Albert Londres (1884-1932)
LA CHINE EN FOLIE
Albin Michel, Paris, 1925, 254 pages. Première édition : 1922.
"Au fait pourquoi suis-je en Chine ? C'est, dis-je en laçant mes bottes, pour assister à la guerre entre M. Tsang-Tso-lin et M. Wou-Pé-Fou. Je sentis qu'un
sourire passait sur ma face. Et je m'adressai encore la parole. Es-tu bien sûr, me dis-je, que les lecteurs de ton journal attendent chaque matin, le cœur battant, des nouvelles de MM. Wou-Pé-Fou
et Tsang-Tso-lin ? Un beau crime à Ménilmontant l'emportera toujours sur une guerre dans la province du Tchély, mon ami... Bah ! un reportage est un reportage. Là-dessus je me coiffai et je
partis à la recherche du truculent bandit qui a nom Tsang-Tso-lin."
Extraits : A Pékin — Éloge de l'anarchie — Shanghaï — Le docteur Yen — Ils sont
là !
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Ma joie est sans mélange. J'ai trouvé mon Eldorado. Il est des hommes cupides qui s'en vont par le monde pour épouser des mines d'or ; d'autres, aimant la lumière, pourchassent les puits de
pétrole ; des troisièmes, une lanterne entre les deux yeux, attendent vibrants, des nuits entières aux lisières émouvantes des jungles, un rendez-vous secret avec le tigre noctambule. Moi, votre
petit serviteur, je cherchais le pays sans maître, la ville chimérique de l'anarchie totale. Dieu m'a comblé. Je la tiens. C'est Pékin !
Qui veut s'offrir le temple du ciel dont les tuiles sont si bleues que les anges s'y trompent et, croyant regagner leur demeure, passent la nuit sur ses toits ? Qui veut acheter le Palais d'Été ?
Qui rêve de démolir vingt mètres de la muraille pour se construire une bicoque avec ces pierres sacrées ? C'est à vendre. La plus échevelée foire d'empoigne des temps anciens et modernes est
ouverte. Amateurs d'antiquités, d'enclos nationaux, de manuscrits catalogués, Rockfeller et tous les autres « rocs » du Pactole, accourez ! Voulez-vous les tombeaux des Empereurs Ming ? Je vous
les vends. Je vous signe même sur facture, la permission de les débarquer, vingt jours après, à San-Francisco. A Rothschild j'offre le Temple des Lamas. C'est tout le Thibet. Je lui fais même un
lot, je lui vends les lamas du même coup. C'est une affaire. Ces bonzes mangent peu. Que M. le baron me télégraphie si cela lui chante. Dans quarante-six jours il a le monument, les prêtres, la
crasse et les statues impudiques, franco Marseille.
Qui désire l'autel du sacrifice en marbre blanc, où les Empereurs vêtus de bleu, à trois heures du matin, la seconde nuit de pleine lune, face au ciel, venaient, de leurs mains transparentes,
égorger la bêlante victime ? C'est un beau morceau. Il doit peser lourd, mais on s'arrangera. Les Messageries Maritimes feront trente pour cent de réduction pour le transport, je le prends sur
moi. L'autel pourrait servir, par exemple, à exhiber deux mille danseuses internationales. Je propose cet achat à MM. Volterra. Je suis rond en affaire : un million de dollars (le port en sus),
c'est pour rien. Enlevez le colis !...
Tenez, nous allons vivre ensemble cette journée.
Huit heures du matin, le boy pénètre dans ma chambre. Je préférerais évidemment que ce fût le premier prix de beauté du concours du Journal ; mais c'est le boy ! Immédiatement, il me crie : «
Tout va bien ! » Cela signifie que ni Tsang-Tso-lin, mon vieux copain, ni Wou-Pé-Fou, ni aucun autre des vingt pirates armés n'est entré de nuit dans la capitale du Nord ; en un mot, que l'ordre
règne...
Ce soir, quatorze Messieurs m'invitaient à un festin. Les journalistes chinois, séduits par l'air sérieux que j'apportais dans mon travail, avaient décidé de m'avoir, aux lumières, autour d'une
table de premier choix.
...Je bus un coup et je repris :
— Messieurs, je fais appel à votre bonne foi. Le bon peuple de Chine est malheureux. Vous savez comme moi que, dans le royaume de Tsang-Tso-lin, chacun tremble. Lorsque l'un de vos tyrans a
besoin d'argent, il pille les particuliers. À l'approche des troupes, les femmes qui veulent rester pures se jettent dans les puits. Le paysan ensemence sa terre, les hordes viennent ensuite et
la retournent. Est-ce du désordre, oui ou non ? Et dites franchement, devant cet état, si la présence d'un gouvernement ne se fait pas sentir ?
Alors le plus âgé posa sa tasse de porcelaine, essuya, pour mieux me regarder, les verres de ses lunettes, se leva et dit :
— Confrère blanc, tu juges sans réflexion. Les sujets de Tsang tremblent, dis-tu. S'ils tremblent, ce n'est pas parce qu'ils sont les sujets de Tsang, mais parce qu'ils ont toujours tremblé.
Aujourd'hui, le maître s'appelle « toukiun », autrefois il portait le nom de mandarin. Le Chinois a passé sa longue vie à ramper devant tous les seigneurs pour éviter leurs fantaisies cruelles.
S'il ne tremblait plus, c'est alors qu'il y aurait du changement et que tu aurais le droit de t'écrier : La Chine est en décomposition. C'est l'anarchie !
Le toukiun impose le peuple, dis-tu. A quel moment le peuple n'a-t-il pas été imposé ? Et que ce soit par le toukiun ou le gouvernement, si le pirate n'exige pas davantage que le protecteur,
quelle différence veux-tu que le peuple y trouve ? Quant à l'épisode des femmes et des puits, sache que ce n'est pas là une affaire gouvernementale. C'est une vieille coutume nationale. De tous
temps, beaucoup de femmes, à un certain détour de leur existence, ont épousé les puits, de gré ou de force. Et, crois-moi, à la minute où nos chères compagnes se laissent glisser dans l'eau
potable, il ne leur vient pas à l'idée de se dire qu'elles n'en seraient pas là, s'il y avait un gouvernement !
— Alors, m'écriai-je, où réside l'anarchie qui, selon tout bon esprit, dévore la Chine ?
— L'anarchie réside dans le cerveau des hommes de ton espèce, répondit toujours le plus âgé. Vous vous figurez, en Europe, que vous détenez la vérité. Parce que chez vous vos pays ont un
gouvernement à leur tête, vous croyez d'abord que c'est le gouvernement qui fait marcher le pays, ensuite que tout autre pays, pour fonctionner, doit avoir comme le vôtre un gouvernement.
Confessez ici votre erreur. Si les bolcheviks qui, eux aussi, cherchaient un nouveau système, nous avaient imités, il y a longtemps, avec le bruit qu'ils ont fait, qu'ils auraient conquis le
monde. Eux ne se sont pas contentés de démolir, ils ont voulu reconstruire. Ce fut leur faute. Nous, nous n'avons plus rien : ni suffrage universel, ni suffrage de classe, ni soviets, ni
gouvernement, ni députés, ni commissaires et quant à la caisse de l'État elle est sèche comme une figue de trois ans. L'État est mort, mais le pays vit. Jamais le pays n'a mieux vécu que depuis
qu'il n'y a plus d'État.
— Permettez...
— La vie a plus d'entrain que jadis. Le particulier cache dans sa poche un dollar qui vaut dix beaux francs au lieu de deux cinquante. Les canards laqués pendent par milliers, le croupion bien
frais, aux crochets des marchands de victuailles. Il n'y a pas un crime de plus qu'auparavant. Les bandits n'attaquent nos trains qu'avec modération, tenant à prouver que, depuis qu'ils sont
libres, ils se gardent bien d'abuser. Nos lettres arrivent, les télégrammes circulent rapides comme la pensée. Nous jouons au Mat-Hiang à volonté. Les petites chanteuses chantent toujours comme
de gros eunuques. Les hirondelles continuent de faire des nids. Les requins ont encore des ailerons. La « drogue » ne manque pas. Et nos cercueils sont d'aussi bon bois.
— C'est l'éloge de l'anarchie que vous prononcez là, ô confrère vénérable.
— Vous l'avez dit, fit toujours le plus âgé, en levant d'une main sa tasse de vin chinois, tandis que de l'autre il caressait voluptueusement la nuque huilée de sa petite chanteuse
cantonnaise.
Foi d'homme libre, on ne peut passer cette ville-là sous silence.
Il est des cités où l'on fait des canons, d'autres des étoffes, d'autres des jambons. A Shanghaï on fait de l'argent. C'est la matière première et dernière. Si l'on se promenait avec un panier et
qu'on pressât le nez des passants, on rentrerait chez soi, fortune faite.
On m'avait dit qu'à Shanghaï on ne parlait que l'anglais. C'était un affreux mensonge. Tout alphabet y est inconnu. La langue de ce pays n'est pas une langue de lettres, c'est une langue de
chiffres. On ne s'aborde pas en se disant : « Bonjour, comment allez-vous ? » mais : « 88.53 — 19.05 — 10.60 ». Pour y devenir millionnaire, inutile de savoir lire, savoir compter suffit.
C'est un veau d'or adipeux.
Si Lénine a vu Shanghaï il est excusable !
C'est en Chine et ce n'est pas une ville chinoise. Elle enferme un million de Chinois, cela ne prouve rien encore. Ce million de Chinois ne fait pas plus Shanghaï que mille poux sur un poney ne
font le cheval.
Vous connaissez les scènes de délirium tremens qui ont lieu à Paris, sur les escaliers de la Bourse, au coup de midi. Dans chaque capitale respectable d'Europe et d'Amérique, on trouve un pareil
établissement à l'usage des pauvres bougres, victimes de l'alcoolisme financier. Or, un jour, Mercure ayant obtenu le don d'ubiquité, tout essoufflé, apparut sur le parvis de ces temples et dit
:
« Petits frères, faites silence, j'apporte une parole qui vaut son poids de platine. Je suis venu à telle allure que, si à la place d'ailes, j'avais eu des roues à mes talons, j'en aurais crevé
tous les pneus. Bref ! je ne regrette rien car mon message est beau, écoutez : En Extrême-Orient, il est une ville s'appelant Shanghaï. Elle a devant elle les routes de toutes les mers et, dans
son dos, quatre cent millions d'individus à faire boire, manger, jouer, à éclairer, à raser et à tondre. On l'ouvre au marché des bancs. Avis. »
Ce fut une ruée. De New-York, de Chicago, de Manchester, de Londres, de Lyon, de Hambourg, de Milan, d'Amsterdam, de Barcelone, de Constantinople, de Tokyo, de Bagdad, tous les gentlemen de
banques et tous les sarafs de bazar se jetèrent, ventre à terre, sur la ville promise.
Ainsi naquit Shanghaï de mère chinoise et de père americo-anglo-franco-germano-hollando-italo-japono-judéo-espagnol.
D'un bout à l'autre, Shanghaï a vingt kilomètres. Si vous ne vous rendez pas compte de ce que les fils de Sem et de Japhet ont pu construire sur ces terrains jaunes, c'est que vous ne serez
jamais dignes de comprendre l'élégance d'un cube de pierre.
Au centre est New-York, mais un New-York qui voudrait crâner plus haut que la peau de son crâne.
Tout le long du quai du Wang-Poo (et c'est long !), c'est Saint-Denis. C'est même Saint-Étienne : il n'y a pas trop de deux saints pour faire monter toutes ces fumées au Paradis.
Voilà des jardins et des femmes pas plus hautes que ça et qui ont des bosses dans le dos. C'est le quartier japonais. La Japonaise, sitôt son enfant né, sans doute pour se venger, le porte par
derrière !
Plus loin, aux fenêtres, hommes et femmes dépérissent comme ces arbres qui n'ont plus de terre autour de leurs racines : la rue des réfugiés russes.
Voici la concession française. C'est la seule. Les autres sont confondues dans la concession internationale. Deux cent mille Chinois vivent sous nos lois. Il y a un conseil municipal, tout comme
à Pontoise et à Paris. Et un consul général, Auguste Wilden, que ses administrés de couleur appellent dans leurs lettres, suivant le jour : « Votre Grandeur, Mon Colonel, Votre Sainteté, Votre
Majesté, voire Mon Curé ».
Puis il y a la ville chinoise. Celle-ci, je la remercie d'avance. Elle assurera le bonheur de mes vieux jours. Je vais rentrer à Paris, je raflerai toutes les pinces à linge que je trouverai. Je
reviendrai sur le Wang-Poo et m'installerai à la porte de la cité indigène. Avant d'y pénétrer, tout le monde achètera mon petit instrument pour se boucher le nez. Je reviendrai
milliardaire.
Maintenant, lâchez dans tout cela autant d'autos de luxe que vous imaginerez, des écuries entières de poneys endiablés, des trams électriques sans rail, des légions de brouettes, trente mille
coolies-pousses vous filant dans les jambes comme des lapins mécaniques, et vous pourrez servir chaud ; vous aurez Shanghaï, exposition permanente des races, des mœurs et des tares du
globe.
Le docteur Yen, président du Conseil par intérim et ministre des Affaires Étrangères par bonté d'âme, m'attendait au Wai Chiao Pu...
Le docteur Yen, dont les yeux encadrés d'écaille nageaient dans le contentement, expliqua :
Ce qui se passe en Chine tient plutôt du phénomène céleste que de la politique. Un pays n'est pas un individu comme moi, comme vous, c'est une grande chose avec un passé, un avenir. Or, ce passé
et cet avenir sont intacts ou presque.
Ma Chine. Ce n'est pas un pays, monsieur, c'est un continent. C'est plus grand que votre Europe tout entière. Quatre cents millions de concitoyens ! Voyez quel mal vous avez pour vous entendre à
cet autre bout du monde. Que faites-vous ? Vous patientez. Patientons aussi. D'autant que dans notre cas c'est un malheur pour un seul peuple : le nôtre. Nous nous déchirons, mais en famille. Nos
chiens sont subitement devenus des loups, mais n'ont pas quitté leur ferme. Des satrapes mettent simplement de l'argent dans leur poche. C'est un militarisme domestique.
— Savez-vous que j'ai vu Tsang-Tso-lin à Moukden ? Quel beau bandit ! C'est le plus magnifique de ma collection.
— Chut ! fit M. le docteur Yen, président du Conseil par intérim et ministre des Affaires Étrangères par résignation, parlez plus bas, les avant-gardes de M. le maréchal Tsang-Tso-lin ne sont
plus qu'à trente kilomètres de ce bureau. Et s'il n'y a que moi pour les arrêter !...
L'autorité, continua-t-il, est bouleversée. Je ne saurais vous le cacher. Sans doute, aussi, règne une absence de discipline. Les soldats n'appartiennent plus à l'État, mais à des particuliers.
Nous sommes une république parlementaire, mais nous n'avons plus de parlement. M. le président du Conseil est en congé à Tientsin, sur la concession française, où, paraît-il, l'air est salubre,
et cela depuis cent deux jours, — cent deux jours ! répéta le docteur Yen, veinard ! — mes autres collègues, pris subitement d'un urgent besoin de déplacement, se sont dispersés aux quatre coins
de l'horizon pour écrire des poèmes sur toutes les faces de la lune. Le pays est riche. Notre monnaie vaut plus du triple d'avant-guerre. L'or sonne dans tous les goussets des vide-goussets, mais
le gouvernement, que j'ai l'honneur de représenter in extremis, n'a plus une sapèque. (Prêtez-moi donc une allumette, fit incidemment le ministre.) Les fonctionnaires ne montent plus chaque matin
à leur travail, mais à l'assaut de nos caisses vides. Le Sud dit que le Nord n'est pas légitime, et le Nord, c'est moi ! L'Est, que représente M. le maréchal Tsang-Tso-lin, menace par-dessus ma
tête d'anéantir le centre, que gère M. le maréchal Wou-Pé-fou. Le vent jaune s'en mêle ! Bref, pour l'heure, le système est légèrement dérangé.
— Cependant, monsieur, souvenons-nous. Un gouvernement, comme vous ou moi avons l'habitude de l'entendre, est-il, en général, aussi indispensable que cela au bonheur des États ? La Chine, pour
son compte, a toujours eu très peu de gouvernement, et, j'ose le dire, cela ne lui causa jamais de notables malheurs. Quand feu S. M. l'Empereur, devançant dans leur goût de voyage mes honorables
collègues d'aujourd'hui, quitta Pékin, la Chine, qui avait perdu du même coup tout pouvoir central, ne cessa pas d'exister. N'êtes-vous pas frappé, actuellement, par l'ordre particulier qui règne
dans le désordre général ? Voyez le peuple. Sait-il qu'il n'y a pas de gouvernement ? S'occupe-t-il du Nord ou du Sud ? Que je brûle du désir de donner chaque matin ma démission, cela
l'empêche-t-il de trouver la même saveur à son riz ? Les marchands de lanternes composent toujours des lanternes, les garçons continuent de lutiner les filles et les coolies de tirer les
rickshaws.
Pou ouvrit la fenêtre, se haussa sur ses doigts de pieds et regarda dans la rue. C'était une nuit de clair de lune : au loin le toit en rotonde du temple du ciel.
— Regardez ! Tous se sauvent !
C'était vrai. L'avenue grouillait de Chinois en fuite.
— Où vont-ils ?
— Se cacher. Faisons comme eux. Dépêchons-nous. Ce n'est pas de la peur, c'est de l'expérience. C'est l'année du chien. Nous sommes aujourd'hui même, en ce deuxième jour de lune, sous l'influence
de l'étoile Nicou. Et l'étoile Nicou, c'est le bœuf !
— Et vous, vous êtes un âne.
— Et vous un barbare du pays blanc ! Rien n'est mauvais comme le signe du bœuf ! Faste ou néfaste ? la vie est là. Aujourd'hui c'est néfaste et tous les dieux sont en colère !
Dans les rues, c'était étourdissant. Affolés, Chinois et Chinoises se précipitaient de tous côtés. Ils battaient les murailles. Ils faisaient penser à ces grosses mouches, prisonnières dans une
chambre, et qui, sans comprendre le mirage du verre, se heurtent aux carreaux, obstinément.
Pékin était devenue un immense Magic-City.
Les Célestes montaient, descendaient, s'entre-choquaient, patinaient, fonçaient, hurlaient, jetaient des matelas par les fenêtres, cassaient des assiettes, tiraient des femmes, des enfants et des
coups de fusils ! Ils chargeaient sur leur dos des armoires, des lits. Tous les véhicules nationaux étaient sortis des hangars. Les rickshaws fendaient la foule. Les chaises à porteur houlaient,
les brouettes gémissaient. Dans la panique, on avait attelé les chameaux aux voitures à bœufs, les bœufs aux voitures à ânes, les ânes aux voitures à bras. Sur l'épaule, les bambous porteurs
pliaient sous des poids écrasants. On fuyait à cheval, en voiture, et sur des vélocipèdes. Les chiens fidèles et essoufflés essayaient de suivre le derrière en feu de leurs propriétaires. Sur les
ailes des toits miaulaient les chats. Lorsque Sodome et Gomorrhe brûlèrent, on ne vit pas, vers la sortie, pareille bagarre !
Ils s'appelaient. Ils s'insultaient. A sept heures du matin, on entendit distinctement le canon. Le peuple de Pékin arrêta soudain sa course, s'immobilisa et glapit. Tsang-Tso-lin ! Tsang-Tso-lin
! C'était la même intonation de frayeur qu'aurait certainement Lucifer s'il apercevait de nouveau sur sa gorge la lance de l'archange Saint Michel !
... Pékin n'est que murailles qui s'emboîtent : muraille extérieure, muraille intérieure, muraille de la cité interdite, muraille de la ville diplomatique où chacune des légations est elle-même
entourée d'une muraille. Est-ce de se savoir ainsi emmuré que ce peuple entrait en folie ? Dans la coque d'un sous-marin qui coule, l'équipage n'est-il pas la proie d'une semblable panique
?
Débouchant de la ville tartare, de la ville chinoise, de la ville jaune, la foule déchaînée débordait de partout. Des cris aigres s'élevaient au-dessus du vacarme : c'étaient ceux d'enfants
égarés dans ce sauve-qui-peut éperdu. J'en ramassai une dizaine que je mis de côté sur un coin du trottoir. Ils n'y restèrent pas longtemps. La populace balayait tout.
Des Chinois sautaient dans les rickshaws vides. Les coolies laissaient partir les brancards vers le ciel, les clients basculaient par-dessus la capote et les coolies poursuivaient leur
fuite.
Les trois guichets d'entrée du quartier des légations étaient définitivement engorgés. Arrêtez-vous ! avait-on envie de crier à ces insensés, vous savez bien que le quartier est petit. Vous allez
le faire éclater. Et, à moins que l'on ne vous coupe la tête comme aux sardines, vous ne pourrez y tenir tous.
Ils s'y ruaient.
... On donnait l'assaut aux banques. On ne venait rien réclamer : au contraire ! on apportait son argenterie, ses coffres, ses objets d'art, ses bijoux, ses soieries, ses valeurs, ses poux.
Beaucoup attendaient, leur femme contre eux. Venaient-ils la déposer aussi ?
Ils fuyaient. Les uns avaient des bouddhas entre les bras. D'autres sauvaient des paravents, des lanternes, des nattes enroulées, des cassettes, des potiches. On voyait des pipes à opium qui
dépassaient d'une poche de la casaque, Et des nouveau-nés, accrochés dans le dos des mères, dansaient le pas effréné de la débandade.
Des soldats — à qui appartenaient-ils ? qui les payaient ? — fusil sur l'épaule, roulaient eux aussi, au gré du torrent.
... A Chienmen, à Hatamen, à la Tartarie, derrière la ville jaune, partout, le spectacle se répétait. On ramenait les volets, on bouclait les portes, on enfermait les canards, on arrachait les
légumes, on abandonnait les cercueils.