Léon-Joseph De Milloué (1842-192x)
BOD-YOUL ou TIBET (Le paradis des moines)
Ernest Leroux, éditeur, Paris, 1906, II+304 pages.
- "En lui-même, ce pays pauvre, nourrissant à peine cinq ou six millions d'habitants sur un territoire à peu près double de celui de la France, difficile d'accès et d'un séjour peu agréable, vu son altitude considérable et ses conditions climatériques, n'est pas une proie bien tentante, même en tenant compte de la richesse prétendue de ses mines, et l'on ne s'expliquerait guère la compétition dont il est l'objet, si sa position exceptionnelle au centre de l'Asie n'en faisait la clef de tout cet immense continent."
- "Le Tibet ne mériterait pas plus notre attention que n'importe quelle autre région à demi civilisée, si ce n'était la situation religieuse toute particulière que le bouddhisme a faite à ce pays en s'y implantant, comme jadis le christianisme à Rome, et en en faisant le siège d'une théocratie absolue."
-
"La conclusion à tirer de cet exposé trop court et certainement incomplet de la vie sociale et religieuse de ce peuple étrange qui,
au milieu de ses montagnes presque inaccessibles et sous un climat inclément, se complaît depuis des siècles dans un isolement volontaire, peut se résumer en quatre mots : « Le lama
est tout ». Il est tout, en effet, pontife et roi, ministre, prêtre, astrologue, devin, sorcier, savant, professeur, médecin, architecte, peintre, sculpteur, littérateur, administrateur,
magistrat, fonctionnaire, marchand, possesseur de toute la fortune du pays, et le peuple n'existe que pour l'entretenir et le servir. N'est-ce point là, en vérité, le paradis des
moines."
Table des matières
Extraits : Le mariage - Commerce - Histoire. Débuts de la dynastie Ta-thsing - Lamas incarnés ou
Bouddhas vivants. Dalaï-lama et pantchen rinpotché
Vie, occupations et devoirs des lamas - Sciences occultes, pratiques magiques
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Table des matières
I. Le pays : Une nation ermite — Explorateurs européens — Géographie physique. Aspect général du pays.
Montagnes. Fleuves. Lacs. Climat — Productions naturelles. Flore et Faune — Géographie politique. Gouvernement. Administration. Justice.
II. Le peuple : Population — Caractère. Mœurs. Usages — Mariage. Polyandrie et polygamie — Naissance.
Funérailles — Habitation. Alimentation. Costume.
III. Éducation : Instruction — Langue et écriture. — Imprimerie.
IV. Métiers : Agriculture — Industrie — Commerce.
V. Histoire : Histoire ancienne — Histoire moderne.
VI. La religion : Religion primitive des Tibétains — Introduction du bouddhisme au Tibet — Le lamaïsme.
Sectes bouddhiques tibétaines — Réforme de Tsongkhapa.
VII. Classement des divinités tibétaines — Sangs-rgyas, Bouddhas — Yi-dam, dieux tutélaires — Byang-c'ub
sems-dpah, Bodhisattvas — Lamas, saints — Dâkkinîs, déesses tutélaires — C'os-skyong ou Drag-gçed, dieux protecteurs de la Loi — Yul-lha, dieux terrestres — Sa-bdag, dieux locaux — Démons.
VIII. Les lamas et leur hiérarchie — Admission dans l'ordre — Initiation — Ordination — Études supérieures
qui confèrent le titre de lama — Lamas incarnés ou Bouddhas vivants. Le dalaï-lama et le pantchen rinpotché — Vie et devoirs des lamas — Les religieuses.
IX. Nature et objets du culte lamaïque. Offrandes et prières — Images sacrées et symboles — Ustensiles du
culte. Instruments de musique — Cérémonies et fêtes — Baptêmes, mariages, funérailles — Culte populaire. Divination.
X. Monastères et temples — Tchortens, manis et labtsés — Sciences et arts.
Les préliminaires et les cérémonies du mariage ne sont ni bien longs ni bien compliqués ;
par contre les fêtes et réjouissances, qui l'accompagnent obligatoirement, représentent une dépense considérable quelle que soit la fortune des deux familles. Il n'y a pas d'état civil au Tibet,
et le clergé, qui réprouve et condamne l'union des sexes, s'abstient de paraître à ces cérémonies ; le mariage est donc simplement un acte consacré par le consentement mutuel et dont la validité
est assurée par le témoignage des invités. Dans la haute classe, où les usages chinois ont été adoptés, la demande en mariage se fait par l'intermédiaire d'entremetteuses, amies ou parentes de la
famille du jeune homme. Celles-ci, munies de khatas et de quelques flacons de tchong, se rendent chez les parents de la jeune fille, exposent la mission dont elles sont chargées, discutent la dot
à fournir par chaque partie, plaident enfin de leur mieux la cause de leur client. Si la demande est agréée, elles distribuent les khatas aux membres de la famille, tandis que circulent les
écuelles de tchong ; puis elles attachent un bijou de forme spéciale, composé d'une grosse turquoise montée en or et nommé sédzia, sur le front de la fiancée, à laquelle le futur est autorisé dès
lors à apporter les cadeaux de noce, qui consistent ordinairement en thé, parures, lingots d'or et d'argent, et bestiaux, principalement des moutons. De leur côté, les parents de la jeune fille
lui donnent en dot des terres et du bétail, et l'apport des deux époux s'accroît encore des cadeaux que tous les invités sont tenus d'apporter.
Au jour fixé pour le mariage, on dresse devant la maison de la fiancée une tente dont on parsème le sol de grains de blé ; c'est là que viennent la chercher les parents du futur et que l'on sert
en leur honneur un premier repas de noce. Ce festin terminé, toute l'assistance se forme en cortège, et, si la distance n'est pas trop grande, la fiancée, tenue des deux bras par son père et sa
mère, est conduite à pied à la maison de son mari ; si la route est longue, le trajet se fait à cheval. Au moment où elle arrive à la maison nuptiale, on jette sur la jeune femme quelques
poignées de froment et d'orge ; puis on la fait asseoir à côté de son époux, on leur donne à boire du tchong et du thé, et tous les invités défilent en déposant devant eux leurs cadeaux. Aussitôt
après, commencent d'interminables festins, avec intermèdes de musique et de danses, qui durent invariablement pendant trois jours. Les frais de ces réjouissances, où tout ce que comporte le luxe
tibétain est prodigué, sont si exorbitants qu'il faut, paraît-il, les compter parmi les causes de la rareté des mariages.
Malgré l'absence de toute intervention civile et religieuse, ces unions se rompent rarement. Quelle que soit la gravité des motifs invoqués, — l'adultère même ne donnant lieu qu'à un châtiment
corporel pour la femme, et, pour son complice, à une indemnité pécuniaire à payer au mari, avec, dans la province d'Ou, l'exposition des coupables nus sur la place publique, — le divorce ne peut
avoir lieu que par mutuel consentement, et, dans ce cas, aucun des divorcés ne peut se remarier.
Dans le peuple, toutes proportions gardées, les cérémonies du mariage se passent presque exactement de la même manière ; seulement le jeune homme fait lui-même sa demande aux parents de la jeune
fille ; on supprime la cérémonie coûteuse de la tente, et la fiancée est conduite simplement par ses parents à la maison de son mari, où celui-ci l'attend entouré de sa famille et de ses
amis.
Polyandrie et polygamie. — Il se pratique, dans tout le massif de l'Himâlaya, une forme particulière de
mariage, que tous les auteurs qui ont traité de ce sujet considèrent, à juste raison, comme la cause la plus sérieuse de la dépopulation de cette contrée, et qu'on appelle du nom de
polyandrie.
On sait en quoi consiste cette étrange coutume, d'un usage presque général dans la basse classe, parmi les petits marchands, les artisans, les agriculteurs et les pasteurs. C'est le mariage
simultané d'une femme avec plusieurs maris. L'affaire se passe, du reste, toujours en famille. Plusieurs frères — quelquefois jusqu'à quatre et cinq — se réunissent pour épouser une femme qui
devient leur épouse commune, tient leur ménage et s'occupe de tous les détails d'intérieur, tandis qu'eux apportent à la communauté le fruit de leur travail au dehors. Certains de ces ménages en
collectivité parviennent, surtout si la femme est économe et laborieuse, à se constituer une honnête aisance ; tout s'y passe, paraît-il, de la manière la plus correcte et avec une entente
parfaite. Ces mariages se concluent exactement comme les autres. C'est l'aîné des frères qui choisit la femme, fait la demande et figure seul dans la cérémonie des noces. Il est le chef de la
famille commune ; c'est à lui que les enfants donnent le nom de père, tandis qu'ils appellent oncles les autres frères.
Du haut en bas de l'échelle sociale, tout le monde fait du commerce au Tibet. Le dalaï-lama,
le pantchen rinpotché, le vice-roi, les ministres, les khanpos, et les hauts fonctionnaires, à qui leur dignité défend de mettre eux-mêmes la main aux affaires, ont tous des intendants chargés de
trafiquer en leur nom et à leur bénéfice ; chaque monastère possède un économe qui spécule, monopolise, accapare, agiote, escompte, prête à usure pour la plus grande gloire du Bouddha et le plus
grand profit du couvent ; en son particulier, chaque lama, sans plus se soucier du vœu de pauvreté qu'il a juré trop jeune pour pouvoir s'en souvenir, outre les offices, les exorcismes, les
prédictions, les prières, les charmes et les amulettes qu'il se fait payer aussi cher que possible, achète et vend tout ce qui peut lui rapporter un bénéfice quelconque. À plus forte raison la
classe moyenne et les gensdu peuple se livrent à la spéculation avec une ardeur effrénée ; mais leur commerce ne ressemble guère au nôtre. Il n'y a point de boutiques, — ou du moins celles que
l'on trouve dans les villes sont tenues par des Chinois ou des mahométans des pays frontières que l'on nomme katchis, — et point de spécialités, chacun achetant indifféremment tout ce
qu'il espère pouvoir revendre avec profit. En général, tout le petit commerce est aux mains des femmes qui, avec autant d'habileté que d'activité, colportent ou étalent dans les rues les
marchandises qu'elles ont pu se procurer. Outre quelques marchés établis à époques déterminées dans les grands centres, et dont le principal est celui qui se tient à Ta-tsien-lou pour les
échanges avec la Chine, toutes les fêtes religieuses, tous les pèlerinages qui attirent autour des monastères une certaine affluence d'étrangers, sont l'occasion de foires, grâce auxquelles le
dévot tibétain peut faire ses affaires tout en accomplissant une œuvre pieuse. C'est généralement à ces assemblées que se rendent les pasteurs qui viennent y échanger le beurre, les peaux, la
laine de leurs troupeaux et les étoffes grossières tissées par leurs femmes contre la farine d'orge, le thé, le tabac, les ustensiles de ménage, les outils et les armes dont ils ont besoin.
Une particularité curieuse du commerce tibétain, c'est qu'il en est resté, aujourd'hui encore, au système primitif des échanges de marchandises, l'argent monnoyé ne servant guère que comme
appoint ou pour les transactions du petit commerce de détail. La monnaie tibétaine ne comporte que deux types : une pièce d'argent, du poids de 1/10 d'once chinoise et valant 80 centimes de notre
monnaie, qui porte le nom de l'empereur régnant et l'année de son règne, d'un côté en caractères chinois et de l'autre en tibétains ; et une autre pièce frappée au recto d'une inscription
tibétaine et au verso d'une couronne ronde composée de huit fleurettes. Cette pièce appelée tchan-ka, vaut environ 1 franc ou 1,20 fr de notre monnaie. Faute de petite monnaie
divisionnaire, on coupe cette pièce en morceaux dont la valeur est déterminée par le nombre des fleurettes de la couronne qui y sont contenues. La demi pièce se nomme tché-ptché, le
morceau de 5/8 cho-kan et celui de 3/8 ka-gan.
Le principe de l'association étant inconnu au Tibet, il en résulte que presque toutes les affaires de gros, qui demandent des capitaux importants, sont entre les mains des économes des
monastères, des négociants chinois et des musulmans. Sur la frontière de l'est, le commerce d'exportation et d'importation est tout entier aux Chinois, tandis que du côté du Cachemir, du Népaul
et de Sikkhim il appartient exclusivement aux musulmans. Le Tibet exporte en Chine de l'argent en lingots, des draps et des étoffes de laines, des fourrures, du musc et des plantes médicinales
recueillies sur les montagnes ; il en reçoit du thé en pains ou briques, du coton et de la soie, des porcelaines, des chevaux et des mulets. À l'ouest, il exporte surtout le musc, le poil de
chèvre et le borax et importe en échange des cotonnades, des ustensiles de ménage en fer battu, du corail, des pierres précieuses vraies et fausses, de l'indigo et de menus articles de
quincaillerie.
Depuis la mort du réformateur Tsongkhapa, — fondateur du système religieux connu sous le nom
de lamaïsme, dont le successeur Dgédoun-sgroub prit le premier le titre de rgyal-ba-rinpotché, ou dalaï-lama, — jusqu'en 1640, les dalaï-lama paraissent avoir habité de préférence les monastères
de Galdan et Tachilhounpo et être restés en assez bonne intelligence avec les chefs du pays, malgré l'appui que certains d'entre eux prêtaient à la secte dissidente des lamas rouges. Mais, vers
l'époque que nous venons d'indiquer, le cinquième dalaï-lama, Ngavang Lobzang, qui transporta définitivement le siège de la papauté bouddhique à Lhasa dans le palais-monastère de Potala, se prit
de querelle avec un roi du Tibet oriental, nommé Tsang-ba-rgyal-bo-karma-dandjong-wang-po, pour des motifs que nous ignorons, mais auxquels — étant donné le caractère du pontife — l'intolérance
et l'ambition ne devaient pas être étrangères. Ce prince, que les écritures lamaïques représentent naturellement comme un impie et un ennemi de la religion, prit aussitôt les armes et marcha sur
Lhasa. Dans sa détresse, Ngavang Lobzang appela à son secours Goutchi-khan, chef des tribus de Mongols Kochots habitant la région du lac Koukounoor, qui vainquit l'envahisseur, s'empara de ses
États (et peut-être même d'une grande partie du reste du Tibet) où il semble avoir régné comme vassal du dalaï-lama.
Si cette intervention des Mongols servit les intérêts et la vengeance du dalaï-lama, elle eut pour le pays le terrible résultat d'ouvrir l'ère de sanglantes guerres civiles qui justifièrent un
peu plus tard l'intervention des Chinois et la perte de son indépendance.
Ngavang-Lobzang étant mort, le successeur de Goutchi-khan comme roi du Tibet, Tsewang Arabdan, dissimula pendant seize ans la vacance du trône pontifical afin de régner sans partage ; mais un
autre prince mongol, Lhazang-khan, entreprit de venger cette violation de l'ordre établi, vainquit l'usurpateur et, avec l'appui ou tout au moins l'approbation de l'empereur Kang-hi, fit procéder
à l'élection d'un nouveau dalaï-lama. Cette victoire du parti dévoué aux Chinois amena bientôt après l'invasion de la province d'Ou par les hordes des Dzoungars, hostiles à l'influence chinoise,
qui, commandées par Tsewang Arabdan et sous le prétexte de rétablir la religion dans ses anciennes formes, prirent d'assaut et pillèrent Lhasa en 1717, et déposèrent le dalaï-lama récemment
intronisé. À cette nouvelle, l'empereur Kang-hi fit franchir la frontière du Tibet à une puissante armée de Mandchoux et de Mongols. Les rebelles tibétains furent vaincus après une vaillante
résistance, l'ordre rétabli, et le sixième dalaï-lama, proclamé par ordre impérial, fut replacé sur le trône pontifical. Ces événements se passaient en 1723, et de cette époque datent la
reconnaissance officielle du pouvoir temporel des papes bouddhistes et la mainmise de la Chine sur le dalaï-lama.
Pour assurer les résultats de cette conquête, le gouvernement chinois distribua aux chefs tibétains, qui avaient servi sa cause, des titres pompeux, en ayant soin de les accompagner de solides
prébendes. L'un d'eux, nommé P'olonaï, ayant par la suite remporté plusieurs avantages sur les rebelles, fut même promu à la dignité de prince chinois de seconde classe et chargé, avec le titre
de roi, du gouvernement politique du Tibet. À sa mort, son fils, Gyourmed Namgyal, hérita de sa charge ; mais, trop ambitieux pour accepter la tutelle chinoise, il levait de nouveau, en 1750,
l'étendard de la révolte. Ce fut pour les Chinois l'occasion d'une nouvelle intervention. Fait prisonnier, Gyourmed Namgyal eut la tête tranchée, et le pouvoir royal fut définitivement aboli au
Tibet, ou du moins transporté avec toutes ses prérogatives sur la tête du dalaï-lama, auquel le gouvernement chinois imposa, comme assistants, auxiliaires et surveillants, un vice-roi portant le
titre chinois de fou koue koung (en mongol nomokhan), quatre ministres appelés kalons et la hiérarchie administrative que nous avons énumérée plus haut. Pour plus de
sécurité, tous les actes du gouvernement de Lhasa sont encore surveillés par deux ambassadeurs chinois, ou légats, appelés kin-tchaï. À partir de ce moment, 1751, les Chinois règnent en
maîtres au Tibet et la paix intérieure n'est plus troublée que par quelques rebellions locales tôt réprimées.
Il est à remarquer que c'est à partir de cette époque que le Tibet fut fermé aux étrangers et particulièrement aux Européens ; la responsabilité de cette mesure doit donc remonter tout entière au
gouvernement chinois. De cette campagne date également l'annexion de plusieurs provinces tibétaines, et non les moins riches, au territoire chinois, notamment toute la partie du Khams située à
l'est du Yang-tsé-kiang réunie au Ssé-tchouen et celle comprise dans la boucle du Hoang-ho réunie au Kan-sou.
Un autre fait historique, non sans valeur, marque aussi la mainmise de la Chine sur le Tibet : il est de règle fondamentale que, lors de la mort du dalaï-lama ou du pantchen rinpotché, les jeunes
enfants qui doivent succéder à ces hauts dignitaires sont choisis en toute liberté par le conseil des khanpos (cardinaux), seuls juges compétents pour reconnaître si les candidats sont
réellement des incarnations de l'esprit divin qui doit se perpétuer en eux. Jusqu'en 1792 ces élections furent faites sans aucune immixtion du gouvernement chinois ; mais à partir de cette date,
la cour de Pékin, pénétrée de l'importance religieuse et politique de ces grands personnages, a pris soin de ne laisser promouvoir à cette dignité que les fils de personnages dont la loyauté et
la fidélité étaient au dessus de tout soupçon, et, de plus, de ne permettre leur intronisation qu'après qu'ils sont pourvus d'un diplôme en due forme délivré par le tribunal des rites et signé de
l'empereur ; ce qui en fait tout simplement des fonctionnaires chinois.
Au dessus de ces rangs acquérables par la sainteté, la science religieuse et les talents
administratifs, la hiérarchie lamaïque compte encore toute une nombreuse série de hauts dignitaires, occupant des fonctions que l'on pourrait dire héréditaires s'il ne s'agissait d'une filiation
divine, bien plus respectés et vénérés par la dévotion et la superstition populaires qui les adorent comme de véritables dieux. Ce sont les lamas incarnés ou Bouddhas vivants, khoubilgans et
khoutouktous, au-dessus desquels trônent le pantchen rinpotché et le dalaï-lama.
D'une façon générale, un lama incarné, populairement dénommé « Bouddha vivant », est un personnage qui passe pour être sur la terre le représentant réel de quelque Bouddha, Bodhisattva, dieu ou
saint, dont l'âme, ou l'esprit, s'est incarnée en lui, au moment de sa naissance, et passera après sa mort dans le corps de l'enfant destiné à devenir son successeur dans les fonctions
religieuses qu'il remplit. L'incarnation n'est donc pas personnelle, mais tient à la fonction, constituant ainsi une sorte d'hérédité éminemment propre à donner à son possesseur une autorité
indiscutée, puisqu'elle est surnaturelle ou divine, et aussi (peut-être même est-ce là le véritable motif de l'institution) à éviter en grande partie les compétitions, les luttes de partis, les
intrigues, les compromis et la corruption auxquels pourrait donner lieu une élection.
Cette théorie de l'incarnation est très ancienne au Tibet, beaucoup antérieure probablement à l'époque où des considérations politiques ou d'intérêt sectaire la transformèrent en un dogme. La
plupart des auteurs admettent, et certainement non sans raison, qu'elle a eu pour point de départ la croyance indienne en la transmigration, qui est la base du bouddhisme comme du brahmanisme, et
les mythes relatifs aux incarnations des dieux de l'Inde, de Vichnou principalement. Sans contester le bien fondé de cette hypothèse, nous croyons qu'elle ne suffit pas à elle seule pour
expliquer l'universalité de la croyance aux incarnations au Tibet ; il nous semble qu'il y a lieu de faire entrer en ligne de compte dans la production de ce phénomène un autre élément, celui-là
populaire et partant bien autrement puissant qu'un simple mythe d'importation. Dans l'Inde, en Chine, au Tibet sans doute, comme partout ailleurs dans l'antiquité (nous-mêmes nous le faisons
encore fréquemment) il a été et il est toujours d'usage de comparer aux morts illustres les vivants qui les rappellent par quelque côté de leur caractère, de leurs qualités ou par des services
rendus à l'humanité, et de dire pour marquer cette ressemblance, un tel est un Socrate, un Solon ou un Hippocrate ; de là à tenir les deux personnages pour identiques, le dernier n'étant qu'une
résurrection de l'autre, il n'y a qu'un pas pour la superstition populaire, et c'est ainsi que nous voyons en Chine, par exemple, des hommes illustres de diverses époques tenus pour des
réincarnations de Lao-tseu, de Wen-tchang ou de Kouan-ti. Il paraît rationnel que le même fait se soit produit au Tibet et ait contribué pour une grande part à faire adopter et à populariser le
dogme, qui nous semble si étrange, des incarnations divines en des personnages vivants.
Quelle que puisse avoir été l'origine première de la croyance aux incarnations, un fait certain c'est qu'elle est universellement répandue au Tibet, adoptée, établie en dogme indiscuté, et que
cette substitution d'un être divin à l'être humain s'effectue de la même manière (sauf quelques nuances d'étiquette protocolaire) pour toutes les classes de lamas incarnés, qu'il s'agisse d'une
divinité supérieure ou d'un simple saint tibétain, d'un dalaï-lama ou d'un modeste abbé de monastère de second ordre.
Lorsqu'un lama incarné meurt (mettons un dalaï-lama parce que nous possédons des procès-verbaux plus circonstanciés de la réincarnation de ces sublimes personnages), l'esprit divin qui l'animait
retourne dans son céleste séjour pendant un laps de temps qui ne peut être moindre de quarante-neuf jours, puis quand les conditions requises de pureté de famille et de mérites acquis de l'être
nouveau destiné à lui servir d'enveloppe matérielle se présentent parfaitement accomplies, il se réincarne en un enfant, qui dès sa naissance manifeste des preuves évidentes de son caractère
surnaturel.
La réincarnation a généralement, mais pas nécessairement, lieu dans le courant de l'année qui suit la mort du dalaï-lama défunt ; jusqu'à présent le délai maximum n'a pas dépassé quatre ans. Dès
que la rumeur publique ou les rapports des autorités ecclésiastiques de la région ont fait connaître l'existence dans telle ou telle localité d'un enfant, ayant l'âge voulu, montrant des
dispositions miraculeuses, le sacré collège des khanpos et le régent politique du Tibet (ou bien le chapitre du monastère s'il s'agit d'un khoubilgan ou d'un khoutouktou) font une enquête sur
l'authenticité des faits avancés, et, si elle les confirme, se rendent sur les lieux pour soumettre l'enfant à une série d'épreuves, dont la plus décisive est de lui faire reconnaître parmi
beaucoup d'objets identiques ceux dont le défunt dalaï-lama se servait habituellement, livres, chapelet, tasse à thé, etc. Si l'enfant se tire à son honneur de ces épreuves, on le proclame
réincarnation de l'esprit divin du défunt, et on l'amène en grande pompe à Lhasa où il reçoit jusqu'à dix-huit ans (âge de la majorité) l'éducation et l'instruction appropriées à la haute dignité
qui lui est dévolue. Toutefois, à partir de l'âge de quatre ans (ou de huit ans selon certains auteurs) il accomplit déjà certaines fonctions de sa charge, entre autres la distribution de la
bénédiction pontificale.
Mettant à part le dalaï-lama et le pantchen rinpotché, tenus comme étant d'une essence supérieure, les deux classes des lamas incarnés, khoubilgans et khoutouktous, sont très différentes au point
de vue de la sainteté et de la puissance surnaturelle qu'on leur attribue. Les premiers sont des incarnations de saints tibétains jadis fondateurs ou supérieurs des monastères de moyenne
importance que leurs successeurs dirigent actuellement. Ils sont très nombreux, car tout couvent qui se respecte possède son khoubilgan, mais n'exercent d'influence que dans la sphère restreinte
du district qui dépend de leur monastère. Incarnations de dieux ou de saints indiens, les khoutouktous sont peu nombreux mais par contre jouissent d'une beaucoup plus grande vénération et leur
autorité spirituelle, presque indépendante, s'étend sur de vastes territoires ; tels sont, par exemple, le grand lama d'Ourgya (ou de Kouren) que l'on peut considérer comme le primat de Mongolie,
le grand lama de Pékin, chef de l'Église lamaïque en Chine, le deb ou dépa-râja, souverain spirituel et temporel du Boutan.
Au nombre des khoutouktous figure une femme, l'abbesse du monastère mixte (moines et religieuses) de Palti, qui est l'incarnation de la singulière déesse Dorje P'agmo que l'on représente
avec une tête de truie. Cette abbesse jouit d'une très grande vénération et lors de son voyage annuel à Lhasa est reçue avec des honneurs divins semblables à ceux qu'on rend au dalaï-lama
lui-même.
Il est dans l'Église lamaïque un autre haut dignitaire qui, sans être une incarnation, égale les khoutouktous en puissance et presque en vénération ; c'est le grand lama de la secte et du
monastère de Sakya, successeur héréditaire de Matidvadja, le neveu du célèbre Sakya Pandita P'agspa convertisseur de la Mongolie, à qui l'empereur Khoubilaï-Khân conféra, en 1270, l'autorité
spirituelle sur tout le Tibet. Son autorité encore très grande malgré la prédominance de la secte orthodoxe des gélougpas, devenue église d'État, est reconnue au moins nominalement par toutes les
sectes des lamas rouges qui l'opposent à celle du dalaï-lama.
Il a déjà été question précédemment du dalaï-lama et du pantchen rinpotché et de l'ingénieuse fiction par laquelle le cinquième grand lama de la secte gélougpa, Ngavang Lobzang, se décerna à
lui-même et à ses quatre prédécesseurs le titre d'incarnation perpétuelle de Tchanrési, le grand Bodhisattva protecteur du Tibet, en même temps qu'il faisait de son précepteur, Lobzang Tchoïkyi
Gyaltsan, une incarnation du Bouddha Odpagmed (Amitâbha) et créait pour lui la dignité de pantchen rinpotché. Le dalaï-lama est en réalité simplement le chef de la secte orthodoxe devenue
prépondérante depuis 1642, époque où son grand lama fut investi par les empereurs de Chine du pouvoir spirituel et temporel, et, en dépit de l'infaillibilité que lui donne sa filiation (si l'on
peut s'exprimer ainsi) divine, son autorité spirituelle et doctrinale est fréquemment contestée par les sectes dissidentes qui le considèrent cependant comme chef universel de la religion et le
vénèrent en tant que véritable incarnation et représentant sur la terre de Tchanrési. Son autorité temporelle n'est guère plus grande. En réalité, elle est plus nominale que réelle, et c'est en
son nom que se traitent toutes les affaires intérieures et extérieures, elles sont préparées et conclues par le régent qui ne le consulte guère que pour la forme.
Le pantchen rinpotché peut être considéré d'une manière générale comme le coadjuteur du dalaï-lama. Il possède à peu près les mêmes privilèges moraux, mais n'a pas son autorité au point de vue
des questions de dogme. Souverain presque indépendant de Tachilhounpo et de la province de Tsang, ses fonctions mal définies (ou peut-être mal connues) semblent en faire plutôt un rival et un
concurrent qu'un assistant du dalaï-lama. Il n'a véritablement de raison d'être que pendant les minorités des dalaï-lamas (il est vrai qu'elles sont fréquentes car beaucoup meurent jeunes et même
en bas âge) auquel cas il prend en qualité de régent la direction des affaires temporelles et spirituelles. En général, la politique des pantchen rinpotché leur fait adopter une attitude
d'opposition au dalaï-lama, affecter des idées libérales et des sentiments de sympathie pour les étrangers.
Les modifications que le bouddhisme a subies en se transformant en religion ont changé
profondément la vie quotidienne des religieux. Tandis que le bhikchou de la fondation n'avait point d'autres occupations, en dehors de sa tournée de mendicité, que d'écouter les enseignements du
maître, de méditer sur les vérités de la Bonne Loi et de s'efforcer de les répandre autour de lui, soit qu'il demeure dans une résidence fixe, soit qu'il aille en mission, l'institution d'un
culte de plus en plus compliqué créait au moine-prêtre de nouvelles et absorbantes obligations, au Tibet plus encore que partout ailleurs, étant donné le caractère éminemment sacerdotal qu'il y a
revêtu.
Sans revenir sur les études, somme toute assez sérieuses et difficiles, que doivent faire les postulants pour être admis à l'initiation, le novice pour mériter l'ordination, le prêtre ordonné
pour parvenir au rang élevé de lama, la vie claustrale quotidienne du religieux lamaïste est, en réalité, très minutieusement occupée.
Un peu avant le point du jour, le tintement de la cloche ou les appels retentissants de la conque marine appellent les hôtes du monastère, qui, aussitôt éveillés, se lèvent, murmurent une prière,
font rapidement leurs ablutions, et récitent sur leur chapelet la prière spécialement consacrée à leur divinité tutélaire (chacun se choisit un patron spécial).
À un nouveau signal de la cloche ou de la trompette, moines et novices, revêtus du manteau et du chapeau de chœur, se rendent processionnellement au temple et prennent dans un profond silence les
places que leur rang leur attribue. Là, après quelques prières, on leur sert une première distribution de thé, puis ils accomplissent les actes rituels en l'honneur du Bodhisattva Tchanrési, des
saints disciples du Bouddha, des divinités tutélaires (Yi-dams) et pour le salut des morts recommandés à leurs prières. On leur sert ensuite un repas de thé et de gruau, et après une
invocation au soleil ils se retirent dans leurs cellules pour se livrer à des dévotions particulières.
Vers neuf heures du matin, la communauté s'assemble de nouveau dans le temple pour un service en l'honneur des divinités protectrices contre les démons. À midi, nouvelle assemblée après laquelle
les religieux prennent leur repas, soit dans leurs cellules, soit au réfectoire. Puis ils sont libres jusque vers trois heures, moment où ils se réunissent de nouveau au temple pour faire les
offrandes rituelles, instruire les novices et se livrer entre eux à des controverses sur des sujets de dogme, de discipline ou de philosophie. Enfin, à sept heures, a lieu une dernière réunion de
la communauté pour le service d'actions de grâces, suivi de l'examen quotidien des travaux des novices et des postulants.
Pendant chaque séance, on fait trois distributions de thé.
Mais là ne se bornent pas les obligations du religieux. Au Tibet, il n'est pas seulement prêtre, il est tout : instituteur, savant, médecin, littérateur, artiste, sorcier, et il doit se livrer au
genre d'occupation qu'il a choisi dans les moments de liberté que lui laissent les intervalles des offices.
Dans les monastères, tous, ou à peu près tous les moines ont la charge d'éduquer et d'instruire soit les enfants destinés à la prêtrise, soit les postulants, soit les novices. Dans les villages,
comme il n'y a point d'écoles, c'est le lama résidant (d'ordinaire un fruit sec du monastère voisin) qui remplit les fonctions d'instituteur et apprend aux enfants à lire, écrire et compter assez
pour pouvoir se servir de la règle à calcul, et il est à remarquer que, même dans les tentes des pasteurs nomades, hommes et femmes possèdent presque tous ces rudiments d'instruction.
Littérateurs et calligraphes, beaucoup de lamas se consacrent à la tâche de recopier les écritures sacrées, ou bien de les réimprimer au moyen des planches gravées sur bois que possèdent les
monastères.
Artistes, ils décorent les manuscrits de fines miniatures représentant, suivant leur type hiératique, les Bouddhas, saints et dieux visés dans texte. D'autres exécutent sur soie, toile ou papier,
les images divines qui ornent les temples et les salles de réunion des monastères, ou bien en décorent les murs de fresques souvent remarquables. D'autres, enfin, reproduisent en bronze, en
cuivre ou en métal précieux les divinités du panthéon. Ces travaux artistiques, qu'ils exécutent aussi pour les vendre aux fidèles et aux pèlerins, constituent, avec la fabrication des charmes et
des amulettes une source sérieuse de revenus pour les monastères en général, et en particulier pour ceux qui ont une réputation établie en ce genre, tel que, par exemple, le monastère de
Tachilhounpo pour les figurines de bronze et de cuivre doré. Cette fabrication n'est pas, évidemment, un monopole des couvents : Lhasa, entre autres, possède en ce genre des artistes laïques
renommés ; mais en général les images sculptées ou peintes par les moines sont préférées en raison de la sainteté spéciale qui découle de leur origine.
L'exercice de la médecine est tout entier entre les mains des lamas et ceci à double titre, car, d'une part, ils sont les seuls dépositaires de la science, toute empirique qu'elle soit, et si
faute d'études anatomiques ce sont de pauvres chirurgiens, à peu près de même valeur que les rebouteurs de nos campagnes, ils connaissent par tradition séculaire les vertus et propriétés des
plantes de leurs montagnes et savent, paraît-il, les employer avec assez de succès dans la plupart des cas de maladies simples ; d'autre part, comme la superstition populaire attribue aux
maléfices des démons tous les maux qui frappent l'humanité, les lamas sont seuls qualifiés, en vertu de leur caractère sacré et de leur connaissance des sciences occultes, pour combattre et
mettre en fuite les démons.
Cette croyance en l'attribution aux démons de tous les maux moraux ou physiques des hommes nous amène tout naturellement à l'une des fonctions les plus importantes des lamas et celle dont ils
tirent le plus grand profit : l'exorcisme. La magie, dont l'exorcisme est une branche, constitue, nous l'avons déjà dit, une science que possèdent et pratiquent tous les lamas, même de la secte
orthodoxe. Elle a sa place partout, dans les temples dont il faut expulser les esprits du mal avant de procéder à aucun office, et plus encore dans le culte populaire, ainsi que nous aurons
l'occasion de le constater par la suite.
Une autre fonction, et non des moins lucratives, des lamas est celle de prédire l'avenir par l'astrologie, quand il s'agit des événements les plus importants de l'existence humaine — naissance,
mariage, décès, — par divers procédés de divination pour les mille incidents futiles ou sérieux de la vie. Il est à constater, cependant, à leur honneur, que les lamas de la secte orthodoxe se
refusent autant qu'il est en leur pouvoir de se prêter à ces pratiques condamnées par Tsongkhapa et les docteurs de la secte, bien qu'ils soient souvent contraints de les mettre en œuvre pour
satisfaire les désirs de leurs fidèles laïques.
Par goût et pour satisfaire les aspirations superstitieuses de leurs ouailles, nombreux sont
les lamas qui s'adonnent aux sciences occultes, et elles ont usurpé une telle place qu'elles font partie des hautes études religieuses et sont enseignées dans tous les monastères-universités même
de la secte orthodoxe. Il y a, toutefois, à ce point de vue, une réserve à faire. On distingue deux sortes de magie : la « magie blanche » (littéralement « mathématiques blanches »),
kartsis, et la « magie noire » (mathématiques noires), naktsis, qui toutes deux embrassent toutes les applications des sciences occultes, de l'astrologie à la divination. La
première, d'origine indienne, est seule orthodoxe et ne s'appuie que sur les pratiques et les formules consignées dans les soutras, enseignées, dit-on, par Çâkyamouni lui-même. La seconde,
renfermée dans les traités tantriques, découle des enseignements de Padma Sambhava et des religieux de son école qui prétendirent les tirer des terma, — livres mystérieux attribués pour la
plupart à Nâgârjuna, découverts dans des cavités de rochers où les avait cachés leur auteur en attendant l'époque où l'intelligence humaine serait assez développée pour en comprendre la doctrine
profonde —. La kartsis seule est enseignée dans les monastères orthodoxes, tandis que la naktsis se professe spécialement clans les deux monastères de Morou et de Garmakhya.
Tous les maux qui affligent l'humanité, nous le savons, sont l'œuvre des démons et seul le prêtre-sorcier possède la science et la puissance nécessaires pour combattre et mettre en fuite ces
éternels ennemis des hommes. On a donc presque journellement recours à lui. Naturellement le culte populaire comprend, bien qu'elles se célèbrent dans les temples, les cérémonies d'un caractère
magique en l'honneur des divinités secondaires, adversaires des démons, telles que Tchakdor, Tamdin, Lhamo, qui consistent principalement en invocations, récitation de mantras et de dhâranîs, et
en offrandes de victimes, de sang et de liqueur alcoolique. Nombreuses également sont celles qui s'adressent à Zambhala (le Kuvéra indien) dieu de la richesse, tant pour obtenir les trésors dont
il est le dispensateur, que sa protection contre les attaques des hordes de démons, gardiens des trésors cachés et volontiers malfaisants qui sont sous ses ordres. Ces sacrifices comportent
généralement l'holocauste (sreg-pa ou tchinsreg « cruel sacrifice ») qui consiste à brûler les offrandes dans un fourneau d'argile, pratique odieuse au bouddhisme orthodoxe à
cause de la quantité d'êtres infimes susceptibles de trouver la mort dans le feu. On peut aussi ranger dans la catégorie du culte populaire, bien qu'elle soit consacrée au Bouddha Ts'épagmed, la
cérémonie ts'é-groub qui a pour but d'obtenir une longue vie.
Les sacrifices de propitiation des dieux et génies locaux s'accomplissent dans les champs, ou dans la maison s'il s'agit du dieu Nang-lha, avec le cérémonial accoutumé de formules magiques et
d'offrandes. La victime est d'ordinaire une poule dont on répand le sang sur l'autel du dieu, simple tas de pierres ou petit monticule de terre.
L'exorcisme est le complément obligé de toutes les cérémonies, mais il trouve encore en plus de nombreuses occasions de s'exercer à l'occasion des diverses aventures de la vie courante et surtout
en cas de maladies, toutes, on le sait, causées par des démons, et selon les circonstances il revêt des formes variées. Dès qu'il est appelé, la première chose que doit faire le lama c'est de
déterminer par une opération magique quel est le démon qu'il a à combattre, les formules à réciter et les moyens à employer pour le vaincre variant selon sa nature et sa puissance. Dans certains
cas de maladie, par exemple, si le démon est jugé peu dangereux, il suffira de clouer à la porte de la maison du patient l'image d'un coq (animal dont le chant met en fuite les mauvais esprits),
après que le prêtre, armé du dordjé ou du p'ourbou, aura prononcé la dhâranî appropriée et conjuré l'esprit malfaisant de se retirer au plus vite s'il ne veut être mis en pièces et détruit par la
puissance de ces deux armes magiques auxquelles rien ne peut résister. D'autres fois, il faudra dessiner sur un morceau de papier ou modeler en pâte la figure du démon que l'on brûlera ensuite en
en dispersant les cendres au vent. D'autres fois encore, on aura recours à une procession autour du malade ou de la maison, avec accompagnement d'une musique bruyante.
Mais de toutes les pratiques magiques, celles qui répondent le plus aux besoins du peuple, ce sont les diverses méthodes de divination. À quelque classe de la société qu'il appartienne, aucun
Tibétain n'entreprendrait la chose la plus insignifiante sans avoir consulté le sort sur le résultat de son entreprise et le moment favorable pour l'accomplir : à plus forte raison en va-t-il de
même quand il s'agit d'événements sérieux tels que naissance, mariage ou mort. Pour se renseigner, il s'adressera au devin-astrologue qui, par la position respective des astres au moment où on le
consulte comparée avec celle qu'ils occupaient à l'instant de la naissance de la personne en cause pronostiquera, par exemple, si les caractères et les destinées de deux fiancés s'accordent, si
leur mariage sera heureux et fécond, celui des deux conjoints qui survivra à l'autre, etc. ; s'il s'agit de mort, il indiquera de façon certaine si la condition du défunt sera bonne ou mauvaise,
dans quel monde et à quelle époque il se réincarnera.
Pour se tirer des calculs minutieux et difficiles que nécessite le prononcé de son oracle, l'astrologue a à sa disposition de nombreux calendriers et des tables de divination appropriées aux
différentes circonstances qui peuvent se présenter, mais dont la consultation demande une étude et une science spéciales. Ainsi les tables appelées gabtsis « calculs cachés » servent à
connaître les rapports des astres ; groubtsis « parfaite astronomie » à faire connaître le caractère bon ou mauvais et l'influence des planètes ; au moyen des tsérab lastsis on
détermine le destin et la durée de la vie d'un individu ; on consulte les bagtsis pour les mariages, les çintsis afin de savoir dans quelles conditions un mort renaîtra, les
naktsis pour connaître les époques heureuses ou malheureuses d'une existence.
On peut encore consulter le destin au moyen de tableaux divisés en cercles, carrés ou losanges renfermant des nombres, des sentences laconiques ordinairement à double entente, des figures de
divinités, d'hommes ou d'animaux ayant une valeur bonne ou mauvaise conventionnelle qui de plus varie selon que nombres ou figures se trouvent dans des relations données. Pour les interroger on
jette des dés, ou bien des petits cailloux noirs et blancs dont la couleur influe sur le sens définitif de la case où ils tombent.
N'oublions pas enfin les procédés plus primitifs qui consistent à prédire l'avenir par les craquelures d'une omoplate de mouton calcinée, par la disposition que prennent un certain nombre de
baguettes jetées au hasard, ou par le premier mot d'une page d'un livre sacré.
Ces opérations magiques, toujours bien rémunérées, sont une source considérable de profits pour les lamas ; mais moins encore que celles que l'on sollicite d'eux afin d'écarter ou d'atténuer les
mauvais présages ; car ils arguent que ces sortes de sortilèges sont beaucoup plus difficiles à mener à bien. Néanmoins ils en garantissent l'efficacité quand on sait y mettre le prix.