Ferdinand-Joseph Harfeld
OPINIONS CHINOISES SUR LES BARBARES D'OCCIDENT
Librairie Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1909, VIII+308 pages.
Opinions d'un lettré éclairé — Découverte de l'Europe par un fils de Han — Opinions d'un lettré agressif — Opinions d'un Boxer
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Avant-propos : Diverses missions techniques, études de mines et reconnaissances de voies ferrées, dont je fus chargé en 1902, m'ont amené à
parcourir, pendant quatre ans, la plupart des provinces centrales et méridionales de l'Empire du Milieu.
Au cours de ces voyages, je fus mis en rapport avec de nombreux Chinois, et la curiosité qu'ils excitèrent tout d'abord en moi devint bientôt un intérêt très vif pour ce peuple, dont la civilisation, fort avancée pourtant, est si différente de la nôtre.
J'ai essayé de comprendre l'âme chinoise et voulu me rendre compte des raisons qui font naître la xénophobie dont elle est saturée.
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Je crois utile d'exposer les griefs chinois. Peut-être ainsi pourrait-on atténuer leur acuité ; peut-être même quelques-uns d'entre eux disparaîtront-ils
complètement. En tout cas, un fait est positif : ce sont des fautes presque toujours identiques qui soulèvent périodiquement, avec des cris de passion et de rage, une population en réalité
paisible et pacifique.
Tous les massacres qui ont marqué de taches sanglante l'histoire de la Chine, pendant les cinquante dernières années, résultent des mêmes causes et présentent les mêmes phases. L'étude de la genèse et du développement de ces drames cruels permettra d'en éviter le renouvellement trop fréquent.
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Mes recherches ont été ardues, car le fils de Han ne se livre guère. Peut-être ne les aurais-je pas menées à bien si je n'avais trouvé l'aide précieuse d'un
lettré intelligent et droit, qui se rendait compte de leur utilité.
J'ai choisi dans le peuple chinois des types caractéristiques, représentés par des personnages dont j'ai modifié le nom, mais dont je puis affirmer l'existence. Je les ai vus, je leur ai parlé. Tous ceux qui ont voyagé en Chine les reconnaîtront.
Quant aux documents dont je me suis servi, ils sont originaux, et je les ai reproduits en serrant leur texte d'aussi près que possible.
Extraits : Privilèges, et violations de notre droit - Préséances et respect - Vous nous avez dicté des traités
L'Empereur et l'Impératrice sont avec nous ! On incendie les chapelles...
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Tous ces privilèges dont vous jouissez nous rappellent donc les violations de notre droit, et notre rancune s'accroît encore.
Je viens de dire que vous jugiez différemment les meurtres commis chez nous et chez vous. Est-il juste de rendre notre gouvernement responsable de la sécurité des étrangers ? Des meurtres isolés
servent de prétexte à vos demandes de privilèges et d'indemnités.
Or, l'assassinat d'Alexandre II, de Lincoln, de Garfield, de Carnot, de Mac Kinley, de l'impératrice Elisabeth, de Nasr ed Din, des rois Humbert et Don Carlos, les crimes terroristes, le massacre
des ouvriers italiens à la Nouvelle-Orléans, le chiffre des meurtres qui croît en Europe d'une manière inquiétante, prouvent que les polices les meilleures sont impuissantes à empêcher les
attentats. Ces comparaisons, soulignées par nos journaux, accroissent l'irritation générale.
*
Enfin l'effet produit par votre ignorance complète de notre cérémonial achève de vous disqualifier. Il nous semble incroyable qu'on puisse ignorer ce qui nous fut enseigné de tout temps.
Pour moi, qui suis revenu de bien des choses, je me rends un peu compte de ce qui se passe en vous : énervement produit par l'échange de phrases convenues contre d'autres phrases convenues,
mépris d'un code de cérémonial frivole à vos yeux, exagération de la valeur du temps. « Le temps est de l'argent », dites-vous. Sur ce point, comme sur tant d'autres, les fils de Han et les
Occidentaux ne sont pas d'accord : la résultante de l'impatience et de la hâte, au milieu de nous, est une diminution de vitesse.
Mais, quelle que soit la cause de ce mépris de notre étiquette, il exalte en nous le sentiment de notre supériorité sur des gens qui, refusant d'observer les convenances, se rient du décorum et
des usages reçus.
Le faste officiel nous est cher à nous, Orientaux. Nous ne pouvons comprendre qu'un chef d'État, le président Grant, se soit promené en veston dans les rues de Pékin. Mais veuillez vous rendre
compte de nos impressions devant un cas plus banal. Imaginez qu'on annonce, dans une ville de l'intérieur, l'arrivée prochaine d'un consul général, à qui les traités donnent rang de
taotaï. La foule monte sur les larges remparts de la ville pour voir arriver la procession du grand magnat étranger. Et voici le cortège somptueux qui s'approche. D'abord, un messager
dont le portefeuille rouge contient les cartes de visite chinoises du consul. Puis, dans une chaise à quatre porteurs, un voyageur en vêtements négligés et poussiéreux. Enfin, quelques coolies
qui portent des malles. C'est tout ! La curiosité devient une indifférence méprisante. Quelques heures plus tard, le consul est reçu par le préfet. Nous comparons, à part nous, le vêtement
mandarinal flottant de soie brodée et notre tso i cérémonieux, avec la redingote étriquée et les saluts secs du consul en visite.
N'était notre politesse native, nous serions pris d'une vive hilarité. Bagatelles ! dites-vous. Cependant rien n'augmente plus sûrement notre mépris de l'étranger que le fait de ne pas se soucier
de ces bagatelles.
Je ne pourrais énumérer tous vos manquements à notre étiquette ; ils sont innombrables. Ils nous choquent et vous déconsidèrent complètement à nos yeux. J'en cite au hasard : accepter sans de
longues protestations la place d'honneur ; s'asseoir avant celui qui vous reçoit, obéissant ainsi à ses pressantes sollicitations ; rester assis s'il se lève un instant ; porter des lunettes en
présence d'un supérieur ; les mettre, sans en demander la permission, pour lire un document, et les conserver, la lecture terminée ; présenter ou recevoir un livre, un document, une tasse, en se
servant d'une seule main ; boire, avant qu'il soit temps de partir, le thé qui vous est servi ; omettre de se lever en même temps que l'amphitryon, quand les serviteurs remplissent pour la
première fois votre coupe de vin ; tenir celle-ci par le fond, ou la vider complètement ; négliger de se régler sur le principal invité lorsqu'on sert le premier plat rôti, ou le premier bol de
riz ; décliner de manger le ti tzé (rôti de porc) lorsque l'amphitryon fait présenter ce rôti découpé : tout cela constitue un manque d'égards impardonnable. C'est se disqualifier que de
passer par l'entrée de droite de la porte ki linn mênn, lors d'une visite qui n'est pas faite à titre de subordonné. Les battants centraux s'ouvrent seulement lorsque le maître de la
maison est prêt à recevoir le visiteur. Souvent l'attente est longue et l'étranger, impatienté et insuffisamment au courant des coutumes chinoises, commet la faute de passer par l'une des portes
latérales, qui sont ouvertes.
Il est impertinent de regarder en face un homme d'un rang social supérieur au sien. Il est poli, au contraire, d'arrêter les yeux sur le bouton fermant en haut et à gauche la robe de soie.
Ne pas s'adresser à autrui en termes laudatifs, ne pas parler de soi-même en termes méprisants, sont considérés par nous comme une insolence notoire. Ne pas poser de questions sur l'âge, le
revenu annuel, le nombre de fils, le but du voyage, le prix de divers ornements ; répondre par une simple affirmation ou par une simple négation, en ne répétant pas les termes de la question ;
parler à un égal sans descendre de cheval ou de palanquin, sont autant d'infractions à la déférence que se doivent des gens bien élevés.
Et je ne fais qu'indiquer vos fautes les plus fréquentes. Étiquette ridicule ! dites-vous. Pas pour nous, et notre mépris frappe d'emblée celui qui ne se conforme pas à notre code de
cérémonial.
Ce mépris devient une vive irritation en présence du langage agressif de vos journaux et de vos livres. Leur responsabilité est lourde dans les événements de 1900. Nous avons lu, la rage au cœur,
The break up of China, de Lord Beresford, et China in decay, de Krauss.
Depuis des années déjà, vos journaux en Chine et en Europe dénonçaient «la pourriture chinoise» et proposaient le dépeçage de « l'homme jaune malade ». Les passages les plus significatifs avaient
été, comme vous le pensez bien, traduits en notre langue. Nous avions vu sur vos cartes les futures zones d'influence et nous nous rappelions les paroles prophétiques de notre illustre philosophe
Mêng Fou tze : « Ce que veulent les Barbares, c'est notre territoire. » La façon ouverte dont se discutait le partage prochain de notre pays eut son utilité ; elle montra les iniquités sans nom
auxquelles on pourrait en venir un jour. Mais elle accentua encore les haines et la colère contre l'étranger. Elles furent bientôt portées à leur comble par la mainmise opérée sur des portions de
notre territoire.
C'est alors que nos dirigeants, frémissant des blessures reçues et des humiliations subies, voulurent mettre fin à leur intolérable situation, et la croisade anti-étrangère commença.
Ne vous y trompez donc pas : pour nous, les Boxers, qui jouèrent un rôle prépondérant dans ce grand mouvement nationaliste, sont d'aussi bons patriotes que Guillaume Tell résistant au tyran
Gessler.
Les Barbares ont bouleversé toutes les règles de la préséance et du respect. Croiriez-vous que, dans la rue, deux frères d'âge différent marchent à la même hauteur ?
Les femmes sont plus respectées que les hommes. Déjà la chose m'avait été dite, mais jamais je n'aurais cru que cette aberration fût si générale et si profonde. Ainsi, sur un trottoir étroit,
l'homme cède toujours le pas à une créature inférieure. Le mari et la femme vont sans honte bras dessus bras dessous, ou épaule contre épaule, dans la rue ou les jardins publics, et personne ne
sourit.
Un homme qui accompagne sa femme porte les paquets et personne ne raille. Voilà où en arrive l'homme qui n'a pas reçu les enseignements de Koung Fou tz et des sages.
Ce n'est pas tout : les hommes cèdent aux femmes la droite (place d'honneur en Occident) ; ils attendent à table qu'elles aient pris place, puis s'asseyent près d'elles, sont pleins d'attentions
pour elles et ne fument pas en leur présence ; une bru dîne en même temps que son beau-père et est servie avant lui.
Des hommes font visite à des femmes et leur écrivent ; ils les saluent en se découvrant et en leur donnant la main. Il n'est pas mal vu de demander à quelqu'un comment se porte sa femme et de le
prier de transmettre à celle-ci des hommages respectueux. C'est grotesque !
Dans les hôtels, qui ressemblent, soit dit en passant, à des palais princiers, les hommes et les femmes prennent ensemble leurs repas en public. Les femmes servent dans les magasins et elles
voyagent seules.
Il semble que ces gens-là aient pris un malin plaisir à adopter en toutes choses le contraire de nos usages.
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Je n'en finirais pas de citer toutes les caractéristiques étranges des Fann kwei. Ils portent de lourdes chaussures dont le talon résonne sur le pavé. Combien j'aime mieux la démarche
silencieuse des fils de Han, chaussés de bottes à hautes semelles d'étoffe blanche !
Les pieds des Barbares sont très grands ; leur race est moins fine et moins pure que la nôtre. Les délicieux kinn lienn n'existent pas, et ce n'est pas dans l'Ouest qu'on voit des
chaussures de deux tseun de long.
Les Barbares enlèvent leurs chapeaux à l'intérieur, même en hiver, mais les gardent à l'extérieur, même en été ; se découvrir est une marque de respect.
La plupart des hommes portent les cheveux courts et ne les rasent pas sur le front, ce qui les fait ressembler à des prisonniers ou bien à des ng tsok. Cependant quelques artistes ou
soi-disant tels portent la chevelure longue, ce qui fait sourire. C'est parmi les hommes et non parmi les femmes que la calvitie se constate le plus souvent.
Enfin, et ceci est un comble, de tout jeunes gens non mariés portent la moustache. Quand les femmes vont à la Cour, elles doivent se découvrir les épaules. Une poitrine développée et une taille
fine sont considérées comme fort désirables ; aussi, dans le but d'amincir l'une et de bomber l'autre, une cage spéciale de fer appelée corset se porte sous la robe, mais les déformations qui en
résultent sont très graves. Et dire que ces gens-là, ignorant ce qui est beau et bon, critiquent nos lis d'or !
Le sans-gêne de certaines femmes est inimaginable : on les voit porter pince-nez en public et cela ne cause aucun scandale, alors que sous le ciel nos magistrats leur feraient appliquer cent
coups de semelle de cuir sur la bouche.
Chose curieuse, les modes varient constamment. Il faudrait un gros album pour peindre les variations absurdes de la coiffure et du vêtement depuis quinze siècles. C'est une preuve de versatilité
et d'extravagance.
Une de nos élégantes qui aurait le malheur d'être pourvue d'une chevelure naturellement frisée se donnerait toutes les peines possibles pour lisser et laquer celle-ci. En Occident, au contraire
les femmes ont recours aux artifices du coiffeur pour simuler les ondulations que la nature leur a refusées. Ces coiffures crêpées sont horribles.
Un de nos proverbes dit : « Le lion porte la crinière, le paon mâle la parure : une toilette simple est le propre de la femme. » Eh bien, en Europe ce sont les femmes qui dépensent le plus pour
leur toilette. On est effrayé du prix d'une belle robe chez un « grand faiseur » et des sommes dépensées en parures de brillants et de perles par des femmes trop connues.
Les robes moulent le corps. Que les longues tuniques carrées et les larges pantalons de soie brodés sont plus décents et plus élégants !
En tenue de gala ou de soirée, les Yang kwei tz portent tous un habit semblable d'une coupe étrange. Chose incroyable et choquante : les
domestiques sont autorisés à endosser le même vêtement de cérémonie.
Sur la tête se porte une sorte de tube, parfois à ressort, mais toujours hideux. L'élégant éventail, d'un emploi universel sous le ciel, n'est pas utilisé en Europe et ne fait point partie de
l'équipement du soldat. Les manches des vêtements ne descendent pas sur les mains et celles-ci sont recouvertes de sacs de peau blanche, car les Barbares ont choisi pour les fêtes et les
cérémonies cette lugubre couleur de deuil.
Partout l'on retrouve cette teinte de mauvais augure : les robes de femmes, les nappes, le linge, tout est blanc. Il me semble toujours que je vais entendre les cris des pleureuses et les
modulations précipitées des lapa.
Les tao che me diront que c'est le moment de faire d'une façon invisible le charme conjurateur des trois cercles. Mais, quoi qu'il en soit, l'impression laissée par cette couleur funèbre
est fort désagréable et favorise toutes les influences néfastes.
Combien nos tables de laque rouge ou noire et nos soies de couleurs vives sont plus gaies !
Dans le monde, des acteurs sont reçus et traités en gens de distinction. On fait fête à ces parias, exclus de nos examens, eux et leur descendance jusqu'à la troisième génération. Mes éminents
frères aînés de la « cité Jaune » auront ici un sourire d'incrédulité, mais je répète que je n'invente rien.
L'assaut d'un buffet dans les grandes fêtes officielles donne une triste idée de l'étiquette. D'autre part, il est mal vu de cracher par terre et de montrer par des éructations combien il a été
fait honneur au repas auquel on a été convié.
Ces Barbares sont un tissu de contradictions.
Quels divertissements étranges réjouissent les Barbares d'Occident ! Cela s'appelle : bals, danses, garden-party. Couple par couple, les invités quittent leurs sièges, le monsieur serrant la
taille de la dame, qui peut être la femme d'un autre ; puis ils glissent, tournent, sautent, reculent, avancent, saluent, prennent des poses, se pavanent, s'inclinent, se cambrent. C'est étrange,
extravagant, ridicule et choquant, et cela a l'air de les amuser beaucoup !
Une autre coutume ahurissante est une manière bizarre de se quitter ou de s'aborder. Les Barbares mettent les lèvres sur les joues de leurs parents et font un bruit comme s'ils dégustaient du
chaohing au kwei hwa, ce vin de riz qui embaume l'olea fragrans, ou encore du ginseng, cette racine médicinale merveilleuse, confit dans du sucre de canne.
Leurs poètes — car ils ont des poètes — ont composé des ballades sur cette étrange coutume.
Un autre fait curieux que j'ai constaté en Occident est le grand nombre de « vieux garçons » et de « vieilles filles ». Le noble culte des ancêtres n'est pas en honneur et n'impose pas aux
parents le devoir absolu de marier leurs fils aussitôt que possible. On ne voit pas en Europe, comme dans la Terre des Fleurs, des grand'mères de 30 ans. L'âge de mariage des vierges chinoises
est 14 ans, ce qui signifie en réalité 13 ans, puisque nous comptons les années à partir de la conception. En Europe, au contraire, on se marie tard, et si l'épouse choisie ne donne pas à son
mari toute satisfaction, le cas est fort grave, car les lois et la religion catholique rendent le divorce malaisé. De plus un homme ne peut avoir qu'une seule femme ; il est mal vu de prendre des
concubines, même si l'on est assez riche pour se payer ce luxe. Les titres de deuxième épouse et de première concubine sont inconnus.
Les Barbares ne savent pas organiser leur vie d'une manière agréable.
[1840 :] Nous n'étions pas des guerriers et nous fûmes vaincus. Alors, quand vous avez découvert que nous ne sommes pas une puissance militaire, vous avez précipité les discussions et jeté le
glaive dans la balance. Nous étions à votre merci, car tous les principes de notre éducation nous ont conduits à mépriser la profession des armes. Les troupes provinciales et impériales sont une
police bien plus qu'une armée. Notre armement et notre marine retardent sur les vôtres. Nous allons être obligés de changer tout cela. La race aux cheveux noirs aura une armée et une flotte en
vue de la guerre ; mais, au nom de cette civilisation dont vous parlez tant, nous considérons que c'est là un mouvement rétrograde. Nos sages disent avec Confucius : « Si le droit est le droit,
pourquoi ne peut-il suffire ? Pourquoi doit-il avoir la force en croupe ? »... Mais vous êtes inaccessibles à ces raisonnements.
Vous nous avez dicté des traités ; des ports vous furent ouverts, Hongkong, qui vous avait été cédé comme station navale de ravitaillement, devint un centre de contrebande. La saisie d'un navire
qui battait pavillon anglais, l'Arrow, ramena la guerre. De nouvelles stipulations nous furent imposées, origine, à leur tour, de troubles ultérieurs.
Or, vous, Barbares d'outre-mer, vous nous tenez ce langage étrange :
« Vos lois ne méritent pas le nom de lois, vos juges sont corruptibles à merci et rendent l'injustice; la torture est en honneur ; vos prisons sont des géhennes ; les châtiments sont atroces.
Aussi enlevons-nous les nôtres à votre juridiction.
Mais nous savons qu'il y a beaucoup d'argent à gagner sur vos marchés ; ouvrez-les-nous. Vous nous accorderez, en outre, des privilèges dont vos nationaux ne jouiront pas, tels que les exemptions
de likinn en transit.
Et malheur à vous si vous n'observez pas les traités qui consacrent les droits que vous avez dû nous reconnaître ! »
Ainsi vous pouvez violer impunément notre loi écrite ou coutumière. Vous pouvez, sans être justiciables de nos tribunaux, compromettre à jamais nos feng shui ! Abusant de ce privilège,
vous n'avez pas cessé de nous nuire. Est-ce ainsi que vous appliquez l'enseignement de vos missionnaires ?
Quant à ceux-ci, leur présence est une insulte. Elle équivaut à la condamnation de notre conduite, de notre culte et de nos ancêtres.
Chaque kiao thou [chrétien converti] est un danger public, car il ne prend plus part aux pratiques natives et la vengeance des Génies irrités nous frappe de terribles fléaux.
Le résultat ? Il se résume ainsi : d'abord le missionnaire, puis l'enquête des consuls, puis la canonnière, à laquelle vous êtes si prompts à faire appel.
Que la charité de chacun s'exerce chez soi ! Nous n'avons pas besoin de vos hôpitaux et de vos asiles.
Enfin — et ici le vrai devient inimaginable — ces mêmes nations barbares, qui outragent le droit dans chacun des traités imposés à notre pays, ces mêmes nations barbares qui ignorent les maximes
de Confucius et des anciens sages en en ce qui concerne la conduite des hommes les uns envers les autres dans cette vie, ces mêmes nations barbares viennent nous parler d'enseignement moral et de
préparation à une existence ultérieure !
Nous ne voulons pas de votre idéal ! Avant de chercher à nous faire adopter une morale dont vous êtes vous-mêmes dépourvus, mettez vos actes d'accord avec les principes que vous prétendez nous
imposer.
Introduire de force l'opium pour votre plus grand bénéfice et notre plus grand malheur, envoyer vos armées et vos flottes voler nos ports et nos provinces : sont-ce donc là des effets de la
fameuse morale que vous prêchez ? Vous gaspillez de l'argent à distribuer des Bibles pour la rénovation du monde, mais vous ne vous faites pas scrupule de fouler aux pieds les feuilles portant
des caractères chinois, symboles sacrés de la pensée humaine.
Voilà des années d'ailleurs que vous nous montrez vous-mêmes la distance qui sépare la théorie de la pratique. Vos excès de 1900 en ont fourni la dernière preuve. La plus grande partie du palais
impérial et des palais des princes mandchous fut pillée et mise à sac. Prenant part à la curée, certains résidents de Pékin ont acquis pour rien ou presque rien de merveilleux ivoires, des laques
et des bronzes incomparables, des cloisonnés sur or, des émaux sans prix, des sanguines millénaires.
Les havresacs de vos fantassins étaient bourrés de sycies. Parfois, la charge étant trop lourde, des sabots d'argent étaient jetés dans les fossés de la route. Les équipages de l'intendance les
ramassèrent et les soldats rentrèrent en Europe enrichis de nos dépouilles.
Les faits abondent, édifiants :
Un officier est rencontré porteur d'une magnifique pelisse de renard bleu.
— Combien vous a-t-elle coûté ?
— Un dollar mex.
— Comment cela ?
— J'avais le dollar dans la main gauche et le revolver dans la main droite…
Ce voleur galonné eût pu se dispenser d'offrir le dollar.
Ce fut un beau pillage à Pékin, que celui de la ville violette impériale et défendue. Quand, le 28e jour de la 12e lune, la Cour rentra dans les palais impériaux, nous avons vu ce qui restait de
tant de merveilles que les siècles avaient accumulées : grands écrans de cérémonie à monture d'or massif, brûle-parfums d'un incomparable travail, ivoires délicatement ajourés représentant des
paysages et des chasses, sceaux et sceptres impériaux en jade ou en lapis, soieries merveilleuses aux broderies admirables, tout avait disparu !
Profanation suprême, les neuf tablettes ancestrales du temple du Ciel avaient été volées !
Où sont aujourd'hui les livres anciens des bibliothèques impériales ? Où sont les merveilleux instruments d'astronomie construits par les
Jésuites sous le grand empereur Kang Hi ? Au moins si vous aviez respecté ce que vous ne pouviez emporter ! Mais une frénésie de destruction s'empara de vous. À coups de bottes, à coups de crosse
de fusil, vous avez réduit en miettes les dais incrustés de nacre et de pierres précieuses et les bas-reliefs merveilleusement sculptés. Vous avez brisé les grands sceaux des neuf autels
mortuaires de nos empereurs !
Nous avons retrouvé dans les jardins et dans les bassins de marbre des amoncellements de cassons et de ruines. Nous pouvions y reconnaître des fragments de vases monochromes, des débris de
portiques, de kiosques et de colonnes sculptées, ainsi que des morceaux de cloisonnés, de laques rouges et de cuir chevelu ensanglantée.
Déjà, il y a quarante ans, l'incendie et le pillage du Yuenn Ming Yuenn (palais d'Été) avaient couvert d'une honte éternelle les Occidentaux qui s'en rendirent coupables. Mais, depuis vous avez
fait bien mieux !
Vous vous êtes dit les détenteurs de la vraie civilisation et les propagateurs d'une religion de miséricorde, et pourtant vous avez foulé aux pieds tout ce qui s'appelle l'honneur. Quel sort
atroce fut celui des femmes qui n'avaient pu fuir et qui avaient reculé devant le suicide ? Combien a-t-on retrouvé de nos filles la gorge tranchée, la tête scalpée, le corps mutilé, suivant la
fantaisie atroce de soudards ivres, lâches représentants de nations dites civilisées ?
Dans les campagnes, toutes les tombes ont été violées. Pour vous approprier l'argent déposé dans les cercueils, vous avez éventré ceux-ci. Et les cadavres, achevant de pourrir sur le sol,
semblent crier vengeance pour cette atroce profanation.
Je ne vous rappellerai pas les massacres de tant de pauvres gens qui ne se défendaient pas, dans les villes et les villages où passèrent vos soldats. Je n'évoquerai pas le souvenir sanglant de
tant de basses œuvres abominables. Que de fois vos baïonnettes ont troué la poitrine de malheureux qui demandaient grâce, les bras en croix ! Que de boucheries atroces et inutiles sous les yeux
des mères et des femmes échevelées, désespérées, à demi folles !
Destruction de ce qui ne se pouvait emporter, égorgement des enfants, profanation des tombes, massacres inutiles : telles furent vos œuvres.
La paix était signée depuis longtemps que vous abattiez encore à coups de fusil les coolies qui n'observaient pas les règles de l'hygiène.
Connaissez-vous l'opinion d'un officier japonais qui prend à partie les Occidentaux dans le Dji Dji, le grand journal de nos frères à cheveux noirs du Nippon ?
« Après les massacres de Port-Arthur, pendant la guerre sino-japonaise, vous avez dit que nous nous sommes conduits avec une grande cruauté. Nous avons résolu d'agir désormais de telle sorte que
ce reproche ne nous soit plus jamais adressé. Mais nous avons vu, après le siège des légations, ce dont vous êtes capables, et nous vous refusons le droit de nous instruire.
Nous ne voulons pas de ce que vous appelez le progrès ! Ce serait dans notre pays l'augmentation en nombre et en influence des représentants d'une race exécrée ; ce serait l'abolition des études
classiques, la fin du mandarinat et de nos croyances.
C'est pourquoi nous haïssons vos ministres plénipotentiaires, car ils synthétisent l'intervention étrangère abhorrée. Ils tracassent nos plus hauts dignitaires en leur soumettant les plus minimes
réclamations venues des ports et nous troublent continuellement par leurs demandes d'indemnités et de compensations. Pour mettre le comble à leurs orgueilleuses prétentions, ils ont voulu être
reçus en audience par l'Empereur sans lui rendre les salutations tchao kienn qui lui sont dues. La dernière injustice criante qu'ils ont commise est le règlement de l'indemnité arrachée
en 1901 à notre Gouvernement. Quatre cent cinquante millions de taëls devaient être payés en trente-neuf ans. Non seulement cette somme dépassait de beaucoup les dommages subis par les étrangers,
mais elle était doublée par les intérêts composés à 4 % que vous exigiez. En 1940, nous vous aurons versé de ce chef plus de 985 millions de taëls.
Ainsi, dans tous vos rapports avec nous, vous avez foulé aux pieds la justice.
Je terminerai par un mot de notre grand mandarin Wenn Gsiang qu'il prononça au cours des négociations de 1868 avec Sir Rutherford Alcock.
On citait devant lui, comme un des bienfaits de l'influence étrangère, les hsinn kouann qui sont représentées comme un modèle d'organisation, mais qui ont tari les ressources de tant de
mandarins. « Ne croyez pas, disait-il, que l'accroissement de recettes des douanes nous fasse plaisir : volontiers, pour n'avoir plus affaire aux étrangers, nous nous taxerions d'une somme
équivalente au revenu maximum des hsinn kouann. »
Cette dernière phrase est la synthèse du tous nos sentiments à votre égard. Oui, nous voudrions être débarrassés de vous.
Le même sol ne peut produire toutes les végétations : c'est pourquoi les méthodes occidentales doivent échouer dans notre pays. Un seul avantage résulterait pour nous de l'adoption de votre
civilisation, celui de nous donner une flotte et une armée capables de réaliser notre rêve : vous jeter hors d'ici. Le jour où nous pourrons vous chasser de notre pays, vous, vos ministres, vos
missionnaires de toutes dénominations, vos commerçants, vos innovations odieuses et vos abus sans nombre, ce sera entre les quatre mers un immense cri de soulagement et de joie !
... Nous sommes invulnérables ! Voici le contexte d'une lettre adressée au comité de notre ville à Tsao Tchow Fou (Shantoung) le 1er jour de la
5e lune (28 mai) : « Vous devez savoir que Yu Henn, le noble Ke Sheng Tsoung Tou (gouverneur général) mandchou de notre province, a fait venir quelques-uns de nos frères dans son yamênn. Ils
subirent avec le plus grand succès des épreuves qui prouvèrent à Yu Henn la réalité de leur prétention à l'invulnérabilité. Notre grand gouverneur les conduisit devant le prince Touann, puis
devant l'Empereur ; et partout la démonstration de cette invulnérabilité fut péremptoire. Peu de temps après, les soldats du maréchal Niêh dirigèrent un feu terrible sur nos frères, qui sortirent
du combat sans une égratignure. Il faut être aveugle ou insensé pour ne pas reconnaître en tout ceci la protection de nos dieux et les privilèges précieux accordés à tous nos frères. Nous vous
annonçons aussi que le grand gouverneur Yu Henn vient d'être décoré d'un carré brodé portant le monogramme Fou (bonheur) tracé par la main auguste de l'Impératrice.
Sachez donc qu'Elle est de cœur avec nous et nous aidera : si les édits nous condamnent de temps en temps, c'est qu'Elle a la main forcée par les étrangers.
Tout ce que la Chine compte d'illustre et de grand est avec nous….
L'Empereur et l'Impératrice sont avec nous ! Le mouvement commence. On incendie les chapelles. Dans le tumulte retentissent mille cris de mort :
Châ ! Châ ! (Tue ! Tue !)
Les braves patriotes massacrent les convertis. Je suis arrivé à temps pour assister à l'incendie de la mission catholique. C'était beau à voir ! J'aurais voulu être de ceux qui tuèrent les deux
prêtres. Malheureusement, ils étaient déjà morts lorsque je suis arrivé à la chapelle : nos frères les avaient saignés comme des pourceaux. On aurait dû montrer plus de calme et torturer plus
longuement les Barbares. Ils ne se sont pas défendus. On leur a retiré les entrailles. Puis, on les a décapités. J'ai vu la tête de l'un d'eux, très jeune, à la barbe blonde maculée de sang.
L'œil gauche, arraché de l'orbite, pendait sur la joue.
Les braves patriotes ont traîné les cadavres dans les rues. Même les femmes et les enfants donnaient des coups de pied à ces corps sans tête et arrosés de sang de chien. On sait que c'est la pire
des souillures ; un talisman qui en est couvert perd aussitôt toute vertu, il en résulte que l'esprit des missionnaires ne pourra se venger des justiciers...
La colère de tous les patriotes était superbe à voir. Nous nous sommes rués dans les maisons des convertis. Nous en avons tué plus de trois mille. C'est une chose juste : ce sont des traîtres à
notre sainte cause, qui ont cessé d'être Chinois. Nous les avons éventrés et coupés en morceaux. Ils auront pour sépulture les busards, les corbeaux et les chiens.
Pour mon compte, bien que je n'aime pas la vue du sang, j'ai coupé le cou d'une chrétienne à genoux devant un crucifix, Mon couperet était émoussé : j'ai dû scier.
Nous nous sentons un grand courage. C'est une chose merveilleuse : la haine de l'étranger a donné une âme guerrière aux gens les plus pacifiques. Je suis rentré très fatigué, mais content. La
belle journée ! Lorsque tous les Barbares d'Occident ainsi que leurs partisans, les convertis, auront été massacrés entre les quatre mers, les étrangers terrifiés n'oseront plus revenir parmi
nous.
Le 8e jour de la 7e lune (2 août).
Les Yang Kwei tz et les kiao thou auraient été mis à mort dans les dix-huit provinces pendant les jours qui viennent de s'écouler. Le général Toung Fou Siang aurait remporté sur
les Barbares la plus grande victoire des temps modernes, tandis que les torpilleurs de l'amiral Sou auraient anéanti les escadres ennemies à Tâ Kou et Shann Haï kouann. Les dieux sont avec nous,
car notre cause est juste…
Voilà plusieurs jours que Lo Tcheung liang ne reçoit plus de message de Tsao Tchow fou.
Le 15e jour de la 7e lune, jour du Tchoung Yuann tchieh ou festival des âmes.
Un marchand de chevaux qui vient du Nord rapporte que toutes les Mongolies sont soulevées. Il a pris part, le 27e jour de la 6e lune, à l'exécution par les Ordos d'un chef de kiao sz
nommé Ha Mé [Mgr Hamet]. La barbe et les cheveux du lao yang kwei (vieux diable d'Occident) ont été arrachés par touffes. Comme il voulait, par un signe magique, encourager les kiao
thou égorgés devant lui par nos frères, on lui trancha les doigts de la main droite pour empêcher le sortilège. Le chef des kiao sz commença de prier à haute voix, mais deux coups
de lance sur la bouche eurent vite fait de lui briser les dents et de lui entamer la langue. À la grande joie de la population, on le promena par les rues, attaché par une chaîne, qui passait
sous les côtes supérieures à demi arrachées.
Cahoté dans un chariot où des lames de hache-paille et des broches de fer lui faisaient une couche moelleuse, il fut transporté de Touo Tchoueng à Hokéou (Ordos).
Cependant comme la gangrène se mettait dans les plaies, il fallait se hâter. Le lao yang kwei fut attaché à un poteau. Les oreilles et le nez furent coupés, et la peau du visage
délicatement enlevée. Alors des morceaux de coton imbibés de beurre et de graisse furent placés sur sa tête et allumés. Comme il avait perdu connaissance, on le ranima en lui crevant
successivement les yeux, Malheureusement l'agonie vint trop vite. Alors de la poitrine et du ventre ouverts furent arrachés le cœur et les entrailles.
Voilà comme il faudrait traiter tous ces chiens d'étrangers !
Quant aux bonzesses chrétiennes et aux converties, elles furent lentement égorgées ; les filles de l'orphelinat furent conduites à Ninghaï (Kann Sou), pour y être vendues comme concubines ou
comme yatow.
Ce qui montre la grandeur d'un peuple, c'est l'inflexible sévérité de sa vengeance !
Le 20e jour de la 7e lune.
Aucune nouvelle ne nous arrive plus. Mais d'inquiétantes rumeurs circulent, invraisemblables et contradictoires. On dit que, par trahison et par voie de sortilèges, les Barbares auraient été
victorieux à Young Tsing, à l'occident de Tientsin. Leurs pratiques de sorcellerie auraient réduit à néant les charmes boxers, et l'invulnérabilité de nos frères aurait pris fin. Nous sommes très
anxieux...
Le 25e jour de la 7e lune.
Ces nouvelles désolantes ne sont que trop vraies.
Les Barbares sont arrivés à Toung Tchow depuis plusieurs jours. Les soldats de Toung Fou siang, de Mâ Yuh kounn et de Ou Ouée sont en fuite. Hélas ! comment se peut-il que les défenseurs d'une si
belle cause soient battus ?
Le 26e jour de la 7e lune.
C'en est fait ! Les portes Heou Mênn et Si Ou Mênn, à Pékin, ont été prises d'assaut par les Barbares le 21e jour de la lune. L'Empereur, abandonné des dieux, fuit vers l'Ouest. La cour le suit.
Une proclamation du fou taï condamne les Boxers et ordonne de protéger les kiao thou : je crois d'ailleurs que tous ceux-ci ont été exterminés.
On dit que la vengeance des Barbares sera terrible. Lo Tcheung liang fait ses préparatifs de départ. Je quitterai Kaï Fong aussitôt que possible. La panique et la terreur se répandent partout.
L'Empire est perdu. La Chine va périr. C'est la fin de tout !
*
Lire aussi :
- F.-J. Harfeld : Itinéraires dans le Hou Nann nord-occidental.
- Albert d'Anthouard : Les Boxeurs. La Chine contre l'étranger.
- Henri Cordier : Histoire générale de la Chine, tome 4.
- J.O. Bland / E. Backhouse : Les empereurs mandchous.
- Jean Rodes : La Chine nouvelle.
- Jean Rodes : La Chine et le mouvement constitutionnel.
- Jean Rodes : Le Céleste Empire avant la Révolution.
- Jean Rodes : La fin des Mandchous.
- Albert Maybon : La politique chinoise.
- Albert Maybon : La république chinoise.