Stanislas Le Gall (1858-1916)
LE PHILOSOPHE TCHOU HI,
sa doctrine, son influence
Variétés sinologiques n° 6,
Imprimerie de la Mission catholique de l’orphelinat de T’ou-sé-wé, Chang-hai, 1894, III+134 pages.
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Préface : "L’auteur a eu surtout en vue dans ce travail d’exposer, selon ses moyens, les idées que le lettré moderne puise dans ses livres, dès
les jours de sa première éducation.
Ces livres, personne ne l’ignore, sont le moule commun où se forme, depuis bien des siècles, l’intelligence du peuple chinois. Obscurs par eux-mêmes, à raison de leur antiquité et de leur concision, ils sont accompagnés d’un commentaire classique rédigé dans un style généralement coulant et limpide. Le commentaire officiellement reconnu, et faisant loi aux examens publics, est l’œuvre du célèbre Tchou Hi. Beau diseur autant que philosophe détestable, cet homme est parvenu à imposer, depuis bientôt six siècles, à la masse de ses compatriotes une explication toute matérialiste des anciens livres."
- "La présente étude se divisera en trois parties. Dans la première, après avoir brièvement fait connaître les principaux chefs de l’école moderne, que Tchou Hi regardait comme ses maîtres, nous verrons ce dernier les éclipser tous par son talent et acquérir, de son vivant même, une influence aujourd’hui encore presque toute puissante sur l’esprit de ses compatriotes."
- "Dans la seconde partie, nous nous proposons de grouper en peu de pages les points les plus importants de la doctrine réputée confucéenne, d’après les idées de Tchou Hi. À défaut de la science de nos devanciers qui ont traité ces intéressantes questions, nous aurons du moins sur eux l’incontestable avantage de pouvoir produire bon nombre de textes chinois à l’appui de nos assertions. Peut-être même trouvera-t-on nos citations trop nombreuses."
- "La troisième partie contient un extrait du 49e chapitre des œuvres de Tchou Hi. Nous avons cru devoir n’en traduire que ce qui venait plus directement à notre sujet ; cela suffira pourtant à donner au lecteur une idée de la méthode suivie par le philosophe dans son enseignement."
Extraits : Tchou Hi, ses maîtres et ses disciples - xxx - xxx - xxx - xxx
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[Les maîtres prédécesseurs.]
Dans la seconde moitié du 10e siècle, la Chine affaiblie par des révolutions intestines était menacée au dehors par la puissance toujours croissante des Tartares K’i-tan. En 960, les principaux
officiers de l’armée, mécontents de voir le sort de l’Empire aux mains d’un enfant, dans des conjonctures si difficiles, se concertèrent pour porter sur le pavois leur général en chef Tchao
K’oang-yng (917-975). Ainsi fut fondée la dynastie Song, une des plus célèbres de la Chine. Sa gloire ne fut pas celle des armes. Sans cesse en butte aux incursions des terribles hordes du Nord,
elle dut leur céder successivement des portions considérables de son territoire ; puis, en 1227, malgré les expédients de ses habiles politiques, elle leur abandonna les provinces au Nord du
Kiang et transporta sa capitale de Pien liang (auj. K’ai-fong-fou), province du Ho-nan, à Ling-ngan (auj. Hang-tcheou), province du Tché-kiang. Enfin elle disparut après trois siècles, cédant la
place à la dynastie mongole. Mais la véritable gloire des Song fut celle des Lettres.
Dès les premières années du 11e siècle un élan extraordinaire était donné à la littérature nationale. Toutes les branches à la fois eurent part à cette Renaissance. Des historiographes, des
poètes, des philosophes, des commentateurs et des critiques érudits parurent en grand nombre. — La splendeur des Lettres semblait croître en intensité, à mesure que l’Empire perdait de sa
puissance matérielle et de son étendue.
Chao Yong est le premier par ordre chronologique dans la galerie des hommes célèbres de l’époque des Song. Né en 1011 à Lo-yang, de parents
pauvres, il s’adonna de bonne heure à l’étude et s’y livra avec une ardeur passionnée. Après quelques voyages au Centre et au Nord, il revint se fixer définitivement dans la capitale. Il y vécut
dans une misérable hutte ouverte aux vents et à la pluie, manquant de feu en hiver et d’éventail pour se rafraîchir en été. Mais, content de son sort, il donna à sa hutte le nom poétique de
Ngan-lo ouo (nid de la joie tranquille). Li Tche-tsai, magistrat de la ville de Kong-tch’eng, dans la préfecture de Ouei-hoei, fut des premiers à apprécier le talent du lettré
solitaire. Il se chargea volontiers de lui communiquer sa connaissance profonde du I king ; et ses doctes leçons décidèrent Chao Yong à approfondir à son tour les mystères que les
Chinois ont de tout temps attribués aux trigrammes de Fou Hi. Il crut bientôt avoir découvert dans les figures des choses merveilleuses, qu’il développa plus tard dans un grand ouvrage en 60
kiuen. Son fils Pé-wen (1057-1134) y mit la dernière main et le publia. L’abrégé de la Somme philosophique en contient une
partie.
Dans cette œuvre très estimée des Chinois, à raison même de son obscurité, l’auteur donne libre carrière à son imagination. Il s’enfonce dans les ténèbres du chaos primordial, où il voit le Ciel
et la Terre prendre peu à peu leur forme ; il calcule la durée du monde, assigne le temps précis de sa destruction et celui de sa renaissance, et, fixant pour chacune de ces époques un nombre de
siècles déterminé, il en compose des périodes qu’il ne soupçonne même pas de s’écarter le moins du monde de la vérité. Voici le jugement du père Amiot sur cette œuvre que les lettrés considèrent
comme de tout point orthodoxe, bien qu’elle contienne, nous semble-t-il, nombre d’idées taoïstes:
« Pour moi, dit-il, qui ai lu quelques ouvrages des philosophes grecs, j’ose presque assurer que le système de Chao Yong peut être réduit, en
dernière analyse, et à très peu de chose près, au système de Pythagore sur la vertu des nombres ; car, ce que le philosophe grec attribue aux nombres, le philosophe chinois l’attribue aux koua,
ou trigrammes de Fou Hi. Cependant, quoique ce système, en lui-même et dans son ensemble, soit une pure chimère, pris séparément, et envisagé dans chacune des parties qui le composent, il
renferme quantité de choses curieuses, utiles et même solides. »
Aimé de tous, heureux des découvertes merveilleuses qu’il faisait dans les anciens livres, Chao Yong passait en paix ses jours dans son pauvre
réduit, d’où l’ambition ne put jamais l’arracher. Les hommes les plus éminents dans la politique et les lettres venaient visiter dans son Nid et consulter le Docteur de la Joie
Tranquille. Fou Pi, Han K’i, Se-ma Koang, fatigués de la vie orageuse de la cour, s’y donnaient souvent rendez-vous et venaient y
chercher quelques instants de paix.
Vers l’an 1056, arrivèrent à la capitale les deux frères Tch’eng, dont les noms sont à jamais unis dans une commune gloire. Leur oncle
Tchang Tsai ou Hong k’iu était déjà célèbre. Il donnait des leçons publiques, où il interprétait le I king. Mais lorsqu’il eut
entendu les doctes conférences de ses neveux, il se déclara vaincu, leur céda sa chaire avec la peau de tigre qui servait alors d’insigne honorifique aux expositeurs des Symboles, et bientôt
après se retira dans la vie privée. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages... [dont] un recueil de mélanges littéraires... [et] des opuscules philosophiques.
Les deux Tch’eng avaient eu pour maître Tcheou Toen-i, que l’école moderne reconnaît pour son fondateur. Celui-ci était à Nan-ngan au
sud-ouest du Kiang-si, chargé d’un petit commandement militaire, lorsque Tch'eng Hiang fit sa connaissance. Il voulut devenir son disciple ; mais Tcheou Toen-i lui déclara franchement qu’il le
jugeait trop vieux pour réformer ses idées et profiter de ses leçons. Tch’eng Hiang résolut du moins de lui confier l’éducation de ses deux fils. L’aîné Hao, né en 1032, avait alors 14 ans ; le
cadet n’en avait que treize.
Tcheou-tse communiqua à ses élèves les principes de sa philosophie, qu’ils devaient transmettre à la postérité dans leurs propres écrits et dans les deux ouvrages de leur maître, qu’ils éditèrent
après sa mort, le T’ai-ki t’ou-chou et le T’ong-chou. Plus tard, Tchou Hi y ajouta des commentaires.
« Tcheou Lien-k’i, dit le père Cibot, esprit vaste, génie hardi et subtil, se trouva dans
un siècle également avide de connaissances et de nouveautés. L’I king, si souvent commenté et toujours obscur, attira ses regards ; il entreprit d’y porter la lumière en se frayant une
nouvelle route et en cherchant le pourquoi du pourquoi de toute la nature, dans les admirables symboles et la glose profonde de ce livre singulier. À force de se retourner et de métaphysiquer sur
les mots, il vint à bout de bâtir son système de l’Yn-Yang et du Li-K’i ; système, après tout, qui vaut bien celui des nombres de Pythagore, des qualités de Callistrate, des
atomes d’Épicure...
Tchou Hi appelle Tcheou Lien-k’i « notre maître », le restaurateur de la vraie doctrine, le continuateur des traditions antiques.
« Depuis la mort de Mong-tse, dit-il, le sens vrai du I king était perdu. Les dynasties Ts’in, Han, Soei, T’ang ont passé tour à tour et
cependant personne n’avait encore pu nous révéler les mystères renfermés dans ce livre. Enfin, sous notre dynastie, les planètes s’étant réunies dans la constellation K’oei ont réellement ouvert
pour les lettres une nouvelle ère de splendeur. Ce fut sous cette heureuse influence des astres que notre maître vint au monde ; et que, sans les leçons d’aucun maître, il conçut dans son esprit
l’ensemble parfait de la doctrine.
Tcheou Lien-k’i mourut en 1073, à l’âge de 56 ans ; il fut enterré, suivant son désir, près de sa mère à Tan-t’ou, ville de la préfecture de
Tchen-kiang. Douze ans plus tard, l’aîné des frères Tch’eng suivait son maître au tombeau. Il mourut à Lo-yang regretté de ses nombreux disciples (1085). Son frère dut accepter, l’année suivante,
la charge d’expositeur officiel des Classiques. Il venait de mettre la dernière main à son grand Commentaire du I king, lorsque l’influence de Se-ma Koang et de Tchou Koang-t’ing le fit
élever au poste important de précepteur du jeune Empereur Tché-tsong qui, cette année-là même (1086), montait sur le trône impérial. Le caractère hautain de I-tch’oan lui attira beaucoup
d’ennemis, surtout à la cour. Un censeur présenta même un mémoire au trône, dans lequel il le dénonçait comme un querelleur et un intrigant. Dans ces circonstances, une plaisanterie un peu
méchante du poète Sou Tong-p’ouo créa, entre eux et leurs amis respectifs une haine irréconciliable. Les intrigues de ses envieux le forcèrent bientôt à se retirer de la vie publique. Il en
profita pour travailler à ses Commentaires des Livres Classiques. Il mourut en 1107, à l’âge de 74 ans. Il fut admis au Temple de Confucius, sous le règne de Li-tsong, en 1241. Ses œuvres
philosophiques et littéraires ont toujours joui d’une autorité considérable. Elles sont jointes à celles de son frère sous le titre d’Œuvres des deux
Tch’eng. Tous deux s’efforcèrent constamment de raviver l’influence de l’antique orthodoxie, en s’opposant avec vigueur aux doctrines bouddhiques et taoïstes. Dans son commentaire
sur le passage du Len-yu (II, 16) où Confucius dit : « Il est pernicieux de s’adonner à l’étude des doctrines nouvelles », Tchou Hi cite cette sentence de Tcheng-tse contre le
bouddhisme :
« Les doctrines de cette secte-là semblent plus raisonnables que celle des hérésiarques Yang et Mé; et voilà précisément pourquoi elle est plus
dangereuse. Il est du devoir de quiconque aspire à la sagesse de s’en éloigner avec horreur, comme on s’éloigne des chants lascifs et des plaisirs déshonnêtes. Sans cela on y donnera tête
baissée. »
Les travaux des frères Tch’eng contribuèrent beaucoup à imprimer à cette époque un mouvement puissant vers l’étude des auteurs classiques dans
leurs sources. De nombreux disciples, attirés par leur réputation, étaient accourus de toutes les provinces : ils recueillaient avec avidité leurs enseignements, et, devenus maîtres à leur tour,
les communiquaient à leurs élèves. Ainsi les idées nouvelles se répandaient de tous côtés à la fois. Vers la fin du 11e siècle, du vivant même du second des Tch’eng, elles avaient déjà pénétré
dans le Fou-kien, où Yang Che les enseignait avec grand succès à des centaines de disciples. Yang Che était né en 1053 dans la préfecture de Yen-p’ing, au Fou-kien. Il vécut jusqu’à l’âge de 82
ans (1135). Il est regardé comme de l’ère de l’École du Sud. Son plus grand titre de gloire, son éternel honneur aux yeux des lettrés est d’avoir combattu sans relâche les réformes politiques de
l’odieux Wang Ngan-che, ainsi que ses interprétations des Livres canoniques. Ce ministre exécré mourut en 1086. Dix-huit ans plus tard (1104), ses partisans réussirent à faire placer sa tablette
dans le Temple de Confucius, et, en 1109, son fils Wang Yu recevait le même honneur. Mais Yang Che écrivit contre ces mesures une si énergique protestation que les tablettes durent être enfin
rejetées (1177).
La même année que Yang Che (1135), mourut son compatriote et disciple Louo Ts’ong-yen (né en 1072), qui travailla à propager dans sa province la vraie
doctrine des Sages, suivant les principes de Tcheou-tse et des frères Tch’eng. Le plus célèbre de ses élèves fut Li T’ong, plus connu sous le nom littéraire de Li Yen-p’ing, du nom de la
préfecture où il naquit en 1093.
Le même district est plus fier encore d’avoir vu naître un homme dont l’influence sur l’état intellectuel et moral de ses compatriotes n’a été surpassée que par celle de Confucius lui-même.
[Tchou Hi]
Le Nord de l’Empire venait de tomber depuis peu au pouvoir des Tartares, lorsque Tchou Hi vint au monde (1150) dans la petite ville de Yeou-k’i, la 4e année du règne de Kao-tsong, premier
Empereur de la dynastie méridionale des Song. Sa famille était originaire de Ou-yuen, ville de la préfecture de Sin-ngan, aujourd’hui Hoei-tcheou fou, dans la province du Ngan-hoei. Il n’avait
que quatorze ans lorsqu’il perdit son père. Celui-ci lui recommanda, avant de mourir, de s’appliquer avec ardeur à l’étude, sous la direction de trois de ses amis, qui jouissaient alors d’une
réputation méritée de vertu et de science. C’étaient Hou Hien, Lieou Tche-tchong et Lieou Yen-tch’ong.
À l’âge de 19 ans, le jeune homme fut reçu docteur ; et peu après, à son retour de la capitale, il se rendit à Ou-yuen pour visiter le tombeau de ses ancêtres, leur faire part de ses succès et
réclamer leur assistance. — Il paraît que ses premiers maîtres ne lui avaient pas communiqué les principes de la plus pure orthodoxie. Tchou Hi déplorait plus tard amèrement le temps qu’il avait
consacré à l’étude des livres bouddhiques. Dans la préface qu’il écrivit en tête d’une édition du Len-yu à l’usage des commençants, entre autres conseils qu’il leur donne, il leur recommande d’un
ton paternel de ne jamais se laisser prendre au piège des fausses doctrines. Et il termine par ces mots:
« Autrefois, hélas ! j’eus presque ce malheur ; mais, à présent que j’ai pu m’y soustraire, je forme le vœu sincère que vous ne suiviez pas non
exemple. Ah ! mes petits enfants, déployez sur ce point toute votre énergie et soyez constamment sur vos gardes ! »
L’éditeur ajoute à ces paroles le commentaire suivant :
« Tchou-tse, dans sa jeunesse, s’était quelque temps fourvoyé dans la secte de Ché (Chakiamouni). À l'âge de vingt-quatre ans, il reconnut son
erreur et, à l’école de maître Li Yen-p’ing, il revint aux vraies traditions. »
Ces mots sembleraient indiquer que le jeune Tchou non seulement adopta les doctrines bouddhiques, mais encore qu’il se fit bonze.
Quoi qu’il en soit de cette conjecture, il est certain qu’à partir de l’époque de sa conversion (1154), la 23e année de la période Chao-hing, il ne manquait pas souvent l’occasion de montrer son
dédain et sa haine profonde pour les sectes de Bouddha et de Lao-tse. Ces sentiments se rencontrent fréquemment dans ses écrits. Il les communiqua aux lettrés de son siècle, et les modernes les
puisent encore à son école. Tout lettré qui se respecte doit décrier les bonzes et vilipender leur doctrine ; c’est un lieu commun, une simple boutade sans conséquence ; car dans la pratique de
nos jours du moins, le confucianiste le plus enragé réclame à l’occasion les services du bonze ou du tao-che. Il devait en être également ainsi au 12e siècle. Que Tchou Hi lui-même ait été, dans
la pratique, inconséquent avec ses théories d’intolérance envers les sectes rivales, nous l’admettons sans peine ; mais qu’il ait encouragé le peuple aux superstitions bouddhiques, comme
l’affirme J. Edkins dans son livre sur le bouddhisme en Chine (Chinese Buddhism, pp. 360-361), rien absolument ne le prouve, tandis que les preuves du contraire
abondent...
Dès les premières années de sa carrière littéraire, Tchou Hi s’attira l’estime des hommes de lettres les plus célèbres de son époque. Plusieurs saluaient déjà leur maître en celui que la nation
entière reconnaîtra bientôt comme le prince de sa littérature. Un style net et limpide, une tournure de phrase coulante et variée, une érudition plus qu’ordinaire, une critique relativement
indépendante, formaient dès lors le caractère de ses écrits. Son premier soin fut de réviser le Ta-hio et le Tchong-yong, auxquels il acquit définitivement rang parmi les Quatre
Livres : les textes de ces deux ouvrages formaient jusque-là les chapitres quarante-deux et trente-et-un du Mémorial des Rites. Il publia ensuite successivement ses éditions du Len-yu et
de Mong-tse, ainsi que différents essais d’interprétation du I king. Les auteurs qu’il cite de préférence dans ses commentaires sont Han Yu, Tcheou-tse, les deux Tch’eng et
Tchang Tsai. Il recueillit et publia les œuvres de ces philosophes, qu’il appelait ses maîtres, sans toutefois se croire obligé d’adopter en tout leurs idées. Ses lettres conservées dans le
recueil de ses Œuvres sous le titre de Mélanges littéraires, nous le montrent en rapport avec bon nombre de savants de son siècle. Aidé de quelques-uns de ses disciples, il revit
l’histoire de Se-ma Koang (1009-1086), à laquelle il ajouta un texte ou sommaire de chapitres. Il donna pour titre à son ouvrage T’ong-kien kang-mou...
On doit encore à Tchou Hi quelques biographies de sages lettrés et d’hommes d’État éminents de l’antiquité ; elles forment la 2e partie du 24e volume de ses œuvres. Mais sa plus grande gloire,
aux yeux de ses compatriotes, est d’avoir exposé, aussi clairement qu’elles pouvaient l’être, les conceptions philosophiques de Tcheou Lien-k’i, de Tchang-tse, etc, dans ses commentaires du
T’ai-ki t’ou-chou, du T’ong-chou, du Si-ming, du Tcheng-mong, ainsi que dans les leçons qu’il continua de donner jusqu’à sa mort à de nombreux disciples,
leçons dont la substance nous a été soigneusement conservée dans le Yu-lei.
Au nombre de ses plus intimes amis étaient Tchang Tch’e et Liu Tsou-kien, plus connu sous le nom de Liu Tong-lai. On les nommait les « Trois éminences du Sud-Est ». Tchang Tch’e avait été formé à
l’école de Hou Hong, un fils de Hou Ngan-kouo (1074-1138). Tchou Hi en parle toujours avec une respectueuse admiration, alors même qu’il réfute ses opinions. Liu Tong-lai se servit de son
influence auprès de son illustre ami pour l’amener à publier, avec des notes explicatives, les principaux écrits des quatre premiers maîtres de la Nouvelle École (Tcheou Lien-k’i, Tchang Tsai et
les deux frères Tch’eng). Celui-ci accéda à ses désirs et composa son Kin-se-lou, ouvrage en 14 kiuen, qui servit plus que tout autre à répandre parmi les lettrés les principes
matérialistes de la secte athéo-politique.
Dans la correspondance de Tchou Hi, une des lettres les plus remarquables est celle qu’il écrivit à Lou Tse-tsing, qui lui avait demandé quelques explications sur les premiers mots du Ou ki eul
t’ai ki. Ce lettré jouissait d’une grande réputation. Il soutenait, avec plus d’opiniâtreté que de logique, plusieurs opinions contraires à celles de Tchou Hi ; et ses doctrines ont toujours été
regardées, par la majorité des confucianistes, comme une source de graves erreurs. Un point surtout fut longtemps l’objet d’une vive controverse entre les deux champions. Il s’agissait de savoir
si, dans la formation intellectuelle et morale, la réflexion doit précéder ou suivre l’enseignement reçu du dehors. Lou Tse-tsing soutenait que l’étude intime, personnelle, avec la réflexion, est
le principe et la base de l’éducation ; seule elle est indispensable et peut même suppléer tout à fait à l’enseignement extérieur. Après une longue dispute, dans laquelle Tchou-tse se fit
remarquer, dit-on, par le calme imperturbable qu’il opposa à la fougue de son adversaire, chacun des combattants se retira plus raffermi encore dans ses idées. La méthode suivie dans ce genre de
polémique par les philosophes chinois n’est pas du tout celle de la logique occidentale : leur Aristote n’a pas encore paru. Ils se contentent généralement de saisir dans l’argument de leur
adversaire quelque point de détail, dont ils montreront facilement l’absurdité, en citant à l’appui des textes, dont l’interprétation elle-même entraînera la discussion sur un autre
terrain.
En 1190, Tchou Hi fut chargé de la préfecture de Tchang tcheou. Là encore, outre les occupations de sa charge, il donnait des leçons à de nombreux disciples. Parmi ceux-ci il en remarqua un, dont
le talent n’avait rien d’extraordinaire, mais qui montrait pour l’étude une ardeur passionnée, avec une persévérance peu commune. Il se nommait Tch’en
choen et était né près de Amoy, au Fou-kien (1153). — C’est lui, dit-on, qui le premier employa l’expression sing-li dans le sens de philosophie spéculative. Il fut l’un
des plus enthousiastes admirateurs de son maître, dont il propagea les doctrines dans les provinces du Sud.
Vers cette époque, les ennemis de Tchou Hi et les envieux de sa gloire redoublèrent d’efforts pour le discréditer auprès de l’Empereur Koang-tsoung (1190-1195). Plusieurs mémoires accusateurs
parvinrent coup sur coup à la cour. Un certain Lin Li le représentait comme un révolutionnaire, un conspirateur dangereux. un chef de parti politique, dont il
fallait au plus tôt déjouer les sourdes menées. Un autre, Chen Ki-tsou, en termes encore plus violents, l’accuse d’être le chef d’une société secrète, dont
les sectateurs, racolés de tous les pays, s’abstiennent de viande et pratiquent des sortilèges. Des réunions suspectes se tiennent tantôt en la ville de Koang-sin, dans la pagode du Lac aux Oies,
tantôt à Tchang-cha dans le Temple de la Respectueuse réserve ; et tout s’y passe dans le secret le plus profond. Tchou Hi, ajoutait l’accusateur, a manqué à ses devoirs de piété filiale
envers sa mère et de soumission à son prince : à plusieurs reprises appelé à la cour, sous le règne de Hiao-tsong (1163-1190), il a obstinément refusé de s’y rendre. Pendant que la cour se
réjouissait de la mort de Tchao Jou-yu, il s’est permis de le pleurer. Ses mœurs sont un scandale public. Il donne des leçons aux jeunes gens des plus opulentes familles, dont il reçoit de riches
présents... etc. etc. Ces diatribes haineuses n’eurent pas d’abord le succès qu’en attendaient leurs auteurs. Mais, peu après, un personnage influent revint à la charge et réussit à le faire
condamner à la privation de tout emploi et dignité (1196). Trois ans plus tard, l’empereur lui rendit quelques-uns de ses titres officiels ; il lui offrit même une charge honorable, que l’âge et
la maladie ne lui permirent pas d’accepter. Parmi les amis fidèles qui ressentirent le contre-coup de sa disgrâce, et furent poursuivis pour leur attachement aux doctrines du maître, étaient
Ts’ai Yuen ting et son fils Ts’ai Tchen alors âgé de 28 ans. Le père exilé à Tao-tcheou dans le Hou-nan, y mourut en 1198. Son fils, qui l’avait suivi dans son exil, revint alors à Kien-yang, au
nord du Fou-kien, ramenant le cercueil de son père, qu’il déposa auprès de ses ancêtres.
Vers ce même temps, Tchou Hi commença à ressentir les cruelles infirmités qui ne devaient pas tarder à terminer sa vie. Il fut assisté, dans ses derniers jours, par plusieurs de ses disciples. Le
plus dévoué de tous à consoler et soulager son maître fut Ts’ai Tchen, qui l’assista avec amour et reçut son dernier soupir (1200), la 6e
année du règne de Ning-tsong.
Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance de la
Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org