Raphaël PETRUCCI (1872-1917)
LES PEINTRES CHINOIS
Henri Laurens, éditeur, Paris, 1913, collection Les Grands Artistes ; 127 pages, 24 planches hors-texte.
Extrait de l'avant-propos : L'art est, parmi les œuvres humaines, la plus vivante, celle qui est douée d’une éternelle jeunesse parce qu’elle éveille dans l’âme des émotions que, ni le temps ni la culture, n’ont profondément transformées. Dès lors, ce que l’on doit rechercher avant tout lorsqu’on aborde l’étude d’un art, en apparence singulier, c’est précisément l’ensemble complexe d’idées et de sentiments sur lesquels il est construit... Et, puisque le problème que nous abordons ici est l’étude générale de la peinture chinoise, nous devons nous mettre en état de maîtriser d’abord les singularités de ses apparences et de sa technique pour pénétrer ensuite les idées et les sentiments sur lesquels elle est fondée.
Certes, la peinture chinoise est régie par des idées spéciales. Née au sein d’une civilisation fort différente de la nôtre, elle peut, à certains égards, se
présenter sous un aspect qui la rend incompréhensible... C’est dans la peinture que ce caractère d’étrangeté est le plus accusé. Il tient d’une part à une technique spéciale, d’autre part,
à la nature des doctrines inspiratrices. Il convient donc de se familiariser avec ces aspects nouveaux de l’âme humaine. C’est la raison d’être de ce petit livre. Il constitue une introduction
dont on ne se dissimule pas les lacunes et que l’on présente en toute modestie.
Table des matières - Représentation, inspiration, mystères - Index des peintres évoqués
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Table des matières
- Première partie : la technique
I. — Les outils du peintre.
II. — La représentation des formes.
III. — La division des sujets.
IV. — L’inspiration.
- Deuxième partie : l’évolution de la peinture chinoise
I. — Les origines.
II. — La peinture chinoise avant l’intervention du bouddhisme.
III. — L’intervention du bouddhisme.
IV. — La peinture chinoise à l’époque des T’ang (VIIe-Xe siècles).
V. — La peinture à l’époque des Song (Xe-XIIIe siècles).
VI. — La peinture chinoise à l’époque des Yuan (XIIIe-XIVe siècles).
VII. — La peinture chinoise à l’époque des Ming (XIVe-XVIIe siècles).
VIII. — La peinture chinoise à l’époque des Ts’ing (XVIIe-XXe siècles).
IX. — Conclusion.
La représentation des formes
On a souvent dit de la peinture japonaise comme de la peinture chinoise que la perspective y
était ignorée. Rien n’est plus faux. Cette erreur provient de ce que l’on a confondu un système perspectif avec la perspective tout entière. Il y a autant de systèmes perspectifs qu’il y a de
lois conventionnelles pour la représentation de l’espace.
La pratique du dessin et de la peinture pose à l’homme un problème de géométrie descriptive : au moyen des deux dimensions de la surface plane, représenter les trois dimensions de l’espace. Les
Égyptiens et les Assyriens l’ont résolu en rabattant les formes sur le plan : ce qui demande au spectateur un très gros effort d’abstraction.
La perspective européenne, constituée au XVe siècle sur les débris de la science géométrique des Grecs, s’est établie sur le type monoculaire déjà pratiqué par ceux-ci. On suppose, dans ce
système, que le tableau est vu par un seul œil. Dès lors, en mettant en rapport la distance de l’œil au plan du tableau, la hauteur de l’œil relativement aux objets contenus dans le plan du
tableau et la distance comme l’orientation de ces objets par rapport à la surface du tableau, on règle les conditions de déformation des dimensions réelles par l’angle sous lequel elles sont
vues.
Mais, en supposant que le tableau est vu par un seul œil, on se place dans des conditions qui ne sont pas celles de la nature. Le peintre européen doit donc transiger avec les exigences de la
vision binoculaire, atténuer les évanouissements trop brusques des formes, en somme, « mentir » à des principes trop précis. Il arrive ainsi à une « perspective de sentiment » qui est celle de
nos maîtres.
La perspective chinoise s’est constituée bien avant la perspective européenne. Ses origines sont donc différentes. Elle est née à une époque où l’on pratiquait encore, dans les bas-reliefs, la
méthode de la superposition de registres différents pour exprimer des plans différents. L’accumulation des plans en hauteur conduit, lorsqu’elle se codifie, à un système très différent de la
perspective monoculaire : c’est la perspective cavalière. On ne tient pas compte de la hauteur habituelle de l’œil relativement au tableau. La ligne d’horizon est située très haut ; les lignes
parallèles, au lieu de se rejoindre sur l’horizon, restent parallèles, les divers plans s’étagent les uns au-dessus des autres de telle sorte que le regard embrasse un espace immense, pour ainsi
dire panoramique. Dans ces conditions, le tableau devient haut et étroit pour montrer l’accumulation des plans, ou bien large au point de devenir un véritable rouleau pour montrer un panorama
sans fin...
L’inspiration
Les conceptions esthétiques de l’Extrême-Orient ont été profondément influencées par une philosophie particulière de la nature. A la source de l’univers, le Chinois place l’action des deux principes mâle et femelle le yang et le yin. Détachés de l’unité primordiale, par leurs combinaisons diverses, ils donnent naissance aux formes du monde. Le Ciel correspond au principe mâle, la Terre au principe femelle. Le mélange du yin et du yang donne naissance aux êtres, plantes, animaux ou hommes, qui peuplent le monde. Si la montagne, enveloppée de brumes, évoque la combinaison des deux principes, la légende des forces qu’elle révèle ne s’arrête point là. Fabuleux ou réels, des animaux et des plantes, familiers aux peintres chinois, expriment des idées semblables. Le dragon est l’ancêtre de tout ce qui porte plume ou écaille ; il évoque l’élément humide, les eaux de la terre, les brumes de l’atmosphère, le principe céleste. On le voit surgir de la nuée comme une apparition monstrueuse dévoilant pour un instant la grandeur du mystère entrevu. Le tigre est le symbole du principe terrestre, une personnification des quadrupèdes opposés aux oiseaux et aux reptiles. Sa forme brutale apparaît dans la tourmente ; défiant les rafales qui courbent les bambous et arrachent les arbres, il brave les rages de la nature hostiles à l’expression de l’âme universelle. Le bambou est l’image de la sagesse, le pin évoque l’idée de volonté et de p.024 vie ; le prunier en fleur est une combinaison harmonieuse des deux principes ; il est la pureté virginale. Ainsi se constitue tout un système d’images analogues aux allégories de notre culture classique ; mais elles ont cette supériorité de ne point dégénérer en symboles glacés, de conserver, au contraire, le contact de la nature, de lui prêter une vie frémissante dans laquelle la conscience humaine disparaît pour ne plus laisser surgir que le sentiment de l’immensité.
Le mystère impersonnel de l’univers,
son principe géant, ses manifestations multiformes et le secret qui se dévoile dans l’âme
même des choses, autant de conceptions sur lesquelles s’est fondée la peinture chinoise dans son inspiration. C’est à ces préoccupations qu’elle doit ce sens de la spiritualité qui s’y affirme
avec tant de noblesse. Sa religion inspiratrice apparaîtra peut-être à certains comme plus aisée et plus large que la nôtre. Il est hors de doute qu’elle a dominé l’Extrême-Orient tout entier de
sa grandeur.
Poussé à ce point, l’art avait atteint aux plus hauts sommets des manifestations humaines. Dès lors, n’ayant plus à conquérir dans la profondeur, il s’engage dans des manifestations variées qui
sont les modalités d’une formule encore pleine de souplesse, jusqu’au moment où, l’oubli s’étant fait sur les grandes inspirations du passé, on voit, dans la tradition déjà vieille, s’accuser un
esprit qui conduit aux recherches du réalisme. C’est ce qui caractérise l’évolution de la peinture chinoise sous les deux dernières dynasties. Il semble que, là encore, se satisfasse un besoin
universel de l’esprit, un besoin que nous avons connu, nous aussi, après un académisme glacé et lorsque la culture moderne a renversé les anciennes idoles. Les peintres chinois ont donc accompli
un cycle analogue à celui que nos artistes ont parcouru. Pour l’Extrême-Orient comme pour l’Europe, le problème qui se pose est celui d’un renouvellement. Courbé sous le poids d’un passé
prestigieux, trop savant dans sa culture trop récente, l’art moderne se cherche dans des tâtonnements obscurs, pleins d’œuvres incomplètes et parfois géniales. Le moment est venu où une
civilisation générale semble vouloir se constituer sur la terre par l’absorption des antiques dissemblances. L’Europe et l’Extrême-Asie opposent l’une à l’autre les traditions les plus
vigoureuses de l’histoire. Dès lors, il y a intérêt, pour l’une comme pour l’autre, à étudier et à comprendre un idéal étranger.
[Kou K’ai-tche et après]
Voir par ailleurs sur le site l'index des peintres chinois cités dans le Jieziyuan huazhuan
Kou K’ai-tche [Gu Kaizhi] — Appellation Tchang-kang, surnom Hou-t’eou. Né à
Wou-si, province de Kiang-nan. Vécut à la fin du IVe et au début du Ve siècle. Son style se rapprochant de celui de l’époque des Han, il nous renseigne sur le caractère de la peinture chinoise du
IIe au Ve siècle. Il est tel qu’il suppose une longue période antérieure de culture et d’évolution.
Sie Ho [Xie He] (479-502) — Peintre de figure ; a laissé un petit livre dans lequel il expose les six Principes de la peinture. Cet ouvrage nous renseigne sur la philosophie
esthétique de la Chine au Ve siècle.
Wou Tao-tseu [Wu Daozi]. — Appellation Tao-yuan. Né dans le Ho-nan vers la fin du VIIIe siècle. Son autorité s’étend aussi bien sur l’art chinois que sur l’art japonais. Il
peignit le paysage, la figure et les sujets bouddhiques.
Li Sseu-hiun [Li Sixun] (651-715 ou 720). — Il est considéré comme le fondateur de l’école du Nord et semble avoir subi l’influence des procédés que l’art bouddhique apportait
avec lui.
Li Tchao-tao [Li Zhaodao], fils de Li Sseu-hiun.— A vécu à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle. On dit de lui qu’il a changé la manière de peindre de son père et que,
même, il l’a surpassé.
Wang Wei. — Appellation Mo-k’i (699-759). — Poète, peintre et critique. C’est le grand réformateur de la peinture chinoise de paysage. Considéré comme le fondateur de la peinture
monochrome à l’encre de Chine et comme le premier maître de l’école du Sud.
Han Kan [Han Gan]. — Florissait au milieu de la période t’ien-pao (742-759). d’après la tradition, fut élève de Wang Wei. Son école eut au plus haut point la connaissance de la
structure, du caractère et des allures propres du cheval.
Tong Yuan [Dong Yuan]. — Vécut au Xe siècle. Peintre de paysage ; a travaillé dans le style du Sud aussi bien que dans celui du Nord.
Kiu jan [Juran], moine bouddhique. — Vécut au Xe siècle. D’abord influencé par la manière de Tong Yuan, il se créa ensuite un style personnel.
Ma Yuan. — Vécut à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle ; membre de l’académie de peinture. Créa une manière vigoureuse et puissante qui caractérise l’école fondée par
lui.
Hia Kouei [Xia Gui]. — Servit dans le collège des Han-lin sous le règne de l’empereur Ning Tsong (1195-1224). Il est considéré comme un maître du clair-obscur et de la
perspective aérienne.
Ma Lin. Fils de Ma Yuan. — Vécut au XIIIe siècle. Son œuvre montre qu’il a travaillé, plus que son père et que son oncle, dans les traditions de l’école du Sud.
Li Long-mien [Li Longmian] ou Li Kong-lin [Li Gonglin]. — Né à Chou, dans le Ngan-houei. Occupa des charges publiques, les résigna en 1100 pour se retirer dans la montagne de
Long-mien ou il mourut en 1106. Réputé comme calligraphe autant que comme peintre. A un certain moment de sa vie, sous l’influence de préoccupations religieuses, il peignit un grand nombre de
figures bouddhiques.
Mi Fei [Mi Fu] ou Mi Yuan-tchang ou Nan-kong (1051-1107). — Calligraphe, peintre et critique ; employa de forts encrages, dans un style où l’abstraction du monochrome est poussée
à l’extrême. Il eut un fils, Mi Yeou-jen, qui peignit dans son style et atteignit un âge avancé.
Houeï Tsong [Huizong].— Né en 1082, monta sur le trône en 1100, détrôné en 1123, mort en captivité en 1135. Fonda dès la première année de son règne l’académie de peinture et de
calligraphie. Poète, peintre et calligraphe, il réunit une collection de peintures et d’objets d’art extrêmement riche et qui fut dispersée lors du pillage de sa capitale par les Tatars en
1125.
Tchao Möng-fou [Zhao Mengfu]. — Appellation Tseu-ang. Né vers 1254. lettré, peintre et calligraphe. Ce fut un grand paysagiste ; un animalier de premier ordre.
Ts’ien Siuan [Qian Xuan]. — Appellation Chouen-kiu. Vécut au XIIIe et au début du XIVe siècle, peignit la figure, le paysage, les fleurs et les oiseaux. Il garde les méthodes et
le style de l’époque des Song.
Yen Houei. — Vécut au XIIIe et au XIVe siècle. Son œuvre est considérable et affirme un maître de premier ordre. A peint beaucoup de sujets bouddhistes ou taoïstes.
Houang Kong-wang [Huang Gongwang]. — Vécut au XIVe siècle. D’abord influencé par l’œuvre de Tong Yuan et de Kiu-jan, il se forma un style personnel et fut l’un des grands
fondateurs d’école de l’époque des Yuan.
Ni Tsan [Ni Zan]. — Appellation Yun-lin (1301-1374). — Lettré, calligraphe, collectionneur de livres et de peintures, il est considéré comme l’un des plus grands peintres de son
époque.
Theou Che-mien. — Vécut au XVe et au XVIe siècles. Peignit surtout des oiseaux et des fleurs.
Chen K’i ou Chen Ki-nan ou Chen Tcheou [Shen Zhou] (1427-1507). — Peintre de paysage ; il adopte parfois une composition touffue familière à l’art des Ming.
Lou Fou. — Vivait au XVe siècle. Étudia spécialement la peinture du prunier en monochrome. Égale les plus grands maîtres des Song.
Wang Yuan-tchang. Mort en 1407, à 73 ans. Pratiqua la peinture du bambou et du prunier en monochrome. Perpétue la tradition des Song à laquelle il se rattache directement, fonda
lui-même une école.
Wen Chen-ming [Wen Zhengming] (1480-1559). — Peintre, poète et calligraphe. On l’a souvent rapproché de Tchao Möng-fou.
Jou-sue. — N’est connu que par son appellation. Vécut au XVe siècle. Émigra au Japon où son influence fut considérable.
Yun Cheou-p’ing [Yun Shouping], surnom Nan-t’ien, de son vrai nom Yun Ko (1633-1690). — Étudia d’abord sous l’influence de Wang Chou-ming et de Siu Hi. Peignit la figure,
le paysage, les fleurs.
Tchen Nan-p’ing [Nan-P'ing-Shan]. — Vécut au XVIIe et au XVIIIe siècles. Fut appelé au Japon en 1720. Y fonda l’école Ming-Ts’ing ou école chinoise moderne.
Houang Yin-piao ou Houang-chen. — En pleine activité entre 1727 et 1746. Peignit des paysages et, sur la fin de sa vie, des figures de la légende bouddhiste et taoïste avec une
technique habile, mais souvent un peu sommaire et assez molle.
Voir par ailleurs sur le site, deux autres travaux de Raphaël Petrucci : La philosophie de la nature dans l'art d'extrême Orient, et la traduction et les commentaires du Kiai-tseu-yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan] (Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde).