Raphaël PETRUCCI (1872-1917)
KOU K'AI-TCHE, PEINTRE CHINOIS DU IVe SIÈCLE
TCHAO MONG-FOU, PEINTRE CHINOIS DU XIIIe ET DU XIVe SIÈCLE
Deux articles de la Revue de l'art ancien et moderne, Paris, tome 35, 1914, pages 169-182 ; et tome 34, 1913, pages 171-185.
- "Lorsqu'on peut remonter jusqu'aux sources, prendre contact avec cette philosophie esthétique qui, élaborée en Chine, a dirigé aussi tout l'art japonais, on s'aperçoit que la recherche consciente de l'expression plastique, la conception réelle et profonde de l'art, ont précédé de plusieurs siècles, en Extrême-Orient, nos théories toutes récentes. L'évolution de la peinture, en Chine, s'appuie sur une longue histoire des idées ; elle accompagne le développement de la civilisation tout entière ; elle l'exprime à sa manière et non point sans grandeur. Il est temps d'aborder cette étude avec les méthodes modernes."
- Le rouleau de Kou K'ai-tche : "Une chose frappe tout d'abord l'observateur impartial : c'est la finesse et la délicatesse du style. Il n'y a rien de primitif dans cette œuvre, mais, au contraire, le raffinement d'une longue culture. La gravure des maîtres japonais, quelqu'excellente qu'elle soit, ne peut donner une idée de l'élégance exquise des figures de femmes, du pli voluptueux des étoffes autour d'un corps frêle et souple, de l'envol des longues écharpes flottantes qui prêtent aux mouvements de la belle Fong ou de la concubine Pan, tant d'instantanéité et tant de noblesse."
- Tchao Mong-fou : "C'est comme une contribution modeste à cette œuvre collective que je présente ici une étude sur un peintre chinois du XIIIe et du XIVe siècle. En choisissant une œuvre, représentative entre toutes, en essayant de la situer dans l'évolution de l'art chinois, de montrer d'où elle vient, où elle conduit, j'aurai dévoilé peut-être ce qu'une analyse sérieuse d'un phénomène historique peut donner de lumières sur un monde étrange et lointain. Une monographie bien fouillée vaut mieux que de hâtives synthèses. Puisse l'essai que je tente ici démontrer le bien fondé de cette observation."
Extraits : Kou K'ai-tche - Le rouleau du musée - La tradition chinoise
Tchao Mong-fou : le paysage - les chevaux
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Kou K'ai-tche, appellation Tchang-k'ang, surnom Hou-t'eou, naquit à Wou-hi, sur la côte
septentrionale du lac T'ai-wou, près de Sou-tcheou, dans la partie centrale de l'ancien royaume de Wou, correspondant au Kiang-sou actuel. On ne connaît la date exacte ni de sa naissance, ni de
sa mort, mais on sait qu'en l'an 364, il peignit une figure de Vimalakîrti pour un monastère bouddhique. Sie Ngan, qui mourut en 385, en parle comme d'un des plus grands peintres que le monde ait
jamais vus. D'autre part, on sait qu'en 405 il remplissait une charge de cour. Il mourut à l'âge de soixante-deux ans. Il semble donc qu'il ait vécu durant la seconde moitié du IVe siècle et
qu'il soit mort dans les premières années du Ve.
Le Tsin chou, qui nous a conservé une biographie de Kou K'ai-tche, en parle comme d'un lettré et d'un musicien en même temps que d'un peintre. Il écrivit des livres dont aucun, du reste, n'est
parvenu jusqu'à nous. Il semble, d'après la biographie du Tsin chou, qu'il ait été fort influencé par les idées singulières et les croyances magiques dont son époque était imbue. Elles
favorisaient le développement du bouddhisme en Chine ; elles n'ont pas été étrangères, sans doute, au singulier mélange d'idées taoïstes et bouddhistes que l'on pressent dans sa mentalité aussi
bien que dans son œuvre.
Les livres chinois nous ont conservé une liste assez nombreuse de ses peintures. Le Siuan ho houa p'ou, un catalogue compilé au XIIe siècle sur l'ordre de l'empereur, énumère neuf de ses
peintures appartenant aux collections impériales. On y trouve la description d'un rouleau correspondant d'une façon très étroite à celui qui appartient aujourd'hui au Musée Britannique.
La première scène illustre le dévouement de l'épouse de l'empereur Yuan (58-33 av. J.-C.).
Lors d'un combat d'animaux féroces, un ours réussit à s'échapper de l'enceinte réservée et s'avança menaçant vers l'empereur.
L'épouse impériale s'élança au-devant de lui pour sauver son maître. Mais des soldats, armés de lances, réussirent à tuer l'ours avant qu'il n'eût fait une victime. On voit sur la peinture (fig.
1), deux femmes s'enfuir, tandis que l'empereur assis, saisissant une lance ou un bâton s'apprête à se défendre. La tchao-yi Fong s'élance au-devant de l'ours qui, sous le pinceau de Kou
K'ai-tche a pris une forme quelque peu fantastique. Deux guerriers, armés de lances, font face à la bête et protègent l'épouse impériale.
Le texte de Tchang Houa dit :
« Lorsque l'ours noir eut grimpé par dessus la barrière, la belle Fong s'avança à grands pas. Était-ce parce qu'elle n'avait pas peur ? Non, mais elle savait qu'elle allait mourir et elle n'avait
pas de regret.
Suivant un procédé de composition familier aux primitifs qui « racontent » une scène au lieu de la synthétiser, le peintre chinois a représenté la belle Fong s'éloignant calme et digne, les mains
croisées sous les longues manches, à hauteur de la ceinture, dans une attitude impeccable et conforme aux rites.
La troisième scène du rouleau, représentée à la figure 3, porte le texte suivant :
« Dans l'évolution universelle, il n'est rien qui, après s'être élevé, ne s'anéantisse ; parmi les êtres, il n'en est aucun qui, après avoir atteint son apogée, ne décline. Quand le soleil est
arrivé au milieu de sa course, il commence à descendre ; quand la lune est pleine, elle se met à diminuer. L'élévation est comme un amas de poussière ; la destruction est comme un ressort qui se
détend.
Le peintre a commenté ces paroles par une composition fort intéressante, qui comporte un paysage. On voit une abrupte montagne, se dressant entre le disque du soleil et de la lune. Divers
animaux, parmi lesquels le tigre, symbole de tout ce qui a quatre pattes, errent parmi les rochers. Sur les côtés, un chasseur vise des oiseaux : il tire avec une arbalète dont le ressort
brusquement détendu et qui porte la mort, devient l'image de la destruction (voir à droite de la fig. 3).
La quatrième scène est une scène de toilette (fig. 3). Elle commente les paroles
suivantes:
« Les hommes savent tous orner leur visage, mais il n'en est aucun qui sache orner sa nature morale ; or, si la nature morale n'est pas ornée, on risque d'outrepasser la correction prescrite par
les rites. Corrigez-la, rendez-la belle ; sachez penser à réaliser en vous la sainteté. »
Enfin, la dernière scène représente l'institutrice du palais écrivant ses maximes pour les femmes du harem (fig. 4). Elle commente la phrase qui termine le texte de Tchang Houa :
« Voilà ce que l'institutrice du palais se permet de dire à toutes les dames du harem. »
Ces indications n'étaient pas inutiles pour donner au lecteur la complète intelligence des
fragments reproduits d'autre part. Maintenant qu'il peut en suivre la signification, il convient de dégager de l'œuvre même les caractères esthétiques et archéologiques qu'elle dévoile.
Une chose frappe tout d'abord l'observateur impartial : c'est la finesse et la délicatesse du style. Il n'y a rien de primitif dans cette œuvre, mais, au contraire, le raffinement d'une longue
culture. La gravure des maîtres japonais, quelqu'excellente qu'elle soit, ne peut donner une idée de l'élégance exquise des figures de femmes, du pli voluptueux des étoffes autour d'un corps
frêle et souple, de l'envol des longues écharpes flottantes qui prêtent aux mouvements de la belle Fong ou de la concubine Pan, tant d'instantanéité et tant de noblesse.
Cette grâce exquise apparaît partout, dans les gestes menus et graciles des femmes, dans le dessin des robes, dans le trait souple, tellement varié qu'il prend une vie singulière, et même dans le
traitement des figures d'hommes. Soldats dressés, la lance en avant, devant l'ours furieux, porteurs du palanquin impérial, tireur d'arbalète, tous, ils participent à un art dont la recherche se
porte moins vers la force que vers un rêve indistinct et lointain. On ne travaille pas ainsi dans les moments de recherches rudes, de systématisation sauvage d'un art à ses débuts. On aboutit à
des expressions semblables seulement lorsque les siècles de culture se sont accumulés ; lorsque l'âme est devenue lourde de désirs inassouvis, lasse d'espoirs déçus ; lorsque, fatiguée des choses
prochaines, elle s'évade en des visions d'au-delà, cherchant dans le raffinement extrême de toute chose l'apaisement d'un cœur inquiet et la tranquillité de l'esprit.
Or, s'il a pu paraître singulier à certains que tout ceci se rencontrât dans une peinture chinoise du IVe siècle, ce sont là des choses qu'un critique au courant de l'histoire devait s'attendre à
y retrouver. Les livres spéciaux nous donnent, en effet, des renseignements abondants sur les peintres antérieurs à Kou K'ai-tche. On peut voir d'après les textes que l'art de la peinture venait
de loin et qu'il comptait déjà des siècles d'histoire. D'autre part, la civilisation chinoise avait traversé aussi plusieurs périodes d'élévation et de décadence. La Chine des Han, toute proche
encore, avait connu mille choses nouvelles ; des influences lointaines s'étaient fait jour : on était fatigué des conceptions antiques, et la vieille philosophie classique avait fait place aux
spéculations d'un taoïsme singulier, mêlé de pratiques astrologiques et alchimiques. Les rituels du sacrifice, transformés à plusieurs reprises sous l'influence d'idées mystiques, avaient
profondément ébranlé la forte assise de la religion de l'État ; on rêvait de pierre philosophale et l'on cherchait l'élixir de longue vie. L'esprit était hanté de légendes ; dans des directions
diverses, des missions officielles avaient recherché les îles bienheureuses, les montagnes inaccessibles où vivaient les immortels. Travaillée par une crise profonde, la Chine était lasse d'une
longue histoire ; il fallait du nouveau à des âmes rassasiées de culture. L'art de Kou K'ai-tche exprime ces mouvements obscurs, ces recherches subtiles, ces raffinements excessifs qui sont le
propre des décadences.
La biographie de Kou K'ai-tche dans le Tsin chou nous montre, par les habitudes singulières
qu'elle lui prête, combien il était imprégné de la psychologie de son temps. Superstitieux et plein de caprice, il hésitait à peindre les yeux de ses modèles afin de ne pas donner la vie à un
double du vivant, à une sorte de fantôme évoqué par sa réalisation même. Il croyait accomplir une opération magique en prêtant une forme aux visions de son esprit. L'âme hantée de légendes, il
vivait dans la familiarité des génies : il voyait passer, dans l'heure incertaine, la forme harmonieuse des fées.
Une psychologie semblable était toute prête pour subir l'influence de la prédication bouddhique. Bien des éléments montrent combien fut étrange le bouddhisme de ce temps. Les empereurs se
convertissent, mais c'est pour demander aux dieux nouveaux l'élixir de longue vie et le chemin qui conduit au pays des Immortels. Dans des âmes rêveuses et lasses, le mélange se fait aussitôt
entre les traditions taoïstes et l'élan mystique de la doctrine indienne, modifiée, du reste, par les écoles hétérodoxes du Turkestan oriental. De l'empereur au bas peuple, l'alliage des
croyances se fait sur le même modèle. Il fallait quelque chose qui satisfît, à ce moment de l'histoire, des aspirations confuses. Le bouddhisme, avec son panthéon somptueux, ses paradis pleins de
merveilles, révélait tout à coup à ces âmes décadentes un but prestigieux et nouveau.
Cela explique pourquoi, à côté du Kou K'ai-tche conservant avec maîtrise la vieille tradition chinoise, les textes nous font entrevoir un Kou K'ai-tche, peintre bouddhique. Peut-être, un jour,
une œuvre surgira qui nous montrera comment les maîtres chinois peignirent, pour la première fois, les dieux du nouveau culte. Peut-être aussi quelque document se cache-t-il dans cet ensemble de
Long-men et de Yun-kang, où tant influences se juxtaposent et où les bodhissattvas souriants et fins, au sourire désabusé, de l'époque des Wei, sont peut-être plus proches qu'on ne pense de l'art
chinois pré-bouddhique. L'exemple peint nous manque qui nous permettrait d'aller y rechercher des souvenirs épars. Nous ne pouvons aujourd'hui que réserver la question.
Nous ne pouvons même pas caractériser l'art de Kou K'ai-tche lorsqu'il traitait des figures
bouddhiques. Les textes nous disent que, entre l'époque de Kou K'ai-tche et celle de Wou Tao-tseu, c'est-à-dire de la fin du IVe au VIIIe siècle, l'art de peindre les figures subit une première
transformation. Cette période correspond précisément à l'effort et au développement de l'art bouddhique. Devons-nous en conclure que Kou K'ai-tche, variant sa manière du tout au tout, subit les
influences étrangères et força son style lorsqu'il peignit des figures bouddhiques ? Les maîtres chinois sont coutumiers de ces modifications brusques. C'est une chose possible, probable même ;
les documents manquent pour pouvoir répondre d'une façon affirmative.
Si nous ignorons cet aspect de l'œuvre de Kou K'ai-tche, on se rend compte que nous connaissons bien cependant le caractère par lequel il touche à la tradition purement chinoise. Située entre les
compositions de l'époque des Han, qui datent du IIe et du IIIe siècle et celles de Long-men, qui vont du VIe siècle au VIIIe, son œuvre est précisément ce qu'elle devrait être si elle nous
manifestait l'art d'une civilisation antérieure au bouddhisme et se survivant parmi les nouvelles formules. Nous pouvons définir dès lors, au moins d'une façon générale, la valeur et
l'inspiration de la peinture avant l'intervention de la doctrine indienne. Elle exprimait l'esprit d'un peuple arrivé au terme extrême d'une évolution. Raffiné et subtil, il se complaisait en
choses à demi dites, en évocations indistinctes. Les harmonies voluptueuses des lignes, le balancement rythmique du trait, la noblesse des formes, la beauté, recherchée dans un choix précieux, en
font un art distant, tel qu'il se développe loin de la foule, en des milieux ravagés de désirs, hantés de rêves absurdes et fastueux, préoccupés d'un monde irréel, peuplé d'êtres fabuleux. C'est
l'art d'une élite lasse de sa longue culture, sceptique et désabusée. Il semble qu'on la voit vivre telle quelle dans ce rouleau du Musée Britannique où les formes se succèdent, évoquées dans
leur charme élégant et lointain, pleines d'une beauté parfaite, sur la vieille soie usée, rongée, obscurcie. Elles s'y évoquent comme des ombres que le temps efface et que le moindre souffle
emportera.
Contre le mouvement qui entraîne soit vers la subtilité excessive, soit vers le réalisme,
Tchao Mong-fou réagit de toutes ses forces. C'est aux maîtres des T'ang qu'il va demander une nouvelle inspiration.
Wang Wei avait pratiqué non seulement cette peinture réservée, toute en nuances, en dégradés, en demi-teintes, qui devait constituer le style du Sud et qui devait aussi servir de point de départ
à la technique du monochrome à l'encre de Chine ; il avait aussi appliqué par la couleur même ses principes de perspective aérienne. Il avait constaté que les arrière-plans montagneux, dans les
paysages, participent à mesure qu'ils s'éloignent ou qu'ils s'élèvent de cette couleur bleue propre à l'atmosphère quand elle se détache sur un fond sombre et lointain. Il avait alors exprimé les
avant-plans par une couleur d'un vert de malachite directement tiré de la substance minérale et qu'il dégradait insensiblement en un bleu de lapis-lazzuli. À ces évocations somptueuses, il avait
ajouté l'emploi de traits d'or dans la couleur même pour accuser la structure, et, parfois, des fonds d'or. Il inaugurait ainsi un genre très particulier que les Chinois appellent le louo-ts'ing
et qui date de lui. Au Japon, les Tosa du XIIe et du XIIIe siècle, les Kano archaïsants du XVIe, n'ont pas fait autre chose qu'appliquer ces principes. Tchao Mong-fou devait, lui aussi, y
revenir.
La technique du louo-ts'ing avait été pratiquée en Chine sous les T'ang et sous les Song ; mais on peut dire que, au XIIe et au XIIIe siècle, la faveur s'était portée plutôt sur la peinture en
monochrome ou légèrement relevée de couleur. Est-ce par réaction contre la brutalité du style du Nord que Tchao Mong-fou l'adopta d'une manière aussi entière ? Peut-être.
Il est certain, en tout cas, qu'elle constitue la technique presque constante de l'artiste dans l'interprétation du paysage.
Il y apporte toute la souplesse, la poésie, la divination profonde que l'art des Song avait poussées à un si haut degré de perfection. Il excelle à évoquer sur de longs rouleaux, un paysage à la
fois magique et très réel ; à faire s'entrepénétrer les vallées et les montagnes, à faire circuler les eaux courantes à travers des vergers épars et à achever le paysage dans l'étendue vaste et
indistincte de la mer. Il ne semble point, cependant, avoir pratiqué le louo-ts'ing autrement qu'en y mêlant parfois des traits d'or. Il garde, à travers tout, le trait souple et fin de l'époque
du Sud, étrangement expressif et vivant entre ses mains expertes. Mais, parfois, lorsqu'il a traité le bambou en monochrome, lorsque, dans un paysage riche et superbe, il évoque quelque pin
séculaire au tronc torturé, au feuillage puissant, son pinceau se fait énergique et large pour tracer ce trait violent où l'on retrouve le calligraphe exceptionnel qu'il fut à ses heures et qui,
dans cet art purement chinois, sut créer un style personnel et nouveau.
En même temps que le paysage, Tchao Mong-fou peignit la figure, les animaux et surtout les
chevaux. Il retrouvait, là encore, une vieille et puissante tradition. Il s'inspira dans ce domaine d'un élève de Wang Wei, Han Kan, qui vécut dans la deuxième moitié du VIIIe siècle et qui
passe, en Chine même, pour le créateur de la peinture de chevaux. Cependant, les documents démontrent que cette opinion n'est pas fondée. Les livres chinois nous ont conservé la mémoire
d'artistes antérieurs à Han Kan et fameux pour leurs peintures de chevaux. D'autre part, les pierres gravées de l'époque des Han, datant du IIe et du IIIe siècle de notre ère, les superbes
bas-reliefs des coursiers de l'Est et de l'Ouest au tombeau de l'empereur T'ai-tsong, datant du VIe, nous montrent en toute évidence la science que les Chinois avaient acquise à cette époque dans
la représentation du cheval.
Han Kan apparaît donc comme le continuateur d'une tradition qui avait déjà donné des œuvres maîtresses avant lui. Beaucoup de peintures, dont certaines ne remontent pas au delà de l'école de
Tchao Mong-fou, sont attribuées à Han Kan. Là, comme partout ailleurs dans la peinture chinoise, un grand travail critique doit être accompli. On peut entrevoir cependant la manière de Han Kan à
travers son école. On y trouve un style puissant et large, un sentiment de la vie, une observation exacte de l'animal qui dénoncent la conception d'un maître. Aux chevaux de la Bactriane qui
figurent sur les pierres gravées des Han et dont l'allure est si noble, s'ajoute une autre race. Les premiers avaient le poitrail bombé, l'encolure puissante, le corps assez court. On trouve à
côté d'eux, dans les peintures de Han Kan ou de son école, des chevaux au poitrail maigre, au cou long et, surtout, au corps très long, qui semblent provenir de la Chine propre et qui, en tout
cas, se distinguent d'une manière très accusée des races de chevaux de l'Asie centrale ou de la Chine septentrionale.
Que cette race ait été assez commune en Chine, c'est ce que nous montrent d'anciens bronzes de l'époque des Han. Qu'elle se soit maintenue fort longtemps, c'est ce dont témoignent à leur tour les
peintures de Tchao Mong-fou ou de son école. Le peintre trouvait, du reste, à la nouvelle cour mongole, tous les éléments qui pouvaient offrir à son esprit d'artiste des prétextes d'études. C'est
la cavalerie de Gengis-Khan qui a conquis le monde, et les barbares étaient de parfaits cavaliers. Aussi rencontrait-on dans les écuries impériales, avec toutes les races de chevaux de l'Asie
centrale, toutes les races humaines qui s'y étaient mêlées. Tatars à la face plate et aux larges pommettes ; Mongols au bonnet de fourrure ; Musulmans du Turkestan au type sémitique, aux lourdes
boucles d'oreilles ; Chinois du nord, la tête enfermée dans un serre-tête d'étoffe, le pantalon bouclé au-dessous du genou ; nomades chasseurs, grands seigneurs ou palefreniers, Tchao Mong-fou
les a tous évoqués à tour de rôle ; à tous il a su donner leur caractère propre et jusqu'à l'expression individuelle qui jaillit de leur geste ou de leur physionomie.
Dans ce monde nouveau, les chevaux n'étaient pas moins mêlés que les hommes. Ce sont les belles races de l'ancienne Transoxiane ou de lourdes et superbes bêtes pareilles aux coursiers du
Tchao-ling. Ce sont ces chevaux à long corps, d'un caractère si particulier et dont il serait bien intéressant de connaître la province originaire. Ce sont, enfin, les petits chevaux de
Mandchourie aux longs poils, aux jambes courtes, si forts et si résistants que rien ne semble impossible avec eux.
Mêlés à ce monde barbare, ils passent dans des scènes dont la vie est singulière. Tantôt,
c'est un cavalier revenant de la chasse, son arc sous le bras, les flèches dans le carquois, un faisan attaché à la selle. Tantôt, un cheval s'échappe, ayant désarçonné son cavalier ; un camarade
de celui-ci s'élance, manœuvrant la lourde perche munie d'un nœud coulant qui sert, chez les Mongols, à dompter les chevaux les plus sauvages et à maîtriser les fuyards. Tantôt ce sont deux
palefreniers chinois qui font halte dans un paysage montagneux. Tantôt, enfin, dans une solitude impressionnante à force d'être immense, un cavalier lave les jambes de son cheval, après une
longue course.
D'autres fois, ce sont des scènes de chasse pleines d'imprévu et de pittoresque. Tel, maintenant son cheval en posant le pied sur la longe, assure la sangle de la selle avant de charger la bête
qu'il a tuée. Ailleurs, c'est une scène plus complexe : un cavalier débride et entrave les chevaux, un autre charge son butin, deux autres se briment. D'autres fois, enfin, nous voyons les
marchands de chevaux du Turkestan présentant des bêtes superbes, le corps nu, la bride parée de glands de soie et la queue liée dans un cordon de soie rouge.
Pour exprimer tout cela, Tchao Mong-fou a dû vivre de la vie aventureuse de ses modèles. On ne prend pas sur le vif des scènes aussi fugitives en jouissant des prérogatives d'un peintre de cour.
L'énergie qu'il a mise à évoquer cette vie sauvage, il devait la porter en lui : elle ne laisse pas que d'étonner lorsqu'on voit la pensée calme de ce maître s'attarder longuement sur les formes
du paysage. Cette opposition de deux natures, ce besoin d'exprimer le mouvement même de la vie, cette façon si soudaine de comprendre le lien qui unissait étroitement les attitudes du barbare à
celles du cheval, tout cela explique pourquoi Tchao Mong-fou, calligraphe et poète, n'a pu s'enfermer comme Ts'ien Siuan dans la longue rêverie d'un monde irréel, pourquoi il lui fallait la
violence des choses prochaines et l'écoulement perpétuel de la vie.
J'ai parlé jusqu'ici comme si l'œuvre de Tchao Mong-fou était connue, cataloguée,
déterminée, sans conteste. Il n'en est rien cependant et avant d'accepter les observations par lesquelles j'ai tenté de caractériser cette œuvre, il convient de savoir exactement sur quelle base
elles reposent.
L'œuvre de Tchao Mong-fou apparaît au premier abord comme fort abondante, si abondante qu'elle ne peut qu'enfermer une production d'école et non point celle d'un seul peintre. Je ne connais que
trois ou quatre peintures que nous puissions considérer comme tout à fait certaines. Elles suffisent à pouvoir juger ce qui, dans la production de l'école vient de lui ou d'un apport
étranger.
Dans le paysage, comme dans la figure ou dans la représentation de l'animal, il garde le trait souple et fin de l'époque des Song, singulièrement expressif et vivant. Sauf lorsqu'il revient aux
techniques du louo-ts'ing, il conserve aussi cette réserve qui conduisait les maîtres des Song à dédaigner les colorations violentes. Cependant on le sent attiré davantage par la couleur
elle-même, il l'accuse plus que ses devanciers. Par là, il prépare ou il annonce le caractère qui deviendra propre à la peinture de l'époque des Yuan.
Si son œuvre authentique est extrêmement rare, les productions abondantes de l'école nous permettent cependant d'en entrevoir toute la variété. Les tableaux sont nombreux qui copient une œuvre
célèbre, ou bien rassemblent en une composition diverses peintures séparées du maître. Dès lors, une fois la technique établie, nous pouvons dégager l'original d'une façon assez certaine par les
répliques mêmes de certains sujets et nous voyons ainsi son influence se prolonger jusqu'au XVe et au XVIe siècle. Nous voyons aussi comment le trait si souple et si vivant de Tchao Mong-fou
s'alourdit entre les mains de ses élèves, s'écrase ou bien, perdant sa spiritualité, devient mécanique et trop précis. Nous voyons aussi que l'intervention plus accusée de la couleur y alourdit
davantage encore le dessin des formes et nous pouvons ainsi établir les éléments d'une distinction nécessaire entre l'œuvre originale et les peintures de seconde main.
Dès lors, l'ensemble de nos connaissances nous permet de définir de façon assez exacte le rôle de Tchao Mong-fou dans l'histoire de l'art. Venu à un moment où la tradition de l'époque des Song
commençait à donner quelques signes de fatigue, moins rêveur que ses contemporains, plus prompt à l'observation directe des choses de la vie, l'étrangeté même du monde barbare dans lequel il
vécut semble l'avoir attiré d'une manière invincible. Mais, s'il a évoqué le milieu qu'il avait sous les yeux, il a été chercher bien loin de lui les ressources de sa technique de peintre. Il
remonte aux sources mêmes de l'art des Song, à Wang Wei et à Han Kan ; il leur emprunte les moyens de son expression, leurs recherches de couleurs somptueuses ou de réserve austère, leur trait
vivant et souple, prêt à exprimer la nature même dans des mains expertes de calligraphes. Il renouvelle à lui seul toute une tradition ; mais si, aux yeux de ses contemporains, il apparut à juste
titre comme un maître de premier ordre et comme un grand fondateur d'école, l'historien doit voir en lui le promoteur d'une réaction contre l'art nouveau des Yuan. Il appartient encore aux
générations de la vieille Chine des Song. Il est rebelle aux innovations provoquées par le goût immédiat des barbares ; il leur oppose le contenu séculaire de son art. C'est un maître de l'ancien
style et, pour tout dire, un archaïsant.