Albert Tschepe, s. j. (1844-1912)
HISTOIRE DU ROYAUME DE TSIN
(1106-452 avant Jésus-Christ)
Variétés sinologiques n° 30,
Mission catholique, T’ou-sé-wé, Chang-hai, 1910, XXII+438 pages+1 table généalogique.
- Préface : L’histoire du royaume de Tsin, qui comprenait la grande province du Chan-si actuel et une bonne partie du Ho-nan et du Tche-li, est intéressante à plusieurs points de vue. Depuis le grand roi Tsin Wen-kong (635-628), l’une des figures les plus chevaleresques de la Chine, le roi de Tsin est, pour ainsi dire, l’empereur de la Chine d’alors ; rien ne peut se faire que sur ses ordres ou du moins avec sa permission. Et Tsin garde cette prépondérance jusqu’au 34e prince, Ting-kong, 511-475. Nous avons donc là un bon morceau de l’histoire de Chine.
- De plus, ce royaume comprenait plus d’éléments de la race chinoise pure qu’aucun autre. Car il était l’ancienne province impériale Ki-tcheou, où pendant de longs siècles se trouvait la capitale de l’empire, la meilleure partie de l’État, qui était sous l’administration directe de l’empereur. Sous Iao, 2356 avant N. S., la capitale était à P’ing-yang fou, sous Choen 2255, à P’ou-tcheou fou et sous le Grang Yu, à Ngan-i, à 28 li Est de Kiai-tcheou. C’était donc la province privilégiée, la plus fidèle et la plus chère, le foyer de lumière qui éclairait l’empire crut entier, le modèle proposé à tous les fonctionnaires, à tout le peuple chinois. Naturellement cette race pure de Chinois au Chan-si s’est mélangé aussi avec des Tartares, puisque nous voyons même la maison royale avoir des liens de parenté avec les Tartares, mais ici beaucoup moins qu’ailleurs. Car, dans la province impériale, l’élément chinois prédominait de beaucoup. Ce n’est que sous les T’ouo-pa-wei, 386-550, dynastie Toungouse d’une énergie sauvage, que cette pure race chinoise du Chan-si a reçu de nombreux éléments étrangers. Sous les Mogols, 1274-1367, d’autres éléments étrangers se sont encore surajoutés. Mais les qualités maîtresses de la race chinoise, l’intelligence pratique et l’activité infatigable, lui sont restées. L’esprit guerrier n’était pas encore étouffé, comme il est arrivé plus tard. La race chinoise a de la force, du courage et de l’intelligence ; elle peut donc produire de bons soldats, comme du reste elle l’a prouvé pendant de longs siècles. À cause de sa conformation géographique et sa population supérieure, le Chan-si a toujours joué un grand rôle dans l’histoire de la Chine, et ce rôle ne fera que grandir, dès que la Chine commencera à exploiter les trésors dont elle a été pourvue. Cette province du Chan-si est plus riche en charbon et en fer que celle même du Se-tch’oan. Ses marchands sont très habiles ; dans les manipulations commerciales, personne au Nord de la Chine ne surpasse les banquiers du Chan-si.
- Tant que le pays de Tsin fut gouverné par des princes actifs et soigneux, les grands seigneurs se contentaient de leur rôle d’aides et de conseillers de la couronne. Dès que les princes commencèrent à s’efféminer, ces grands seigneurs se laissèrent aller à des rivalités, s’entretuèrent, jusqu’à ce qu’enfin, en 452, les trois seigneurs les plus puissants, Tchao, Han et Wei se partagèrent le royaume et fondèrent trois États, qui dans l’histoire portent leurs noms.
- Pour le lecteur qui veut parcourir rapidement le contenu de ce livre, j’ai fait une table des matières très détaillée qui le renseignera. Quant à la table alphabétique, je n’y ai mis que peu de noms propres, ceux qui étaient vraiment indispensables. Car les noms chinois sont aussi désagréables pour l’oreille européenne, que les noms européens pour l’oreille chinoise. Au temps où j’écrivais cette histoire, je n’avais pas encore la certitude que le Grand Yu avait déjà établi ou rétabli l’ancien canal impérial. Si j’écrivais maintenant celte histoire, je l’y mentionnerais à divers endroits.
Extraits : 597. À Pi, les bravades avant la bataille - Désarmement général et paix universelle - Les sept odes - Le début de la fin
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Au camp de Tch’ou, cependant, l’opinion publique était pour la bataille, et le roi allait se voir débordé, tout aussi bien que Siun Lin-fou ; le combat sera engagé, en dépit des deux com¬mandants
en chef ; désordre périlleux pour les deux armées ; fu¬neste surtout pour celle de Tsin, déjà si divisée par les jalousies.
Un grand officier de Tch’ou, nommé Yo-pé, avait pour conducteur de char l’officier Hiu-pé ; pour lancier, Che chou. Tous trois résolurent d’aller insulter les troupes de Tsin, et de les braver
jusque dans leur camp. Le conducteur disait :
— Quand on va provoquer l’ennemi, le char doit être lancé avec une telle rapidité, que l’étendard se replie jusqu’à terre sous la résistance de l’air ; on va ainsi jusqu’à la porte du camp, et
l’on rebrousse chemin.
— Non pas ! disait Yo-pé : à la porte du camp, le maître du char décoche une bonne flèche, prend les rênes en main, le conducteur descend, met en ordre les sous-ventrières des chevaux, remonte
tranquillement, et l’on s’en re-tourne.
— Ce n’est pas encore cela ! disait le troisième compère : le lancier doit entrer dans le camp, couper l’oreille gauche à un soldat, en prendre un autre au collet, l’amener sur le char ; après
quoi l’on s’en revient.
Qui plus est, les trois vantards exécutèrent à la lettre ce qu’ils avaient dit ! Du camp de Tsin, on s’élança de deux côtés à leur poursuite, espérant les cerner à quelque distance ; mais Yo-pé
avait bandé son arc : à droite du char, il visait les hommes, à gauche les chevaux, et il ne manquait jamais son but. Il ne lui restait plus qu’une flèche, quand il aperçut à l’avant un char un
magnifique cerf qui fuyait, effrayé par le tumulte ; il le visa et lui perça le dos ; se tournant ensuite vers les gens de Tsin, il reconnut le seigneur Pao Koei et qui le suivait de près; il
ordonna à son lancier d’aller lui offrit ce cerf, et de lui dire :
— Ce n’est pas précisément l’époque où l’on s’envoie de la venaison ; je vous présente tout de même cette pièce de gibier, pour en régaler votre suite !
Pao Koei fit arrêter ses gens en leur criant :
— Yo-pé est un maître à tirer de l’arc ; son lancier, un maître dans l’art de bien dire ; ce sont deux hommes éminents ; laissons-les s’en retourner tranquillement à leur camp.
Auprès du généralissime Siun Lin-fou était un certain sei¬gneur, nommé Wei I, fils de ce Wei Tch’eou dont nous avons parlé à l’année 633-632 ; il avait demandé à être admis parmi les membres de
la famille régnante les Kong-tsou, la 1e classe des nobles ; on lui avait refusé cette faveur, il demanda permission d’aller provoquer les gens de Tch’ou, on le lui refusa encore ; il demanda
enfin d’être envoyé traiter de la paix, Siun-lin fou eut l’imprudence de le lui accorder ; on voulait lui donner un collègue et des instructions ; mais il monta aussitôt sur son char et partit à
toute vitesse.
Auprès du même généralissime était un autre écervelé, Tchao Tchen, digne fils de son père Tchao Tch’oan ; il avait brigué la dignité de ministre, on la lui avait à bon droit refusée ; il
cherchait donc une action d’éclat, pour montrer son génie. Voyant qu’on avait laissé échapper Yo-pé, il demanda la permis¬sion d’aller venger l’honneur de Tsin, en provoquant de même le camp de
Tch’ou ; on la lui refusa ; il insista pour être du moins chargé de négocier la paix ; Siun-lin fou le lui accorda, et comme l’autre il partit au plus vite.
Le seigneur K’i K’o dit alors au généralissime :
— Ces deux enragés vont accomplir une ambassade à leur façon ! nous ferions bien de nous tenir sous les armes, pour ne pas être surpris à l’improviste !
Mais l’entêté général Sien Hou répliqua :
— Les gens de Tcheng nous poussaient au combat, nous n’avons pas su suivre leur conseil ; les gens de Tch’ou nous proposent la paix, nous ne savons pas la conclure ! L’armée n’a pas de tête ; à
quoi bon les précautions ?
Che Hoei insista en disant :
— Il est toujours bon d’être sur ses gardes ! Si les deux députés froissent les gens de Tch’ou, ceux-ci se rueront sur nous à l’improviste, et nous serons perdus ; préparons-nous à toute
éventualité ! Si les gens de Tch’ou n’entreprennent rien contre nous, nos précautions auront été dans l’ordre, car dans les réunions où les vassaux veulent conclure un traité, chacun a ses gardes
sous les armes, afin d’être respect et honoré selon son rang.
Sien Hou persista à ne rien faire. Che Hoei s’en alla ; il chargea les seigneurs Kong Cho et Han Tch’oan de placer des soldats en embuscade, en sept endroits différents, au pied de la montagne
Ngao ; c’est ce qui sauva son corps d’armée.
À l’insu de Sien Hou, le seigneur Tchao Ing-ts’i chargea plusieurs officiers de préparer des barques sur la rive du fleuve Jaune ; plus tard, voyant la bataille perdue, ses hommes sautèrent les
premiers dans ces barques, et échappèrent au massacre.
Pendant ces préparatifs, que devenaient nos deux ambassa¬deurs ? Arrivé au camp de Tch’ou, Wei I se mit à faire le fanfaron ; il criait à tue-tête qu’on se dépêchât de suite à venir sur le champ
de bataille ; et il remonta en char. Indigné d’une telle outrecuidance, le seigneur P’an-tang lui donna la chasse jusqu’à un étang nommé Yong-tché. Là, Wei I aperçut six cerfs, qui paissaient
dans les lagunes ; il en tua un, et cria à P’an-tang :
— Votre seigneurie n’a sans doute pas eu le loisir de se procurer du gibier ; je lui offre cette pièce, pour régaler sa suite !
Notre homme était heureux de rendre aux gens de Tch’ou bravade pour bravade. P’an-tang aussi cessa de le poursuivre.
Pendant ce temps, Tchao Tchen était arrivé à son tour au camp ennemi, ignorant ce qui s’était passé. En brave qui ne craint rien, il avait étendu sa natte de lit devant la porte du camp, et il
avait envoyé ses gens à l’intérieur porter le défi. Nous avons dit plus haut que la garde personnelle du roi était composée de deux compagnies ; dans chacune d’elles il avait un char de guerre
qu’il montait à tour de rôle. On était dans l’après-midi du 23 avril ; c’était donc la compagnie (ou régiment) de gauche qui était de garde ; le roi monta sur son char pour donner lui-même la
chasse à ce second impudent.
Celui-ci fuyait à toute bride ; mais se voyant pressé de trop près, il sauta de son char, et s’enfuit dans la forêt, le lancier K’iué-t’ang l’y poursuivit encore ; le pauvre fanfaron dut quitter
ses armes et ses vêtements, pour courir plus vite, et finit par lui échapper.
Les gens de Tsin étaient anxieux sur le sort de leurs deux écervelés, qu’on ne voyait point revenir ; par prudence, on avait envoyé un char à leur rencontre ; celui-ci, dans sa course rapide
soulevait un tourbillon de poussière. P’an-tang y fut trompé ; vite il dépêcha un exprès au camp, avec ces mots : les gens de Tsin arrivent sur nous !
C’est à cette époque, nous raconte l’historien, qu’on tenta de réaliser une grande utopie, qui a été essayée de nos jours avec le même insuccès ; il s’agissait de provoquer un désarmement
général, et d’établir une paix universelle, sur les seules bases d’une concorde solennellement jurée.
C’est Hiang-siu, seigneur de Song, qui fut le promoteur de cette magnifique idée : ami de Tchao-ou, Premier ministre de Tsin, ami de Tse-mou, Premier ministre de Tch’ou, notre lettré crut le
moment venu de réaliser la généreuse pensée conçue par sa bonne âme ; du coup, il pensait acquérir une gloire sans pareille.
Il se rendit d’abord à la cour de Tsin. Tchao-ou, mis au courant de ce beau projet, réunit en conseil tous les grands dignitaires présents à la capitale ; on examina le pour et le contre
naturellement, il y eut des opposants qui montrèrent clairement que le candide seigneur poursuivait une chimère.
Han-siuen-tse le soutint en ces termes :
— Les guerres sont une calamité pour le peuple, elles sont la ruine des finances ; elles sont le fléau des petits États plus encore que celui des grands royaumes ; si quelqu’un vient nous
proposer de les faire cesser, quand même nous jugerions son projet irréalisable, nous devons cependant le prendre en considération, et tâcher d’en accomplir le plus qu’il sera possible. Rejetons
cette pensée généreuse ; le roi de Tch’ou la fera sienne, afin de tourner l’opinion publique en sa faveur, et attirer à soi les vassaux, qui désirent si ardemment la paix ; notre suprématie
serait ainsi mise en danger, pour avoir fait fi d’une proposition si humanitaire.
La cour de Tsin approuva ces paroles pleines de sagesse, et se déclara prête à entrer en pourparlers sur cette question, avec les représentants des divers pays. Sur ce, Hiang-siu partit pour le
royaume de Tch’ou ; la cour, favorablement prévenue en sa faveur par le Premier ministre, lui fit bon accueil, et promit d’envoyer ses députés au congrès général.
Hiang-siu se rendit au pays de Ts’i, où il trouva une grande opposition ; mais le seigneur Tchen-wen-tse vint à son aide en ces termes :
— Les rois de Tsin et de Tch’ou ont donné leur adhésion à ce généreux projet ; comment pourrions-nous le repousser ? ce serait nous aliéner le cœur de notre peuple, qui soupire si lamentablement
à chaque nouvelle guerre.
La cour de Ts’i finit par donner aussi sa promesse d’envoyer ses députés au congrès. Hiang-siu arrivait bientôt au royaume de Ts’in, alors réputé le 4e parmi les grands États ; il y reçut bon
accueil, et favorable promesse. Bref, il parcourut successivement tous les pays, petits et grands, et obtint toutes les adhésions qu’il souhaitait. Cet apôtre de la paix universelle croyait déjà
triompher, puisque l’accord semblait si unanime, sur une question si avantageuse pour tout le monde ; d’ailleurs, comme on le voit, il n’épargnait ni peines ni fatigues, pour arriver à une
heureuse conclusion. Une assemblée générale fut donc décidée ; elle devait avoir lieu dans la capitale de Song, puisque c’était la patrie de l’apôtre.
À la 5e lune, au jour kia-chen (16 mars), Tchao-ou arrivait le 1er au rendez-vous ; deux jours plus tard, arrivait le seigneur Liang-siao député de Tcheng ; dès le lendemain, le prince de Song
donnait un grand festin en l’honneur du premier ministre de Tsin ; à ce repas solennel, l’intendant du service était le ministre de la guerre lui-même (le se-ma), selon l’étiquette alors en
usage.
Chou-hiang, le sage mentor que nous connaissons, était le compagnon du Premier ministre ; il fit observer à l’intendant que, selon les rites, on devait servir la chair des victimes, préalablement
découpée sur la table du sacrifice. L’historien approuve ces détails. Confucius lui-même consigna plus tard par écrit, les cérémonies pratiquées en cette grande occasion, parce qu’elles lui
fournissaient ample matière à des explications utiles.
Le lendemain, 20 mars, les ambassadeurs de Lou, de Ts’i, de Tch’en et de Wei faisaient leur entrée à la capitale ; le 26 mars, arrivait Siuen-yng, assesseur de Tchao-ou, qui n’avait pu partir
avec son Premier ministre ; le 28 arrivait le prince du petit État de Tchou.
Le 3 avril, arrivait Kong-tse-hé-kouen, grand seigneur du royaume de Tch’ou ; son Premier ministre, resté en expectative dans la capitale de Tch’en, l’avait envoyé s’aboucher avec Tchao-ou, sur
le sens et la portée de la convention en projet ; il ne tenait pas à se montrer en spectacle dans une réunion si solennelle, si l’on devait aboutir à un échec ; il n’était venu ni pour une
parade, ni pour une comédie ; il désirait même avoir un exemplaire du texte qui serait proposé à la signature de tous les congressistes. En cela, il faisait preuve de sagesse et d’habileté.
Hiang-siu se rendit auprès du ministre de Tch’ou, et lui transmit le texte demandé ; Tse-mou proposa d’y ajouter la convention suivante :
« Désormais, les alliés de Tsin se présenteront régulièrement à la cour de Tch’ou ; de même, les alliés de Tch’ou feront leurs visites régulières à la cour de Tsin. »
Le lendemain, 9 avril, le prince de Teng arrivait à la capitale de Song. Le 11, Hiang-siu, de retour, communiquait à Tchao-ou le désir de Tse-mou.
— Les quatre royaumes de Tsin, de Ts’i, de Tch’ou et de Ts’in, répondit le Premier ministre, sont à peu près d’égale force ; nous ne sommes pas de taille à forcer le roi de Ts’i à se présenter à
la cour de Tch’ou ; si cependant le seigneur Tse-mou se sent capable d’obliger le roi de Ts’in à nous faire visite, certainement notre humble maître tentera l’impossible pour amener le roi de
Ts’i à se rendre à la cour de Tch’ou.
Deux jours plus tard, 13 avril, l’infatigable Hiang-siu rapportait ces paroles à Tse-mou ; celui-ci ne crut pas prudent d’engager l’honneur de son maître sans l’avoir consulté ; il dépêcha un
courrier à toute vitesse à la cour de Tch’ou ; le roi répondit :
— Laissons les deux États de Ts’i et de Ts’in en dehors de cette question ; il suffit que tous les autres vassaux fassent les visites proposées.
À la 7e lune, au jour ou-yng, 19 avril, Hiang-si rapportait le dernier mot du roi de Tch’ou ; cette nuit même Tchao-ou et Kong-tse-hé-kouen signaient ces préliminaires du traité de paix
universelle.
Le 21, Tse-mou arrivait enfin au rendez-vous, suivi des ambassadeurs de Tch’en, de Ts’ai, de Ts’ao et de Hiu. Les congressistes étaient au complet ; chacun d’eux était avec ses gens dans son
campement particulier, entouré d’une simple haie ou d’une palissade, pour bien montrer la confiance réciproque, et les intentions pacifiques de tout le monde ; Tchao-ou, venu du nord, campait au
nord de la capitale ; Tse-mou, venu du sud campait au sud ; et ainsi des autres.
Siun-yng, l’assesseur de Tchao-ou, lui fit la remarque suivante :
— Les gens de Tch’ou ont bien mauvaise mine ; n’y a-t-il pas quelque complication à craindre ?
— S’ils veulent nous jouer quelque tour, répondit le ministre, nous n’aurons qu’à gagner la porte orientale de la ville, et nous serons chez nous, à l’abri d’un coup de main ; qu’y a-t-il à
redouter ?
Au jour sin-se, 22 avril, on se préparait à signer et à jurer solennellement la convention, en dehors de la porte occidentale ; quant aux gens de Tch’ou, ils endossèrent la cuirasse sous leurs
habits, dans le dessein de tomber à l’improviste sur les soldats de Tsin.
Pé-tcheou-li, ce transfuge que nous connaissons, voyant le piège que l’on allait tendre aux hommes de son pays, s’en montra vivement ému :
— Une telle perfidie est impossible ! s’écria-t-il ; nous sommes venus pour conclure la paix avec tous les princes ; leurs députés sont réunis en toute confiance en notre bonne foi ; et nous
commettrions une telle déloyauté ! même les vassaux qui nous étaient soumis jusqu’à ce jour, ne vont-ils pas nous quitter avec horreur ?
Le bon seigneur insistait de toutes ses forces, pour faire retirer les cuirasses. Tse-mou lui répondit brutalement :
— Que parlez-vous de bonne foi ? il y a longtemps que votre royaume et le nôtre ne s’en soucient plus ; ils ne considèrent que leur avantage ; pourvu que nous atteignions notre but, peu importe
le reste !
Pé-tcheou-li sortit indigné et navré :
— Cet homme, dit-il à son entourage, n’en a pas pour trois ans ! il ne songe qu’à son but, sans se préoccuper de la bonne foi ; comment pourrait-il subsister longtemps ?
De son côté, Tchao-ou, malgré sa réponse précédente, n’était pas sans quelque appréhension ; il consulta son mentor, le sage Chou-hiang. Celui-ci lui répondit :
— Qu’avons-nous à craindre ? même un homme vulgaire qui n’a pas de bonne foi, ne peut subsister ; il cause sa propre ruine ; à plus forte raison, un prince qui a réuni les ministres de tous les
États, peut-il espérer la réussite de ses desseins, s’il manque de loyauté ? C’est la confiance qui a rassemblé tant de députés ; les gens de Tch’ou se trompent, s’ils croient arriver à leur but
par la perfidie ; ils ne nuiront qu’à eux-mêmes ; espèrent-ils gagner ainsi le cœur des vassaux, et les attirer à leur parti ? Qui donc voudrait s’attacher à eux, après une si noire fourberie ?
Nous avons un appui, en cas de trahison ; nous n’avons qu’à nous retirer dans la ville, qui est à nous ; avec le secours de sa garnison, nous pourrions tenir en échec les gens de Tch’ou,
fussent-ils deux fois plus nombreux qu’il ne sont. Bien plus ! dussions-nous mourir dans un guet-apens, puisque nous sommes venus pour établir une paix universelle, toute la gloire et tous les
avantages seraient pour nous ; les gens de Tch’ou, couverts de honte, s’en retourneraient chez eux, avec la réprobation de tous les États.
Un autre incident se produisit à ce même moment : Par ordre du duc de Lou, le Premier ministre Ki-ou-tse avait mandé à son député, le seigneur Chou-suen-pao, de suivre la même ligne de conduite
que les principautés de Tchou et de Teng ; parce qu’il avait peur de se voir imposer de trop fortes contributions ; or il arriva que le roi de Ts’i demanda et obtint que le prince de Tchou fût
son tributaire ; de même l’État de Song reçut la principauté de Teng, sous sa dépendance immédiate ; en conséquence, les deux princes, présents à l’assemblée, devaient être exclus de la
signature, réservée aux seuls États indépendants. Le représentant du duc ne pouvait plus se conformer à l’ordre reçu, sinon c’était la déchéance ; il se résolut à suivre la ligne de conduite de
ses égaux, les pays de Song et de Wei ; comme eux il fut admis à la signature du traité, et au serment solennel.
Nous voici arrivés au moment critique : Les congressistes sont réunis ; qui d’entre eux va avoir la préséance ? Qui va signer le premier ? Qui va, le premier, se frotter les lèvres avec le sang
de la victime ? Les gens de Tch’ou vont-ils susciter une querelle à ce sujet, pour pouvoir fondre sur leurs rivaux de Tsin ? Les cœurs devaient battre un peu fort à cet instant décisif !
— Notre souverain, dirent les gens de Tsin, à été jusqu’ici le chef des vassaux de l’empire, sans que jamais personne eût prétendu avoir le pas sur lui.
— Il y a peu de jours, répliquèrent leurs rivaux, vous nous avez mandé que les États de Tsin et de Tch’ou vont d’égal à égal ; comment aujourd’hui voulez-vous nous mettre au second rang ? Depuis
longtemps d’ailleurs, nos deux États ont eu alternativement la suprématie sur les princes féodaux; comment prétendez-vous l’avoir exercée toujours et tout seuls ?
L’orage commençait à gronder ; un des deux rivaux allait-il sombrer ?
Le sage Chou-hiang dit onctueusement à son Premier ministre :
— Les divers princes se sont alliés à notre souverain non pas à cause de sa préséance dans les assemblées, mais à cause de sa haute vertu ; que votre seigneurie rivalise donc à l’emporter en
vertu, comme lui, non pas à se frotter les lèvres le premier avec le sang des victimes ! D’ailleurs, dans les assemblées, il s’agit d’arranger les affaires des petits États, co-signataires du
traité ; il faut bien que quelqu’un se charge de cette corvée ; si gens de Tch’ou veulent la prendre pour eux, tant mieux pour nous ! pouvons-nous en être mécontents ?
Là-dessus, l’inflexible ministre de Tch’ou, le premier, se frotta les lèvres avec le sang des victimes. Ce qui n’empêche pas Confucius de donner la préséance à Tchao-ou ; parce que, dit-il, le
royaume de Tsin était vertueux et loyal. N’est-ce pas une niaiserie ? L’histoire doit avant tout dire la vérité. Les commentaires ne sont pas plus intelligents dans leur explication ; pour eux,
les gens de Tch’ou étant des sauvages, ne pouvaient marcher de pair avec les Chinois ; encore moins passer avant eux. Belle raison !
Quatorze États étaient représentés à ce congrès ; Confucius n’en mentionne que neuf ; on arrive à son chiffre de la manière suivante : les rois de Ts’i et de Ts’in ne comptent pas, comme
dispensés des visites officielles ; les princes de Tchou et de Teng ne comptent pas non plus, comme ayant été « médiatisés » ; enfin, le prince de Song, chez qui l’on se trouvait, ne devait pas
signer la convention, quoiqu’il y adhérât, et en fût même considéré comme l’entremetteur ; ainsi le voulait l’étiquette en usage dans les traités ; c’était une exagération de déférence et
d’humilité envers les hôtes.
Ici, pour la première fois, paraît officiellement, et dans un acte solennel, ce qui existait de fait depuis longtemps, à savoir, le dualisme dans l’administration de l’empire : on y parle des
adhérents de Tsin et de Tch’ou, comme ayant les mêmes droits, les mêmes privilèges ; désormais, il y a deux chefs des vassaux ; celui du Nord, le roi de Tsin ; et celui du Sud, le roi de Tch’ou ;
chose inouïe jusque-là, on y reconnaît des sauvages (les gens de Tch’ou) comme les égaux des Chinois.
Les historiens et les commentaires en versent des larmes ; et ils ajoutent que plus tard on descendra encore plus bas, en admettant les barbares de Ou et de Yué dans le concert des nations
civilisées, c’est-à-dire chinoises.
Quant à l’empereur, fils du ciel, maître unique du monde existant, il n’en est pas même fait mention ; son ministre, président naturel d’une assemblée comme celle-là, ne paraît pas, n’a pas été
invité ; on veut prouver efficacement que son maître ne compte plus.
Tchao-ou, en retournant dans son pays, passa par la capitale de Tcheng ; on lui fit fête à Tch’ouei-long ; le prince y était présent, avec les sept grands seigneurs Tse-tchen, Pé-you, Tse-si,
Tse-tch’an, Tse-t’ai-chou et les deux Tse-che, dont l’un s’appela Yng-toan, l’autre Kong-suen-toan.
Tchao-ou dit joyeusement au prince :
— Votre Majesté me fait vraiment trop d’honneurs ; mais puisqu’il en est ainsi, je serais au comble du plaisir, si ces messieurs avaient la bonté de me chanter chacun une ode, qui manifestât les
sentiments de leur cœur.
Aussitôt, le premier, Tse-tchen chanta l’ode « la sauterelle dans les prés crie », où la femme d’un grand officier appelle de ses vœux le retour de son mari. Tchao-ou répondit avec
humilité : ce serait très bien pour un souverain qui s’abaisse vers son peuple ; mais moi, je ne suis qu’un petit ministre ; je ne puis accepter ce compliment.
Pé-you chanta l’ode « les cailles, les pies, vont deux à deux ; et sont fidèles l’une à l’autre », qui célèbre la foi conjugale, et réprouve les mœurs déréglées. Tchao-ou répondit :
pareilles paroles peuvent se dire au lit, mais ne doivent pas passer le seuil de la porte ; à plus forte raison, ne doivent pas se faire entendre en public ; moi, petit serviteur de mon
souverain, je ne puis les laisser achever.
Tse-si chanta la 4e strophe de l’ode Chou-miao, qui dit « les travaux exécutés à Sié ont une apparence sévère ; c’est le prince Chao qui en a tracé le plan » ; le dignitaire comparait
donc le Premier ministre à cet homme illustre. Tchao-ou protesta modestement : pareil éloge, dit-il, pourrait convenir à mon souverain ; moi, comment oserais-je l’accepter ?
Tse-tch’an, le fameux lettré-diplomate que nous connaissons, chanta l’ode « dans un terrain bas et humide le mûrier devient magnifique », où l’on célèbre l’estime et l’affection pour les
sages ; c’était exprimer sa joie de saluer un homme de ce genre, dans la personne du ministre. Tchao-ou répondit : j’accepte la 4e strophe, qui dit « déjà auparavant je l’aimais dans mon cœur
(en secret); pourquoi ne le dirais-je pas ? je garde son souvenir au fond de mon âme ; pourrais-je l’oublier jamais ? »
Tse-t’ai-chou chanta l’ode « dans la plaine croît une plante rampante ; elle est couverte de rosée»; on y célèbre la rencontre d’un sage. Tchao-ou dit : vous êtes vraiment bien aimable
de m’adresser un tel compliment !
Yng-toan chanta l’ode « le grillon est dans la chambre, et l’année touche à sa fin » ; on y célèbre le repos et la joie, dont il faut user avec modération. Oui, c’est bien, dit Tchao-ou,
il faut de la modération ; c’est elle qui conserve la famille ; j’espère pouvoir le faire.
Enfin, Kong-suen-toan chanta l’ode « les verdiers du mûrier voltigent ça et là ; leur plumage est varié » ; c’est l’empereur qui, dans sa joie, félicite les feudataires de leurs manières
cordiales et aisées. En réponse, Tchao-ou chanta lui-même la dernière strophe de cette ode ; la voici : « cette corne de rhinocéros est recourbée ; elle contient un vin exquis et très doux ;
les princes assis à ce banquet ne sont point arrogants entre eux ; toutes les faveurs du ciel seront pour eux » ; il ajouta: si quelqu’un peut accomplir ce que dit cette ode, voulût-il fuir
le bonheur et toutes sortes de bénédictions, il n’y parviendrait pas !
Le festin fini, Tchao-ou dit à Chou-hiang :
— Ce Pé-you mourra de mort violente, et dans peu d’années ! Par la poésie, nous manifestons les désirs de notre cœur ; il a donc voulu calomnier son prince, compromettre son honneur devant tout
le monde, dans une réception solennelle d’un visiteur, alors qu’il était là comme son compagnon ; comment pourrait-il durer longtemps ? Il aura de la chance, s’il est d’abord chassé en exil
!
Chou-hiang répondit :
— Oui, il est par trop impudent ; c’est un de ceux desquels on dit « il ne mangera pas le blé de cinq récoltes ».
Le lecteur connaît ces prédictions faites après coup par l’historien, elles sont donc infaillibles ; nous verrons celle-ci se réaliser en 543.
Tchao-ou continua ses appréciations et ses prophéties :
— Les six autres seigneurs fleuriront pendant des générations ; Tse-tchen, plus longtemps que les autres ; car, dans une haute dignité, il n’oublie pas de s’humilier ; Yng-toan le suit le plus
près ; il réjouit, mais garde la modération, et sait être le consolateur du peuple ; envers lui, il évite toute tyrannie, toute surcharge ; comment ne durerait-il pas longtemps ?
Le nouveau souverain s’appelait Kiao ; son nom posthume ou historique Ngai signifie orphelin dès le jeune âge, et mort de trop bonne heure ; inexpérimenté dans le gouvernement ; une autre
interprétation dit un peu différemment : prince rempli de respect et d’humanité ; mais mort jeune, sans avoir réalisé les espérances que l’on avait mises en lui.
Voici comment il monta sur le trône : Siun-yao (ou Tche-yao, ou Tche-pé) pensait à s’emparer lui-même de la couronne, mais il recula devant cette audace ; il craignait la jalousie de ses trois
collègues, qui n’auraient pas manqué d’ameuter le peuple contre lui ; il chercha donc un prince, sous le nom duquel il pût gouverner en réalité.
Il avait pour intime ami le prince Ki, petit-fils de Tchao-kong (531-526) ; il résolut de le placer sur le trône ; mais celui-ci étant mort, juste à ce moment, c’est son fils Kiao qui fut appelé
à recevoir la couronne.
Bien entendu, le véritable roi fut Siun-yao ; lui seul était craint et obéi; ce fut son apogée, ce fut aussi sa perte ; orgueilleux à l’excès, il commandait comme un tyran, et suscitait des
querelles à ses collègues ; il se rendait insupportable.
Tout d’abord, il entreprit Tchao-ou-siu ; lui reprochant, comme premier grief, de s’être arrogé une trop grande part des biens des deux familles Fan et Siun ; il voulait le forcer à en restituer
quelque chose. Il lui reprochait encore de s’être annexé la petite principauté tartare Tai, et d’avoir ainsi acquis une puissance exorbitante. Tchao-ou-siu ne voulut rien entendre, et garda ce
qu’il avait pris ; Siun-yao fit alors alliance avec les deux autres compères Han-hou et Wei-kiu, dans le dessein de se débarrasser du quatrième larron ; mais les choses prirent une tournure
inattendue.
En 455, Tchao-ou-siu résolut de quitter la cour, où il ne se trouvait plus en sûreté. Son intendant, Tchang-tan, lui donnait alors un conseil excellent :
— Vos ancêtres, disait-il, ont accumulé des trésors dans vos palais, tablettes de jade, cloches, trépieds, et mille autres objets précieux ; pourquoi ne vous en servez-vous pas, pour vous faire
des amis parmi les princes voisins ? Vous auriez ainsi refuge et secours en temps de troubles.
Tchao-ou-siu répondit :
— Je n’ai personne à qui je puisse confier cette mission.
— Vous pouvez en charger votre officier Ti, répliqua l’intendant.
— Ayant tant de défauts, manquant totalement de vertu, repartit Ou-siu, je ne puis viser à atteindre une gloire semblable à celle de mes aïeux ; j’en serais réduit à m’appuyer uniquement sur les
cadeaux, pour acheter des amis et du secours. L’officier Ti ne mérite pas ma confiance ; il est un de ceux qui servent mes passions au lieu de les combattre ; dans son dévouement, il cherche bien
plus son avantage que le mien ; si je me fiais à lui, je périrais avec lui.
Cependant, la fuite devenait urgente ; Ou-siu demandait à ses amis où il devait se retirer ; les uns proposaient Tchang-tse, ville peu éloignée, d’un accès facile, et dont les murs étaient épais
et solides.
— Malheureusement, répondait Ou-siu, en construisant ces fortifications, j’ai épuisé les ressources des habitants ; qui donc voudrait, parmi eux, se sacrifier encore à ma défense, dans le
danger?
D’autres proposaient Han-tan où se trouvaient des dépôts de provisions, et tout l’attirail nécessaire pour une longue résistance.
— Oui, disait Ou-siu, il y a beaucoup de provisions ; mais son gouverneur a été tué par mon père ; depuis lors, cette ville a été hostile à notre famille ; je n’y serais pas en sûreté. Il vaut
mieux me réfugier à Tsin-yang, où les revenus sont moindres, mais la population nombreuse et dévouée à ma maison, à cause de la grande bienveillance que mon père lui a montrée, et des largesses
que son gouverneur Yng-to a répandues en temps opportun.
Tchao-ou-siu se retira donc dans son fief de Tsin-yang, et y attendit ses ennemis. Ceux-ci ne tardèrent pas longtemps ; une armée imposante, commandée par Siun-yao, Han-hou et Wei-kiu, mit en
vain le siège devant la forteresse ; elle ne put s’en emparer ; elle détourna même le cours de la rivière Fen, pour inonder la place ; Si bien que les grenouilles prirent leurs ébats sur les
fourneaux de cuisine ; le peuple ne broncha pas, ne se plaignit pas et défendit son maître avec une constance invincible ; les assiégeants durent enfin se retirer.
À ce propos, l’historien raconte la méthode employée par le gouverneur Yng-to, pour obtenir un résultat si remarquable ; en entrant en charge, il avait demandé à Tchao-yang :
— Faut-il viser à vous enrichir ? Faut-il plutôt préparer une forteresse de refuge, pour les moments de troubles ?
— Préparez une forteresse, avait répondu Tchao-yang.
Sur ce, Yng-to avait diminué de beaucoup les taxes et les corvées, et avait ainsi attiré une nombreuse population ; par son gouvernement paternel, il l’avait invinciblement attachée à la famille
Tchao ; c’est ainsi que Siun-yng et Che-ki-ché firent en vain les derniers efforts contre cette place ; en 497, ils durent renoncer à la prendre.
Pour en faire le siège, ils l’avaient eux-mêmes entourée de camps fortifiés, espérant intercepter tout secours extérieur. Après cette période tourmentée, Tchao-yang avait ordonné d’abattre ces
ouvrages avancés ; Yng-to les avait au contraire fortifiés davantage, afin d’en faire un boulevard de la ville, et de la rendre vraiment imprenable.
Tchao-yang étant un jour revenu visiter ce fief, et voyant ses ordres méconnus, était entré en fureur, et avait commandé de massacrer le gouverneur ; on avait eu grand’peine à obtenir son pardon
; et cependant il avait, au péril de sa vie, rendu le plus signalé service à la famille Tchao. Maintenant le fils de Tchao-yang le reconnaissait sans peine, après avoir échappé à ses ennemis,
dans un danger si pressant.
En 453, Tchao-ou-siu sachant que Han-hou, et Wei-kiu détestaient cordialement leur tyrannique collègue Siun-yao, envoya secrètement le seigneur Tchang-mang leur proposer de faire la paix
ensemble, et de s’unir contre cet insupportable orgueilleux. Le messager réussit à souhait ; un vrai triumvirat fut institué, en dehors, et peut-être à l’insu du roi, du moins au début ; une
lutte à mort fut engagée ; Siun-yao fut vaincu et tué par Ou-siu au pied de la fameuse tour Tso-tai ; sa tête fut coupée ; son crâne devint le vase de nuit du vainqueur ; sa famille fut anéantie,
et ses immenses possessions partagées par les triumvirs.
Le tombeau de Siun-yao (ou Tche-pé) est à 30 li à l’est de Yu-ts’e hien; comme son cadavre n’avait plus de tête, on lui en mit une en bois, dans son cercueil ; sans quoi ses mânes n’auraient pu
se présenter décemment devant ses ancêtres ; dans leur sottise, les païens sont encore ingénieux ! Quelques auteurs trouvèrent aussi par trop ignominieux que son crâne fût devenu un vase de nuit
; ils ont écrit qu’on en avait fait une coupe ; il suffit de s’entendre sur le nouveau sens de ce mot poétique !
On raconte aussi comment Siun-yao (ou Tche-pé, ou Tche-yao) s’était trahi, pendant le siège de Tsin-yang : comme il pataugeait dans l’eau, avec ses collègues, poussant ses troupes à l’assaut, il
se serait écrié : maintenant je vois quel terrible engin de destruction l’on peut se procurer par le moyen de l’eau ; la rivière Fenn peut être dérivée contre Ngan ; la rivière Kiang, contre
P’ing-yang. Or, Ngan était le fief de Wei-kiu ; P’ing-yang, celui de Han-hou ; ces deux seigneurs se poussèrent du coude réciproquement, pour se montrer qu’ils avaient compris l’idée de cet
aimable collègue. Ils s’imaginèrent facilement qu’un jour ou l’autre il la mettrait à exécution contre eux ; c’est pourquoi ils se montrèrent si disposés à faire la paix avec Tchao-ou-siu, et à
s’unir avec lui contre un tel sauvage.
Le florissant royaume de Tsin était donc devenu la proie de ces derniers ; encore quelques années, et il aura cessé d’exister ; les grandes familles seigneuriales s’étaient entre-dévorées ; il
n’en restait plus que trois ; celles-ci finiront par scinder le territoire, et former trois royaumes ; tous les vassaux qui avaient longtemps gémi sous la suzeraineté de Tsin applaudiront à sa
ruine.