Fernand Grenard (1866-1942)
HAUTE ASIE
[Mongolie, Turkestan chinois, Tibet]
Deuxième partie du tome VIII de la Géographie Universelle, publiée sous la direction de P. Vidal de la Blache et L. Gallois
Librairie Armand Colin, Paris, 1929, pages 235-394 (de 394), + 1 carte couleurs + 25 cartes et figures + 49 photographies.
- "Le continent asiatique tout entier, de la mer Égée à la mer d'Okhotsk, est traversé par une levée large et continue de hautes terres, qui, dans sa partie centrale, prend des dimensions colossales en altitude et en surface. Du lac Baïkal à l'Himalaya, entre Krasnoïarsk, le Pamir, le Yun-nan et l'extrémité septentrionale du Grand Khingan, elle forme, dressé sur de vastes terrasses de hauteurs diverses et couvrant plus de 8 millions de kilomètres carrés, un édifice composite de plis montagneux, le plus puissant du globe. C'est la Haute Asie, sorte de noyau du continent, autour duquel se rangent les plaines et les vallées fertiles de l'Inde et de la Chine, les forêts et les champs de blé de la Sibérie, les steppes des Turcs Kazaks, les oasis de Transoxiane et le plateau également montagneux, mais beaucoup plus accessible et hospitalier, de l'Iran."
- "Phénomène physique sans pareil, qui eut pour l'histoire de l'humanité des conséquences très graves. Les rides de l'écorce terrestre se pressent les unes contre les autres presque sans interruption sur une profondeur de plus de 3.000 kilomètres ; elles atteignent dans le Sud les altitudes les plus élevées du monde, et, quand au Nord elles s'abaissent à 2.000-3.000 mètres, la latitude plus haute leur laisse la même âpreté de climat. L'éloignement de la mer se joint à la disposition du relief pour réduire à l'extrême la quantité des pluies, imposer un régime de températures excessives, de cours d'eau et de lacs sans écoulement, d'aridité exclusive de la vie humaine dans une grande partie du pays. Ainsi tout concourt à la difficulté des communications. Il en est résulté une séparation profonde, jusqu'à la fin du XIXe siècle, des deux grands centres de la civilisation, le méditerranéen et le chinois."
- Jacques Bacot (C. R. de lecture) : "F. Grenard fait de ces trois pays [Mongolie, Turkestan chinois, Tibet] des descriptions précises, documentées, en même temps vivantes et imagées, qui sont une nouveauté pour des terres aussi peu connues et dans un ouvrage de géographie universelle. La description visuelle suit de très près la description géologique, et les deux, l'une étant fonction de l'autre, ne font qu'un même exposé singulièrement saisissant."
Extraits : La Haute Asie. Traits généraux - Les Mongols
Au moral, le peuple du Turkestan chinois... - État social et cléricalisme tibétain
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...Cela posé, il devient aisé de comprendre un phénomène très général dans la Haute Asie,
dont il constitue un des traits les plus caractéristiques. Dans les plus hautes montagnes, on voit les sommets aplanis, arrondis, s'étaler à l'horizon en une surface d'un niveau presque uniforme,
et la tranche supérieure des vallées affecter des formes mûres à pentes douces, tandis qu'à quelques centaines de mètres en dessous elles se convertissent brusquement en gorges abruptes, en
gouffres vertigineux de plusieurs milliers de mètres. Les monts du Tibet oriental entre lesquels se creusent les tranchées formidables du fleuve Bleu, du Mékong, du Salouen comptent parmi les
exemples les plus étonnants de cet aspect singulier, qui d'ailleurs ne s'observe pas moins sûrement dans certaines parties de l'Altyn-tagh, dans le Tien-chan, les monts de Djoungarie, le
Tarbagataï, le Khangaï. La Mongolie et le Tibet septentrional n'en diffèrent que parce que l'érosion y agit peu. Ce sont des pénéplaines, restes usés, nivelés des monts tertiaires, qu'un
mouvement subséquent a portés à leur altitude présente, en rajeunissant les forces d'érosion...
Tout cet ensemble immense de montagnes est assez monotone. La plupart des chaînes, quel que
soit leur âge, ont peu d'individualité et de variété. En Mongolie, les lignes de faîte gardent une hauteur presque uniforme sur toute leur longueur, et les vallées s'abaissent de peu au-dessous
des sommets. Dans le Tibet septentrional, les fonds se tiennent dans les environs de 5.000 mètres, alors que les cimes dépassent rarement 5.500. Le pays prend par suite un aspect tabulaire et
peut être décrit comme une série de vastes plateaux étagés les uns sur les autres. Cette disposition fait obstacle à l'écoulement des eaux et favorise la formation de ces bassins fermés qui
occupent en foule la plus grande superficie de la Haute Asie. La faiblesse conséquente de l'érosion, accrue par l'aridité générale, contribue à son tour à renforcer l'apparence tabulaire de la
surface.
Carte hypsométrique de la Haute Asie.
Altitudes : 1. Au-dessous du niveau de la mer ; 2. De 0 à 500 mètres ; 3. De 500 à 1.000 mètres ; 4. De 1.000 à 2.000 mètres ; 5. De 2.000 à 3.000 mètres ; 6. De 3.000 à 4.500 mètres ; 7. Au-dessus de 4.500 mètres ; 8. Himalaya ; 9. Pics de plus de 8.000 mètres dans l'Himalaya et le Karakoram ; 10. Pics de 7.000 à 8.000 mètres hors de l'Himalaya et du Karakoram. Les cotes représentent les points culminants des diverses régions. — Échelle : 1:25.000.000.
L'extension des sédiments du Gobi témoigne de la tendance ancienne du centre du continent à se découper en compartiments de drainage intérieur. Ces sédiments d'âge crétacé et tertiaire,
conglomérats à grain fin, grès tendres et argiles, de couleur rouge ou jaune, se sont déposés, soit dans des lacs d'eau douce dont l'évaporation a produit le gypse et le sel qui y sont mêlés en
grande quantité, soit plus généralement dans des bassins fermés désertiques analogues aux gobis actuels. La Mongolie en est couverte en grande partie. Ils enveloppent d'une gangue profonde les
bases du Tien-chan, de l'arc de Yarkend, du Nan-chan, revêtent d'un manteau horizontal l'Ordos et la Chine Nord-Ouest jusqu'au Tsin-ling, encaissent le fleuve Jaune à l'ouest de Lan-tchéou dans
une épaisseur de 1.000 mètres, pénètrent loin à l'Ouest et au Sud sur le plateau tibétain. Ils s'opposent aux couches lacustres des charbons de l'Angara, qui caractérisent au contraire les
régions anciennes périphériques pourvues d'un réseau hydrographique bien développé à libre issue vers la mer, tel le domaine des sources des grands fleuves sibériens. Il est vrai qu'aujourd'hui
les lits charbonneux s'étendent hors des limites du drainage marin, dans le Nan-chan, dans tout le pays qui borde le Tsadam au Nord et à l'Ouest jusqu'à l'Altyn-tagh, dans une partie du Pé-chan
et du Tien-chan. On y doit voir une vieille région périphérique fermée récemment.
Hydrographie de la Haute Asie.
1. Limites des bassins ; 2. Bassins fluviaux tributaires de l'Océan ; 3. Bassins fluviaux sans écoulement vers l'Océan ; 4. Régions de petits bassins lacustres sans écoulement vers l'Océan ; 5. Région dépourvue d'eaux superficielles. — Échelle : 1:35.000.000.
L'érosion, l'aplanissement graduel des montagnes dans la seconde moitié de l'ère tertiaire conduisaient normalement à étendre le domaine de l'océan. Mais les derniers mouvements orogéniques, par
les hautes barrières qu'ils ont élevées et les gauchissements de la surface qu'ils ont produits, ont reconstitué et resserré les bassins intérieurs, privé plus d'une contrée de ses communications
avec la mer. Ils ont donné à l'Asie un de ses caractères les plus originaux, celui d'une grosse masse centrale résorbant ses eaux en elle-même, d'où se détachent, comme les rayons d'une roue, les
fleuves grandioses de la Sibérie, de la Chine et des Indes. L'aire des bassins fermés déborde de beaucoup le cadre du présent chapitre, puisqu'elle embrasse le Touran et l'Iran presque en entier.
D'autre part, des fractions importantes de la Haute Asie lui échappent : les fleuves sibériens remontent à 650 kilomètres au sud d'Irkoutsk ; le fleuve Jaune, le fleuve Bleu, le Mékong et le
Salouen s'avancent de 1.300 kilomètres au cœur du plateau tibétain ; une bande large de 150 à 300 kilomètres sur le versant septentrional de l'Himalaya est tributaire de l'Indus, du Gange et du
Brahmapoutre. Le reste, sur près de 6 millions de kilomètres carrés, ignore la mer : vaste bassin du Lob, que parcourt un grand fleuve mourant, centre d'un réseau démembré ; rivières encore
importantes qui se sont perdues en chemin, telles que les cours d'eau de la Vallée des Lacs, l'Ouloungour, l'Edzin-gol, le Sou-lo-ho ; région du Gobi, qui, sur une étendue de 2.000 kilomètres,
est dépourvue d'eaux superficielles ; immense plateau du Tibet, parsemé d'une multitude de cuvettes lacustres isolées, semblables aux fragments d'un miroir brisé.
Distribution de la végétation et des déserts dans la Haute Asie.
1. Cultures intensives d'oasis ; 2. Cultures intensives continues ; 3. Cultures espacées sans forêts ; 4. Cultures espacées avec forêts ; 5. Pâturages sans forêts ; 6. Pâturages avec forêts ; 7. Pays désert ; 8. Sables. — 9. Frontières de l'empire chinois. — Échelle : 1:30.000.000.
Les aires de drainage intérieur préparent le désert, effet que renforce l'éloignement de l'océan. C'est en Djoungarie qu'est situé le point du globe le plus éloigné de toute mer (2.500 km.). Il
est vrai qu'à l'Est et au Sud la Haute Asie se rapproche sensiblement des océans Pacifique et Indien ; mais les plus récents mouvements orogéniques l'ont défendue de la mousson en élevant le
colossal bourrelet ininterrompu de l'Himalaya et du Pamir. Sur le reste de son pourtour, des remparts continus, comme le Saïan et le Khingan, ou des relais incessants de barrières obliques
arrêtent les vents humides. Ainsi s'est établi un régime d'aridité qu'aggravent lentement l'évaporation, la concentration saline et l'étouffement graduel des rivières et des lacs par les produits
accumulés de l'érosion. Dans toute la zone médiane de la Haute Asie, dans le sens de la latitude, les sables mouvants s'amoncellent sur des espaces dont le Sahara seul offre l'équivalent. Avec
quelques lacunes, ils se prolongent sur 4.000 kilomètres de Kachgar au Bouïr-nor, en suivant le pied des montagnes, arc de Yarkend, Nan-chan, plateau du Chen-si, Khingan. Une grande partie des
étendues qu'ils épargnent est ensevelie sous le gravier ou l'argile saline.
Carte ethnographique de la Haute Asie.
1. Mongols ; 2. Turcs ; 3. Indo-Européens parlant turc ; 4. Indo-Européens parlant des langues indo-européennes ; 5. Tibétains ; 6. Chinois ; 7. Chinois musulmans ; 8. Désert ; 9. Limites de l'empire chinois ; 10. Limites de province. — Échelle : 1:25.000.000.
Entre l'Altyn-tagh et la région des grands lacs, l'altitude, le gel et l'insuffisance du drainage créent le pire désert de la planète, égal en surface à la France et à l'Italie réunies. En somme,
on ne rencontre quelque abondance de végétation naturelle que dans le Nord-Ouest, près de la frontière sibérienne, et dans le Sud-Est, sur les confins de l'Inde et de la Chine. Presque partout
ailleurs la végétation arborescente fait défaut, l'herbe est maigre ou absente. Au pied nord et au pied sud du Tien-chan, à la base du Tsoung-ling, de l'Altyn-tagh et du Nan-chan, dans les
vallées du Tibet méridional, quelques oasis de cultures, insignifiantes au regard de la superficie totale, interrompent p.247 la stérilité dominante. Sur plus de 1.000 kilomètres au sud de
42°20', le méridien du Lob-nor ne touche aucun établissement humain même temporaire. Dans toute la Haute Asie, la densité moyenne de la population atteint à peine un habitant au kilomètre
carré.
Le contraste le plus violent, le plus surprenant attend le voyageur qui, après avoir, durant des mois entiers, parcouru, du Baïkal au 28e parallèle, des espaces presque uniformément désolés,
franchit l'Himalaya. En quelques heures, sans transition, tout change devant lui, passe d'un excès à l'autre. La nature l'oppressait de son avarice, elle l'accable de sa prodigalité, de l'ardeur
meurtrière du soleil, de l'intempérance des pluies, du pullulement étouffant de la vie animale et végétale. En aucune autre région du globe ne s'observe une limite aussi tranchée entre deux
climats aussi différents.
Formation du peuple
mongol. — Les habitants de la Mongolie sont devenus mongols de nom et de langue depuis leur réunion à l'autorité de Tchinghiz-khan au début du XIIIe siècle. Auparavant ils étaient
turcs, sauf sur les bords du Khéroulon et de l'Onon, qui appartenaient aux Mongols, et sur les deux versants du Khingan qu'occupaient les Toungouses...
C'était à l'origine un petit peuple nomadisant autour du lac Baïkal, dans les vallées de l'Onon et du Khéroulon. Il est mentionné pour la première fois dans les Annales chinoises du Xe siècle.
Leurs voisins de l'Est, au contraire, les Tatars, Toungouses habitant le Nord-Ouest de la Mantchourie, paraissent déjà dans les inscriptions de Kocho-tsaïdam, et, une fois soumis à
Tchinghiz-khan, leur célébrité plus ancienne fit donner leur nom à tous les Mongols. Chose curieuse, ces Toungouses confondus avec les Mongols devinrent plus tard purement turcs de langue.
Toungouses, Mongols, Turcs parlent des idiomes très différents, quoique de la même famille, mais la communauté des mœurs, des coutumes, du genre de vie les rapprochait, leur inspirait le
sentiment d'une origine commune, les rendait capables, sous des chefs énergiques, d'une action commune. Les Mongols se rattachaient aux Che-ouei, branche des Toungouses, et par eux aux anciens
Sien-pi et aux Avares ; ils se vantaient de descendre, comme les Turcs, des animaux mythiques le Loup gris et la Biche Lumière, et Rachid-ed-din, historien turc qui écrivait en persan dans les
premières années du XIVe siècle, les considérait comme une simple variété des Turcs. Tchinghiz-khan eut bien soin de commencer par réunir autour de lui les Kéraïts, les Naïmans et les Ouïgours,
qui étaient turcs, aussi bien que les Tatars et les Kara-Khitaï de Transoxiane, qui étaient toungouses. C'était pour lui une même famille dont l'unité était nécessaire à ses vues. Il démembra au
besoin, mélangea, regroupa les tribus et eut ainsi une armée bien en main où tout le monde bientôt parla le mongol officiel. Il construisit avec elle le plus grand empire du monde. On a peine à
le comprendre, à voir la misère et la faiblesse des Mongols de nos jours. Montés si haut et tombés si bas, ils étonnent également.
Ils n'ont cependant pas changé. Nomades toujours prêts au départ, rudes, robustes, endurcis par leur climat et leur vie en plein air, aussi gais après deux jours de jeûne que le ventre plein,
dévoués au chef, stricts sur la consigne militaire, ils sont la meilleure pâte à soldats qu'on puisse souhaiter. On allègue à tort, pour expliquer leur décadence, l'épuisement par la conquête du
fabuleux réservoir de combattants que les steppes de l'Asie auraient formé jadis. Les armées de Tchinghiz-khan n'ont jamais été nombreuses. La plus grande ne dépassa probablement pas 100.000
hommes, et c'est avec 25.000 que Souboutaï, lieutenant de son successeur, s'avança jusqu'à Vienne. Mais, depuis, l'énorme multiplication des civilisés sédentaires, la puissance des ressources
économiques et des moyens de guerre des nations modernes ont réduit le nomade à néant. Les conditions anciennes étaient toutes en faveur de celui-ci, également mobile pour la défense et
l'attaque, et rompu par son genre de vie aux exercices guerriers. Le Mongol en profita mieux que tout autre ; il tira une supériorité incontestable de la combinaison, dans son armement, du sabre
avec un arc puissant de chasseur des monts boisés, de l'emploi savant d'un cheval de qualité exceptionnelle, qui permettait avec une rapidité et une vigueur inconnues ailleurs la concentration
des troupes, l'exécution des mouvements stratégiques et tactiques, qui transportait sans se lasser les vivres et l'équipement de campagne de son cavalier, et, crevé enfin, le nourrissait de sa
chair. Surtout, héritier de la vieille expérience turque, aidé d'un bon personnel d'intendants et de scribes ouïgours élevés à l'école chinoise, Tchinghiz sut porter l'organisation de son armée à
un haut degré de perfection, en faire la machine la mieux montée et la plus précise qui ait été entre les légions romaines et les régiments prussiens de Frédéric II. Politiquement, il fit taire
les résistances par un système de terreur auquel seules des demi-brutes impassibles et disciplinées pouvaient apporter la méthode nécessaire. Des monceaux d'ossements blanchis jalonnèrent ses
routes, il massacra avec sérénité et avec ordre, par lots exactement répartis entre ses escouades, ses compagnies et ses bataillons, des peuples entiers qui le gênaient. Au demeurant, il laissa,
au dire de Joinville et de Marco Polo, le renom de prud'homme sage qui procura la paix au monde. En effet, les exécutions faites, une immense tranquillité régna. Selon le mot du chroniqueur
Mathieu Paris, les chiens n'osaient plus aboyer.
Le genre de
vie. — Depuis Tchinghiz-khan et Attila le mode d'existence n'a guère changé dans la plus grande partie du pays. Chez les Ordos, dans le Sud des territoires de Tchakhar et de
Se-ho, l'agriculture s'est tout à fait enracinée ; un certain nombre de Mongols habitent des maisons, ou au moins des huttes de claies, et s'habillent à la chinoise. Partout ailleurs, les hommes
subsistent presque exclusivement du produit de leurs troupeaux. Moutons, chèvres, bœufs, chevaux, chameaux et yaks paissent les immenses pâturages qui verdissent les contrées montueuses et
arrosées du Nord et du Nord-Ouest, les pentes de l'Altaï, des monts méridionaux et du Khingan. Ils se rencontrent encore sporadiquement dans les solitudes arides du Gobi, mais, en somme, il y a
environ un million de kilomètres carrés, sur les 2.500.000 restés en possession des nomades, qui sont à peu près perdus pour l'élevage. Tout ce bétail vit en plein air et en liberté, excepté les
moutons, qui sont parqués dans des enceintes de pierres et de fumier, et les jeunes agneaux, que les hommes recueillent dans leurs tentes.
Une mention spéciale est due au cheval, qui a son berceau probable en Mongolie. Il est peu élégant, trapu, a le cou fort, la jambe un peu grosse, le poil épais, mais il émerveille par sa vigueur,
sa résistance, sa sobriété et la sûreté de son pied. Agile et plein de feu, il ne se laisse monter que par d'habiles cavaliers. Le Mongol vaut d'ailleurs sa bête. Il exécute avec elle de
véritables tours d'acrobatie, monte et descend en plein galop, reste facilement quinze heures en selle et parcourt volontiers 75 kilomètres par jour. Avec des centaines de concurrents, sous la
présidence des grands lamas, devant une foule de connaisseurs passionnés, il prend part à des courses de 50 kilomètres sur le sol rugueux de la steppe.
Chaque tribu ayant son territoire délimité, les migrations saisonnières ont une amplitude assez faible. Potanine cite comme remarquable le cas des troupeaux de Lamen-gegen dans le Khangaï, qui
vont, l'été, chercher leur nourriture au pied de l'Altaï, sur les bords de l'Orok-nor, à 190 kilomètres de distance.
L'homme suit le bétail avec sa tente, qui est la plus confortable du monde, non des plus mobiles. Elle est faite de feutre épais recouvrant un squelette de bois léger. Au bas, un treillis
circulaire s'élève perpendiculairement sur le sol et supporte les lattes qui convergent au sommet vers un cerceau assez étroit servant de fenêtre et de cheminée. L'ensemble figure un cône
tronqué, posé sur un cylindre bas et large. La tente des Turcs Kazaks et Kyrghyz est semblable, sauf qu'elle est noire et non blanche et que la partie conique est arquée vers le bas, ce qui la
rend plus commode à l'habitant et moins résistante au vent. Chez les deux peuples, la disposition intérieure est réglée par un protocole invariable, conformément à la figure.
Les tentes sont, en général, réunies en groupes nommés aoul. Cinq, dix, rarement vingt
tentes sont dispersées sans ordre, entremêlées de petits enclos à moutons, de grands tas de bouse et de crottin desséchés pour le chauffage, de piquets de bois où sont attachés les chevaux de
selle. Les Mongols fixent ordinairement leurs campements d'hiver sur les cônes de déjection, en triangle dont la pointe est tournée vers la montagne, les côtés appuyés sur les rochers.
Le niveau de l'existence est très modeste. C. W. Campbell évaluait à 20 livres sterling le bagage et le mobilier d'un prince dont il fut l'hôte. Les gens du commun portent des vêtements de
fourrure grossière et de cotonnade, répugnants de saleté et souvent en haillons. Ils se nourrissent de laitages variés, lait caillé de vache ou de brebis, lait de jument aigri et fermenté qui est
le koumys des Kazaks, fromage séché dans le sel et réduit en menus fragments « durs comme des scories de fer », dit Rubrouck, surtout de thé salé, mêlé de lait, de beurre ou de graisse avec
addition de farine faite avec des grains grillés d'orge ou de millet. Les riches mangent de la viande de mouton, les pauvres ce qui leur tombe sous la main, marmotte, chien, chat, rat, loup,
renard. La charogne même ne les dégoûte point. Ils se nourrissent en voyage de chair crue amortie sous le bât du chameau ou la selle du cheval. Quelques plantes sauvages leur fournissent un utile
complément : graines moulues de soulkhyr, racine de rhubarbe, etc. Quant aux cultures de céréales, elles comptent à peine, sinon dans l'extrême-Sud. La plupart appartiennent à des Chinois ; le
Mongol répugne au travail agricole et ne paraît dans ses champs que pour les semailles et la récolte.
Au demeurant, tout labeur le rebute. Il fait quelques ouvrages de charpente, tanne des peaux fort mal, foule du feutre, tisse des cordes de poil de chameau et de crin de cheval ; il ne tond même
pas ses brebis, se bornant à recueillir la laine tombée à la mue. On estime qu'il travaille en tout un mois par an. Il a subi l'influence chinoise dans tous les détails de sa vie. À la Chine il
doit la forme de ses vêtements, robe fermée au collet par un bouton de cuivre, large pantalon à mi-mollet, chapeau de feutre ou bonnet de fourrure à oreillettes, les cotonnades et soieries dont
ils sont faits, les ustensiles de son ménage, le thé dont il s'abreuve.
Peu de peuples sont aussi étrangers aux arts, même les plus humbles. Parmi ses prédécesseurs, on ne sait lequel nous a légué des monuments répandus en grand nombre dans le Nord-Ouest du pays, au
nord de l'Altaï : kéreksour, gros tas de pierres entourés à quelque distance d'un cercle de galets, monolithes de 2 à 3 mètres, en basalte ou en granité, gravés de dessins inexpliqués, pierres
taillées en forme humaine sans bras, avec visage à la barbe en pointe. Ces œuvres grossières trahissent du moins le désir de faire quelque chose de durable. Rien de tel chez les Mongols. Munis
d'un alphabet par ordre de leur grand empereur Khoubilaï, ils s'en sont à peine servis pour quelques documents officiels. La chronique écrite au XVIIe siècle par leur prince Sanang Tsetsen est
une exception à peu près unique, et le Tibétain est seul en usage comme langue religieuse.
Hors la garde des troupeaux, le métier principal du Mongol est celui de transporteur. Il équipe, conduit, soigne les caravanes, fait le service des voyageurs et de la poste. Au surplus, il vit de
vague brocante. Musard, ivrogne, presque toujours absent, il se disperse en visites innombrables, fréquente les pèlerinages jusqu'au fond du Tibet, les foires et les fêtes sportives. Il abandonne
les tâches pénibles aux femmes et aux filles et les laisse en revanche fort libres. Nul ne prend souci de leur vie déréglée, qui est générale et publique dès l'adolescence et rapporte des
bénéfices réputés normaux aux familles même aisées.
Ces grands conquérants sont devenus les plus pacifiques des hommes, peu enclins au brigandage et à la maraude. Kozlov a eu connaissance de trois cas de meurtre en deux ans, et aucun n'était
prémédité. Heureux progrès des mœurs, si l'on n'était tenté d'y voir plutôt la rupture du ressort de la vie brutale et forte d'autrefois. L'affaiblissement politique, l'impuissance où il a été
réduit ont plongé la conscience du nomade dans une torpeur profonde. Guerrier et cavalier, il a perdu depuis longtemps l'emploi de ses vertus héréditaires, et il ne conçoit pas d'autre forme à
son activité. Le grand fouet de ses chefs, ancêtre du knout russe, gardien de la discipline féodale et militaire, désormais vaine et sans but, n'est plus qu'un instrument d'abrutissement. Loin de
relever ses fidèles, la religion bouddhiste a contribué à les démoraliser. Son enseignement très haut et très pur a plané au-dessus d'eux sans les pénétrer. Elle n'a pu supprimer les pratiques
superstitieuses, la magie, les cérémonies des sorciers hystériques, les sacrifices d'animaux, le culte des monts et des lacs, les obos, tas de pierres ornés de perches, de chiffons, de queues de
chevaux et de cornes, destinés à protéger le voyageur contre les mauvais esprits errant au sommet des cols. Dans son mépris de l'état laïque et de l'activité vivante, obstacles à l'acheminement
de l'être vers la délivrance finale, l'Église, encouragée par la politique chinoise, a multiplié immodérément le nombre des moines célibataires et oisifs. Ceux à qui, selon l'Écriture, rien
n'appartient que la joie du pauvre ont accaparé la plus grande partie du pouvoir et de la richesse terrestres et se font servir par une foule de serfs misérables. Partout les privilégiés en robe
rouge flânent inutiles dans les tentes d'autrui, aussi grossiers que leurs hôtes, élément de désordre et appel puissant à la paresse. De plus, le développement des relations avec les
civilisations supérieures, mais incomprises, de la Chine et de la Russie, l'humilité de la dépendance à leur égard ont achevé de déséquilibrer une société inculte mal faite pour se défendre et
s'adapter. Tout marque que la Mongolie archaïque est en voie de disparaître et que, sous des dehors presque intacts, elle dissimule un corps prêt à tomber en poussière.
... Au moral, le peuple du Turkestan chinois n'a pas changé plus qu'au physique. Tels les a
peints au VIIe siècle le pèlerin bouddhiste Hiouen-Tsang, tels nous voyons encore ces hommes dont l'allure dégingandée, la haute taille affaissée, le corps projeté en avant annoncent le
laisser-aller et la nonchalance. Le défaut d'énergie est leur trait dominant. Pratiques, intéressés, laborieux autant que leur condition de cultivateurs l'exige, mais au plus juste, heureux des
loisirs que leur fait une terre débonnaire, toujours prêts aux divertissements oisifs, « ils semblent, dit Marco Polo, avoir été mis au monde à la seule fin de s'amuser, chanter, baller, jouer
des instruments et se livrer au plaisir ». Leur gaieté facile, leur bonhomie familière, l'aisance et la simplicité de leurs mœurs leur permettent de résoudre à peu de frais les difficultés de
l'existence.
Impuissance politique. — Non pas acteurs, mais souffrants de l'histoire, ils ont été à la merci de toutes
les dominations qui se présentaient : Huns, Bactriens, Chinois, Indo-Scythes, Avares, Turcs, Tibétains, Kara-Khitaï, Mongols de Tchinghiz-khan et Djagataïdes, Mongols Djoungares. Leurs nombreuses
petites cités, disséminées sur un espace immense et, qui pis est, sur une seule ligne de plusieurs milliers de kilomètres, étaient hors d'état de se défendre. Chacune isolée au bas de la montagne
offrait une proie facile au nomade d'en haut, qui, au printemps, partait en guerre pour se détendre de l'ennui et de l'inaction de l'hiver. Occupé alors à ses champs, l'homme de l'oasis préférait
payer et acquérir contre le brigandage une assurance moins coûteuse et moins gênante que le recours aux armes. À y bien réfléchir, plutôt que de plaindre la faiblesse de ces colons, peut-être
sied-il d'admirer leur séculaire patience, leur prudente souplesse, qui leur ont donné de subsister à travers les redoutables remous de la barbarie. Sans trêve encaissant les coups et payant
l'amende, ils ont continué d'une âme égale, tandis que passaient les maîtres du jour, à faire valoir le capital paternel et à pousser la charrue des ancêtres.
Les conditions géographiques ont toujours opposé un puissant obstacle à la réunion en un seul corps de groupes aussi dispersés, séparés les uns des autres comme des îles au milieu de la mer,
vivant d'une vie autonome et semblable, partant n'ayant rien à se prêter ni à s'emprunter, chacun enfermé égoïstement dans les mailles de ses canaux, seul lien politique à l'origine. Pline
remarquait déjà qu'ils n'avaient point de dénomination ethnique commune. À la vérité, plusieurs tentatives furent faites de créer cette solidarité qui manquait. Elles vinrent d'étrangers. La
dynastie turque de Boghra-khan se déclara héritière du héros national Afrassiab. Au XVIIe siècle, les Khodjas, descendants du prophète, essayèrent de renouer la chaîne en faisant remonter leur
généalogie à la lignée de Boghra-khan. Mais ils ne durent le pouvoir qu'aux khans djoungares. Chassés par les Chinois le siècle suivant, ils tentèrent, avec l'aide du khan de Khokand, plusieurs
coups de main d'un succès précaire, mollement soutenus par la population. Enfin, l'un d'eux, venu en 1863 à la faveur de la révolte générale des musulmans de Chine, amena avec lui un aventurier
de Khokand, Yakoub-bek, qui s'empara du pouvoir pour son propre compte et s'imposa au pays tout entier. Il gouverna avec une vigueur que ses sujets goûtèrent peu. À sa chute en 1877, ils se
sentirent le cœur léger, satisfaits de retomber dans la servitude et la paix chinoise.
Routes du Turkestan et du Tibet.
1. Grandes routes actuelles ; 2. Routes anciennes ; 3. Grande route de l'époque des Han ; 4. Route selon Ptolémée ; 5. Itinéraire de Hiouen-Tsang ; 6. Itinéraire des pèlerins bouddhistes entre la Chine et l'Inde (il existe de cet itinéraire plusieurs variantes qu'on n'a pas indiquées ici) ; 7. Route de Marco Polo ; 8. Route de Plan Carpin et de Rubrouck. — 9. Ruines. — 10. Voies ferrées. — Échelle : 1:30.000.000.
Développement de la civilisation. — Ils y gagnèrent une prospérité qu'ils n'avaient probablement jamais
connue au même degré. On est tenté de se faire illusion sur l'éclat de la civilisation antique du pays. L'abondance des objets exhumés des ruines y contribue. Elle est due à la conservation
exceptionnelle qu'en assurent le sable et la sécheresse. De l'examen de ces vestiges, il ressort dans l'ensemble un état équivalent et souvent curieusement pareil à celui d'aujourd'hui. Les oasis
et les villes n'étaient ni plus vastes ni plus nombreuses ou l'étaient moins. Le désert a envahi quelques villages et quelques champs : ils ont été remplacés par d'autres. Les Annales chinoises
et les anciens voyageurs ne citent rien de considérable qui n'existe encore, leurs descriptions ne donnent pas l'impression de quelque chose de plus grand. De Khotan à Tourfan, le recensement des
Han dénombre 103.000 feux, moins de 600.000 âmes, le tiers du chiffre actuel. Certains arts industriels, disparus ou dégénérés, florissaient autrefois ; ils ont subi le sort commun des métiers
locaux trop débiles pour supporter la concurrence accrue de pays plus favorisés. Le bouddhisme des dix premiers siècles de notre ère a laissé une riche littérature théologique, des monuments
intéressants, temples, statues, reliefs, fresques, auxquels rien ne se peut plus comparer. Les magnifiques publications de Sir A. Stein et de von Lecocq ont fait connaître cet art remarquable.
Mais c'était un art indo-grec importé du Gandhara par les moines, exécuté par des maîtres étrangers ; il s'évanouit, sans laisser d'héritiers, avec la religion qui l'avait introduit. Si le Touran
oriental faisait quelque figure, parce qu'il était moins disproportionné au reste du monde, la valeur absolue de sa civilisation a toujours été mince, et il n'en pouvait être autrement. Trop
pauvre par elle-même, cette civilisation était trop éloignée des centres actifs de l'humanité et n'en recevait que des rayons languissants.
D'ailleurs l'Islam ne l'aida point à sortir de l'obscurité. Imposé manu militari au Xe siècle par le khan turc Satok-Boghra-khan, il vécut longtemps côte à côte avec les religions rivales,
bouddhisme, manichéisme, christianisme nestorien. Son triomphe ne fut définitif et complet que dans la seconde moitié du XIVe siècle sous Toghlouk-Timour, et encore en 1420 l'ambassade de
Chah-Rokh, fils de Tamerlan, trouva des bouddhistes à Tourfan. Les docteurs piétistes et sectaires de l'école de Boukhara qui le dirigèrent depuis lors se souciaient peu de littérature et d'art.
Cependant ils ne réussirent pas à inculquer leur fanatisme au peuple, et les khodja, qui, devenus maîtres, menaient à coups de bâton les fidèles à la mosquée, coupaient le nez des fumeurs et la
gorge des femmes de mœurs légères, y furent également impuissants.
Que les rigueurs de l'Islam aient peu de prise sur les esprits, la liberté des femmes le témoigne. Sur ce point il ne faut pas méconnaître le libéralisme relatif du droit coranique comparé au
droit romain. Mais l'instinct populaire y a beaucoup ajouté. Les mœurs sont restées telles que Marco Polo les avait observées. Les femmes sortent seules à leur gré, à peine voilées pour la forme,
dominent dans la foule qui se presse au bazar, accompagnent les hommes aux fêtes et divertissements, prennent la première place dans les réunions de société, sont maîtresses de leur ménage et de
leurs biens propres, divorcent quand il leur plaît, et telle suppute les années par les noms de ses maris successifs. Au reste la répugnance générale à toute contrainte relâche singulièrement les
liens de famille. Les garçons, majeurs à douze ans, les filles à dix, usent de leurs droits avec une précocité et un savoir-faire qui nous surprennent.
L'état
social. — Le Tibétain est enchaîné au sort de sa naissance, à sa famille, à la profession, à la classe de son père. Il voit son destin avec le jour et n'a plus à s'en occuper. La
famille est rigoureusement patriarcale, et la polyandrie générale n'est qu'une étape dans l'évolution de cette forme de famille, étape où l'aîné, seul sui juris, est seul apte à contracter
mariage. Quoiqu'on l'ait supposé, ce système n'impartit aucun avantage à la femme, à qui incombe la besogne la plus lourde et la plus rebutante. Elle soigne les enfants et le bétail, fait la
cuisine, file, tisse, coud les vêtements, travaille aux champs, rassemble les yaks dispersés, ramasse au loin la bouse de chauffage, monte au haut des pentes escarpées l'eau qu'elle puise à la
rivière en de pesants tonnelets attachés à son dos, charge les animaux de bât, accompagne les corvées de transport, porte les fardeaux dans les endroits difficiles, passe les voyageurs à travers
les fleuves. Mais, sous ce poids incessant, elle est toujours prête à découvrir son humeur rieuse, comme, sous l'horrible cachou noir qui la défigure en la protégeant des morsures de l'air, se
découvre à l'occasion la fraîcheur d'un teint rose. Énergique, active, elle est assez libre en pratique et dirige fréquemment la maison. Il en est qui sont incarnations divines ou chefs de tribu.
Telles sont la « Truie-Éclair », personnification de l'Aurore, qui préside au couvent mixte de moines et de nonnes de Samding au bord du lac Yamdog, et la « reine de Somo », dont Mrs. Biddulph a
célébré l'escouade de belles filles faisant sur les grands chemins office de gendarmes à cheval.
La famille autoritaire est l'image de toute la société. Le seigneur campé dans son château fort est maître du village, des champs et des troupeaux. Fermiers et pâtres sont pour la plupart ses
serfs. Les propriétaires libres, qui semblent peu nombreux, sont mangés de dettes pour le profit des nobles et des moines, qui leur prêtent à gros intérêts. D'ailleurs, au genre de vie des chefs
nous estimerions qu'ils ont eux-mêmes à peine le nécessaire. Leur luxe principal réside dans la nombreuse clientèle qu'ils entretiennent, fonctionnaires, secrétaires, intendants, gendarmes,
artisans, domestiques, mendiants. L'organisation sociale fait obstacle au développement économique, moins par l'exploitation des petits que par l'étouffement des éléments actifs.
Le
cléricalisme. — À la foule des châteaux en ruines couronnant les éperons des collines, le passant perçoit le déclin de l'aristocratie laïque, remplacée en grande partie par
l'ecclésiastique. Chaque communauté religieuse est en effet un noble collectif. Le nombre en est inouï, et leurs membres ne représentent guère moins du quart de la population totale. Disséminés
par milliers dans tout le pays, les monastères en sont l'un des traits les plus frappants. Leurs enceintes de forteresse escaladent les hauteurs, enferment un dédale de ruelles que bordent les
maisons privées des moines ; au-dessus, les édifices communs, salles de réunion, réfectoires, temples aux toits dorés, élèvent leurs puissantes masses carrées élargies à la base, couronnées de
frises et de poutres sculptées, percées de massives fenêtres aux linteaux en relief, ornées de terrasses, de galeries, de portiques. Un saint lama règne sur le couvent, un trésorier l'administre,
un abbé gouverne plusieurs monastères et relève lui-même du général de son ordre. Car il existe une vingtaine d'ordres indépendants, fondés à des époques différentes, chacun étant la réforme du
précédent. Le plus ancien est celui des Bonpos, qui n'est pas en réalité bouddhiste ; il représente la magie et le culte naturaliste d'autrefois. Puissant particulièrement dans le Tibet oriental,
où il a pour centre le couvent de Dentchin sur le Tsa-tchou, ses fidèles comptent le sixième de la population. À Tsari, dans le Sud-Est du Tibet, réside le chef des Nyingmapas encore très
imprégnés de magie, qui remontent au premier apôtre Padma-Sambhava (VIIIe siècle). Ils sont presque aussi considérables que les Gélougpas. Saskya-gonpa est le centre de l'ordre de ce nom. Il eut
la faveur de l'empereur Khoubilaï, et ses couvents se reconnaissent à leurs murs barrés verticalement de bandes blanches, noires, rouges, bleues et jaunes. Les Gélougpas, fondés par Tsongkapa au
XIVe siècle, sont les plus récents. Ils ont, grâce à la Chine et aux Mongols, conquis l'ascendant. On les appelle vulgairement lamas jaunes, par opposition aux noirs qui sont les Bonpos et aux
rouges qui comprennent tous les autres ordres. À leur tête règnent les deux plus illustres de ce que nous appelons improprement des incarnations divines ; ce sont des corps magiques, images
vivantes et illusoires d'un des aspects du Bouddha. Le pangtchen-rinpotché de Tachilhounpo représente le Bouddha Amithaba, créateur des Paradis d'Occident ; le talé-lama ou gyamtso-rinpotché
figure le boddhisatva Avalokitesvara ou Tchenrézi, seigneur de miséricorde. Celui-ci, plus riche, dirigeant un plus grand nombre de couvents, est devenu souverain temporel du Tibet indépendant
après l'abolition par les Chinois de la royauté laïque.
Les couvents sont armés comme des places fortes, exercent une juridiction étendue sur leurs serfs, possèdent la majorité des champs et des troupeaux, conservent des trésors accumulés depuis des
siècles, reçoivent des legs et des aumônes considérables et, disposant ainsi des capitaux les plus abondants, accaparent la banque et le commerce. Les moines, dont les lamas sont seulement les
plus élevés en rang, s'entretiennent à leurs propres frais, apportent une dot à la communauté, lui laissent en mourant une part de leurs biens, et pour son bénéfice, ou pour vivre, pratiquent les
métiers les plus divers : magiciens, médecins, apothicaires, peintres, sculpteurs, imprimeurs, écrivains, lecteurs, marchands d'objets religieux, de reliques, d'indulgences, d'amulettes,
d'horoscopes, de conjurations.
On achèvera de comprendre l'importance incomparable du clergé dans la société si l'on sait
que toute famille a nécessairement plusieurs des siens dans les ordres et si l'on apprécie à sa juste valeur le fait d'être maître des formules et des rites qui agissent sur les puissances
mystérieuses. Le Tibétain vulgaire n'a qu'une conception vague du bouddhisme, doctrine trop haute pour des laïcs enfoncés dans la chair et la matière. Mais il a gardé toutes ses croyances
primitives. Il vit dans la peur d'un pullulement de démons et de dieux. Aux pratiques de l'ancienne magie, il a joint celles de la religion nouvelle, pour acquérir sans doute des mérites en vue
de l'existence future, mais surtout pour se défendre de la colère toujours imprévue des esprits invisibles. Et, sans fin, les moulins à prières tournent, les rosaires glissent sous les doigts,
les bâtons d'encens fument, les grandes perches plantées près de chaque maison livrent aux vents les formules protectrices de leurs longues banderoles, les pierres s'ajoutent aux tas de pierres
sacrés, les inscriptions religieuses couvrent les rochers et les murs, les cérémonies magnifiques du culte sont célébrées dans les temples, les cités bourdonnent de chants pieux que soutiennent
les cymbales, les tambours, les gongs et les cloches, les mystères et les danses déroulent leurs spectacles mythiques. Et, sans fin, le Tibétain tourne autour des objets qu'il estime sacrés, —
tas de pierres, montagnes, lacs, temples, — et accomplit des pèlerinages interminables. Parmi les lieux très nombreux, qui des coins les plus écartés attirent la foule des dévots, il faut citer
la ville de Lhasa, le monastère de Tachilhounpo, le mont Kailas et le lac Manasarovar, le district de Tsari où il est interdit de cultiver la terre et de tuer les animaux, le pic Doker-la sur le
Mékong, le mont Lapchékang près de la frontière népalaise, où le saint lama Milaraspa a laissé l'empreinte de son pied. Beaucoup de pèlerins font non seulement le tour sacré, mais le voyage
entier, sur des milliers de kilomètres, en se prosternant continuellement et en mesurant le chemin de la longueur de leur corps. Tel reste ainsi dix années en route. Le temps ne compte pas pour
le Tibétain, il n'a rien à y perdre ni à y gagner, et ces longs vagabondages lui sont un puissant divertissement à la vie quotidienne.