Edward Harper Parker (1845-1926)
LE BOUDDHISME CHINOIS
Revue Le Museon, Volume XXII, 1903, pages 135-158.
- "Les histoires officielles de la Chine racontent avec franchise et sans ambages l'introduction du bouddhisme dans l'Empire du Milieu. Les Européens, laïcs ou missionnaires, que leur science sinologique a mis à même de révéler à l'Occident cet intéressant événement, ont-ils réussi à ajouter aux données officielles quelques renseignements positifs ? On peut en douter. Ils se sont essayés à coordonner les faits indiqués par les sources chinoises, heureux quand par aventure ils pouvaient, par la comparaison des sources étrangères, des documents indiens notamment, confirmer une assertion incomplète ou ambiguë. Mais loin de développer notre connaissance des faits, il leur est arrivé de bouleverser l'histoire des origines du bouddhisme en Chine, exprimant avec trop d'assurance leurs opinions personnelles, cédant au zèle religieux ou aux préjugés historiques, au lieu d'exposer simplement ce que nous apprennent les témoignages."
- "Je crois avoir lu presque tout ce que les traducteurs européens ont écrit sur le sujet qui nous occupe, et mon impression est que seules les sources chinoises peuvent être étudiées avec utilité. Le savant père Houang, dont l'œuvre littéraire et religieuse se rattache à la maison des Pères jésuites de Changhai, est, ce semble, de tous les écrivains chrétiens celui qui a le mieux compris cette question de méthode : il se contente de narrer les faits dans les termes mêmes de l'original. — En me reportant à l'histoire chinoise classique (VIe siècle) de la dynastie tartare T'o-po (Chine septentrionale 386-450), je constate que l'histoire officielle, excellente d'ailleurs, du bouddhisme primitif donnée dans ce livre (114e chapitre), correspond étroitement à l'ouvrage en langue chinoise compilé il y a quelques dix ans par le père Houang. Celui-ci s'est servi également de l'histoire (VIIe siècle) de la dynastie Souei (581-618), notamment du 35e chapitre."
- "J'ai traduit et publié la narration, assez sèche, du père Houang, dans le Chinese Recorder de 1894, en y ajoutant des notes explicatives. Mon but actuel est d'en donner une version corrigée, de forme plus coulante et plus lisible, pour l'usage, et, peut-être, pour la récréation de ceux qui ne sont point des spécialistes."
Extraits : Le songe de l'empereur Ming
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Au cours de l'année 62 après J.-C., l'empereur eut un songe : Un homme doré, portant au sommet de la tête une lumière brillante, pénétrait en
volant dans la grande salle du palais. L'empereur raconta cette vision à ses courtisans et l'un d'eux, qui s'appelait Fou Yi suggéra : « Ce doit être Feou-t'ou » (Feou-t'ou est la
prononciation pékinoise moderne de caractères qui se prononcent encore aujourd'hui Voudou dans de nombreux dialectes, et dont on se servit en cette occasion pour transcrire
Boudh, ainsi que le démontre la transcription chinoise ancienne de plusieurs mots étrangers). Ce fut alors que le nom du Bouddha apparut pour la première fois en Chine, ou — ce qui
revient pratiquement au même — que ce nom fut reconnu par des personnes responsables, qualifiées pour tenir registre des faits officiels. On expliqua à l'Empereur que Boudh était le nom d'une
divinité de l'Occident, et une mission fut aussitôt organisée pour le T'ien-tchou (= Inde) : on voulait en savoir plus long sur ce mystérieux bouddhisme.
Une question se pose : qu'est-ce que les Chinois connaissaient de l'Inde à cette époque ? En 129 av. J.-C. un ambassadeur chinois — Tchang K'ien — était parvenu, non sans dangers, jusque dans
l'État de Ta-hia (Bactriane) au sud du Kouei (Oxus).
Il y remarqua dans les bazars des objets qui lui parurent d'origine chinoise ; il apprit des marchands qu'ils avaient l'habitude de trafiquer avec un pays situé à « plusieurs milliers de lis » au
Sud-Est, pays dénommé Chen-tou, d'où ils rapportaient ces objets. Les mœurs, la façon de vivre au Chen-tou sont, dit-on à l'envoyé chinois, très semblables a celles de la Bactriane ; la capitale
du pays est située sur une grande rivière ; la région est plate, humide et chaude ; la population observe une façon de vivre fixe ; on se sert d'éléphants de combat. — Tels sont les
renseignements, uniquement fondés sur des on-dits, que l'envoyé rapporta sur le Chen-tou (plus tard T'ien-tou et T'ien-tchou : il s'agit certainement du Nord de l'Inde ; la « valeur »
rétrospective du dissyllabe est Chindouk : dans quelle mesure représente-t-il le Sindhu (Sindh) ou quelque mot indien ou tibétain ? C'est aux philologues de nous le dire). Contrairement à ce que
dit le père Houang, Tchang K'ien est absolument muet sur le bouddhisme : toutefois le Souei-chou est responsable de l'addition et non pas le père Houang.
De la situation géographique attribuée au Chen-tou, au Sud-Est de la Bactriane, Tchang K'ien conclut qu'il avoisinait les parties les plus reculées de la Chine du Sud-Ouest, récemment conquise.
Cette opinion, logique en effet, parut si vraisemblable à l'empereur qu'il l'entreprit aussitôt de compléter la conquête à demi abandonnée de la Chine méridionale, en vue d'atteindre par cette
voie plutôt étrange la Bactriane dont il convoitait l'alliance ; évitant par ce détour les attaques des hordes tartares, menace perpétuelle pour la route commerciale et diplomatique de l'Asie
centrale que Tchang K'ien venait d'ouvrir, le premier, remarquons-le.
En l'année 119 avant J.-C., Tchang K'ien entreprit dans l'Ouest une nouvelle mission, mais cette fois il ne dépassa pas la région de l'Issyk-Koul (= Ili) ; néanmoins, avant de rentrer en Chine,
il détacha des membres de sa mission vers la Bactriane, la Parthie, le Khotan, le Chen-tou et ailleurs. Ces envoyés revinrent un an après le retour et la mort de Tchang K'ien, soit environ 115
avant J.-C. ; mais nous n'avons aucun renseignement sur ce qu'ils virent ou firent, sinon celui-ci « qu'ils ramenèrent avec eux des missions étrangères ». Une chose est certaine : le
Che-ki, la première grande histoire chinoise, publiée environ 90 avant J.-C., ne fait aucune mention ni du Bouddha ni du bouddhisme ; et il y est dit expressément que Tchang K'ien ne se
rendit jamais dans l'Inde.
Comment donc, cent cinquante ans plus tard, Fou Yi put-il suggérer l'explication du songe dont nous avons parlé ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de mentionner Pan Kou, l'auteur
du second grand ouvrage historique, l'histoire de la dynastie des premiers Han (206 av. J.-C. — 24 de J.-C.). Il nous transporte plus d'un siècle après le Che-ki. Dans le chapitre de l'histoire
des seconds Han (25-220) consacré à Fou Yi, nous lisons que le fils et le petit-fils successeurs de cet empereur qui entendit le premier le nom de Boudh des lèvres de Fou Yi, chargèrent cet
officier, en collaboration avec l'historien Pan Kou, de diverses recherches dans la littérature et lui confièrent certains emplois militaires (89). Ce Pan Kou rédigea sous la dynastie des seconds
Han (25-220) l'histoire des premiers Han (206 av. J. C. — 25 après J.-C.) ; son frère était ce célèbre général, Pan Tch'ao, qui jadis, étudiant, « jeta son pinceau et jura d'être avec l'épée un
rival de Tchang K'ien ». Pan Tch'ao, au cours des années 77 et 101, rétablit, pour le bénéfice de la seconde dynastie des Han, l'influence chinoise dans l'Asie centrale, influence créée par les
premiers Han et depuis en décadence. Ses conquêtes le mirent deux fois au moins en collision avec les Yue-tche, (plus tard Ephthalites), qui avaient détruit dans la région de l'Indo-Pamir les
influences grecque et parthe. Le général chinois leur livra plusieurs batailles chaudement disputées, en vue de placer cette contrée — c'est-à-dire le Kāchgar, le Yarkand et le Kouei-tseu — sous
l'autorité exclusive de la Chine, et de repousser les Yue-tche à l'ouest du Pamir ; mais, en ce qui concerne l'Inde, Pan Kou a encore moins de choses à nous dire que Sse-ma Ts'ien, l'auteur du
Che-ki, livre dont nous avons parlé plus haut. Il la mentionne seulement çà et là sous le nom de T'ien-tou, comme un pays qui se trouve au sud du P'i-chan, c'est-à-dire de la région vers
la passe de Karakoroum ou du Baltistan. Pas une allusion au Bouddha ou au bouddhisme.
Nous avons vu que les États indo-perses avaient, à l'appel des agents de Tchang K'ien (110 av. J.-C.), dépêché vers la Chine des ambassades ; et — quoique après cette date les armes chinoises se
soient fait sentir dans la région de la Caspienne plutôt que dans la région du Pamir, — nous pouvons à peine douter que les trois routes vers l'Occident, une fois découvertes, soient restées
praticables, sinon d'un bout à l'autre par les soins du gouvernement, du moins, et par sections, pour et par le trafic. Il est donc extrêmement probable que des Chinois entreprenants se rendirent
quelquefois vers l'Indus, et que des Indo-scythes vinrent en Chine pour affaires. Cette vraisemblance est fortifiée par les renseignements suivants, empruntés à une source officielle.
Mais quelques détails d'histoire littéraire sont ici indispensables. Il semble que la première histoire de la dynastie Wei (220-265) — qui succéda à celle des seconds Han (25-220) — fut publiée
avant l'histoire de cette dernière dynastie. La première histoire des Wei s'appelle le Wei-lio, ou Epitome des Wei. Elle a disparu, malheureusement pour nos recherches, car nous
aurions trouvé en elle la source la mieux documentée pour les relations avec l'Extrême Occident : elle utilisait à coup sûr les archives des Han. Tout ce qui nous en reste, ce sont des fragments
conservés sous forme de notes à d'autres ouvrages historiques, par exemple au Wei-tche, ou « Mémoires des Wei », qui est le livre classique sur la dynastie de ce nom. Cette seconde
histoire des Wei fut aussi publiée avant l'histoire des seconds Han, à savoir exactement 150 ans avant la publication de ce dernier livre qui concerne néanmoins une période plus ancienne : et
cette circonstance lui accorde une sorte de prééminence. Mais, il faut s'en souvenir, toute histoire chinoise, peu importe la date de la rédaction, repose sur des mémoires compilés au cours de la
période qu'elle décrit ; et bien qu'en certains cas ces mémoires aient été détruits de parti pris, il ne se rencontre pas, semble-l-il, d'exemple que des mémoires de ce genre aient été inventés
sur une large échelle ou aient été complétés, sans nécessité urgente, par l'emploi de sources secondaires.
Ceci posé, nous observons que le Wei-lio contenait le passage suivant, très digne de remarque, et que le Wei-tche nous a conservé en son trentième chapitre.
« Le Feou-t'ou-sūtra du pays Lin-eul dit que le roi de ce pays eut pour fils un Feou-t'ou. Feou-t'ou était son héritier : lui-même se nommait Sie-t'eou-ye (= Çuddhodana) ; la mère de Feou-t'ou se
nommait Mo-ya (Māyā)... Dans le T'ien-tchou il y avait aussi un homme divin nommé Cha-liu. Dans les temps passés, dans la première année de la période yuan-cheou de l'empereur Ngai de la
dynastie Han [antérieure] (= 2 av. J.-C.), le docteur officiel King Lou reçut par transmission orale de Yi-Ts'ouen que lui avait dépêché le roi des grands Yue-tche, le passage suivant extrait du
Feou-t'ou-sūtra : « Celui qui sera rétabli, c'est cet homme. »
Les sinologues, naturellement, ne sont pas d'accord sur la signification exacte de cette phrase énigmatique qui semble d'allure messianique. Cet « homme divin », Cha-liu, a-t-il quelque chose à
faire avec ce qui suit ? Quel est cet homme qui sera rétabli ? Le roi des Grands Yue-tche a-t-il envoyé un député en Chine, ou cet envoyé a-t-il vu King Lou pendant que celui-ci était en
Bactriane ? Qu'est-ce que ce Yi Ts'ouen, un députe ou une « idole de livre » ? Car les lettres chinoises signifient lui et garder. Et peut-être vaut-il mieux comprendre que le
roi communiqua cette formule mystique à King Lou et la lui fit retenir en la lui dictant ? Quoi qu'il en soit de ces subtilités, les faits principaux demeurent établis : 1° qu'en la deuxième
année avant notre ère, le roi des Yue-tche — qui devait être le Kadphises des monnaies — communiqua certains mots à King Lou ; 2° que les sūtras de Lin-eul étaient pour l'histoire du Bouddha
l'unique autorité ; nous remarquerons qu'un commentateur du Che-ki écrit non pas Lin-eul, mais Lin-p'i, et qu'il y a quelque raison de considérer ces deux graphies comme des corruptions
de Kia-p'i (= Ka-pilavastu) : l'examen des caractères chinois est favorable à la conjecture. En outre, dans l'histoire T'o-po, King Lou est appelé Ts'in-king-hien : les caractères
lou et hien peuvent être aisément confondus. Enfin nous lisons dans le Souei-chou :
« Ts'in-king se fit communiquer oralement par Yi Ts'ouen le Feou-t'ou-sūtra : et la Chine, en l'entendant, ne le crut pas.
Quelles que soient les obscurités du texte lui-même — que d'ailleurs nous ne possédons plus dans l'original — il faut remarquer qu'on n'avait pas encore officiellement entendu parler de Bouddha
ni de sūtras lorsqu'eut lieu le songe de l'Empereur (62). Il n'est pas impossible que Fou Yi interpréta le songe d'après des documents de l'an 2 qui devaient plus tard servir de sources au
compilateur de l'Epitome des Wei (265) : mais c'est simplement une hypothèse. Pour autant que j'en puisse juger, il n'existe aucune raison de croire que le bouddhisme ait pénétré jusqu'à
des oreilles chinoises sous quelque forme que ce soit avant l'année 62. Fou Yi peut toutefois, à cette date, avoir rencontré au cours de ses recherches littéraires des renseignements analogues à
celui que nous avons traduit plus haut, renseignements qui trouvèrent leur place vers 265 dans le Wei-lio.
L'histoire T'o-po (sixième siècle) fait allusion à un événement qui a entraîné quelques Chinois, et à plus forte raison de nombreux Européens, a attribuer au bouddhisme chinois une
origine bien antérieure à l'année 62 ; après avoir relaté cet événement l'histoire T'o-po dit en effet :
« Il semble que ce soit là la première introduction des principes bouddhiques.
Voici ce dont il s'agit. Lorsque l'empereur et Tchang K'ien ouvraient, et pour la première fois, ainsi que la chose est répétée à plusieurs reprises, la route de l'Occident, le
territoire d'un des princes hiong-nou — c'est-à-dire la région actuelle du Leang-tcheou, au Nord-Est de Kokonor — fut annexé à la Chine. Le prince hiong-nou fut tué et « l'homme d'or » que
d'aucuns disaient qu'il employait pour adorer le ciel, fut transporté dans le palais et placé avec les images d'autres notables :
« On ne lui rendit pas le culte sacrificiel, mais seulement le culte d'encens et d'obéissance. »
Le fils du prince hiong-nou fut, avec sa mère, emmené en captivité ; il fut employé au service des chevaux ; mais la bienveillance du souverain s'arrêta sur lui, et il reçut le nom de famille «
Or », parce que l'homme d'or avait appartenu à son père ; le portrait de sa mère fut plus tard aussi placé dans le même palais avec cette inscription : Reine de Hieou-t'ou. — Ces détails sont
clairement exposés dans le Che-ki et le Han-chou, qui ne font à ce sujet aucune allusion au bouddhisme.
À coup sûr, comme ce prince hiong-nou du Hieou-t'ou (dont les ancêtres avaient sans doute, immédiatement après les conquêtes chinoises sur les Hiong-nou en 214 av. J.-C., été chassés du moderne
Chan-si vers le Nord-Ouest) habitait un pays immédiatement voisin du territoire où les Yue-tche avaient séjourné (les Yue-tche furent poussés vers l'Oxus par les Hiong-nou vers 165 av. J.-C.), il
n'est pas impossible que des relations se soient maintenues entre les Hiong-nou et leurs voisins ; — mais comme le roi grec Milinda ou Ménandre de Bactriane (120-95), qu'on regarde comme un des
plus anciens convertis du bouddhisme dans cette région, était expulsé de Bactriane par les Yue-tche (Kou-chan) à cette même époque où les Chinois s'emparaient de l'homme d'or à quelques milliers
de kilomètres dans le nord-est, c'est une supposition aventureuse de vouloir que les Indiens aient converti les Grecs, que ceux-ci aient converti les Kou-chan par lesquels ils étaient chassés,
que les Hiong-nou orientaux enfin aient été convertis par les Kou-chan résidant en Occident : toutes ces conjonctures se réalisant en l'espace de deux années et à travers cinq mille kilomètres de
pays inhabité. Or, le Souei-chou dit simplement :
« Avant la période des Han on n'avait pas entendu parler en Chine du bouddhisme. Quelques-uns disent qu'il s'y est répandu longtemps auparavant, mais s'est perdu et oublié pendant la
période des Ts'in (221-207). »
Il y a en effet une histoire assez ridicule, dont les savants européens font mention sur la foi d'une autorité chinoise très douteuse. Des ascètes de l'Occident, armés de livres et de doctrines,
seraient venus dans le royaume de Tsin vers 250 avant notre ère. Mais, comme le roi de Ts'in en conquérant la Chine fit brûler les livres et enterrer les lettrés (213 av. J.-C.), ces très
mythiques bouddhistes, à supposer qu'ils soient arrivés avant que Tchang K'ien ait pratiqué le passage vers l'Ouest (140-30 av. J.-C.) ont été très certainement précipités avec leurs sermons dans
le fameux « trou » du roi de Ts'in... L'histoire T'o-po s'arrête à dire que l'illustre savant Lieou Hin, chargé vers l'année 20 avant notre ère de reconstituer la littérature détruite,
ne fait aucunement mention du bouddhisme. — C'est probablement à ces racontars sur des ascètes de l'Occident que se rapporte le « quelques-uns disent » du Souei-chou.
S'il faut faire des suppositions, nous dirons que les Écossais étaient à cette époque bien connus des Chinois ! Les Gaulois en effet avaient des prisonniers bretons, que les Romains ont pu leur
prendre pour les vendre à Alexandre. Des mains d'Alexandre ne sont-ils pas passés dans celles de Darius, dans celles de Bessus ? Celui-ci les aurait vendus aux Scythes et ces derniers aux
Chinois, etc., etc. La différence capitale entre les civilisés et les sauvages, c'est que les civilisés seuls gardent le souvenir écrit des événements qui peuvent arriver chez les uns comme chez
les autres : et la différence entre les faits authentiques et les hypothèses fantaisistes, c'est que seuls les faits sont établis par des preuves.
Maintenant que nous avons écarté tout ce fatras, revenons au songe de l'empereur. Le gouvernement, entendant parler du bouddhisme pour la première fois en 62, organisa sur-le-champ une mission
pour l'Inde. Nous n'avons malheureusement aucun détail sur la route qui fut choisie : probablement celle qui s'appelait la route du Sud, c'est-à-dire via Lob-Nor, Khotan et Yarkand.
Dans l'intervalle qui sépare la chute des premiers Han et le plein épanouissement des seconds Han (1-40), les petits États de Boucharie à l'exception du So-kieou (Yar-kand) étaient tombés aux
mains des Hiong-nou, jusqu'au moment où le Khotan réussit à conquérir le Yarkand et à créer un empire considérable, mais éphémère, du Pamir au Kokonor. Jusqu'aux conquêtes de Pan Tch'ao (75-95),
qui d'ailleurs ne dépassa jamais les frontières actuelles de la Chine moderne, les envoyés de l'empereur devaient chercher à obtenir l'amicale protection du Khotan et du Yarkand. Quoi qu'il en
soit, la mission, composée de trois officiers, revint après deux ou trois ans : elle rapportait une énorme image du Bouddha debout et quarante-deux chapitres de sūtras : elle était accompagnée de
deux Indiens, Kāçyapa Mātańga et Tchou Fa-lan (version chinoise l'un nom difficile à déterminer). Leur bagage le plus précieux était porté par un cheval blanc qui attira l'attention : aussi le
monastère que l'empereur fit improviser pour leur usage fut appelé le monastère du Cheval Blanc. Il était situé à Lo-yang, capitale des Han postérieurs, le Ho-nan Fou moderne. Les deux Indiens
s'appliquèrent à l'étude du chinois et aux traductions ; et l'histoire T'o-po nous dit :
« ce sont les premiers çramaṇas qui soient venus en Chine ; ce fut la première fois qu'on se mit à genoux pour adorer. »
Il faut noter que l'un des trois membres de la mission de 62 s'appelait Ts'in-king, ce qui nous donne les deux tiers du second et la moitié du troisième nom que porte le correspondant de
Kadphises (2 av. J.-C.). Cette coïncidence, qui est troublante, jette un nouveau doute sur l'authenticité de l'histoire de la communication mystérieuse ; — et nous pourrions supposer que les deux
çramaṇas indiens, au cours de leurs traductions (67), attirèrent tout d'abord l'attention de leurs collègues chinois sur un passage d'un sūtra de Kapilavastu ou d'autre pays indien relatif à la
Chine : ce passage aurait été mutilé en passant en chinois, la donnée chronologique aurait été altérée. Toutefois l'histoire T'o-po accepte évidemment comme vraie l'anecdote de Kadphises
: en effet, tandis que le père Houang se contente de dire : « Ce fut la première nouvelle (67) que la Chine reçut de la doctrine bouddhique, ce furent les premiers sūtras et les premières images
», l'histoire T'o-po déclare (on se demande sur quelle autorité ; mais l'indication est vraisemblable !) :
« mais la Chine, en entendant [la doctrine bouddhique], n'y avait pas encore cru. »
Le Souei-chou ne répète que la dernière de ces remarques.
Aussitôt que fut arrivée, avec la mission de 62, la bibliothèque bouddhique, le frère favori de l'empereur, le prince de Ts'ou, se convertit. Le chapitre que l'histoire T'o-po lui
consacre, nous le représente comme aussi épris dans sa jeunesse des relations mondaines qu'il devait l'être plus tard d'exercices bouddhistes et taoïstes, de prières, de jeûnes, etc. Le taoïsme,
la plus ancienne philosophie de la Chine, s'était souillé d'alchimie et le confucianisme lui avait fait perdre beaucoup de terrain ; il avait maintenant, comme son rival triomphant, à combattre
un nouvel adversaire, le bouddhisme. Tout d'abord l'Empereur ne prit point ombrage des fantaisies de son frère : mais il se produisit peu d'années après un mouvement politique et social dans
lequel les imprudences superstitieuses ou religieuses du prince de Ts'ou furent impliquées : le prince se vit réduit au suicide (71) et cet événement eut pour résultat de discréditer le
bouddhisme à son aurore. Les circonstances de cette catastrophe ont été très mal décrites, tant pour les faits que pour les dates, par les Chinois comme par les Européens. On a confondu Fou Yi et
le prince Ts'ou, l'empereur Ming et son successeur l'empereur Chang. L'histoire T'o-po elle-même n'est pas exempte d'erreurs que le Souei-chou répète. Ce que nous avons dit est
la version correcte : du moins, je l'espère et le crois.
Après la découverte et la chute rapide du bouddhisme, événements compris dans une période de dix ans, cette doctrine, pendant un siècle, n'attira plus l'attention officielle ; et les très rares
relations avec les États de la route méridionale ne dépassèrent pas Khotan et Kāchgar.