Jean-André Soulié (1858-1905)
GÉOGRAPHIE DE LA PRINCIPAUTÉ DE BATHANG
Revue La Géographie, tome IX, 1904, pages 87-104.
- Au mois de mai 1902 la Société de Géographie a reçu du R. P. Jean-André Soulié, missionnaire à Yargong, l'intéressant mémoire ci-après accompagné d'une carte. « Cette carte, nous écrit le R. P. Soulié, n'est qu'un simple relevé à la boussole ; ce serait donc témérité d'affirmer qu'elle est parfaite. »
- Si cette carte, dessinée à une très grande échelle, 1/1.168.000, ne peut pas être comparée, de l'avis de son auteur, aux véritables cartes topographiques, elle nous donne dans tous les cas un tracé inspirant bien plus de confiance que les cartes antérieures comprenant, à une petite échelle, la région représentée. Mais sa supériorité se révèle surtout dans la manière dont les noms tibétains y sont orthographiés. « J'ai mis, dit le R. P. Soulié, un soin spécial à bien écrire les noms des lieux. J'ai remarqué que, dans les cartes des voyageurs, ces noms, du moins pour les pays que je connais, sont fort mal reproduits. Un Tibétain auquel on citerait ces noms, n'en comprendrait pas un dixième.
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Remarque sur le mot Bathang. — Ce mot, inventé par je ne sais qui et employé maintenant dans les cartes, est un mot
hybride. Les Tibétains disent Ba et les Chinois Pathang : on a donc emprunté Ba aux Tibétains et la finale thang aux Chinois et l'on a ainsi formé Bathang, expression qui a le petit inconvénient
de n'être comprise ni par les Tibétains, ni par les Chinois. J'aurais mieux aimé qu'on employât Ba ou bien Pathang, mais puisque Bathang est un mot consacré par l'usage, bien qu'il n'ait pas mes
sympathies, je l'emploierai, cependant, afin d'être compris. Ici au Tibet, les missionnaires ne se servent guère que du mot Ba, tandis que les missionnaires de Ta-tsien-lou vivant avec les
Chinois disent Pathang, les uns et les autres parlant l'idiome de leur pays respectif. A mon tour, écrivant pour des Français, il est juste que je dise Bathang : in dubiis
libertas.
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I. Géographie physique
1.
Limites. — La principauté de Bathang est bornée :
1° A l'est, par la principauté de Lythang ;
2° Au nord-est, par le pays de Ling Kachu, gouverné jadis par Bathang et qui depuis plusieurs années s'est rendu indépendant. On m'a dit que Ling Kachu avait reconnu pendant un certain temps la
suzeraineté du Gniarong ou Tchan touy ;
3° Au nord, par le Dégné ;
4° A l'ouest, par le pays des Sangain et les pays gouvernés par Lhassa, tels que Lhandun, Kiangka, le Gharong ;
5° Au sud par divers petits États dépendant du Yun-Nan, tels que le pays gouverné par Atentse, le territoire du chel-ngo de Pongtsera et le Guiédam ou Tchongtien en chinois.
2. Fleuves, rivières. — La principauté de Bathang est traversée du nord au sud par deux fleuves.
1° A l'ouest, le Mékong, appelé Da khio en thibétain, et Lân-tsâng-kiang en chinois.
Les principaux affluents du Mékong sont :
— Sur la rive droite, le ruisseau de Kiata, de Dachu, etc.
— Sur la rive gauche, le ruisseau de Zeulong, de Yerkalo-Kionglong, de Laguien chi, de Tchamdo, etc.
2° Au centre, le fleuve Bleu, ou Djré khio en tibétain, et Yang-tseu- kiang en chinois.
Affluents du fleuve Bleu.
— Rive droite : divers petits ruisseaux de Taheu, de Kanachu, du Kourong, de Gunra, etc., mais les deux principaux sont la rivière de Dzongnghun et la rivière de Bom.
Rivière de Dzongnghun. Elle reçoit :
— Sur la rive droite, les ruisseaux de Sôgun, de Ngadza-Ngneu khio, du Kiala ;
— Sur la rive gauche, les ruisseaux de Botcha, de Gu, de Chidjrong, d'Olong, la rivière de Lhandun, et d'autres ruisseaux, que je ne connais pas, dans le nord.
La rivière de Dzongnghun passe à Kiangka.
La rivière de Bom ne reçoit que quelques petits ruisseaux sans importance.
— Rive gauche. Citons les petits ruisseaux de Rasen, Déou, Nonjurong, Sona, Try, Tchrouanong, Chamaa, Ché, etc. Il y en a en outre diverses rivières.
— La principale rivière est celle qui se jette dans le fleuve Bleu un peu au nord de Pongtsera. Cette rivière est formée par la réunion de trois cours d'eau assez considérables qui sont : les
rivières de Rathy, Ranong et du Kiatchrim ; la rivière de Rata ; la rivière de Ta so, Po, Daïnbonong.
— Rivière de Reuyun. Elle arrose le pays de Tchrambou, Choubonong, Reuyun, Djroutsa, Phérigong, Yargong, Ngheurigong, Tonglado et prend sa source au Zamba la. Elle reçoit plusieurs ruisseaux dont
le principal est celui de Rinbonong.
— Rivière de Ouamdanong. Elle prend sa source au Dodjnu la, montagne à l'ouest de Yargong.
— Rivière de Chiémating, et rivière au nord de Chiémating.
— Rivière de Bathang ou Ba khio dont les affluents sont le ruisseau de Tchachu et de Siáopātchōng. Ce dernier prend sa source au Zamba la ; il est assez considérable puisque les eaux du versant
ouest du Zamba la et du Tchraguer la l'alimentent. Je ne connais pas les affluents qui se trouvent au nord de Bathang.
— Le Dun khio est la rivière qui passe à Ta so, arrose la vallée de Po, de Daimbonong dépendant de Lythang, suit quelque temps la même direction, puis s'incline vers l'ouest, rentre dans le pays
de Bathang, traverse le Pé songuiong habité par des Mossos qui cultivent du riz, au nord du Dérong va buter contre la chaîne de montagnes qui court sur la rive gauche du fleuve Bleu, traverse le
Dérong, en suivant une direction à peu près parallèle au fleuve Bleu, vers le sud ou le milieu du Dérong, reçoit, sur la rive gauche, un affluent appelé Ma khio, lequel affluent n'est autre que
la rivière de Rata, puis, enfin, dans le sud du Dérong, se jette dans le Heu khio ou rivière de Kiatchrim Ranong et Rathy (Ranong est la môme localité que Lamaïa ; le premier mot est thibétain et
le second est chinois). Voilà ce que j'ai appris par de nombreux renseignements puisés à diverses sources. Si M. Madrolle avait eu ces renseignements il n'aurait pas fait jeter le Dun khio ou
rivière de Ta so dans la rivière de Reuyun et il aurait fait joindre la rivière de Rathy avec celle de Lamaïa pour former le Heu khio ou rivière de Kiatchrim. Il ne les avait pas, ce n'est pas sa
faute et je le remercie beaucoup des trois exemplaires de sa carte envoyés à Ta-tsien lou et dont l'un est en ma possession.
3. Montagnes.
1° Rive gauche du fleuve Bleu. — Depuis Pongtsera, ou depuis le confluent du Heu khio avec le fleuve Bleu, il y a une chaîne
de montagnes parallèle au grand fleuve jusqu'au Bena la. Elle n'est coupée que par la rivière de Reuyun. Au Bena la, cette chaîne se dirige vers le Zamba la et sépare ainsi la rivière de Reuyun
de la rivière de Ouamdanong. Au plateau de Déhong pong cette chaîne se bifurque : le chaînon secondaire, entièrement calcaire, limite, à l'est, la rivière de Reuyun et le Dun khio à l'ouest ; il
va rejoindre le Tchraguer la ou Tá sō chān ; sa pente la plus abrupte est celle de l'est, c'est-à-dire du côté du Dun khio. Entre le Zamba la et le Tchraguer la, il y a un grand massif de
montagnes, d'où se détachent plusieurs chaînons.
Tchraguer la ou Tchraker la signifie montagne des rochers blancs (tchra, rocher ; ker, blanc ; la, montagne). Zamba la signifie montagne des ponts (zamba, pont ; la, montagne) : de Bathang au
Zamba la il faut traverser, en effet, une quinzaine de ponts.
2° Rive droite du fleuve Bleu. — Sur cette rive depuis le Yara, on trouve relativement peu de montagnes élevées. La chaîne
qui part du Da la et passe au Khajeu la, est coupée par la rivière de Bom, et se termine à Tergating. Une seconde chaîne partant du Kongdzeu la, courant parallèlement au fleuve, est aussi coupée
par la rivière appelée Heu khio comme celle de Kiatchrim.
Depuis le Da la, en descendant vers le sud, la chaîne s'arrête au confluent de la rivière de Dzongnghun.
3° Rive gauche du Mékong. — Une chaîne partant du Trali la et passant par le Kia la, suit parallèlement le Mékong, sans être
coupée, je crois, par une grande rivière jusqu'à la frontière de Kiang ka.
4° Rive droite du Mékong. — La grande chaîne qui sépare le Mékong de la Salouen est riche en glaciers, en pics et aiguilles
d'un aspect très varie. Je citerai seulement le glacier du Doké la, à l'est du Tcharong que l'on aperçoit vers le confluent de la rivière d'Atentse, et le Damyong, grand pic, couvert de neiges
éternelles, à l'ouest de Yerkalo.
4. Lacs. — Le plus beau lac de la principauté de Bathang est le Bomtcho, ou lac de Bom, situé sur un plateau
entre le Kongdzeu la et le Tchramba la. Je n'ai pas eu l'occasion de le visiter, mais je l'ai aperçu du sommet du Rongba la ; cela m'a permis de fixer approximativement sa position. Mgr Biet et
le père Dutemard, qui l'ont visité, m'en ont fait jadis une poétique description.
On trouve encore quelques petits lacs, ou plutôt des étangs, sur le plateau du Déhong pong, près de la passe du Tá sō chān, des deux côtés de la montagne entre Chiaguen samdo et Ché, au Jéda de
Jargony, etc.
5. Eaux thermales. — Le pays de Bathang est assez riche en sources minérales chaudes. On en trouve sur la
grande route près de Sia pa tchong, — avant d'arriver à Bathang, — dans la vallée de Tchachu ; à Yargong il y a quatre sources dont deux très chaudes. L'une d'elles varie de température à
l'époque des grandes pluies, surtout de juillet à novembre, mais d'une manière irrégulière selon les années. Elle varie aussi quant à la quantité d'eau. Je laisse aux géologues qui viendront à
Yargong le soin d'expliquer ce phénomène, que je me contente de signaler et que j'ai constaté de visu et de tactu, car, l'an dernier, ayant envie de prendre des bains, je dus une fois me priver
de ce plaisir, parce que l'eau était trop chaude. J'appellerai donc cette source, une source chaude par intermittence. Sur la rive droite et sur la rive gauche du Mékong il y a des eaux chaudes,
à Ting chu et à Dachu. Voilà ce que je connais sur ce sujet.
Sources d'eau salée. — Sur les deux rives du Mékong, au nord de Kiata et de Peuting, il y a plusieurs points d'eau salée
exploités avec une grande activité. N'ayant visité qu'une seule fois ces salines, je ne puis dire quel est le degré de salure de ces puits, ni la quantité de sel qu'ils fournissent chaque année.
Je crois que jadis le père Desgodins, habitant Yerkalo, a fait une étude sur ces salines.
6. Géologie. — Je ne dirai que quelques mots sur la géologie.
Dans mes divers voyages j'ai bien examiné un peu les terrains des divers pays parcourus, mais, n'ayant pas pris de notes, je ne puis donner des détails bien précis. Voici, cependant, quelques
souvenirs.
Dans le pays de Tchrambou, sur le versant ouest du Bena la, et sur les rives du fleuve Bleu, on rencontre de la serpentine dont on fabrique des vases, des moules à balle, et des pierres plates
pour cuire les galettes de sarrasin. Dans la chaîne de montagnes qui va du Beua la au Zamba la on trouve des schistes ardoisiers bleus et des granités ; le plus beau gisement d'ardoises que j'ai
rencontré est situé sur la rive gauche du fleuve Bleu entre Chiémating et Gunra.
Mines. — A Yargong, j'ai découvert par hasard d'anciens hauts fourneaux où l'on exploitait le minerai de fer.
Dans les champs cultivés on trouve aussi des fragments de galène riches en plomb. A Sousathong il y avait jadis des orpailleurs, d'où l'on peut conclure qu'il y a de l'or dans les montagnes
depuis Yargong jusqu'au Zamba la.
On m'a dit que dans le Dérong, sur la rive gauche du fleuve Bleu, il y avait d'abondantes mines d'or en exploitation et que la lamaserie de Nhanzong gun accaparait le produit de ces mines.
L'endroit où l'on exploite l'or s'appelle Ser tsa kha, c'est-à-dire : près des mines d'or. Au village Ser tsa kha il y a un pont de corde sur le fleuve Bleu, pour passer dans le pays de Tseindein
Bonking qui dépend du chel-ngo de Pongtsera.
*
II. Géographie politique
1.
Gouvernement. — Le siège du gouvernement est Bathang. La principauté de Bathang n'est pas indépendante, elle est soumise à la Chine. Il y a donc à Bathang deux espèces d'autorité,
l'autorité chinoise et l'autorité tibétaine.
1° L'autorité chinoise est représentée par trois mandarins délégués tous les trois ans par le vice-roi du Sseu-Tch'ouan. Le
mandarin civil porte le titre de liâng tây ou officier payeur de la solde aux petits mandarins et aux soldats disséminés sur la route chinoise entre Bathang et Kiang ka inclusivement.
Les deux mandarins militaires sont un tôu sê et un tsông yê.
2° L'autorité indigène, est confiée par la Chine à deux chefs, dont l'un est appelé par les Chinois tchên thoù sê ou
ta yn koûan, et l'autre fôu thoù sê ou eul yn koûan. Le mot thoù sê signifie seigneur du sol, et le mot yn kouân, mandarin du camp. A Bathang, dans le
langage usuel, les Chinois appellent les chefs indigènes yn koûan, tandis que dans les écrits officiels on leur donne le titre de thoù sê.
Les Tibétains appellent leurs chefs déba ; le tchên thoù sê est le ba déba, et le fou thoù sê est le guia ngun déba. Quand on veut désigner les deux
chefs à la fois, on dit lhein guié gny.
Le gouvernement chinois impose aux chefs indigènes un notaire officiel chargé de rédiger les pièces qu'ils doivent envoyer aux mandarins chinois, quels qu'ils soient. C'est là une mesure de
surveillance qui permet à la Chine de connaître les faits et gestes des chefs indigènes.
Depuis plusieurs années, par suite de l'incurie et de la cupidité des mandarins chinois, une troisième autorité bâtarde s'est formée à Bathang, c'est l'autorité lamaïque, qui est parvenue à
prendre le haut du pavé et à éclipser le pouvoir des chefs indigènes. Elle a à sa remorque l'appui et les sympathies du guia ngun déba, en sorte que le ba déba se trouve réduit
à l'impuissance quand il veut défendre les intérêts du peuple opprimé par les lamas et le guia ngun déba, sans compter la meute insatiable des koutchob ou chefs subalternes qui
fait chorus avec la lamaserie.
Si un jour une puissance européenne apparaît à la frontière du pays de Bathang, elle aura devant elle les lamas, le guia ngun déba et les koutchob, tandis que le peuple et le
ba déba recevront à bras ouverts les nouveaux venus, quels qu'ils soient, pourvu que ce soient des libérateurs. Il faut, cependant, faire exception pour les Anglais qui, je ne sais pour
quelle raison, ne sont guère sympathiques au Tibet. Je crois que c'est là une affaire de préjugé et d'ignorance, puisque dans les pays occupés par les Anglais le peuple n'est pas plus malheureux
que sous l'autorité de toute autre puissance européenne.
2. Division administrative. — La principauté de Bathang est divisée en quatre préfectures et la banlieue ou
les sept districts qui relèvent immédiatement du pouvoir central.
Je me sers du mot de préfecture pour désigner la partie du territoire gouverné par un chel-ngo. Cette expression est plus ou moins juste et il ne faut pas la prendre tout à fait dans le
sens qu'elle a en France. Ici il n'y a ni sous-préfectures, ni cantons, ni communes.
Le chel-ngo est à la fois préfet, sous-préfet, maire, chef de la police, juge, tout ce que l'on voudra, et par-dessus tout grand exploiteur du peuple.
Les quatre préfectures sont celles de Reuyun, de Dzongnghun, de Boni et de Po. Elles sont citées dans l'ordre de leur importance.
La banlieue comprend le pays des Déchondunbo ou des sept districts. Comme je l'ai dit, chaque préfecture est administrée par un chel-ngo nommé pour trois ans seulement par le ba
déba. Je ferai remarquer que le chel-ngo n'est chargé de gouverner que le peuple payant tribut. Si dans le territoire de sa juridiction, il y a des fermiers, soit des
débas, soit de la lamaserie, soit des koutchob, ces fermiers dépendent directement de celui qui est le maître des champs qu'ils cultivent. Le propriétaire des champs établit
ordinairement un chef chargé de la conduite d'un certain nombre de fermiers. C'est lui qui est le chef immédiat de ces familles, mais elles peuvent s'adresser directement à leur maître, quand,
dans un litige, la décision du petit chef ne leur paraît pas juste.
Les tributaires peuvent interjeter appel aux débas, si le chel-ngo pousse ses injustices trop loin.
Un mot maintenant sur chaque division.
1° Préfecture de Reuyun.
1. Limites. Elle est limitée, au nord, par Yargong, à l'ouest, par le Kourong et le fleuve Bleu, au sud par le Guidam ou
Tchongkien, et à l'est par le pays de Lythang.
A Bathang on désigne sous le nom de Rongmhé tous les pays renfermés dans la préfecture de Reuyun, y compris Yargong. Ici je n'ai pas entendu employer cette expression.
2. Présidence du Thelngono. Elle est à Reuyun, appelé Lu-yu en chinois. Reuyun est un gros village (au Tibet du moins), situé
au confluent de la rivière du Zamba la et de Timbonong. C'est un point central ou une tête de ligne d'où partent : a) deux routes pour Bathang, l'une par le Kourong ou le fleuve Bleu, et l'autre
par le Zamba la (la première a une bifurcation à Ouan-dang, à Soua et à Kiapé ; la seconde, une bifurcation à Tcheron) ; b) une route pour le Tsongjurong ; c) une route pour le Guiédam, et d) une
route pour le pays de Lythang.
A cause de l'étendue de sa préfecture le chel-ngo de Reuyun est le seul qui ait sous son autorité d'autres petits chefs nommés par les débas. Ces petits chefs, au nombre de
quatre, sont appelés thing ken. Chaque déba en nomme deux. Ces quatre thing ken aident le chel-ngo pour la levée de l'impôt, pour traiter les procès, pour
préparer ce qui est nécessaire aux divers ambassadeurs chinois allant à Lhassa ou revenant de Lhassa, etc., etc.
3. Subdivisions principales de Reuyun.
— Yargong. Yargong sert de trait d'union entre la préfecture de Po et de Reuyun. Jadis les Yargongbas ou habitants de Yargong
étaient tributaires ; il y avait même un chel-ngo à Kindzong. Ils émigrèrent tous à cause des vexations dont ils étaient victimes. Les débas de Bathang repeuplent peu à peu le pays avec
des fermiers. Aujourd'hui ces fermiers sont soumis à deux thing pun ou receveurs de céréales, car les fermiers cultivent les terres à moitié. Outre les fermiers des débas, il y
a aussi des fermiers de la lamaserie de Bathang, de la lamaserie de Threnagun, du chel-ngo de Reuyun et de Po, du Mapun de Rathy.
En 1884 la Mission du Tibet acheta aux débas de Bathang des champs
incultes, que je suis chargé de faire défricher et de confier à des familles qui demandent à se faire chrétiennes.
— Phérigong. A Phérigong il y a un besset ou petit maire de village de cinq ou six familles payant tribut. Les autres
familles sont des fermiers, soit de débas riches de la lamaserie, soit des koutchob.
— Djroutra. Je ferai la même remarque que pour Phérigong. Ces trois localités, Yargong, Phérigong et Djroutra, sont appelées
Gong djrou tom, c'est-à-dire les deux gongs, et Djroutra.
— Choubonong. Présidence d'un besset avec des familles tributaires et des fermiers.
— Tchrambou. Tchrambou est administré par deux ou trois bessets. Sur les bords de la rivière on obtient deux
récoltes : la première est coupée au mois de mai et la seconde se fait en octobre-novembre.
— Rinbonong. Il se divise en deux parties : Rin mhé ou le bas de la vallée et Rin ken dans le haut. Il y a deux
bessets.
La lamaserie de Nhandzong gun est située en face de Rin mhé. Les lamas sont de la secte des Guéloupa, ou lamas jaunes, qui sont en rivalité avec les lamas de la secte rouge de Tchrouagun ou
lamaserie de Yargong. À cause de cette rivalité les lamas de Tchrouagun ont tenu jusqu'ici à vivre en bonne intelligence avec le missionnaire. Ce n'est pas moi qui leur chercherai querelle le
premier. Les familles Ndu, au sommet de la vallée de Rinbonong, ne sont pas tributaires : ce sont des fermiers appartenant la plupart à la lamaserie de Dzendyégun.
— Tsongjurong. La Tsongjurong est une vallée fertile, sur la rive gauche du fleuve Bleu, qui produit deux récoltes là où l'on
peut arroser. Il y a deux bessets, sinon trois, l'un à Gognia, l'autre à Hentyspou et le troisième, je crois, à Gnimols. Les habitants de ce pays sont simples, d'un caractère pacifique ;
aussi les lamas de la Koutchole les exploitent sur une vaste échelle. On voit parmi eux beaucoup de goitreux. Plusieurs familles non tributaires cultivent des champs à moitié.
— Déou ou Débokhiokha. Le Déou est une vallée parallèle au Tsongjurong dont il n'est séparé que par une petite ondulation de
terrain. Je n'ai pas visité ce pays, ni les pays dont les noms suivent. Je ne puis en parler que par ouï-dire.
— Raseunong. Raseunong est au sud du Déou, sur la rive gauche du fleuve Bleu.
— Tséou. Tséou est un pays habité par des gens qui ont la tête près du bonnet. Il y a quelques années, Tséou était en
désaccord avec Djrunda relativement aux pâturages du Dé hong pong. Le second déba de Bathang se rendit sur les lieux pour réconcilier les deux parties : il jugea en faveur de Djrunda qui dépend
de Lythang. Les gens de Tséou irrités prirent les armes et le guian gun déba dut se sauver à travers les sentiers détournés du plateau, ayant à ses trousses le peuple de Tséou qui le
poursuivait à coups de fusil. Pendant plus de dix ans Tséou ne paya aucun tribut. En 1898 le premier déba aimé du peuple fit une visite à Reuyun. Il convoqua le peuple de Tséou, lui
adressa de bonnes paroles, et, sut si bien réparer la faute du second déba, que le peuple consentit à payer de nouveau tribut. Les eaux de Tséou se jettent, non dans le fleuve Bleu, mais
directement dans le Dun Khio ou rivière de Po et Ta so.
— Ngotenting. Ngotenting est sur la rive droite du Dun khio il est limitrophe du pays de Lythang, il est gouverné par trois
bessets. C'est un pays riche et qui le serait encore davantage si l'eau d'arrosage était abondante. Le peuple accablé de corvées et de tributs, est pauvre. Afin de pouvoir payer le
tribut, tous les ans les gens de ce pays vont, par escouades, chercher du travail à l'extérieur en faisant le métier de batteurs de murs. Ce sont les gens de Ngotenting qui ont battu les murs des
cinq maisons que j'ai fait construire depuis 1898. On les appelle Mossos, mais eux se disent Tibétains, bien que la plupart connaissent la langue tibétaine et la langue des Mossos. La lamaserie
de Ngotenting s'appelle Pim bé gun.
— Pésonguiong ou Gniaoudjrong. Le Pésonguiong est situé en face de Ngotenting, mais sur la rive gauche du Dun khio. Le peuple
est de la race mosso ; il cultive du riz qui croît dans l'eau et non dans les terrains secs, comme je l'avais jadis entendu dire. J'ai pris sur ce point des renseignements multiples depuis mon
séjour à Yargong. On m'a toujours affirmé que le riz du Pésonguiong ne croissait que dans l'eau, comme le riz ordinaire de Chine. Ce riz a la pellicule rouge et le père Mussot, nouveau curé de
Bathang, habitué depuis longtemps au beau riz de plaine, me dit la première fois que je lui servis du riz thibétain : « Les mendiants de Chine ne mangeraient pas de ce riz. » Merci du compliment.
Au Tibet, cependant, ce riz est pour moi un mets de luxe dont je n'use que dans les occasions extraordinaires. Je ne suis donc pas grand connaisseur gourmet en fait de riz. Le Pésonguiong est
gouverné par un dapun délégué par le guia ngun déba. Il prélève un tribut de riz qui est expédié tous les ans à Bathang.
— Dérong. Le Dérong est une longue lisière qui s'étend depuis le grand coude du Dun Khio jusqu'au Guiédam ou Tchongtien,
province du Yun-Nan. Il est soumis à trois dapun dont la charge est héréditaire. Il paie tous les ans un tribut d'une dizaine de mulets et d'autres petits tributs. Contrairement à leurs
habitudes, les délégués du chel-ngo de Reuyun qui vont prélever le tribut au Dérong demandent poliment, au lieu d'exiger, avec arrogance, car le peuple du Dérong a des tendances à
l'émancipation et il est tout prêt à se rendre indépendant de Bathang, comme a déjà fait le Tomarong son voisin. On m'a dit que le Tomarong était le pays des brigands du sud de Bathang, comme les
Langains sont les brigands du nord. M'a-t-on bien renseigné ? je l'ignore. Le fait est que, cette année, un individu de Yargong, pour échapper à la justice, s'est réfugié au Tomarong où la police
de Bathang n'ose pas aller le chercher.
J'ai déjà dit que la principale lamaserie du Dérong était Nhandzong gun, de la secte des lamas jaunes. On m'a dit que c'était la seule lamaserie existant au Dérong. Reuyun dzongtsa char kio tom,
dit-on comme un proverbe, c'est-à-dire : Reuyun se compose de treize subdivisions ou sections.
2° Préfecture de Dzongnghun.
Remarque sur le mot Dzongnghun. — Sur les cartes que j'ai vues, on écrit toujours Dzongun. Le sens de ce mot signifie, en face de la forteresse : dzong, forteresse, nghun, en
face, ou en présence : ce dernier mot est aspiré en tibétain ; cette aspiration est figurée en français par h, voilà pourquoi j'écris Dzong nghun et non Dzongun. Je crois qu'il serait bon de
réformer l'orthographe de ce mot ; comme il est moins connu que Bathang, ce changement n'aurait pas de graves inconvénients.
1. Limites. J'avais écrit ce titre, lorsque j'ai été obligé d'interrompre le travail par la visite d'un voyageur qui habite
Chidjrong près de Dzongnghun. Bonne fortune. Je l'interroge sur son pays. Il me donne des renseignements que je prends sous sa dictée, et, après son départ je corrige la carte relativement aux
limites du nord et du sud de la principauté. J'ai aussi ajouté les villages situés au sud de Botcha sur les deux rives de la rivière, et les villages depuis Dzongnghun jusqu'à Roua et Khong ren
peu thong, grand rocher qui sert de limite entre Bathang et Kiangka sur les rives de la rivière. Il faudra donc plus tard deux voyages : l'un au nord, l'autre au sud de Dzongnghun. pour compléter
ou rectifier ce qui a été marqué sur la carte d'une manière approximative.
Les frontières des pays gouvernés par le chel-ngo de Dzongnghun sont :
a. Au nord, la préfecture de Bom, la colline entre le ruisseau de Gnia-niting et le ruisseau ou petite rivière de Chandun, depuis Démahagong, le versant de la rive gauche de la rivière de
Dzongnghun depuis le confluent du ruisseau de Chandun jusqu'à Khong ren peu thong, puis, je pense, une petite chaîne de montagnes au nord de Tchamdo ;
b. A l'ouest, les pays dépendant de Lhassa ;
c. Au sud, la province du Yun Nan ;
d. A l'est, la chaîne de montagnes qui s'étend du Rongba la au Khagen la et au Da la.
2. Résidences du chel-ngo. Le chel-ngo de Dzongnghun a deux résidences, Dzongnghun et Peuting. Il réside à
Peuting pendant la saison où le peuple de Tcho Khalô ou des salines est obligé de lui payer le tribut de sel destiné aux débas, et aussi pour lever sur le peuple, soit le tribut de sel,
soit les autres tributs en argent ou en nature auxquels il a droit comme chel-ngo.
Il a à son service une trentaine de familles de Serdzong ou soldats, qui habitent aux environs de Dzongnghun, comme Ngadza, Ngnen Klo, je crois. Ces Serdzong sont exempts des grandes corvées et
ne paient qu'un tribut en céréales.
Au-dessous du chel-ngo, il y a un gnier ba qui l'aide à traiter les affaires.
3. Subdivisions principales.
— Le Khia chi tsou tchrou ou groupe de six localités des environs de Dzongnghun. Il comprend :
a. Botcha, qui a un besset ;
b. La vallée de Ngu avec deux bessets, l'un à Gua, l'autre à Khapou. Le village de Dzagong dans le haut de la vallée, bien qu'ayant un besset, ne compte pas parmi les tributaires du Khia chi tsou
tchrou ;
c. Thidjrong, avec un besset ;
d. Olong, avec un besset ;
e. Roua, avec un besset qui gouverne aussi Khong mhé oua et Guiongda.
— Le Mhé pa chougo, ou groupe de neuf localités du bas de la vallée de Dzongnghun. Sur le Mhé pa chougo j'ai peu de
renseignements ; je sais seulement qu'il y a un besset dans les six localités suivantes : Pongarra, Neura, Nara, Tsaly, Yémo et Guiamdo, qui est sur la frontière du Yun Nân.
— Le Tcha Kha nga han. Il comprend :
a. Le Tuonglong, tsou som, ou les trois villages de la vallée de Kionglong, ayant chacun un besset ;
b. Le Guiongndu somgnia tchrou Kio ou le pays de Peuting, qui se compose de trois villages ayant chacun un besset : ces trois villages sont Kata, Gaba et Tchrong khier ;
c. Le village de Dzongké, avec un besset ;
d Les villages de Yerkalo et Gunra.
— Rives du Mékong, entre Gunra et Kiata, en remontant vers le nord.
a. Rive droite : Kiata est le village frontière sud de ce côté du fleuve. Non loin de Kiata vers le nord, se trouvent de grandes salines situées sur les bords du fleuve et dépendant de Bathang. A
Kiata il y a un besset. Ce village est la Nouvelle- Calédonie ou Cayenne de la principauté de Bathang. C'est là qu'on exile ou qu'on déporte par terre les mauvais gueux auxquels on fait grâce de
la vie. Dachu est situé au nord de Kiata. Le dernier village de Bathang sur cette rive est Thou dein ting.
b. Rive gauche. Au-dessus de Gunra il y a les villages de Ting chu, de Lagnieu chi, avec besset, Dzangating et de Tchamdo, village frontière avec un besset. Je connais peu de chose sur
l'administration de ces villages des bords du Mékong ;
c. Guianiting et Bamba ayant chacun un besset, sont deux localités au nord d'Olong, près de la frontière de Chandun ou Lanten.
3° Préfecture de Bom.
1. Limites. — Elle est limitée :
a. Au nord par Tergating et le pays de Lhassa ;
b. A l'ouest par Chandun ;
e. Au sud par la préfecture de Dzongnghun ;
d. A l'est par la chaîne de montagnes qui la sépare du Kourong.
2. Subdivisions.
— Kongdzenka, village avec un besset sur le flanc d'une colline, où se trouve un poste de soldats chinois. C'est la seconde
étape depuis Bathang.
— Vallée de Bom :
a. Bom mhé comprend le village de Kounong (le besset de Kounong s'appelle Kou besset), et le village de Patating ;
b. Milieu de la vallée. Sur la rive droite de la rivière, il y a Tungogong et sur la rive gauche, Gnié Kong ting ou Mangly, en chinois ;
c. Bom ten, ou le haut de la vallée de Bom. Le besset de Bom ten réside à Tchrambalatsa ou Pamoutâng en chinois ; il gouverne Ong douting et les familles environnantes.
J'ai déjà dit que dans la principauté de Bom se trouvait un grand lac appelé Bomtcho.
3. Résidence du chel-ngo. — Le chel-ngo de Bom réside à Gnié Kong ing ou Mongly.
N. B. — Le village de Bigui, situé dans le Kourong, sur la rive droite du fleuve Bleu, est gouverné par le chel-ngo de Bom.
4° Préfecture de Po.
1. Limites.
a. Au nord les Khelmou ouas ou pasteurs des environs de Taso, et les Dahen ouas, pasteurs des troupeaux des deux déba de Bathang ;
b. A l'ouest, les Da hen ouas ;
c. Au sud, Yargong et Dainbonong ;
d. A l'est la montagne qui sépare la rivière de Rathy du Dun Khiô ou rivière de Taso.
2. Résidence du chel-ngo. — Le chel-ngo de Po réside à Robtéling, dans une maison dont les murs sont
penchés comme la tour de Pise.
3. Subdivisions.
— Vallée de Po. Cette vallée, jadis très peuplée, ne contient que quelques villages Poten, Kundzong, Robtéling, Tsokagong,
Rongdzeugong et Gombeu. Une trentaine de familles seulement peuplent cette vallée, où l'on pourrait développer l'agriculture. Dans le bas de la vallée il y a des prairies (tsara en tibétain), qui
m'ont rappelé celles de France par l'abondance du foin, mais non par leur étendue.
— Vallée de la rivière du Dzamba la. Il y a dans cette vallée deux petits villages, Nghevrigong et Tonglado. Il y avait jadis
à Tonglado un millier de familles, s'il faut en croire à l'étymologie de ce mot ; maintenant il n'y a que sept ou huit maisons. Les familles actuelles, jadis très pauvres, sont maintenant très à
l'aise, grâce au brigandage, m'a-t-on dit.
Déchoudunbo ou les Sept districts de la banlieue. Le pays des Déchoudunbo est situé sur les deux rives du fleuve Bleu, depuis Tergating jusqu'à la frontière nord de Bathang et sur les deux rives
de la rivière de Bathang, affluent du fleuve Bleu. Les fermiers de la lamaserie de Bathang sont en majorité. Les fermiers sont les exécuteurs des hautes œuvres complotées par la lamaserie. C'est
à eux qu'appartient la triste gloire de l'expulsion des missionnaires et de l'incendie de leur résidence. Dans la crainte de n'être pas maître de ma plume en parlant des Déchoudunbo, je n'en
dirai pas davantage sur leur compte. Avec la grâce de Dieu j'ai pu échapper à leurs coups lors de l'expulsion de 1887. Qu'un oubli éternel pèse sur ce pays !
Taheu. — Kanachu. — Kourong. — Au sud des Déchoudunbo ou depuis Gunra sur les deux rives du fleuve Bleu jusqu'à Ouamdanong,
et sur la rive droite seulement depuis Ouamdanong jusqu'à la frontière du Yun Nân, se trouvent trois petits pays dont je vais dire un mot. Ces trois pays sont : Taheu, Kanachu et Kourong.
Taheu. — Taheu est le dernier pays dépendant de Bathang sur la rive droite du fleuve Bleu. Il est gouverné par un chef dont le pouvoir est héréditaire, le Mon Koua ou Men Koua. Il relève
directement de Bathang.
Kanachu. — Kanachu, au nord de Taheu, est aussi gouverné par un mon-koua ne dépendant que de Bathang.
Kourong. — L'administration de ce pays est assez compliquée. Il y a dans le Kourong une lamaserie de secte des lamas jaunes, et appelée Gunsé ting, qui est censée maîtresse du pays, puisqu'elle
juge les procès, qu'elle a un tribunal à Soua tchrousou, qu'elle perçoit un tribut de céréales et qu'elle a établi des douanes aux principaux passages du fleuve. Le peuple paie donc à la
lamaserie le tribut de céréales et un tribut de fruits, comme pêches, grenades, noix, amédjrébou ou fruits du plaqueminier sauvage, etc. En outre de ces tributs les habitants du Kourong paient
aussi un tribut de fruits aux débas de Bathang et ils sont soumis aux grandes et aux petites corvées imposées à tous les vrais tributaires. De cette multiplication de pouvoirs résulte pour le
peuple un état misérable dont il gémit inutilement et qu'il supporte avec peine. Le Kourong est un riche pays habité par de pauvres gens. Cette remarque peut s'appliquer au Tibet.
*
Conclusion
Les notes qui précèdent sont en quelque sorte le résumé ou la table des matières d'un
ouvrage très volumineux qu'on pourrait composer sur la principauté de Bathang, car en entrant dans les détails on trouve, sur chaque pays, des traits de mœurs, des légendes, des faits et des
histoires qui embelliraient et rendraient attrayante cette sèche nomenclature de noms de rivières, de montagnes, de lacs et de pays. Depuis cinq ans je recueille au jour le jour des documents sur
le pays de Yargong. Dans ces notes j'ai quelques documents sur le bouddhisme en action, c'est-à-dire tel qu'il est réellement et non tel qu'on le dépeint généralement dans les ouvrages où il est
trop habillé à l'européenne. Voilà sans doute pourquoi on lui a fait le dérisoire honneur de le mettre en parallèle avec le christianisme. Je me suis dit souvent : « Ah ! si les prétendus
bouddhistes de Paris ou d'ailleurs pouvaient venir au Tibet et passer quelques années à l'école des lamas, ils repartiraient certainement fervents catholiques ! » Mais à quoi bon m'étendre sur ce
sujet ! Il n'y a pas de sourds pires que ceux qui ne veulent pas entendre.
Sur le côté gauche de la carte, j'ai placé l'itinéraire de Rathy à Ranong, afin de montrer quelles étaient les anciennes limites de la principauté de Bathang.
Depuis la frontière actuelle, située non loin de Rathy, jusqu'à Lékando, les deux versants de la rivière de Rathy appartiennent à la lamaserie de Bathang, et à l'exception du village de Lékando,
où il y a quelques champs cultivés par des fermiers de la lamaserie, le reste du pays est habité par des pasteurs, gardiens des animaux des lamas. Il est fort difficile de savoir s'il faut placer
ce pays dans la principauté de Bathang ou de Lythang, ou bien s'il sert de tampon entre les deux principautés. Malgré les recherches que j'ai faites, cette question n'est pas claire pour moi, car
à Nainda il y a un poste de soldats chinois qui dépend du mandarin de Lythang.
Koutchob. — J'ai déjà cité plusieurs fois ce mot sur lequel, je crois, il est bon de donner quelques explications.
C'est un mot tibétain qui correspond à l'expression chinoise têou jên. Le corps du koutchob est ce qu'on pourrait appeler la noblesse du pays de Bathang. Une partie de cette
noblesse est suzeraine ou dépend du ba déba et l'autre partie du guia ngun déba.
C'est exclusivement parmi les koutchob que sont choisis tous les grands ou petits chefs employés dans le gouvernement ou l'administration du pays.
Un nouveau poète du Tibet a ainsi chanté cette noblesse :
Salut à toi, très illustre noblesse,
Jalouse d'honorer le sang de tristes gueux
Par la morgue insensée et la vile paresse
Qui s'impose au public par un faste orgueilleux.
Les idées exprimées dans ces quatre vers sont très justes et peignent la noblesse de Bathang dans toute sa vérité. La plupart de ces nobles ne sont que de tristes gueux, pleins de morgue et d'un
orgueil qui touche à la stupidité. À la seule manière de marcher, ou bien d'endosser sa sale casaque, je reconnais assez facilement le noble de Bathang.
*
Fonctionnarisme
Je n'ai pas parlé du gouvernement intérieur de chaque préfecture, parce que cela était un
peu étranger à la géographie, mais puisqu'il me reste encore un peu de place sur cette feuille, je vais dire quelques mots de la préfecture des Dzongnghun. Les renseignements qui suivent m'ont
été fournis par le père Bourdonnec, habitant Yerkalo depuis plus de vingt ans.
I. Fonctionnaires civils.
1° Le kagnia est un koutchob du second déba. Il est l'intendant des greniers. A l'époque des
semailles il distribue au peuple (qui n'a pas le droit de les refuser) des céréales, afin de percevoir à la moisson capital et intérêts. Toutes les familles auxquelles il a prêté ou, pour parler
juste, imposé des céréales à intérêt, lui doivent la corvée. De plus, chaque famille tributaire ayant des salines doit lui payer chaque année trente et un boisseaux de sel. En principe, le
kagnia n'est chargé que de l'administration des greniers ; en fait, il fait concurrence au chel-ngo, et s'arroge le droit de traiter les procès parce qu'il y trouve son
profit.
2° Douaniers ou garpun.
Les douaniers, au nombre de quatre et nommés, deux par le ba déba, un par le guia ngun déba, et le quatrième par le chel-ngo, résident à Peuting dans la maison de
douane appartenant aux deux débas. Ils prélèvent :
1. Un tchré de céréales sur chaque charge de sel exporté au dehors du pays par les marchands, soit du territoire de Bathang, soit d'ailleurs ;
2. Une roupie sur la vente de tout animal de charge (cheval ou mulet) vendu par un étranger dans le pays des salines. — Les deux douaniers du ba déba ont droit à six boisseaux de sel par
chaque famille exploitant des salines.
3° Tcha djrein ou conducteurs de sel. — Ces tcha djrein, au nombre de quatre, dont deux délégués par le
ba déba et deux par le second déba, sont chargés d'accompagner et de surveiller en route les charges de sel que le peuple doit porter par corvée de Peuting à Bathang. Ils
résident deux mois ou trois à Peuting ; le peuple doit leur fournir nourriture et logement pour eux et leurs animaux, et de plus, leur porter gratis trente charges jusqu'à Bathang. Les tcha
djrein contraignent le peuple à leur acheter du thé, qu'ils vendent à un prix trois ou quatre fois plus fort que le prix ordinaire.
4° Tchong pun ou grands intendants du commerce des deux débas.
Il y a à Yerkalo des champs de luzerne appartenant aux deux débas de Bathang. Tous les ans les débas envoient à Yerkalo chacun deux tchong pun, chargés de faire paître, dans les
champs de luzerne, les chevaux et mulets de leurs maîtres, pendant deux ou trois mois.
Ces nobles bergers ne se foulent pas la rate, puisque le peuple doit garder leurs animaux, loger et nourrir les tchong pun avec toute leur suite. Le peuple doit en outre leur porter gratis
jusqu'à Bathang trente charges de sel. Ces tchong pun font aussi le commerce du sel à la façon des tcha djrein.
Les domestiques des tchong pun, forts de l'appui de leurs maîtres, rançonnent aussi le peuple, chacun selon son savoir-faire ou son audace. C'est le cas de dire :
Des valets mis comme des princes
Qui terrorisent les provinces.
5° Dapun ou percepteurs des corvées. — Ils sont chargés de ramasser l'argent de la corvée pour le transport des
charges. Le peuple n'ayant, ou bien ni le loisir, ou bien ni assez d'animaux pour transporter jusqu'à Bathang les charges sans nombre des débas et des autres fonctionnaires, se décharge
de ce soin sur quelques familles de koutchob avec lesquelles il fait un traité. Ces familles délèguent des représentants pour percevoir le prix de transport.
II. Fonctionnaires religieux ou lamas. Kiasu, chikong, pouté.
La lamaserie de Bathang est divisée en trois sections appelées : Kiasu, Chikong, Pouté.
Chaque section nomme plusieurs officiers ou représentants chargés de gérer les affaires commerciales, d'administrer ou de percevoir les revenus de la lamaserie, revenus provenant de territoires,
champs, maisons, etc.
Les trois susdites sections envoient chacune aux salines un représentant ou tchong pun chargé de faire le commerce au nom et au profit de la lamaserie. Ces représentants portent le nom de la
section qu'ils représentent, c'est-à-dire kiasu, chikong, pouté.
Ces tchong pun ou chefs marchands s'occupent du commerce de sel qu'ils échangent contre des marchandises. Les kiasu, chikong et pouté ne sont en principe que des
représentants de commerce ; en fait, ils se mêlent aussi de régler les affaires du pays, et, comme ils sont riches et soutenus par la lamaserie de Bathang, ils coupent et taillent un peu à leur
guise. En principe encore, ils n'ont pas droit à la corvée ; en fait, grâce à la connivence du kagnia, le peuple doit porter gratis les charges de ces marchands lamas, parce que le
kagnia, payé par les lamas, a déclaré que les susdites charges lui appartenaient.
En résumé, dans la préfecture de Dzongnghun il y a un préfet ou chel-ngo, délégué par le ba déba, dont l'autorité est en brèche par le kagnia, petit chef subalterne
délégué du guianghun déba, et par les marchands de la lamaserie de Bathang.
Le peuple des salines, opprimé par tous ces nombreux chefs de second ordre, a menacé plusieurs fois de s'expatrier en masse. Au mois d'octobre de cette année, il a envoyé à Bathang une députation
supplier les deux débas d'avoir pitié de sa misère et de réprimer les injustices de tous les petits employés qui le pressurent. Le ba déba était disposé à rendre justice au
peuple, mais le guianghum déba s'est comporté comme Roboam le fit à l'égard des délégués du peuple d'Israël.