Marcel Granet (1884-1940)
CHANSONS D'AMOUR DE LA VIEILLE CHINE
Revue des Arts Asiatiques, vol. 2, n° 3, septembre 1925, pages 24-40.
- "Cet article a été écrit à la demande du Secrétaire de l'Association des Amis de l'Orient ; il m'a convaincu sans peine qu'à part quelques spécialistes, personne n'avait lu un livre déjà ancien [c.a. Fêtes et chansons anciennes de la Chine, E. Leroux, Paris, 1919] où j'avais donné la traduction d'un certain nombre de chansons chinoises. On retrouvera donc ici celles qui sont le plus capables d'intéresser les lecteurs de la Revue des Arts Asiatiques."
Un des livres classiques de la Chine, le Che king, est un recueil de poésies. Cette anthologie disparate contient, à côté de chants
rituels et de poèmes de circonstance, un certain nombre de pièces assez courtes qui passent pour être des chansons locales. Les Chinois les considèrent comme des œuvres savantes ; la tradition
scolaire prétend donner la date de leur composition ; elle connaît même les noms des auteurs et leurs intentions : celles-ci étaient morales. Si les Chansons de pays (Kouo fong) méritent
d'être étudiées dans les écoles, c'est que, destinées, dès l'origine, à enseigner la vertu aux princes féodaux, elles peuvent encore servir à l'éducation des lettrés qui se préparent à
administrer l'État.
Ces chansons sont anciennes. Anciens sont leur classement et leur interprétation. On peut admettre qu'elles existaient, arrangées dans leur ordre actuel, dès le Ve siècle avant notre ère. Il
semble aussi que, vers les mêmes temps, on les entendait à peu près comme de nos jours. Dans les cours princières, les conseillers d'État les employaient à exprimer symboliquement leurs avis :
ils réprimaient avec leur aide les mauvais penchants de leurs maîtres.
Antérieurement aux VIe-Ve siècles, on ne sait rien de l'histoire des chansons. Lues sans arrière-pensée, elles apparaissent comme des compositions naïves et rustiques. Ne faut-il point se méfier
de la tradition et de l'interprétation scolaires ? Ne doit-on pas considérer ces poèmes, non point comme des compositions didactiques, mais comme des chansons paysannes ?
Il y aurait imprudence à prendre brutalement parti. Telles que nous les possédons, les Chansons de pays sont, peut-être, des compositions allégoriques et les œuvres de poètes de cour qu'animaient
des intentions morales ou politiques. En revanche, il n'y a guère de doute que les thèmes dont elles sont faites, ne soient d'inspiration populaire. Les chansons, si vraiment elles sont des
productions savantes, ne peuvent être prises pour des compositions originales ; elles ont leur source dans l'invention paysanne : leur thèmes furent inventés, au cours de fêtes agraires, par des
chœurs alternants de jeunes garçons et de jeunes filles.
Les chants alternés ne sont point particuliers à la vieille Chine. On en retrouve la trace dans l'ancien Japon et l'usage en existe, de nos jours, dans l'Asie sud-orientale, chez un assez grand
nombre de populations. Chez certaines d'entre elles, les chants alternés sont réservés à des occasions solennelles. Ils comptent parmi les rites principaux des grandes fêtes saisonnières.
Celles-ci opposent en des joutes de chants d'amour des garçons et des filles qui ne doivent appartenir ni à la même famille ni au même village. Elles se terminent par des unions dans les champs,
préludes à des mariages auxquels préside la règle exogamique. Fêtes sexuelles et fêtes de fiançailles, elles assurent la fertilité de la Terre et la prospérité de l'Année.
Des usages analogues avaient jadis en Chine une importance que révèlent, à l'analyse, les thèmes des Chansons de pays. C'était à l'occasion de fêtes saisonnières que les filles allaient provoquer
les garçons à des combats de chants alternés.
LES FEUILLES FLÉTRIES
Feuilles flétries ! feuilles flétries !
le vent vient à souffler sur vous !
Allons, messieurs ! allons, messieurs !
chantez, nous nous joindrons à vous !
Feuilles flétries ! feuilles flétries !
le vent vient à souffler sur vous !
Allons, messieurs ! Allons, messieurs !
chantez, et puis nous après vous !
On n'allait point chanter seulement lorsque le vent d'automne faisait tourbillonner les feuilles mortes. Les principales joutes de chants avaient
lieu au printemps, lorsque la fonte des neiges faisait grossir les rivières et quand les fleurs précoces poussaient dans les plaines basses.
LA TCHEN
La Tchen avec la Wei
viennent à déborder !
Les gars avec les filles
viennent aux orchidées !
Les filles les invitent :
— là-bas, si nous allions ?
et les gars de répondre :
— déjà nous en venons !
— Voire donc, mais encore,
là-bas, si nous allions,
car la Wei traversée,
s'étend un beau gazon !
Lors, les gars et les filles
ensemble font leurs jeux ;
et puis elles reçoivent
le gage d'une fleur !
La Tchen avec la Wei
d'eaux claires sont gonflées !
Les gars avec les filles
nombreux sont assemblés !
Les filles les invitent :
— là-bas...
La crue des rivières marque la fin de la saison d'hiver. Celle-ci, dans les plaines de la Chine septentrionale, est d'une sécheresse absolue. La
terre, alors, ne peut être travaillée : les anciens Chinois imaginaient qu'elle ne devait point l'être. Ils la jugeaient sacralisée. Pour la désacraliser il fallait, au printemps, des rites
puissants. Aux temps féodaux, seul, le prince, riche de prestige sacré, pouvait procéder au premier labourage, sacrilège pour tout autre : ainsi préparée au renouveau, la terre acceptait de
recevoir les graines que, pour qu'elles gardent leur puissance féconde, la princesse conservait dans le gynécée. Mais dans des temps ou des milieux plus rustiques, c'était la jeunesse du pays
qui, en s'unissant sur les gazons commençant à pointer, coopérait au renouveau : malgré leur prud'homie et bien que, pour eux, la chanson de la Tchen, soit une satire contre un mauvais prince,
les érudits chinois avouent que les jeux des jeunes gens, au bord des eaux vives, étaient des jeux sexuels. Les rivières qui unissent leurs eaux débordées sont un symbole d'exogamie et leur union
est imaginée comme une joute. C'est aussi par des joutes que doit débuter le mariage. Au bord de la Wei, les jeunes gens se provoquaient à la lutte des chants d'amour avant d'aller cueillir une
fleur odorante. Celle-ci était, tout ensemble, un gage de fiançailles et un principe de fécondité : l'orchidée cueillie au bord des sources jaillissantes avait le pouvoir, quand on passait l'eau,
d'attirer les âmes des morts, qui s'échappaient des sources souterraines, prêtes à se réincarner. Mais la fécondité, humaine ou naturelle, ne pouvait s'obtenir qu'à l'aide d'une lutte courtoise
entre filles et garçons. De même qu'il y avait des batailles de fleurs, les œufs d'oiseaux et les plantes à graines servaient à des joutes accompagnées de chants. C'est ainsi, par exemple, que
joutant ensemble et recueillant du plantain au creux de leurs jupes nouées à la ceinture, les jeunes gens chantaient :
LE PLANTAIN
Cueillons ! cueillons le plantain !
et allons ! recueillons-en !
Cueillons ! cueillons le plantain !
et allons ! ramassons-en !
Un œuf ou une graine, conquis et mangés après joute et victoire dans le combat de chants, faisaient naître au cœur des couples les plus hauts
espoirs : ils escomptaient sans doute quelque chose comme la naissance d'un jeune prince, digne de posséder l'emblème du Soleil, ces jeunes gens qui chantaient, dansant et luttant deux par deux
:
Le roi de Tch'ou, passant le Kiang,
Trouve une graine de sagette !
Elle est grosse comme le poing,
Et rouge comme le soleil !
Il la coupe, puis il la mange :
Elle est douce comme le miel !
Une princesse du pays de Tcheng conçut un enfant d'une orchidée, qui était à la fois le don de son mari et celui d'un ancêtre ; l'enfant, qui fut
nommé Orchidée, mourut quand on coupa les orchidées. Le premier roi de la Chine, Yu le Grand, naquit d'une graine de plantain avalée par sa mère : le nom de la famille qu'il fonda est tiré du nom
du plantain. Un autre héros, souche de race royale, dut son nom et sa naissance à un œuf avalé par sa mère le jour où reviennent les hirondelles ; c'était le grand jour des fêtes sexuelles ;
l'œuf avait été conquis après une baignade dans la rivière et une joute ; une tradition rapporte à cet événement l'origine des chansons chantées dans le Nord de la Chine. On le voit : quand on
rapproche les chansons du Kouo fong et les usages qu'elles impliquent, des rares légendes conservées (sous forme de faits historiques) par la mythologie politique, on entrevoit un fond de
croyances très archaïques.
*
Les thèmes des Chansons de pays permettent de reconstituer quelques traits importants d'une civilisation chinoise sans doute fort ancienne mais
dont les usages ont persisté longtemps parmi le peuple des campagnes. La grande règle, qui dominait toute l'organisation sociale, était la séparation des sexes. Hommes et femmes, laboureurs et
tisserandes, vivaient à part, occupés à des besognes différentes. Pendant la morte-saison, tous, sans doute, se retrouvaient au village familial : encore est-il possible que les hommes y aient
possédé une maison à eux, où leur temps se passait en cérémonies masculines. L'été, les femmes restaient aux abords des maisons, travaillant dans les vergers. Elles n'en sortaient que pour porter
aux hommes leurs repas. Ceux-ci vivaient aux champs, même la nuit qu'ils passaient dans des cabanes construites à côté des cultures. Le temps des travaux agricoles était une période de séparation
et de dispersion : la vie de ménage était réduite à peu de chose et à rien la vie sociale. Celle-ci n'avait d'intensité qu'aux moments solennels où s'inaugurait et se clôturait l'année agricole.
De grandes fêtes réunissaient alors les familles voisines. Elles renouvelaient leur amitié séculaire en échangeant leurs enfants : aux fêtes du printemps se nouaient les fiançailles ; l'entrée en
ménage avait lieu après les fêtes d'automne. Ces fêtes étaient à la fois des foires propices aux grandes orgies qui rapprochent les cœurs et des pèlerinages faits en des lieux consacrés où une
race retrouve des émotions séculaires et sent qu'elle fait corps avec le pays natal. Tous cherchaient à rendre plus vive cette intimité avec le lieu saint de leurs assemblées. Dans une excitation
joyeuse et forte, ils le parcouraient en tous sens ; ils en prenaient possession et se sentaient possédés par lui.
LE TERTRE YUAN
Ô vous qui allez vous ébattre
au sommet du tertre Yuan,
Quelle animation est la vôtre !
il ne faut pas la voir de loin !
Au son des tambours que l'on frappe
tout au bas du tertre Yuan,
Qu'importe, hiver ! été, qu'importe !
vous tenez des plumes d'aigrette !
Au son des tambourins d'argile,
sur le chemin du tertre Yuan,
Qu'importe, hiver ! été, qu'importe !
vous tenez l'éventail d'aigrette !
Cette chanson (peut-être ironique et faite pour blâmer des gens dansant quand il n'en est point saison) laisse voir l'importance ancienne du rite
de l'ascension : il est resté l'un des grands rites des fêtes chinoises. Le rite du passage de l'eau a été, de tous temps, au moins aussi important.
LA COURGE
La courge a des feuilles amères,
le gui a de profondes eaux !
Aux fortes eaux, troussez les jupes !
soulevez-les, aux basses eaux !
C'est la crue au gué où l'eau monte !
c'est l'appel des perdrix criant !
L'eau monte et l'essieu ne s'y mouille !
perdrix crie, son mâle appelant !
L'appel s'entend des oies sauvages
au point du jour, l'aube parue !
L'homme s'en va pour chercher femme
quand la glace n'est pas fondue !
Appelle ! Appelle ! homme à la barque !
que d'autres passent !... Moi, nenni !
Que d'autres passent !... Moi, nenni !
Moi j'attendrai le mien ami !
Les filles et les garçons qui mêlaient leurs danses sur le tertre Yuan, espéraient obtenir, tout autant que des enfants, la pluie fécondante : c'est du moins ce que certains glossateurs
affirment. D'autres auteurs pensent que lorsque des bandes affrontées dansaient et passaient les rivières, elles espéraient faire tomber la pluie de saison ; on sait aussi qu'elles aidaient les
âmes à se réincarner. Sans doute, tous ces espoirs se mêlaient-ils dans les cœurs exaltés par l'approche de la communion qui terminait les joutes de danses et de chants. Et, tandis qu'ils
s'apparentaient au Lieu-Saint de leur race par des contacts multiples et sacrés, les jeunes gens, pour exprimer leurs émotions, créaient une langue sainte : ils inventaient la poésie. Des images,
riches d'une puissance divine, leur étaient fournies par le paysage rituel de leurs fêtes. À vrai dire, c'étaient, plus que des images, des gestes de la nature qui semblaient correspondre à leur
propres gestes. Ils en étaient les emblèmes et semblaient même les commander. Ces rites de la nature justifiaient les rites humains, tout en fournissant aux hommes des moyens et des modèles pour
exprimer leurs sentiments. Dans les mêmes lieux où les perdrix et les oies sauvages se poursuivaient en chantant, les jeunes gens, imitant dans leurs chants alternés la quête des oiseaux, se
recherchaient et s'unissaient comme eux. Si l'offre de l'oie sauvage, au matin levant, est resté pendant de longs siècles, un des rites des fiançailles, c'est parce que les usages rituels (qui ne
sont, comme le langage lui-même, que l'expression symbolique des sentiments humains) se sont modelés sur les correspondances naturelles qui leur servaient de cadre. Et c'est ainsi qu'ont été
pourvues d'une autorité véritable, d'une autorité religieuse, les images traditionnelles qui ont fourni aux auteurs chinois leur matériel poétique : pruniers et pêchers fleuris, chute soudaine
des feuilles, insectes qui se poursuivent, retours ou départs des oiseaux de passage, rosées de printemps, givres d'automne, dernières pluies, premiers arcs-en-ciel, tels sont les grands thèmes
de la poésie chinoise, tels sont les grands thèmes des Chansons de pays, car telles étaient les images qui, aux temps des joutes amoureuses, apparaissaient dans les Lieux-Saints.
La puissance conservée par les vieilles images ne fait que traduire la puissance des sentiments qu'elles ont exprimés tout d'abord. Les jeunes gens qui s'abordaient en chantant, élevés dans
l'isolement et représentant des sexes rivaux, ressentaient d'abord une angoisse amoureuse que seule pouvait apaiser la communion sacrée des fêtes collectives.
LES MOUETTES
À l'unisson crient les mouettes
dans la rivière sur les rocs !
La fille pure fait retraite :
pour le seigneur, heureuse union !
Haute ou basse, la canillée :
à gauche, à droite, cherchons-la !
La fille pure fait retraite :
de jour, de nuit, demandons-la !
Demandons-la !... requête vaine !...
de jour, de nuit, nous y pensons !...
Ah ! quelle peine !... ah !... quelle peine !
de ci, de là, nous nous tournons !...
Haute ou basse, la canillée :
à gauche, à droite, prenons-la !
La fille pure fait retraite :
guitares, luths, accueillez-la !
Haute ou basse, la canillée :
à gauche, à droite, cueillons-la !
La fille pure fait retraite :
cloches et tambours, fêtez-la !
SAUTERELLES DES PRÉS
La sauterelle des prés crie
et celle des coteaux sautille !
Tant que je n'ai vu mon seigneur,
mon cœur inquiet, oh ! qu'il s'agite !
Mais sitôt que je le verrai,
sitôt qu'à lui je m'unirai,
mon cœur alors aura la paix !
Je gravis ce mont du midi
et vais y cueillir la fougère !
Tant que je n'ai vu mon seigneur,
mon cœur inquiet, qu'il se tourmente !
Mais sitôt que je le verrai,
sitôt qu'à lui je m'unirai,
mon cœur alors deviendra gai !
Je gravis ce mont du midi
et vais y cueillir la fougère !
Tant que je n'ai vu mon seigneur,
mon cœur, qu'il se peine et chagrine !
Mais sitôt que je le verrai,
sitôt qu'à lui je m'unirai,
mon cœur alors sera calmé !
Une première union sur la terre sacrée rapprochait deux étrangers et l'un d'eux devait s'apprêter à quitter ses parents pour aller vivre dans une
famille inconnue : ce n'était point trop d'une grande fête pour effacer l'impression d'un abandon sacrilège.
L'ARC-EN-CIEL
L'arc-en-ciel est à l'orient !
personne ne l'ose montrer !
La fille pour se marier
laisse au loin frères et parents !
Vapeur matinale au couchant !
c'est la pluie pour la matinée !
La fille pour se marier
laisse au loin frères et parents !
Or la fille que vous voyez
Rêve d'aller se marier
Sans plus garder la chasteté
Et avant qu'on l'ait ordonné !
LES TIGES DE BAMBOU
Les tiges de bambou si fines
c'est pour pêcher dedans la K'i !
À toi comment ne penserai-je ?
mais au loin on ne peut aller !
La source Ts'iuan est à gauche,
à droite la rivière K'i !
Pour se marier une fille
laisse au loin frères et parents !
La rivière K'i est à droite,
à gauche la source Ts'iuan !
Les dents se montrent dans le rire !...
les breloques tintent en marchant !...
La rivière K'i coule ! coule !
rames de cèdre !... barques en pin !...
En char je sors et me promène,
c'est pour dissiper mon chagrin !...
Les jeunes gens, avant d'aller s'unir, éprouvaient une espèce de crainte qui se dissimulait sous des airs railleurs. C'était par des défis que
s'engageaient les tournois poétiques. Les filles, dans les temps anciens, n'avaient point encore une situation inférieure ; du reste, elles étaient fières de leur habileté de tisserandes, car les
étoffes qu'elles tissaient étaient l'unique monnaie en usage ; elles prenaient, le plus souvent, l'offensive par des invitations ironiques et hardies.
LE FOU-SOU
Le fou-sou est sur les monts,
les nénuphars aux vallons !
Je n'aperçois pas Tseu Tou
et je ne vois que des fous !
Les grands pins sont sur les monts,
la renouée aux vallons !
Je n'aperçois pas Tseu Tch'ong
mais d'astucieux garçons !
LE RUSÉ GARÇON
Ô rusé garçon que voilà,
qui avec moi ne veux parler,
Est-ce donc qu'à cause de toi
je ne pourrai plus rien manger ?
Ô rusé garçon que voilà,
qui avec moi ne veux manger,
Est-ce donc qu'à cause de toi
je ne pourrai plus reposer ?
Des défis, l'on passait aux tournois de vers alternés.
LES ORMEAUX
Porte de l'Est, les ormeaux,
sur le tertre Yuan, les chênes :
C'est la fille de Tseu Tchong
qui danse, danse à leur ombre !
Un beau matin l'on se cherche
dans la plaine du midi !
Qu'on ne file plus son chanvre !
au marché, va ! danse, danse !
Un beau matin l'on promène
et l'on s'en va tous en bande !
— À mes yeux tu es la mauve !
— Donne-moi ces aromates !
Quand les bouquets de fleurs offertes avaient lié les fiancés, ils s'unissaient enfin : des beuveries communielles, des cadeaux, des serments
consacraient leur union. Mais pour apaiser leurs appréhensions mutuelles, une longue cour chantée était nécessaire où garçons et filles s'affrontaient par bandes opposées. Deux chœurs de danses
joutaient à qui ferait preuve de plus d'habileté dans l'art traditionnel d'inventer les vers d'amour. Ainsi s'expliquent la symétrie rigoureuse des vers et des couplets et l'allure piétinante de
ces vieilles chansons.
*
Si les vieilles chansons du Kouo fong portent encore la marque des conditions qui présidaient à leur invention, il y a peu de chance que nous en
possédions aucune sous sa forme première. Les fêtes sexuelles furent proscrites dès que les États féodaux se furent assigné des fins morales. Les ritualistes des cours se proposèrent alors de
faire appliquer une séparation rigoureuse des sexes et d'interdire les unions dans les champs.
LE CHAR DU SEIGNEUR
Le char du Seigneur, comme il roule !
sa robe a la couleur des joncs !
À toi comment ne penserais-je ?...
j'ai peur de lui et n'ose pas...
Le char du Seigneur, comme il roule !
sa robe est couleur de rubis !
À toi comment ne penserais-je ?
j'ai peur de lui pour aller aux champs.
Vivants, nos chambres sont distinctes,
morts, commun sera le tombeau !
Si tu ne me crois pas fidèle,
je t'atteste, ô jour lumineux !
Alors naquit sans doute une poésie de village, dont nous possédons peut-être quelques exemplaires assez peu déformés. Les jeunes gens,
d'ordinaire séparés, se rencontraient à l'occasion de cueillettes ou de labeurs faits en commun. Les vers d'amour chantés en chœur venaient rythmer leur travail.
À SANG-TCHONG
Où cueille-t-on la cuscute ?
c'est dans le pays de Mei !
Savez-vous à qui je pense ?
c'est à la belle Mong Kiang !
Elle m'attend à Sang-tchong,
Elle me veut à Chang-kong,
Elle me suit sur la K'i !
LES FOSSÉS DE LA PORTE
Porte de l'Est, dans les fossés
on peut faire rouir le chanvre !
Avec ma belle et pure dame
on peut s'accorder et chanter !
Porte de l'Est, dans les fossés
on peut faire rouir l'ortie !
Avec ma belle et pure dame
on peut s'accorder et causer !
Porte de l'Est, dans les fossés
on peut faire rouir les joncs !
Avec ma belle et pure dame
on peut s'accorder et parler !
Au cours de ces rencontres se nouaient les amourettes, dans une atmosphère de bonhomie paysanne.
LA PORTE HENG
Au-dessous de la porte Heng
on peut se reposer tranquille !
L'eau de la source coule, coule !
on peut s'amuser et manger.
Quand on veut manger du poisson
faut-il avoir brèmes du Fleuve ?
Lorsque l'on veut prendre une femme
faut-il des princesses de Ts'i ?
Quand on veut manger du poisson
faut-il avoir carpes du Fleuve ?
Lorsque l'on veut prendre une femme
faut-il des princesses de Song ?
Les environs des portes, plantés d'arbres, étaient propices aux rendez-vous.
LA VIERGE SAGE
La Vierge sage, que de grâce !
elle m'attend au coin des murs ;
Je l'aime, et, si je ne la vois,
je me gratte la tête, éperdu...
La Vierge sage, que de charme !
elle me donne un tube rouge !
Le tube rouge a de l'éclat :
la beauté de la fille enchante !
Plante qui viens des pâturages,
vraiment belle en ta rareté,
Non, ce n'est pas toi qui es belle :
tu es le don d'une beauté !
Mais les galants profitaient de la nuit pour rejoindre leurs belles et chanter des aubades.
LES PEUPLIERS DE LA PORTE
Porte de l'Est sont les peupliers !
qu'il est superbe leur feuillage !
Au crépuscule on doit s'attendre !
qu'il est vif l'éclat des étoiles !
JE T'EN SUPPLIE
Je l'en supplie, ô seigneur Tchong,
ne saute pas dans mon village,
Ne casse pas mes plants de saule !...
comment oserais-je l'aimer ?...
J'ai la crainte de mes parents !...
Ô Tchong, il faut l'aimer, vraiment,
Mais ce que disent mes parents
il faut le craindre aussi, vraiment !
LE CHANT DU COQ
— Le coq a chanté ! dit la fille,
— Le jour paraît ! dit le garçon,
— Live-toi ! Regarde la nuit !
Est-il des étoiles qui brillent ?
Vite, va-t-en ! Vite, va-t-en !
Chasser canards et oies sauvages.
Si tu en tues, je les prépare
Pour faire un repas avec toi !
Au repas nous boirons du vin
Puissé-je vieillir avec toi !
Pris de nous sont luths et guitares !
Tout rend paisible notre amour !
Si j'étais sûre de ta venue,
Mes breloques je te donnerais !
Si j'étais sûre de ta faveur,
Mes breloques je t'enverrais !
Si j'étais sûre de ton amour,
Mes breloques te le paieraient !
La crainte du qu'en dira-t-on et la surveillance des parents et des frères obligeaient parfois les amoureux à ne se voir que de loin. Les garçons
montaient sur les tours, heureux de se montrer tout parés à leurs bien-aimées.
LE COLLET BLEU
Votre collet est bien bleu
et mon cœur est bien troublé !...
Si vers vous je ne vais pas
faut-il que vous ne chantiez ?
Vos breloques sont bien bleues
et mes pensées bien troublées !
Si vers vous je ne vais pas
faut-il que vous ne veniez ?
Allez ! et promenez-vous
sur le mur et sur la tour !
Un jour où je ne vous vois
me paraît comme trois mois !
Tous ces manèges s'accompagnaient de médisances et de brouilleries.
LE BEAU SEIGNEUR
Ô toi, seigneur de belle mine,
qui m'as attendue dans la rue !...
Hélas ! que ne t'ai-je suivi !...
Ô toi, seigneur de belle taille,
qui m'as attendue dans la salle !...
Hélas ! que ne t'ai-je suivi !...
En robe à fleurs, en robe simple,
en jupe à fleurs, en jupe simple.
Allons, messieurs ! allons, messieurs !
en char menez-moi avec vous !
En jupe à fleurs, en jupe simple,
en robe à fleurs, en robe simple,
Allons, messieurs ! allons, messieurs !
en char emmenez-moi chez vous !
Parfois la fidélité s'exprimait en termes délicats. Il arrivait encore que les garçons voulussent brusquer les filles.
HORS DE LA PORTE
Hors de la porte orientale,
les filles semblent un nuage :
Bien qu'elles semblent un nuage,
nulle ne fixe ma pensée !
Robe blanche et bonnet grisâtre,
voilà qui peut me rendre gai !
Hors du bastion de la porte
les filles semblent des fleurs blanches :
Bien qu'elles semblent des fleurs blanches,
nulle n'occupe ma pensée !
Robe blanche et bonnet garance,
voilà ce qui peut me charmer !
LA BICHE MORTE
Dans la plaine est la biche morte ;
d'herbe blanche enveloppez-la !
Elle rive au printemps, la fille ;
bon jeune homme, demandez-la !
Dans la forêt sont les arbustes !
et dans la plaine est le faon mort !
Enveloppez-le d'herbe blanche !
la fille est tel un diamant !
Tout doux, tout doux, point ne me presse !
Ma ceinture, n'y touche pas !
Ne t'en va pas faire de sorte,
Surtout, que mon lévrier aboie.
La vie amoureuse, dans les villages, a déjà quelque variété. Elle en prend plus encore et les sentiments personnels apparaissent lorsque, dans la société troublée des temps féodaux, les mariages, au lieu de se conclure pour la vie entre fiancés prédestinés, se nouent et se dénouent au gré des circonstances.
LE PAYSAN
Paysan, qui semblais tout simple,
troquant tes toiles pour du fil.
Tu ne venais pas prendre du fil :
tu venais vers moi pour m'enjôler !
Je te suivis et passai la K'i !
et j'allai jusqu'au tertre Touen...
« — Je ne veux pas, moi, passer le terme :
toi, tu viens sans marieur honorable.
« — Je t'en prie, ne te fâche pas !
que l'automne soit notre terme ! »
Je montai sur ce mur croulant
pour regarder vers Fou Kouan !...
Je ne vis rien vers Fou Kouan...
et je pleurai toutes mes larmes !...
Quand je te vis vers Fou Kouan
alors de rire ! et de parler !
« — Ni la tortue, ni l'achillée,
ne m'ont rien prédit de mauvais !
« — Viens-t-en donc avec ta voiture
qu'on y emporte mon trousseau ! »
Quand le mûrier garde ses feuilles,
elles sont douces au toucher !...
Hélas ! hélas ! ô tourterelle,
ne t'en va pas manger les mûres !
Hélas ! hélas ! ô jeune fille,
des garçons ne prends point plaisir !
Qu'un garçon prenne du plaisir,
encore s'en peut-il parler !
Qu'une fille prenne du plaisir,
pour sûr, il ne s'en peut parler !
Lorsque le mûrier perd ses feuilles,
elles tombent, déjà jaunies...
Depuis que je m'en fus chez toi,
trois ans j'ai vécu de misère...
Comme la K'i s'en venait haute,
mouillant les tentures du char !...
La fille, vrai, n'a pas menti !
le garçon eut double conduite !
Le garçon, vrai, fut sans droiture
et changea deux, trois fois de cœur !
Ta femme, pendant trois années,
du ménage jamais lassée,
Matin levée et tard couchée,
je n'eus jamais ma matinée...
Et, autant que cela dura,
cruellement tu m'as traitée...
Mes frères ne le sauront pas !
ils s'en riraient et moqueraient...
J'y veux songer dans ma retraite,
gardant tout mon chagrin pour moi...
Avec toi, je voulais vieillir,
et, vieille, tu m'as fait souffrir...
Et pourtant, la K'i a des berges !...
et pourtant, le val a des digues...
Coiffée en fille, tu me fêtais !...
ta voix, ton rire me fêtaient !...
Ton serment fut clair, telle l'aurore !
je ne pensais pas que tu changerais !...
Que tu changerais !... Je n'y pensais pas...
maintenant, c'est fini !... hélas...
Cette longue complainte de la mal-mariée a quelque chose de touchant. Pourtant elle ne contient guère que de vieux thèmes rituels : la rencontre
au printemps lors des fêtes des monts et des eaux, l'entrée en ménage à l'automne, l'échange de vers alternés, le souvenir du passage nuptial des rivières gonflées, le rappel du temps où les
feuilles tombent, l'évocation des premières journées d'amour et des vieux serments.
C'est au cours des joutes anciennes de danses et de chants que la poésie chinoise a trouvé ses premiers rythmes et ses plus puissantes images. Elle a longtemps vécu sur le vieux fond qui était le
legs de l'imagination rustique. La poésie de cour et la poésie savante doivent infiniment à la poésie paysanne qu'elles sont venues relayer.