Léon Wieger (1856-1933)
RUDIMENTS. 5. et 6. NARRATIONS POPULAIRES
Imprimerie de la Mission catholique de l’orphelinat de T’ou-sé-wé, Chang-hai, troisième édition, 1903, 786 pages.
- Préface : "Conformément au plan des Rudiments, ces Narrations Populaires ont été recueillies et éditées dans un double but. — Premièrement, afin de donner des modèles authentiques du vrai parler chinois, locutions, tournures, allure et débit. Rien, dans tout ce volume, de ce baragouin métis, inventé par certains Sien-Cheng, pour leurs clients barbares. D'un bout à l'autre, tout est Chinois chinois."
- "Deuxièmement, outre la langue, ces narrations rendront beaucoup de choses chinoises. Elles contiennent une multitude de notions exactes, sur la vie privée, sur les habitudes domestiques, sur la religion pratique, sur les manières de penser et de faire, de ce grand peuple, singulier, si peu connu, si mal jugé. ".
- "Rien encore, dans ce volume, des intuitions, à tant la ligne, du Plumitif moderne, ou du Globe-trotter sensationnel. Que cette sorte de psychologues et sociologues, après avoir multiplié par quatre cent millions, le boy qui les servit à Canton ou à Shanghai, le temps que leur bateau fit escale, exhibent ensuite ce fantôme arithmétique, l'appelant la Chine, tant pis pour les badauds qui s'y laisseront prendre. "
- "Pour moi, qui ne suis ni romancier ni charlatan, j'ai bonnement prêté ma plume au peuple dans lequel je vis et que j'aime. C'est lui qui parle et qui peint, dans ces récits simples et vivants. Je signe ce volume, pour copie conforme, et non pas comme auteur."
Extraits : Le sceau - Qui est le père ? - Le méridional
Eulltaye - Le fumeur d'opium - Partie de dés - Le faux argent
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Un mandarin portant avec lui le sceau de sa charge, traversait une rivière ; la barque
chavira, deux hommes se noyèrent, les objets furent tous perdus, même son sceau disparut.
Éperdu de tristesse, il voulait s'empoisonner ; mais cédant aux exhortations des mandarins ses amis, il ne se suicida point. On avertit pour lui ses supérieurs. — Or ce mandarin était un
fonctionnaire intègre, très aimé de ses supérieurs, qui lui donnèrent bon courage, disant : Ça n'est rien !.. Ils lui firent d'abord un sceau en bois, pour s'en servir en attendant ; puis ils
avertirent pour lui l'empereur, et le firent s'accuser et demander punition. L'empereur sachant aussi que c'était un officier intègre, et que ce n'était pas par négligence qu'il avait perdit son
sceau, ne le punit pas, mais ordonna au ministère des fonctionnaires de lui couler un sceau, et d'envoyer quelqu'un le lui porter au lieu de sa charge. — Or il se trouva que l'homme qui fut
envoyé, avait contre lui de vieilles rancunes. Comme dit le proverbe, il est difficile qu'un homme convienne à tous ; les meilleures gens, il y en a qui en disent du mal. — Cet individu voulant
mettre à profit l'occasion de lui faire tort, tira en route le sceau, enveloppa de nouveau la cassette, et la lui apporta. Dès qu'il fut entré dans son prétoire, la haine au cœur et le visage
riant, il lui remit la cassette vide. L'autre voyant qu'on lui apportait un sceau, fut au comble de la joie. Quand l'envoyé fut sorti, et qu'il eut ouvert l'étui pour voir, il n'y avait pas de
sceau, c'était une cassette vide. Se doutant bien que c'était l'autre qui l'avait caché, il ne dit mot, et ne lui fit aucun mal. Quand la nuit fut venue, il mit le feu à son prétoire. Bientôt au
dedans et au dehors tout le monde cria au feu. Celui qui avait apporté le sceau se leva aussi. — Le mandarin criait :
— Que le reste brûle, cela n'a pas d'importance ; avant tout retirons le sceau !
Et, tout en criant, ayant retiré lui-même et tenant dans ses mains la cassette vide, il dit à cet individu :
— Toi tu es un homme sûr. Porte ce sceau dans ta chambre, et garde-le-moi.
L'autre savait fort bien qu'il n'y avait pas de sceau, mais il n'osa pas ne pas accepter. Il revint donc dans sa chambre, et, après y avoir bien pensé, il se dit : Si je lui rends cette boîte
vide, bien sûr qu'il ne me le passera pas. Allons, remettons-lui le sceau !... Et il remit le sceau dans l'étui. Quand on eut fini d'éteindre l'incendie, il le rapporta au mandarin. Le mandarin
ayant ouvert et regardé, le sceau y étant, il congédia l'envoyé. — Ne trouvez-vous pas que ce mandarin s'en est bien tiré ?
Un certain Tchangsan de Paotingfou, s'étant expatrié, arriva en Mongolie à l'endroit appelé
Imat'outch'oan. Il y peina pendant quelques années, devint riche, et se maria à l'étranger. Après un an passé, il eut un petit garçon. Après quatre à cinq années, soudain il fut pris de
nostalgie, et voulut, emmenant sa femme, revenir à la maison. Dès qu'il lui en parla, sa femme ne voulut pas consentir et dit :
— Alors que je t'ai épousé, il a été convenu qu'il ne le serait pas permis de t'en retourner en m'emmenant de force ; et que cela ne pourrait se faire, que si j'y consentais. Il faut nous en
tenir à ce qui a été dit ; il ne sied pas que ce qui a été convenu ne compte plus, et que ce dont on n'est pas convenu compte ! Le proverbe dit : entre gens de bien, une seule parole ; à bon
coursier, un seul coup de fouet : S'il était permis de modifier ainsi les décisions les plus solennelles (les diagrammes divinatoires), le monde ne serait plus un lieu habitable !
Son mari dit :
— Du moment que tu m'as épousé, tu m'appartiens. Si tu ne fais pas ma volonté, cela ne se passera pas ainsi. Le proverbe dit : la femme épousée et le cheval acheté, on en use quand on veut, on
les bat quand il plaît. Si je tiens mordicus à ce que tu reviennes avec moi à la maison, tu n'y pourras rien changer. Que si vraiment tu ne m'accompagnes pas, je partirai en n'emmenant que mon
enfant.
Sa femme dit :
— L'enfant n'est pas à toi seul, tu ne peux pas l'emmener ainsi !
Les deux époux, plus ils parlaient, plus ils s'échauffaient ; ils finirent par une bonne dispute. La femme jugeant, après y avoir bien pensé, qu'il n'y avait pas d'échappatoire, se mit à pleurer
en invoquant à grands cris le ciel et la terre. Le mari mécontent de ce qu'elle pleurait, l'empoigna et la battit ; ainsi fut blessée l'affection mutuelle des deux époux. — La femme en y
réfléchissant se dit,... que si je ne l'accompagne pas, je ne puis me passer de l'enfant ; que si je l'accompagne, je ne sais ce qui adviendra de moi. Quand je serai partie, pays et gens me
seront étrangers ; pour ce qui est du langage, la prononciation ne me reviendra pas ; puis le climat ne m'ira pas ; comment m'en tirerai-je ? Et puis, à la maison j'ai encore père et mère, et ne
veux pas, abandonnant famille et patrimoine, les laisser là et m'en aller. Le proverbe dit : il est difficile de quitter sa famille fût-elle pauvre, il est dur de se séparer de la terre natale
!
Elle y pensa dans tous les sens, mais il n'y avait pas le moindre moyen. Serrant les dents et maugréant, elle dit : Puisqu'il faut partir avec lui, eh bien partons ! Tout est déterminé par le
destin !
Elle fit donc ses adieux à son père et à sa mère ; tous se tenant embrassés en pleurant, se lamentèrent un bon coup. Le mari loua un char sur lequel il chargea tous les ustensiles. Sa femme y
monta aussi, et l'on partit à grand fracas. Quand ils eurent marché jusqu'à la nuit, ils descendirent dans une auberge, et y passèrent la nuit ; le jour suivant, dès l'aube, ils se remirent en
chemin.
Or le voiturier qui les conduisait était un vieux garçon ; lequel, quand il avait une occasion, conduisait des voyageurs ; sinon, il pratiquait des métiers interlopes. Le proverbe dit : les
cochers, les bateliers, les aubergistes, les conducteurs et les courtiers, même sans qu'ils soient convaincus de crime, on devrait les mettre à mort !.. Tout en allant, à force d'œillades
échangées avec la femme, il sut qu'elle ne s'entendait pas avec son mari, et de suite il lui vint un mauvais dessein. Quand ils eurent marché toute la journée, ils arrivèrent à une ville murée,
et de nouveau ils descendirent dans une auberge. Le Tchang voyant que sa femme s'était désaffectionnée de lui, sortit tout triste de l'auberge pour se distraire. Quand il revint, sa femme tout
simplement ne le reconnut plus pour son mari, et disant hardiment que c'était le voiturier qui était son mari, elle ne laissa plus le Tchang entrer dans sa chambre. Le Tchang outré de colère s'en
fut au prétoire de la sous-préfecture, et cria à l'injustice. Un huissier sortit, l'arrêta et lui dit :
— Quelle affaire est-ce ?
Quand le Tchang le lui eut raconté au long et au large, l'huissier lui dit :
— Va faire rédiger cela !
Il alla donc au domicile d'un greffier, fit écrire une accusation, et la déposa au greffe. Dès le lendemain il sortit un mandat d'amener, citant la femme et le voiturier. Quand à l'audience le
mandarin les interrogea, la femme et le voiturier s'étaient si bien concertés, que leurs assertions eurent tout l'air d'être vraies. Le Tchang timide en présence du mandarin, n'osa pas parler. Le
mandarin qui était un sot, sans scruter assez profondément, adjugea la femme au voiturier, tandis qu'il fit donner au Tchang deux cents coups de férule. Le Tchang trouvant que cela ne pouvait
être digéré, s'en fut au prétoire de la préfecture et battit le tambour. Dès qu'il l'eut frappé, comme dans le prétoire on ne savait quel assassinat ou autre grosse affaire ce pouvait être, le
préfet sur-le-champ monta à son tribunal, et l'appelant devant lui, l'interrogea de la sorte :
— Quelle affaire y a-t-il que tu battes le tambour ?
Le Tchang le lui ayant fait savoir d'après le véritable état des choses, le préfet dit :
— Apparemment que tu ne comprends pas quelle grave chose c'est que de battre le tambour. Excepté en cas de meurtre ou autre affaire de premier ordre, il n'est pas reçu que l'on batte le tambour.
Quelque raison que l'on ait d'ailleurs, quand on l'a battu, il faut endurer la bastonnade...
Il ordonna donc aux exécuteurs de lui donner avant tout quarante coups de férule. Quand on eut fini de le battre, le préfet sur-le-champ tira du cornet une fiche, par laquelle femme, voiturier,
et même leur petit garçon, il les cita tous.
Or leur petit garçon avait à peine quatre ou cinq ans, et ne comprenait encore rien aux choses ; à l'audience, il était à genoux à côté d'eux. — Le préfet interrogea les deux parties au long et
au large, mais sans arriver, en définitive, à tirer d'eux la vérité. Alors, en pleine audience il imagina un stratagème, et dit à ses domestiques qu'il voulait prendre une collation. Quand la
collation eut été apportée, il appela d'abord l'enfant. Quand celui-ci fut arrivé devant son bureau, il lui donna un bonbon à croquer. Puis il lui en donna un autre, en lui disant :
— Porte celui-ci à ton père !
Or si l'enfant ne comprenait rien aux choses, il savait cependant qui était son papa. Prenant le bonbon, il alla tout droit le présenter au Tchang. — À cette vue, le préfet frappant sa masse sur
la table, et commandant à grands cris, fit d'abord donner deux cents soufflets à la femme, puis fit battre le voiturier de plusieurs centaines de coups de rotin, et adjugea la femme à son vrai
mari.
Le proverbe dit : Ce qui est vrai, on ne peut pas le faire faux ; ce qui est faux, on ne peut pas le rendre vrai ! On dit encore : La femme revient à son premier mari, la terre appartient à son
propriétaire !
Quand le préfet eut ainsi résolu ce procès, et informé les supérieurs, on enleva encore sa charge au sous-préfet qui avait mal jugé, et l'affaire finit ainsi. — Tout alentour, le peuple
unanimement sut gré au préfet de sa bonté. Le Tchang lui offrit aussitôt un pien [inscription élogieuse]. Cette histoire peut servir d'exhortation au bien.
Un méridional voulut apprendre le beau langage. Il prit quelques dizaines de taëls, fit un
petit paquet, monta sur un bateau et s'en vint au nord. Au port il descendit du bateau, entra dans la ville, vint dans la grande rue, regarda ; personne ne fit attention à lui. — il se dit : Ici
ce sera difficile de trouver un maître ; .. et son ardeur se refroidit à demi. Il pensa : Si je m'en retourne de suite, probablement que mes compatriotes se riront de moi. Si je reste, alors où
apprendrai-je le beau parler ?... — Dites un peu, ce méridional portant son petit paquet, et s'en allant cahin-caha, est-ce assez risible ?
Il marcha plusieurs jours, arriva dans un petit village, regarda ; il n'y avait aucune agitation. Il se dit : Ici je pourrais peut-être bien apprendre le beau langage !.. et aussitôt, droit comme
une flèche, il entra dans le village. Or tout juste, dans ce village, une bande de vauriens tenait un tripot à roulette. Notre méridional ayant vu les manières de ceux qui sortaient et entraient,
et qu'ils n'avaient tous pas grand air, se réjouit intérieurement et se dit : Ici ça pourra se faire que j'apprenne le koanhoa...
Et aussitôt, avec son petit paquet, d'une enjambée il pénétra dans la baraque à jeu. Quand il fut dedans et regarda, tout juste on découvrait la roulette. Le croupier criait :
— Pourvu que ce ne soit ni as, ni deux !
Le méridional dit :
— Qu'est-ce que ce joujou-là ?
Les autres l'ayant fixé, et ayant reconnu qu'il n'était pas du pays, lui demandèrent :
— Que fais-tu ici ?
Il dit :
— Dans mon paquet j'ai de l'argent.
Les autres dirent :
— Ah, tu veux mettre à la roulette ?
Il dit :
— Je ne sais pas cela ! Je voudrais apprendre le koanhoa.
Un autre dit :
— C'est un imbécile de méridional, qui est venu dans notre Nord, pour apprendre le chic. Allons, jouons-lui un bon tour !..
Et aussitôt il lui dit :
— Aih, si tu veux apprendre le koanhoa, prends-moi pour maître ! Pas besoin que tu fasses de grands frais. Commence par m'inviter, puis remplis-moi un pot de vin, coupe-moi une demi-livre de
viande ; je ne te demande ni quatre assiettes, ni huit bols, ni un grand réchaud garni de viandes. Soyons bons amis ! Je vais t'apprendre le koanhoa, et je garantis que, quand tu seras retourné
au Midi, personne ne s'entendra en koanhoa aussi bien que toi.
Qu'en dites-vous, ce sot méridional étant sorti, ayant empli un pot de vin, et haché une demi-livre de viande, revint au tripot, fit la prostration, salua son maître [Pai laocheu, cérémonie
par laquelle le disciple se livre à l’autorité d’un maître] ; dites, est-ce assez risible ? — Le joueur ayant bu quelques coupes de vin, et mangé quelques bouchées de viande, la verve lui
vint, et il s'écria :
— Ça, qu'on m'apprenne ! Ce que je dirai, redis-le ! Dis, moi !..
Le méridional dit, moi.
— Dis, pour rire !..
Le méridional dit, pour rire.
— Dis, oui !..
Le méridional dit, oui. — Alors le Joueur dit :
— Ça y est ! Tu as fini d'apprendre ! Souviens-toi un peu ferme, et n'oublie pas ; quand tu seras revenu dans votre Midi, tu pourras être interprète.
Notre méridional, avec son paquet, retourna au port, loua un bateau, et profitant d'un vent favorable, en moins de deux jours il arriva chez lui, et descendit de bateau ; tout juste c'était au
milieu de la nuit. En toute hâte il gagna sa porte, ramassa un morceau de brique, et, panpan, frappa plusieurs coups de suite. — Les gens de sa famille coururent aussitôt à la porte, et de
l'intérieur, demandèrent qui c'était. — Il répondit :
— Moi !
Ceux de l'intérieur dirent :
— Pourquoi frappes-tu à la porte ?
Il répondit :
— Pour rire !
Les gens de sa maison ne comprenant pas, regardèrent par les fentes de la porte, et reconnurent que c'était lui ; alors ils ouvrirent la porte et demandèrent :
— Est-ce que tu saurais le koanhoa, que te voilà revenu ?
Il répondit :
— Oui !
Oh alors, toute la famille, femmes et enfants, de se réjouir sans mesure et de sauter de joie. Au jour, grâce aux commérages, aux alentours tout le monde savait qu'il était revenu sachant le
koanhoa, et tous disaient :
— Aih, voilà que dans notre village cela va aller bien, car nous avons un habile homme !
Or quelques jours plus tard, il arriva que dans ce village on trouva gisant le cadavre d'un homme assassiné. Le maire donna avis au prétoire. Le mandarin vint aussitôt pour inspecter le cadavre.
Le langage du mandarin, nos Manze n'en comprirent pas un seul mot. Le mandarin impatienté leur demanda :
— Hai ! Dans votre village, n'y a-t-il pas un homme qui comprenne le koanhoa ?
Le maire du village répondit :
— Il y en a un.
Et aussitôt il appela notre méridional. Quand il fut arrivé en présence du mandarin, celui-ci lui demanda :
— Cet homme, sais-tu qui l'a tué ?
Il répondit aussitôt :
— Moi !
Le mandarin furieux lui dit :
— Pourquoi tues-tu les gens ?
Il dit :
— Pour rire !
Le mandarin dit :
— Tuer ainsi les gens pour rire, cela se qualifie hichā. D'après la loi, tu dois donner ta vie pour la sienne, et attendre en prison la strangulation. Je juge ton crime digne de
mort.
Il répondit aussitôt :
— Oui.
Le mandarin appela alors les trois escouades de satellites, le fit enchaîner, mener en ville, et enfermer en prison. Le mandarin informa en haut lieu. Peu de mois après, l'ordre d'exécuter arriva
[Tch’eou-wênn, la pièce lugubre, ordre d’exécuter un arrêt de mort.], le condamnant à la strangulation. Aussitôt on le lia, on sortit hors la porte de l'ouest, et on l'étrangla. —
N'est-ce pas que ce sot méridional, arrivé, par son étude du koanhoa, à un pareil résultat, est vraiment risible ?
Il y avait un vieillard. Quand on le nommait, tous l'appelaient Eulltaye. Cet Eulltaye était
la forte tête de son village. Quand il arrivait quelque accident, les gens de l'endroit le priaient de leur donner conseil. — Une famille élevait un bœuf. Le bœuf eut soif. Au milieu de la cour
il y avait une jarre à eau. Le bœuf, à force de tirer, déchira sa longe, et, ayant enfilé sa tête dans la jarre, se mit à boire. Quand il eut bu, sa tête d'aucune manière ne put plus sortir. Les
gens tout effarés dirent :
— Malheur ! Qu'y a-t-il à faire à cela ?!
Alors quelques-uns dirent :
— N'y a-t-il pas Eulltaye ? Priez-le de venir nous imaginer un moyen !
D'autres dirent :
— Hai, c'est vrai ! Nous avons oublié ce digne vieux ! Vite qu'on allie l'inviter !
Aussitôt quelqu'un courut, se présenta devant Eulltaye, et lui dit :
— Eulltaye, il y a une mauvaise affaire !
Eulltaye dit :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
L'autre dit :
— Aih ! C'est un bœuf qui a fourré sa tête dans une jarre pour boire, et voilà qu'elle ne peut plus sortir ; comment faire ?
Eulltaye dit :
— Ce n'est rien. Je vais y mettre l'œil !..
Tout en parlant, il y alla à grands pas. Quand il fut arrivé, tous dirent avec joie :
— Ah ! Eulltaye est venu, partant plus d'embarras !
Eulltaye regarda ; la tête de bœuf n'en sortait pas davantage. — Eulltaye dit :
— Hai ! Sans moi, des hommes comme vous, comment vous en tireriez-vous ? Voilà qu'une tête de bœuf ne peut sortir, et vous êtes à court d'expédients. Apportez un sabre, abattez-la, et on pourra
l'avoir !
Tous dirent :
— Aih ! C'est encore Eulltaye qui a le plus d'expérience des choses !
Eulltaye les traita de propres à rien, et fâché, frappant du pied, il s'en alla. — Les gens apportèrent un sabre, abattirent la tête du bœuf, et ce fut encore la même chose, on ne put pas la
sortir. Ils dirent :
— Que faire ?
Quelqu'un dit :
— Invitons encore Eulltaye à venir pour nous conseiller.
Il y en eut qui dirent :
— Nous l'avons déjà molesté une fois ; l'inviter encore, cela peut-il aller ?
D'autres dirent :
— Que si on ne l'invite pas, cette tête de bœuf comment la fera-t-on sortir ?
Ils dirent :
— Il n'y a pas d'autre moyen ; il faut absolument le réinviter !..
Aussitôt il y en eut qui coururent de nouveau l'inviter. — Eulltaye dit :
— Pourquoi êtes-vous revenus ?
Ils dirent :
— Cette tête de bœuf, on ne peut pas encore la sortir.
Eulltaye dit :
— En vérité, vous n'êtes bons à rien du tout. Je vais y remettre l'œil.
Eulltaye y alla, essaya, elle ne sortit encore pas. Alors il se fâcha et dit :
— Enfants que vous êtes, même ce petit bout de savoir-faire vous ne l'avez pas ! Apportez un marteau, mettez cette jarre en pièces, ma parole qu'aussitôt elle pourra sortir !
Dès qu'il eut fini de parler, Eulltaye mécontent s'en alla. Les gens apportèrent un marteau, mirent la jarre en pièces, regardèrent ; il y avait longtemps déjà que le bœuf était mort. Que faire ?
— Un homme alla encore délibérer avec Eulltaye. Eulltaye se fâcha plus encore, et dit :
— Hai ! Vous voilà encore à court ?! Écorchez-le, faites-le bouillir, mangez-le et ce sera fini !
Cet homme revint et dit aux autres :
— Eulltaye a dit qu'il fallait écorcher, bouillir et manger.
Tous dirent :
— Aih ! C'est toujours l'avis d'Eulltaye qui est le bon !
Ils écorchèrent donc le bœuf, le firent bouillir, et choisissant le plus gras, ils allèrent en servir à Eulltaye un grand plat. Quand Eulltaye vit cette viande, sans qu'il pût se retenir, les
larmes lui coulèrent des yeux, et il se mit à pleurer avec de grands cris. Les gens l'exhortèrent en disant :
— Eulltaye, pourquoi pleures-tu ? Vois, tu t'es donné tant de peine ! Si on ne l'avait pas invité, qui aurait su abattre la tête de bœuf ; qui aurait su briser la jarre ?! Si on ne t'avait pas
appelé, comment aurions-nous pu manger cette viande, et nous régaler ainsi ? Bon vieux, ne pleure pas ! Tu as eu du mal, il est juste que nous te donnions à manger !
Eulltaye pleurant à haute voix, répéta plusieurs fois :
— Aih ! S'il n'y avait pas un homme capable comme moi, comment vous en tireriez-vous ? Dans ce village, quand il y aura une affaire importante, qu'adviendra-t-il ?!
Si un homme se conduit mal, sa femme et ses enfants, ses parents et les gens qu'il
rencontre, tous le méprisent. Quant aux fumeurs d'opium, c'est encore bien pis. Quiconque les voit, en éprouve du dégoût. Tout le monde les évite, et ne veut pas avoir affaire à eux. La raison en
est qu'ils trompent tout le monde ; ils mentent à leurs parents, amis, père et mère. De plus ils dépensent tout, quelle qu'en soit la provenance.
Dans un certain village, il y avait un homme, inutile de dire comment il s'appelait. C'était un fils posthume. Aussi sa mère le choyait si fort qu'elle le gâta. De tout le jour il ne faisait
absolument aucun ouvrage ; quand il ne fumait pas l'opium, il jouait ; il épuisa ainsi le patrimoine que lui avaient laissé ses ancêtres. Quand il allait voir ses parents, ceux-ci lui
interdisaient leur porte ; quand il visitait ses amis, ils ne le recevaient pas.
Sa mère et sa femme vivaient de filer, avec la nichée de ses enfants, grands et petits, tous propres à rien, ne sachant que manger et non gagner. Dites un peu, comment s'en tirer dans de
pareilles conditions ?.. Chaque jour il lui fallait encore fumer de l'opium pour plusieurs dizaines de sapèques. Si on ne les lui donnait pas, il battait sa femme et, maudissait ses enfants à
grand fracas, de manière à les faire pleurer et crier papa maman, si bien que tout le voisinage était en émoi.
Un jour que son envie l'avait repris, il demanda à sa femme de l'argent pour acheter de l'opium. Sa femme lui dit :
— Voici longtemps que nos enfants demandent du pain, et il n'y en a pas ; d'où me viendrait l'argent pour acheter de l'opium ?.. Songe que nous n'avons pas de terres ; je file avec notre mère ;
nous n'arrivons même pas à gagner le vivre et le combustible. Il y a à la maison, grands et petits comptés, six personnes ; à moins de deux cents sapèques par jour, pas moyen de s'en tirer. Or où
sont nos revenus ?.. Un enfant ne mange guère moins qu'une grande personne. Que tu ne te soucies pas de nous, n'est-ce pas déjà nous traiter assez mal ? Et tu viens encore continuellement nous
demander de l'argent ?! Qui est-ce qui vit uniquement du travail de sa femme ?.. Réfléchis si cela est convenable ?.. Je ne veux pas en dire plus long, mais me plaindre uniquement de mon mauvais
destin. Le proverbe dit pourtant... si on épouse un homme, c'est pour avoir des habits et à manger. Je suis un être humain, aussi bien que les autres. Si je n'ai pas de bonheur, c'est que j'aurai
sans doute, dans une vie précédente, frappé le ciel, maudit la terre, et contracté des obligations envers toi, pour lesquelles je te suis livré et souffre de toi ces vexations ; tout cela est
l'effet du destin...
Et tout en parlant ainsi, elle pleurait. Ses larmes faisant honte à son mari, il se mit en devoir de la battre et de la maudire ; de fait, à force d'échanger des paroles, ils s'empoignèrent.
C'est chose ordinaire que les fumeurs d'opium sont débiles. Aussi sa femme l'ayant saisi, l'étendit à terre et se mit à le frapper. Alors sa mère, poussant des cris, appela :
— Voisins, venez tous les séparer !
Émue de ces cris, la foule fit irruption et remplit la cour, puis tous s'avancèrent, chacun ayant son mot à dire, et les séparèrent en les tirant par les bras et les mains, disant :
— Ne vous battez pas sans cesse : Il vous faut encore vivre ensemble la seconde moitié de votre pauvre vie ; à quoi bon vous battre ?
Sa femme dit en pleurant :
— Voyez tous, est-ce là une vie ? — Et par surcroît, il me faut être battue et maudite par lui ?! Je ne veux plus vivre !..
et ce disant, elle courut dehors, pour se jeter dans le puits. Les uns l'appelant saòze, les autres chènntze, poussant et tirant à qui mieux mieux, la ramenèrent et l'exhortèrent en lui disant
:
— Belle-sœur, pour l'amour de nous, ne fais pas d'esclandre. Vois un peu, tes enfants ne font que pleurer. Ne les fais pas mourir de peur, augmentant ainsi ton malheur.
Sa femme ne cessait pas de pleurer. Lui, de côté, la provoquait encore, disant :
— Ne l'arrêtez pas ! Qu'elle aille mourir, cela ne me fait pas peur !...
Et retroussant ses manches, il faisait mine de vouloir la frapper. Alors ceux qui travaillaient à les séparer, dirent :
— Ceci est mal agir ! Vraiment tu es dans ton tort !...
Et les parents de génération supérieure se mirent en devoir de le battre. Sa mère, les arrêtant, lui dit :
— Mon fils ! Tu es par trop propre à rien ! Ne vois-tu pas que tu devrais renoncer à ton opium ?.. Puisque cela ne cause que colères et disputes, comment peux-tu le trouver bon ?.. Tu n'as plus
ni volonté ni pudeur, et fais courir et parler en vain tous ces gens.
Il répondit :
— Je sens mon envie. Si je ne fume pas, cela n'ira pas. Il faut absolument que je fume.
Tandis que tout le monde s'appliquait ainsi à l'exhorter, ils ne prirent pas garde que sa femme était de fait sortie et s'était jetée dans le puits. Tout le village ému accourut, les uns avec des
échelles, les autres avec des cordes ; on descendit dans le puits, on y fouilla longtemps, enfin on finit par la retirer, les habits trempés, gorgée d'eau et respirant à peine. Après un certain
temps, ayant vomi l'eau, elle revint à la vie. On chauffa une infusion de gingembre qu'on lui fit boire ; cela l'ayant ravigotée, elle retrouva la parole. Alors que tout le monde était occupé de
sa femme, sans qu'on s'en aperçût, il sortit à la dérobée avec une cuvette de cuivre, qu'il échangea contre de l'opium, et fuma. Quand on sut cela ensuite, tout le monde se moqua de lui, et dit
que vraiment les fumeurs d'opium n'avaient pas de face, puisqu'il ne leur fallait pas de cuvette pour se la laver. Quoi qu'il s'ensuive, il leur faut fumer. Quand l'envie est passée, ce sont des
vivants ; quand elle leur prend, ils ressemblent à des cadavres. C'est pour cela qu'on dit par manière de proverbe, que rien n'est pis que fumer l'opium.
>Un certain Jennkientcheu, originaire de Ut'ai, faisait chaque année le commerce de
feutres et de fourrures pour robes. Une année, ayant encore pris plus de deux cent taëls, il alla au Chansi pour y acheter des marchandises. Chemin faisant il fit la rencontre d'un certain
Chenntchout'ing, originaire de Souts'ien. Tous deux se convenant fort réciproquement, se donnèrent des titres d'amitié conformes à leurs âges, et s'allièrent par le serment de fraternité, puis
firent route ensemble. Arrivés à un endroit, Jennkientcheu tomba gravement malade, et dut s'aliter. Chenntchout'ing appela magiciens et médecins, prépara infusions et potions, le traita enfin
comme on se traite entre frères. Au bout d'une dizaine de jours, sa maladie ne faisant qu'empirer, Jennkientcheu sentant que cela finirait mal, dit à Chenntchout'ing :
— Je n'ai pas de fortune ; toute ma famille, en tout huit personnes, ne vivent que de mes peines et labeurs. Hélas, mon destin était mauvais ; voilà que je meurs à l'étranger, à plus de deux
mille li de chez moi, loin de tous mes parents. Tu es mon ami intime. Le proverbe dit... chez soi on s'appuie sur ses parents, au dehors sur ses amis. Dans mes bagages j'ai deux cents taëls ;
prends-en la moitié pour m'acheter cercueils habits et literie funèbres, et garde le reste de ces cent taëls comme ma contribution aux frais de ton voyage ; pour ce qui est de l'autre moitié,
porte-la chez moi et remets-la à ma famille pour qu'ils aient de quoi vivre, et dis-leur de venir ici chercher mon cercueil...
Quand il eut fini de parler, accoudé sur son oreiller il écrivit une lettre qu'il remit à Chenntchout'ing, puis le soir venu, il mourut. Chenntchout'ing ayant pris ses deux cents taëls, dépensa
cinq à six ligatures pour acheter un cercueil en planches minces, et le mit en bière. L'aubergiste ayant exigé qu'il l'enterrât ailleurs, Chenntchout'ing rusant dit :
— Je vais demander aux patrons de la pagode la permission de l'enterrer provisoirement derrière...
Il dit et sortit de l'auberge. L'aubergiste eut beau attendre ; il ne le vit pas revenir. Étant sorti pour le chercher, il sut qu'il s'était esquivé depuis longtemps. L'aubergiste dut donc
prendre la peine de l'enterrer au cimetière commun, et de mettre sur la tombe une planchette, indiquant sa patrie et son nom, pour que, si quelqu'un venait le réclamer, il pût facilement
l'emporter.
Il se passa plus d'un an, avant que la famille de Jennkientcheu fût renseignée au juste. Le fils de Jennkientcheu, Jennsiou, n'avait alors que dix-sept ans, et étudiait à l'école. Quand il eut
appris que son père était mort à l'étranger, il demanda à aller chercher son cercueil. Ayant donc ramassé un petit viatique, il partit accompagné d'un vieux domestique. — Il ne revint que six
mois après. Quand il eut pourvu aux funérailles, tout le bien se trouva dépensé.
Jennsiou était très bien doué. Dans ses études, il en était à savoir faire la composition entière, et ne voulut pas y renoncer ; aussi, dès que son deuil fut fini, il se remit au travail durant
un an, avec ce résultat qu'à l'examen du hiên il sortit dans les dix premiers, au fòu dans les cinq premiers, et fut reçu troisième à l'examen définitif. Ce fut un habile parmi ceux de son temps,
mais il avait un vice ; il aimait le jeu. Sa mère le tenait très sévèrement, à peu près comme la mère de Mongtzeu. Malgré cette éducation sévère, il ne se corrigea pas. Quand l'année du concours
des bacheliers fut venue, et l'inspecteur arrivé, il sortit dans la quatrième catégorie, si bien que les autres examinés en firent tous des gorges chaudes. Sa mère se fâcha au point de ne plus
manger. Honteux, et craignant que sa mère ne mourût de colère, il se prosterna devant elle et lui dit avec prière :
— Votre petit garçon se corrigera à l'avenir, et ne vous fâchera plus...
Sa mère le fit lever, puis le chapitra d'importance ; après quoi il se remit au travail avec acharnement. À l'examen suivant des bacheliers il sortit premier de la première série, et fut aussitôt
primé. Alors sa mère le poussa à enseigner. Mais, comme il avait eu jadis la réputation de jouer, personne n'osa le prendre comme précepteur, de peur qu'il ne retombât dans son vice. Le proverbe
dit : les montagnes et les fleuves se redressent plus aisément que le naturel !
Il avait un grand-oncle, fils d'une sœur de son grand-père, nommé Tchang, marchand à Pékin, qui s'offrit à lui monter une école à la capitale, et l'emmena avec lui, le défrayant durant le voyage.
Ayant donc loué une barque, il partit avec son grand-oncle. Quand ils furent arrivés à Linnts'ingtcheou, comme la nuit tombait, ils couchèrent sur leur barque. Quand la nuit fut devenue
silencieuse, Jennsiou couché dans la cabine entendit, venant du bateau voisin, un roulement de dés, et des cris de as, six, le bruit d'un tripot de jeu. Le proverbe dit, ce que l'oreille n'entend
pas, le cœur ne le commet pas. Plus il écoutait, moins il pouvait dormir. C'était une rechute de sa vieille maladie. Le cœur lui démangeant au possible, il prit des sapèques, se rappela les
exhortations de sa mère, se recoucha, puis, l'envie persistant, se releva. Après avoir répété trois ou quatre fois ce manège, serrant les dents, il se décida, prit des sapèques et y alla. Quand
il fut arrivé sur cette barque, il vit deux hommes qui jouaient en tête-à-tête, fort gros jeu. Il déposa son argent sur la table. Quand les deux joueurs virent cela, ils consentirent à ce qu'il
plaçât sa mise. Il plaça et gagna. L'un des deux joueurs n'ayant plus de sapèques, tira de l'argent, et le remit au batelier, qui lui en donna la monnaie. Comme ils jouaient ainsi bruyamment,
d'une autre barque il vint encore un homme, portant cent taëls d'argent qu'il remit au batelier, lequel les lui changea. Ils se remirent à jouer à quatre. Son oncle Tchang s'étant éveillé sur sa
barque et ne le voyant plus, entendant d'ailleurs que sur le bateau voisin on jouait aux dés, il comprit qu'il était allé jouer, et se leva en hâte pour aller l'arrêter, et l'empêcher de risquer
son argent. Mais quand il vit qu'il avait gagné un grand tas de sapèques, il ne dit mot, prit quelques ligatures qu'il rapporta et donna aux gens de sa barque, qui se levèrent pour lui
transporter son argent. Cinq ou six hommes firent plusieurs voyages ; il y avait bien quatre à cinq cents ligatures. Bientôt les trois joueurs furent à sec ; il leur avait tout gagné. Le batelier
n'avait plus non plus de monnaie. Les trois joueurs voulaient mettre de l'argent comme enjeu, mais lui déclara qu'il ne jouerait que pour des sapèques ! Les trois joueurs, malgré leur envie, n'y
purent rien. Le batelier avide de gagner l'agio usuel, dit :
— Je vais vous chercher de la monnaie sur les autres barques...
Et aussitôt il en rapporta cent ligatures : Les trois joueurs se les étant partagées pour s'en servir, en donnèrent de l'argent au batelier et se remirent à jouer. Le temps de fumer une pipe, et
Jennsiou eut tout gagné. Son oncle l'aida encore à transporter sur son bateau ce qu'il avait gagné. Les trois joueurs partirent. Quand le soleil eut paru, le batelier ayant regardé, vit que tout
l'argent qu'il avait changé la nuit, n'était que cendres de papier monnaie. Épouvanté et couvert d'une sueur froide, il vint trouver Jennsiou sur son bateau, lui dit la chose, et voulut se faire
rembourser par lui. Mais quand il lui eut demandé son nom et d'où il était, et qu'il sut qu'il était fils de Jennkientcheu, baissant la tête et rougissant, il s'en alla sans plus rien dire.
Jennsiou s'informa de son côté. Or il se trouva que ce batelier était le Chenntchout'ing, qui avait volé son père. Quand il avait été chercher le cercueil, Jennsiou avait entendu parler de lui.
Maintenant les Génies ayant envoyé des lutins pour lui revaloir son crime et le faire restituer, il n'y avait plus lieu de reparler du passé. Jennsiou donna quelque peu de son gain à son oncle,
puis, sans pousser jusqu'à Pékin, il revint chez lui, multiplia son capital en un an en le plaçant à intérêt, ne fit plus la classe désormais, mais travailla pour son propre compte, devint
docteur, mandarin, et, en moins de dix ans, fut le gros richard de son pays. L'adage dit : .. la fortune habite durant dix ans à l'est, et durant dix ans à l'ouest du fleuve.
Dans le bourg de X il y a une banque Vertu Parfaite. Il y a quelques jours, un homme portant
un bracelet en or, vint dans cette banque pour le vendre. Les employés de la boutique venaient tout juste de le mettre sur la balance et le pesaient, quand de nouveau il entra un individu, qui
dit à celui qui vendait le bracelet :
— Tout juste je suis allé à ton domicile, pour t'apporter une lettre ; chez toi on m'a dit que tu étais sorti ; alors je suis allé te chercher par les rues ; par une heureuse chance voilà que je
t'ai rencontré !..
Tout en parlant, il tira de son sein une lettre et un paquet d'argent, et dit :
— Voici des nouvelles venues du Tcheekiang.
Le vendeur de bracelet prit la lettre, donna au porteur cinq cents sapèques, et le congédia. Puis il dit :
— Voilà que mon frère cadet au Tcheekiang m'a envoyé de l'argent ; alors je ne vends pas le bracelet, mais je vous vends cet argent. Il y a encore une chose. Je ne connais pas les caractères ; je
vous prie donc d'ouvrir cette lettre, et de me la lire.
Les commis lui rendirent le bracelet, ouvrirent la lettre, et la lui lurent. Dans la première partie le cadet disait seulement qu'au loin il était en paix, qu'il priait son aîné de n'être pas
inquiet ; qu'il avait des moyens d'existence, étant scribe au prétoire de X. À la fin il disait :
« J'ai envoyé dix onces d'argent, dont je prie mon grand frère de se servir d'abord, en attendant que j'aie de nouveau une occasion, alors de nouveau j'en enverrai quelques onces, voilà. »
Quand on eut fini de lire, cet homme dit :
— Alors prenez ces dix onces d'argent pour les peser, et changez-les moi comptant.
Le patron prit donc l'argent ; quand il le pesa, il n'y avait pas dix onces, mais bien douze onces. Le patron prenant cet homme pour un benêt, conçut le projet de le tromper, et dit en
dissimulant deux onces d'argent : il y a juste dix onces. Et aussitôt, d'après le cours du jour, il fit la balance en monnaie, et chercha la quantité voulue en billets, qu'il lui donna. Cet homme
les prit et s'en alla.
Peu après, un autre individu apportant un billet pour toucher des sapèques, traita dans cette banque, et dit aux employés :
— L'homme qui vient de sortir, qu'a-t-il fait ici ?
Ils dirent :
— Il a vendu de l'argent.
Cet homme dit :
— Le connaissez-vous ?
Ils dirent :
— Nous ne le connaissons pas.
Cet homme dit :
— Aih ! J'ai bien peur que vous ne soyez tombés dans un piège. C'est un escroc. Ce qu'il vous a vendu, ce n'est pas du bon argent. Comment avez-vous pu vous laisser attraper par lui ?
Le patron entendant ces paroles, en toute hâte prit les cisailles, et coupa l'argent de manière à l'ouvrir ; quand il l'examina, de fait il était faux. — Le patron poussa un hai, puis demanda à
cet individu :
— Le connais-tu ?
Cet homme dit :
— Si vous me donnez des sapèques, je vous conduirai le chercher.
Alors le patron lui donna une ligature, pour qu'il y allât aussitôt, menant avec lui deux commis. Cet individu ayant pris les sapèques, ils partirent à trois. Quand ils furent allés jusqu'à
l'entrée d'un thé, ayant regardé à l'intérieur, cet homme dit :
— Le voici ! Le reste n'est pas mon affaire. Entrez vous-mêmes pour le chercher !
Les deux commis, portant le paquet de faux argent, entrèrent aussitôt. Dès qu'ils furent en présence de l'escroc, ils lui dirent :
— Ce paquet d'argent que tu nous as vendu, est faux.
Cet individu dit :
— Cet argent est-il faux ou non, je n'en sais rien. C'est mon frère cadet qui me l'a envoyé de la province. S'il est faux, il n'y a pas grand mal. Je le reprends, et vais vous remettre les
billets en échange.
Et aussitôt il dit au patron du thé de lui peser ce paquet d'argent, pour voir s'il y avait dix onces ou non. — Quand il l'eut pris, mis sur la balance et pesé, le patron dit :
— Ceci c'est douze onces d'argent.
Cet homme entendant ces paroles, dit aussitôt à ces deux individus :
— Ce que je viens de vous vendre, c'était dix onces d'argent ; or voici que ce paquet de faux argent, c'est douze onces ; comment serait-ce le mien ? Cela, pour sûr c'est vous qui avez pris
d'autre faux argent, et êtes venus pour me faire du tort.
Les deux hommes de la banque entendant qu'il le prenait ainsi, se trouvèrent sans réplique. De plus les autres buveurs de thé, trouvant cette affaire pas claire, voulaient battre les deux commis.
À bout d'expédients, ceux-ci durent prendre le faux argent, et s'en revenir en courant. — Que vous en semble ? Cet escroc, n'était-ce pas un habile homme ?... Mais le patron de la banque, n'a eu
aussi que ce qu'il méritait.
Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance de la
Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org