps de cinq mille hommes, faisant suivre le reste des troupes qu'il
commandait. La coutume des Tartares étant de détacher du gros de leur armée quelques cavaliers, pour aller apprendre des nouvelles, ce général en avait envoyé cinq, lesquels furent rencontrés par
ceux auxquels Changhienkun avait donné ordre de battre la campagne. Aussitôt ils rebroussent chemin, & viennent avertir le voleur, que les coureurs de l'ennemi avaient paru ; mais lui se prit
à les railler, demandant si les Tartares avaient des ailes pour voler. Il avait pour lors fait venir devant lui quantité de personnes destinées à la mort, & entre les autres, deux jésuites,
auxquels il voulait ôter la vie, parce qu'ils lui avaient demandé permission de retourner dans la province de Suchuen, dont ils avaient entrepris d'instruire les peuples ; mais la mort inopinée
de ce Barbare délivra ces Pères du danger où ils étaient. Car les principaux chefs de l'armée entrant dans sa tente, lui viennent dire que c'était tout de bon que l'ennemi paraissait : &
comme il était généreux, il sort sans casque & sans cuirasse, & ne prenant qu'une lance, s'avance hors du camp, avec une petite troupe de cavaliers, pour aller reconnaître l'ennemi. Les
cinq coureurs tartares étant venu fondre sur lui, avec une incroyable promptitude, le premier javelot qui fut lancé, perça le cœur de ce tyran, & par un coup également favorable aux Chinois
& aux Tartares ôta la vie à celui qui semblait ne la vouloir laisser à personne. Le général étant renversé par terre, l'armée des Tartares survenant, mit sans difficulté les ennemis en
déroute, dont les uns se sauvèrent à la fuite, plusieurs se rendirent aux victorieux, & les autres furent taillés en pièces.