Charles Le Gobien (1652-1708)
HISTOIRE DE L'ÉDIT DE L'EMPEREUR DE LA CHINE
EN FAVEUR DE LA RELIGION CHRÉTIENNE
in Nouveaux mémoires sur l'état présent de la Chine, tome troisième.
Seconde édition, 1700 (Première édition, 1698). Chez Jean Anisson, Paris, pages 1-216.
Extraits :
L'édit de 1692 - La passion de Tcham, le persécuteur - L'origine du conflit
Églises pour les femmes - Des chasseurs de Sibérie au traité de Nipchou
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Voici cet arrêt, auquel le consentement de l'empereur donne force de loi. C'est en vertu de cet édit aujourd'hui si fameux dans la Chine, que les
prédicateurs prêchent l'Évangile avec liberté dans tout l'empire, & que les peuples sont autorisés à l'embrasser, & à en faire une profession publique.
« Moi, votre sujet Coupataï, premier président de la cour souveraine des Rites, & chef de plusieurs autres tribunaux, je présente avec
respect cette requête à Votre Majesté, pour obéir à ses ordres avec soumission.
Nous avons délibéré, moi & mes assesseurs, sur l'affaire qu'elle nous a communiquée, & nous avons trouvé que ces Européens ont traversé de vastes mers & sont venus des extrémités de
la Terre, attirés par votre haute sagesse, & par cette incomparable vertu qui charme tous les peuples, & qui les tient dans le devoir. Ils ont présentement l'intendance de l'astronomie
& du tribunal des Mathématiques. Ils se sont appliqués avec beaucoup de soin à faire faire des machines de guerre, & à faire fondre des canons, dont on s'est servi dans les dernières
guerres civiles. Quand on les a envoyés à Nipchou avec nos ambassadeurs pour y traiter de la paix avec les Moscovites, ils ont trouvé moyen de faire réussir cette négociation. Enfin ils ont rendu
de grands services à l'empire. On n'a jamais accusé les Européens qui sont dans les provinces, d'avoir fait aucun mal, ni d'avoir commis aucun désordre. La doctrine qu'ils enseignent n'est point
mauvaise ni capable de séduire le peuple & de causer des troubles. L'on permet à tout le monde d'aller dans les temples des lamas, des hochans, des taossé, & l'on défend d'aller dans les
églises des Européens, qui ne font rien de contraire aux lois : cela ne paraît pas raisonnable. Il faut donc laisser toutes les églises de l'empire dans l'état où elles étaient auparavant, &
permettre à tout le monde d'y aller adorer Dieu, sans inquiéter dorénavant personne sur cela. Nous attendons l'ordre de Votre Majesté pour faire exécuter cet arrêt dans toute l'étendue de
l'empire.
Fait par les officiers en corps, le troisième jour de la seconde lune de la trente-unième année du règne de Cam-hi,
c'est-à-dire, le vingtième de mars de l'année mil six cent quatre-vingt-douze.
[Mais reprenons...]
...Les églises étaient ouvertes, les fidèles s'y assemblaient en liberté, ils y assistaient aux divins offices, ils y participaient aux
sacrements, & le nombre en augmentait tous les jours considérablement... Il y avait lieu d'espérer que la religion chrétienne triompherait enfin de l'idolâtrie & de la superstition, par
la protection que l'empereur donnait aux prédicateurs de l'Évangile ; lorsque Tcham, vice-roi de Chekiam, soutenu des principaux mandarins de sa province, s'en déclara l'ennemi & le
persécuteur.
C'était un homme habile & éclairé, qui sous un extérieur modeste & composé, cachait des passions vives & animées. Il s'était acquis une grande réputation d'intégrité & de droiture
par une profonde dissimulation. L'empereur le considérait, parce que l'ayant fait gouverneur d'une ville du dernier ordre, il s'y était comporté avec beaucoup de désintéressement & de
sagesse, persuadé que cette conduite l'élèverait aux premiers emplois & aux charges les plus considérables de l'empire, & qu'il pourrait avantageusement & à coup sûr se dédommager
alors de tout ce que la réputation d'une fausse probité qu'il avait voulu acquérir, lui aurait coûté. Il ne s'était point trompé, & l'empereur l'avait fait vice-roi de Chekiam.
Il ne se vit pas plus tôt revêtu de cette charge qui flattait sa vanité, qu'il se livra tout entier à sa passion. Il en voulait aux chrétiens, & il ne cherchait qu'à les détruire & à les
perdre. Il leur suscita tout à coup une cruelle persécution, qui parut être l'effet du hasard, mais qui était l'ouvrage d'une profonde méditation, & un dessein concerté depuis longtemps. Les
mesures en étaient d'autant plus sûres, qu'elles avaient été plus secrètes & plus cachées. Il avait de puissants appuis à la cour & dans les provinces, il s'en prévalut. Les partisans de
l'idolâtrie, de l'athéisme, & du mahométisme devaient se liguer avec lui, fournir à sa passion l'argent qui était nécessaire, & le soutenir de tout leur crédit.
Les officiers de sa province lui étaient entièrement dévoués. Il était sûr de la faveur de la cour des Rites, qui devait connaître & décider de cette affaire. Les ennemis particuliers des
prédicateurs de l'Évangile, la haine implacable des bonzes & des libertins contre une religion dont le premier principe est de combattre & de détruire les autres religions, comme autant
de sectes pernicieuses ; d'en regarder les ministres comme des imposteurs, & les dogmes comme des erreurs grossières ; l'exemple du Japon, les ombrages que donnait le voisinage de Manille,
enfin tout ce que l'enfer peut fournir de fausses raisons, de fourberies, d'impostures & de calomnies, semblait favoriser ses desseins, & menacer d'une ruine certaine une religion, qui
n'était soutenue que par un petit nombre de missionnaires que la qualité d'étrangers rendait suspects & méprisables à une nation entêtée de ses anciennes coutumes & de ses vaines
superstitions. Il s'imaginait en triompher d'autant plus facilement, qu'il comptait sur les puissants protecteurs qu'il avait à la cour, & sur la faveur du prince qui lui avait donné des
emplois de confiance & de distinction.
Comme il avait beaucoup d'esprit & d'expérience, il concerta son dessein avec tant d'adresse, qu'il crut la ruine de la religion immanquable, si l'empereur n'interposait son autorité, &
ne faisait quelque coup d'éclat pour la soutenir : ce qu'il ne croyait pas que ce prince, sage & éclairé comme il était, pût faire dans les circonstances présentes, sans risquer son état
& sa réputation. Car enfin, dit-il un jour à un de ses amis, à qui il s'ouvrit sur cette affaire,
« si l'empereur prend le parti de cette religion étrangère, & s'il en déclare ouvertement le protecteur, il se brouillera avec les Tartares
Occidentaux, les plus dangereux ennemis de l'empire, avec lesquels il lui est de la dernière conséquence de se ménager, & de vivre en paix. Il donnera sujet aux Chinois de murmurer en violant
les lois fondamentales de l'État pour approuver une religion entièrement contraire à celle des philosophes & des savants, la seule reçue & autorisée dans l'empire depuis la fondation de
la monarchie. Il irritera les lamas, les bonzes, & les mahométans, qui regarderont cette innovation comme une chose tout à fait honteuse & préjudiciable à leurs sectes, qui ne sont que
tolérées à la Chine. Il s'attirera même les Tartares Orientaux, ses sujets les plus fidèles, qui adorent tous les dieux sans en croire aucun : Car quoiqu'ils lui soient entièrement dévoués, ils
ne pourront s'empêcher de le blâmer, quand ils verront que sans nécessité & sans aucun intérêt d'État, il se fait l'objet de la haine publique pour une affaire de religion. Je crois même,
ajouta-t-il, que quelque estime que l'empereur fasse paraître pour la sublimité & l'excellence des dogmes de la religion chrétienne, il en regarde la morale comme une doctrine dure &
farouche, qui dépouillant l'homme de tous les sentiments de la nature, le prive des biens de la vie présente sous des espérances incertaines d'un bonheur à venir.
C'est ainsi que le vice-roi raisonnait en politique, & se fortifiait dans le dessein qu'il avait formé, d'attaquer la loi de Dieu & de la
ruiner entièrement. Il en trouva une occasion, qui lui parut favorable. Il l'embrassa sans balancer. Voici comme la chose se passa.
Un chrétien du territoire de la petite ville de Lingan eut le malheur de prendre querelle avec un idolâtre de ses parents. Celui-ci piqué
vivement va sur-le-champ le déférer au tribunal du gouverneur de la ville, & entr'autres chefs d'accusation qu'il produisit contre lui, il lui fit un crime de sa religion. Le gouverneur qui
était de la province de Koüansi, ou l'on n'avait pas encore prêché l'Évangile, soit qu'il fût peu instruit des maximes du christianisme, soit qu'il fût animé par les officiers de son tribunal,
& par les émissaires du vice-roi, jugea en faveur de l'accusateur, & voulut rendre la cause de l'accusé commune à tous les chrétiens, & leur en faire porter la peine. Pour cela il fit
imprimer des placards tout à fait injurieux à la loi de Dieu, qu'il traitait de secte impie & pernicieuse, & il défendit à tous ceux qui étaient de son ressort & de sa juridiction de
la suivre, & d'en faire profession. Il fit afficher ces placards à la porte de son tribunal, & il en donna plusieurs exemplaires aux bonzes, qui les exposaient à l'entrée de leurs temples
les jours de leurs fêtes, comme autant de trophées de la victoire que l'idolâtrie venait de remporter sur la religion.
Le père Prosper Intorcetta jésuite, qui avait à Ham-tchéou, capitale de la province de Chekiam, une des plus florissantes églises de la Chine, fut infiniment sensible à l'insulte qu'on faisait à
l'Évangile. Comme il était un des plus anciens missionnaires de la Chine, & qu'il avait beaucoup d'expérience, il vit bien que cette étincelle était capable de causer un embrasement général,
& de porter un préjudice très considérable à la religion. C'est pourquoi il se mit en devoir de l'arrêter en sa naissance. Il alla trouver le gouverneur ; il lui représenta qu'il allait
causer du trouble & du désordre dans la province ; que l'empereur lui saurait mauvais gré d'inquiéter les chrétiens dans un temps où il honorait de sa faveur & de sa protection les
prédicateurs de l'Évangile ; qu'il le conjurait de faire ôter ces placards des lieux où il les avait fait afficher, & d'en faire mettre de contraires, pour réparer l'injure qu'il venait de
faire à la religion chrétienne.
Le gouverneur n'eut aucun égard aux remontrances du père Intorcetta, ni aux requêtes que ce missionnaire lui fit présenter : au contraire, il traita les chrétiens avec plus de dureté ; ce qui
obligea ce Père, pour faire cesser l'insulte & la vexation, de s'adresser au gouverneur de la ville d'Ham-tchéou, & de se plaindre que le gouverneur de Lingan traitait la religion
chrétienne de loi fausse & de secte pernicieuse, contre les édits, & la défense expresse de l'empereur. Pour savoir sur quoi cette plainte était fondée, il faut reprendre les choses de
plus loin.
C'est une maxime de la politique chinoise, qu'un prince doit commencer par donner la paix à l'univers. C'est ainsi qu'ils s'expriment en parlant de leur empire, parce qu'ils regardent toutes les
autres nations comme des barbares. Il doit ensuite procurer l'abondance & les commodités de la vie à ses peuples. Enfin il doit leur faire connaître leurs obligations, & les instruire de
leurs devoirs. Car ce serait en vain, disent-ils, qu'on voudrait retenir un peuple dans les bornes étroites du devoir, si l'on n'avait auparavant solidement établi les deux premiers points ;
puisque les lois seraient un faible rempart contre la licence des armes, & que les instructions feraient peu d'impression sur l'esprit d'un peuple que la misère & l'indigence sembleraient
autoriser à tout faire, & à tout entreprendre.
Ces maximes ont toujours paru si essentielles à cette nation, qu'elles ont été inviolablement gardées depuis la fondation de la monarchie par toutes les familles qui ont monté sur le trône.
Chunchi régna trop peu de temps, & fut trop occupé de la conquête de la Chine, pour pouvoir procurer un si grand avantage à ses nouveaux sujets. Il se déchargea de ce soin sur Cam-hi, son
fils & son successeur, qui gouverne aujourd'hui ce grand empire avec tant de sagesse. Ce prince eut d'abord de fâcheuses guerres à soutenir par mer & par terre : mais sa prudence & sa
valeur l'ayant mis au-dessus de ses affaires, & rendu victorieux de tous ses ennemis, il a eu le bonheur de procurer à son État la paix la plus profonde, dont on ait peut-être jamais ouï
parler.
Il s'est appliqué ensuite à rendre ses peuples heureux par les remises des années entières de tribut, qu'il leur a faites avec une bonté & une libéralité, qui peut servir de modèle aux plus
grands princes. Enfin pour s'acquitter du devoir de les instruire & de les rendre de bons sujets, il ne s'est pas contenté de leur donner six articles, comme avait fait la dernière race des
empereurs chinois : il leur en a proposé seize, avec ordre à tous les mandarins de faire composer sur ces textes, chacun en sa province, des discours d'un style simple & aisé, & de les
envoyer à la cour des Rites, pour y être approuvés selon la coutume. Le général des troupes chinoises de la province de Kiamnam fit composer seize discours sur ces textes ; & les ayant fait
imprimer, il les distribua à ses troupes & à ses amis. Un de ces seize articles ordonne de ne point donner dans les fausses religions, & de ne se pas laisser séduire par leurs
pernicieuses maximes. Dans le discours qu'on composa sur cet article, l'auteur fit le dénombrement de toutes les fausses religions, parmi lesquelles il mit la religion chrétienne, & la traita
de secte aussi séditieuse que la secte qui est la plus décriée de la Chine en ce point.
Le père Intorcetta, qui était alors supérieur des jésuites de la Chine, en fut averti. Il envoya promptement un exemplaire de ce discours au père Verbiest, afin qu'il apportât un prompt remède à
un mal si pressant, & d'un si pernicieux exemple. Ce fervent missionnaire en fut vivement touché ; & se servant en cette occasion du privilège que lui donnait sa charge, de présenter des
placets à l'empereur, quand il le jugeait à propos, il lui en présenta un où cet article était inséré. L'empereur renvoya le placet selon la coutume à la cour des Rites, qui sans entrer en
discussion du point dont il s'agissait, se contenta de répondre, que l'exercice de la religion chrétienne était défendu par les lois. L'empereur qui jugea bien que cette réponse affligerait
sensiblement le père Verbiest, qu'il voulait obliger, eut la bonté de tirer un trait de pinceau sur la remontrance de la cour, & de donner ordre d'effacer ces mots partout où l'on les
trouverait : La religion chrétienne est une religion qui tend à la révolte, autant que la secte qui est la plus décriée en ce point. Cet ordre fut porté sur-le-champ à tous les vice-rois pour le
faire exécuter & le général des troupes chinoises, qui avoir donné occasion à tous ces mouvements, fit une recherche si exacte, qu'il recouvra tous les exemplaires, qu'il avait répandus,
& les supprima pour jamais. Cet édit fut porté la vingt-sixième année du règne de Cam-hi.
Le père Intorcetta se servit de cet édit si favorable aux chrétiens, pour soutenir les intérêts de la religion, & pour se plaindre du procédé du gouverneur de Lingan. Il s'adressa au
gouverneur de la ville de Ham-tchéou, & lui présenta une accusation dans les formes contre ce mandarin. Ce gouverneur reçut le père avec honneur, & le pria de lui abandonner cette affaire
sans vouloir la poursuivre par les voies de la justice. Ce parti était dangereux pour la religion ; le Père en craignait les suites. Ainsi il ne jugea pas à propos de l'accepter. Le gouverneur
s'en choqua, & sans délibérer davantage, il écrivit sur-le-champ au gouverneur de Lingan, & lui envoya par un exprès l'accusation qu'on avait formée contre lui. L'exprès la lui porta en
pleine audience, soit par imprudence, ou par l'ordre secret qu'on lui en avait donné. Ce mandarin la lut avec précipitation ; & se levant brusquement de son tribunal, il protesta hautement
qu'il tirerait une vengeance éclatante de l'affront qu'on lui faisait.
On a été obligé de bâtir des églises particulières pour les femmes, afin de se conformer aux coutumes de la Chine, où l'on regarde les assemblées
des hommes & des femmes dans le même lieu, comme la marque la plus assurée d'un gouvernement barbare & grossier. Au reste, cette coutume est aussi ancienne que la monarchie. Elle est
établie sur cette maxime fondamentale de la morale des Chinois, qui porte que le premier & le plus essentiel devoir des deux sexes, est d'être distingués & séparés ; d'où ils concluent
que le lieu propre de la femme est la maison, où elle doit s'appliquer au soin du ménage, & à l'éducation des enfants ; & que le lieu propre de l'homme est d'être au dehors pour vaquer
aux affaires de la famille.
Mais comme les maximes de morale ne sont pas toujours capable d'arrêter la curiosité des femmes, & de leur ôter l'envie naturelle qu'elles ont de paraître & de se faire voir, la politique
chinoise a trouvé un moyen extraordinaire pour les arrêter à la maison & pour les empêcher de sortir : c'est de leur ôter l'usage des pieds, en les obligeant dès leur enfance à se les serrer
si fortement, qu'ils ne puissent croître. Ce moyen qui devrait révolter les femmes, & les porter à abolir une coutume si bizarre & si gênante, est ce qui fait leur entêtement ; &
elles sont si folles sur cela, qu'elles seraient au désespoir de n'avoir pas les pieds petits, parce qu'elles regardent ce défaut comme le trait le plus essentiel de leur beauté.
Malgré cette précaution si nécessaire à un peuple mol & indolent, qui se livre tout entier au plaisir des sens, les femmes ne laissent pas d'aller quelquefois aux temples de leurs bonzes.
Mais comme ces temples sont des lieux décriés, où la pudeur est souvent immolée sur les autels des idoles, ces assemblées de femmes sont suspectes, & l'entrée de ces temples leur est défendue
par une loi, que la facilité, ou plutôt la superstition des maris a abolie. Les couvents de leurs religieuses sont encore plus décriés que les temples de leurs bonzes ; car au lieu que les femmes
séculières demeurent presque toujours dans leurs maisons, celles-ci abusent de la liberté qu'elles ont de sortir, & s'en servent pour former des intrigues, pour entretenir des commerces,
& pour s'abandonner à tout ce que l'avarice & le libertinage ont de plus honteux : c'est ce qui fait que les missionnaires gardent de si grandes précautions pour assembler les femmes. Il
y a même dans la Chine des endroits où ils n'osent le faire que deux ou trois fois l'année, de peur de donner lieu à la médisance & à la jalousie outrée des Chinois.
Le vice-roi voulut donc savoir comment cette église des femmes & les autres de la province avaient été bâties ; si les chrétiens y avaient contribué, & si on les avait élevées à leurs
frais. On fit de nouvelles informations contre le père Intorcetta ; on l'obligea de comparaître encore devant les mandarins : il répondit avec sa douceur & sa modestie ordinaire, que les
prédicateurs de l'Évangile avaient bâti cette église à leurs frais, sans que les peuples y eussent contribué. Le rapport du capitaine du quartier, homme droit & sincère, qui avait eu ordre de
s'en informer, se trouva entièrement conforme aux dépositions du Père ; ce qui porta le vice-roi à ordonner que l'église des femmes fût changée dans un temple d'idoles, jusqu'à ce qu'il en fût
ordonné autrement.
Rien n'est plus extraordinaire ni plus surprenant que les grandes conquêtes que les Moscovites ont faites depuis un siècle du côté de l'Orient,
sans tirer l'épée. Quand les jésuites français, que le roi envoya à la Chine en l'année mil six cent quatre-vingt-cinq, mandèrent en Europe que les Chinois étaient en guerre avec les Moscovites,
& qu'on envoyait des plénipotentiaires sur les frontières des deux empires pour faire la paix : on ne le put croire, & l'on regarda comme une espèce de paradoxe en matière de géographie,
que l'empire chinois & l'empire moscovite fussent limitrophes. Rien cependant ne s'est trouvé plus vrai ; & voici comme la chose s'est passée.
Quelques chasseurs de Sibérie s'avisèrent sur la fin du siècle passé de venir en Moscovie pour y vendre des peaux de martes, qu'on appelle
zibelines, du nom de leur pays. Comme ces peaux étaient beaucoup plus fines & plus belles que celles qu'on avait vues jusqu'alors, on fit beaucoup de caresses & d'amitiés à ces chasseurs,
on les régala, on les chargea de présents, & on les engagea à revenir : quelques Moscovites se joignirent à eux pour aller chasser en leur pays, & pour en faire la découverte ; ils n'y
trouvèrent ni villes, ni bourgs, ni aucune habitation fixe, mais seulement quelques hordes errantes. Comme la chasse était excellente, & qu'on y trouvait une grande quantité de ces précieux
animaux, dont les peaux sont si recherchées, ils en donnèrent avis à Boris, beau-frère, & premier ministre de Théodore, czar de
Moscovie.
Boris, qui avait de grandes vues, & qui pensait dès ce temps-là à se rendre maître de l'empire de Moscovie, comme il fit dans la suite, résolut d'envoyer des ambassadeurs aux Sibériens, pour
les inviter à faire alliance, & à entrer en société avec les Moscovites. Ces ambassadeurs, qui furent très bien reçus, amenèrent avec eux à Moscou quelques-uns des principaux de la nation
selon les ordres de Boris, Ces bons Sibériens, qui n'avaient jamais eu de société qu'avec les animaux de leurs forêts, furent si charmés de la grandeur de la ville de Moscou, de la magnificence
de la cour du czar, & du favorable accueil qu'on eut soin de leur faire, qu'ils reçurent avec plaisir la proposition que leur fit Boris de reconnaître l'empereur de Moscovie pour leur maître
& pour leur souverain. Ces ambassadeurs gagnés retournèrent en leur pays, où ils persuadèrent à leurs compatriotes de ratifier ce qu'ils avaient fait. Les présents qu'on leur porta, & les
assurances qu'on leur donna d'une puissante protection, les déterminèrent à faire ce qu'on souhaita d'eux. Ainsi les Moscovites se mêlèrent avec ces nouveaux
sujets, & ne firent plus qu'un même peuple avec eux.
Ils parcoururent ces vastes & immenses pays de la Tartarie, dont nous ne connaissons que le nom. Ils découvrirent plusieurs grandes rivières sur le bord desquelles ils battirent des forts sans aucune opposition des Tartares, qui habitent ces forêts & ces déserts : car comme ces peuples sont errants, & qu'ils
n'ont aucune demeure fixe, ils n'étaient pas fâchés de trouver les Moscovites, qui les caressaient, & qui leur fournissaient quelques commodités de la vie. Ainsi marchant toujours sur la même
ligne d'occident en orient, en tournant un peu vers le midi, & bâtissant de distance en distance des forts & des villes sur ces grandes rivières, & dans les gorges des montagnes pour
s'en assurer, ils sont parvenus enfin jusqu'à la mer Orientale, & jusqu'aux frontières de la nation des Manchéous, ou des Tartares Orientaux qui se sont rendus maîtres de la Chine.
Ceux-ci, moins endurants que leurs voisins, les Tartares Occidentaux, surpris de voir des gens qui leur étaient inconnus & plus surpris encore de ce qu'ils bâtissaient des forts sur leurs
terres, se mirent en devoir de les en empêcher. Les Moscovites, qui n'avaient pas trouvé jusqu'alors de résistance & qui s'étaient mis en possession d'une petite île, où l'on trouve les plus
belles martes qui soient au monde, leur représentèrent que ces terres n'ayant jamais eu de possesseurs légitimes, ils étaient en droit de s'y établir, puisqu'elles appartenaient à ceux qui les
occupaient. Ces raisons ne persuadèrent pas les Manchéous : on contesta longtemps & ces contestations furent suivies de la guerre.
Les Manchéous rasèrent jusqu'à deux fois un fort bâti sur leurs terres : les Moscovites le rétablirent pour la troisième fois, & le munirent si bien de toutes sortes de provisions, qu'ils le
crurent hors d'insulte. Les Chinois & les Manchéous le rassiégèrent, & firent de grands efforts pour s'en rendre les maîtres ; mais le canon des Moscovites, qui était très bien servi, les
fit douter plus d'une fois du succès de leur entreprise. On fut bientôt las d'une guerre, qui retirait les Chinois de cette vie voluptueuse qu'ils mènent ordinairement, & qui empêchait les
Manchéous de goûter les délices de la Chine. Les Moscovites de leur côté en étaient très incommodés parce qu'il leur fallait entretenir une armée dans des déserts à plus de mille lieues de leur
pays. C'est ce qui les obligea d'envoyer un ambassadeur à Pekin, pour donner avis à l'empereur de la Chine, que les czars avaient envoyé des
plénipotentiaires à Selingue, dans le dessein de terminer cette guerre ; qu'il n'avait qu'à leur marquer un lieu propre
pour tenir les conférences, & que ces ambassadeurs ne manqueraient pas de s'y rendre.
L'empereur de la Chine ne souhaitait pas moins la paix que les Moscovites, dont le voisinage lui déplaisait ; il craignait qu'ils ne soulevassent contre lui les Tartares Occidentaux, ses plus
redoutables ennemis ; & que joignant leur forces ensemble, ils ne vinssent faire une irruption dans ses États. C'est pourquoi il reçut fort bien la proposition des Czars, & résolut
d'envoyer l'année suivante, qui était l'an mil six cent quatre-vingt-huit, ses ambassadeurs à Selingue, pour y conclure la paix. Cette ambassade fut une des
plus magnifiques dont on ait entendu parler: car outre les cinq plénipotentiaires que l'empereur avait choisis, dont l'oncle de l'empereur Cum, du premier ordre, & le prince Sosan, ce zélé
protecteur du christianisme, étaient les chefs ; il y avait cent cinquante mandarins considérables, avec une suite de plus de dix mille personnes, & un attirail de chevaux, de chameaux, &
de canons, plus propre d'une armée que d'une ambassade.
L'empereur, qui avait remarqué que les Moscovites avaient eu soin de faire traduire en latin les lettres qu'ils lui avaient présentées, ne douta pas que leurs plénipotentiaires n'eussent à amener
avec eux des gens habiles dans cette langue. C'est pourquoi il souhaita que les pères Pereyra & Gerbillon jésuites, accompagnassent ses ambassadeurs & leur servissent d'interprètes. Il
leur en fit expédier des lettres patentes : & afin que les Moscovites eussent pour eux du respect, & que ces Pères parussent dans cette assemblée avec honneur, il les mit au rang des
mandarins du troisième ordre ; il leur donna à chacun un de ses propres habits, & ordonna à ses ambassadeurs de les faire manger à leur table, & de ne rien faire que de concert avec
eux.
Les plénipotentiaires partirent de Pékin sur la fin du mois de mai de l'année mil six cent quatre-vingt-huit, & s'avancèrent avec leur train & leurs magnifiques équipages jusques sur les
frontières de l'empire. Il fallait passer sur les terres des Moungous & des Éluths. Ces peuples se faisaient alors une cruelle guerre, ils prirent ombrage de cette marche, & ne voulurent
point donner passage à cette nombreuse cavalerie qui accompagnait les ambassadeurs, ni à cette multitude de chameaux, ni à ces trains d'artillerie qui les suivaient. Comme les plénipotentiaires
n'étaient pas aussi en état de se le faire donner à force ouverte, ce refus rompit leur voyage, & les obligea après de grandes fatigues de retourner à Pekin. Ce contre-temps retarda la paix.
On remit les conférences à l'année suivante, & l'on convint de se trouver à Nipchou.
C'est une forteresse des Moscovites, qui est à cinquante-un degrés quarante minutes de latitude septentrionale, un peu plus à l'Orient que Pékin, dont elle n'est éloignée que de trois cents
lieues. Les Tartares choisirent ce lieu pour ne pas s'éloigner de leurs terres, & n'être pas exposés aux fatigues qu'ils avaient essuyées l'année précédente. Les Moscovites se trouvèrent au
rendez-vous : on s'aboucha de part & d'autre ; mais comme chacun était entêté du mérite de la grandeur de sa nation, & que les manières & les coutumes de ces deux peuples sont
entièrement opposées, on ne put convenir de rien : on s'aigrit même de part & d'autre ; & la division alla si loin, qu'on se cantonna. On était prêt de rompre & d'en venir aux mains,
lorsque le père Gerbillon, qui avait souvent été dans le camp des Moscovites, dit au prince Sosan & aux autres plénipotentiaires, que si on voulait le charger, lui & le père Pereyra, de
cette affaire, & les laisser tous deux traiter avec les Moscovites, il se faisait fort de les faire revenir, & de conclure la paix.
Les Tartares la souhaitaient ; mais leur fierté & leur animosité leur fit d'abord rejeter cette proposition, dans la crainte que les Moscovites ne retinssent les deux Pères prisonniers. Mais
quoique ces Pères les rassurassent, tout ce qu'il purent obtenir, fut que le père Gerbillon passerait seul dans le camp des Moscovites. Il y alla, il demeura quelques jours avec eux, il les fit
revenir de leur entêtement en leur faisant connaître leurs véritables intérêts :
« que c'était prendre le change, que de s'amuser à disputer sur quelques forts bâtis dans des déserts, pendant qu'ils pouvaient profiter du commerce de la Chine, le plus riche qui soit au monde;
que ce commerce seul était capable d'apporter l'abondance & les richesses de tout l'Orient dans leur États, que la paix leur était nécessaire pour affermir les grandes conquêtes qu'ils
avaient faites dans la Tartarie, puisqu'ils voyaient assez qu'il ne leur serait pas aisé de les garder dans un si grand éloignement, si l'empereur de la Chine venait tomber sur eux avec toutes
ses forces. »
Ces raisons étaient vraies ; les Moscovites les goûtèrent, ils signèrent le traité, & en passèrent par tout ce que l'empereur de la Chine demandait, sacrifiant
leurs intérêts à la liberté du commerce, dont ils se promettaient de tirer de grands avantages. Ainsi ces deux nations également contentes, se trouvèrent dans l'église de Nipchou, où les
plénipotentiaires de part & d'autre jurèrent la paix entre les deux empires, le troisième jour de septembre de l'année mil six cent
quatre-vingt-neuf.