Marcel Granet (1884-1940)
TROIS ÉTUDES SOCIOLOGIQUES SUR LA CHINE
- Remarques sur le taoïsme ancien (Asia Major, 1925) : "A une confiance extravagante dans l’antiquité des documents chinois a succédé une mode qui n’est pas moins dangereuse : depuis que l’histoire littéraire a décelé le fait que la rédaction des textes conservés est d’époque relativement basse, on ne résiste guère à la tentation d’inférer que la civilisation chinoise n’a qu’une très faible antiquité. Ce postulat, principalement en matière d’histoire religieuse, conduit à un point de vue d’où les faits risquent fort de paraître en fausse lumière. Le Taoïsme et le Confucéisme sont-ils envisagés comme des doctrines récentes et d’histoire courte ? on risquera de ne prêter à ces grands mouve-ments religieux qu’une base étroite et artificielle ; on se croira en présence de théories philosophiques qui, transposées en dogmes, seraient devenues les principes de deux religions ; on s’efforcera de montrer leur opposition originelle ; on expliquera par des contaminations leurs points communs."
- L'esprit de la religion chinoise (1924, Scientia 1929) : "Les observateurs, selon leurs préjugés personnels, déclarent, tantôt que les Chinois sont le peuple le plus superstitieux du monde, tantôt qu’ils sont dépourvus de véritable esprit religieux. Tous disent que la Chine possède trois religions. Il est hors de doute qu’il ne s’agit point de trois confessions, même conçues comme à demi hostiles ou comme à demi alliées. Il existe des réguliers bouddhistes ou taoïstes ; sauf exceptions sans portée, un indigène n’est un sectateur ni de Confucius, ni de Lao‑tseu, ni du Buddha. C’est arbitrairement que l’on affirmera : les Chinois, dans leur ensemble, pratiquent à la fois les trois religions, — ou que l’on dira : ils n’en pratiquent réellement aucune."
- La droite et la gauche en Chine (Institut Français de Sociologie, 1933) : "Le problème de la Droite et de la Gauche ressortit d’une question très générale qui est celle de l’Étiquette. En Chine, l’étiquette commande à la fois la cosmographie et la physiologie. En elle s’exprime la structure du monde — qui ne diffère point de la structure de l’individu ; l’architecture de l’univers et celle de l’individu reposent exactement sur les mêmes principes. Ce sera donc l’anatomie du monde qui expliquera la prééminence alternative de la Droite et de la Gauche."
Textes in extenso : Remarques sur le taoïsme ancien - L'esprit de la religion chinoise - La droite et la gauche en
Chine
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À une confiance extravagante dans l’antiquité des documents chinois a succédé une mode qui
n’est pas moins dangereuse : depuis que l’histoire littéraire a décelé le fait que la rédaction des textes conservés est d’époque relativement basse, on ne résiste guère à la tentation d’inférer
que la civilisation chinoise n’a qu’une très faible antiquité. Ce postulat, principalement en matière d’histoire religieuse, conduit à un point de vue d’où les faits risquent fort de paraître en
fausse lumière. Le Taoïsme et le Confucéisme sont-ils envisagés comme des doctrines récentes et d’histoire courte ? on risquera de ne prêter à ces grands mouvements religieux qu’une base étroite
et artificielle ; on se croira en présence de théories philosophiques qui, transposées en dogmes, seraient devenues les principes de deux religions ; on s’efforcera de montrer leur opposition
originelle ; on expliquera par des contaminations leurs points communs.
La disparité est sensible entre les œuvres dites taoïstes (Taoïsme ancien) qui datent de l’époque des Royaumes combattants (IVe-IIIe siècle av. J.-C.) et les œuvres du Néo-Taoïsme
sensiblement postérieures à l’ère chrétienne. Les secondes font connaître des croyances et des pratiques religieuses ; dans les premières ne se rencontrent guère que des polémiques
philosophiques. Elles portent (plus ou moins) la marque d’une personnalité, et paraissent être le fruit d’une expérience de pensée individuelle. Cette pensée est mystique : la seule pratique
religieuse qui semble indiquée dans les ouvrages attribués à Tchouang-tseu et à Lie-tseu est celle de l’extase. Si l’on était en droit de considérer la pensée rigoureuse des Pères taoïstes comme
l’origine du courant religieux qui se révéla un peu plus tard, il conviendrait de voir dans le Taoïsme une religion sortie d’expériences personnelles et qui, d’abord spéculative et mystique, se
serait vulgarisée et grossie de pratiques superstitieuses. Cette vue ne saurait déplaire à ceux qui, ayant confiance dans la seule exégèse et soucieux avant tout de marquer le rôle de l’individu,
ont le désir de chercher les origines dans la personnalité d’un auteur.
L’extase est-elle le tout du Taoïsme ancien ? Faut-il admettre que la religion taoïste a pour principe un certain sentiment du divin éprouvé par quelques grandes âmes à une époque à
peine antérieure à l’ère chrétienne ?
C’est peut-être là une hypothèse paresseuse. — Elle sera condamnée si l’on peut montrer que certaines des pratiques superstitieuses du Néo-Taoïsme sont des pratiques fort anciennes, et font corps
avec un ensemble de faits religieux où la faveur accordée aux procédés extatiques s’accorde avec un ordre de préoccupations à la fois très vives et très permanentes dans les milieux taoïstes
d’âges divers.
Tel est le cas du Pas de Yu.
Il s’agit d’une sorte de danse que les tao-che dansent encore, de nos jours quand ils procèdent à des incantations, à des envoûtements, quand ils extériorisent leur âme en vue d’une action
magique ; en un mot, quand, pour arriver à un haut degré de puissance personnelle, ils désirent entrer en transes. — Entrer en transes se dit t’iao-chen : cette expression peut se
traduire par « ballotter l’Esprit », mais le mot t’iao désigne une espèce de sautillement, une démarche tantôt précipitée, tantôt hésitante : le corps de l’opérateur est manœuvré comme
un pendule par l’Esprit qui s’est emparé de lui.
Le Pas de Yu était pratiqué au début de l’ère chrétienne. On en trouve la définition dans le Pao-p’ou-tseu, l’un des plus anciens traités du Néo-Taoïsme. Voici la méthode : « Étant
en station correcte (position de départ) que le pied droit soit en avant et la gauche en arrière. — Puis, à nouveau, portez en avant le pied droit ; faisant suivre le pied droit par le
gauche, mettez-les sur la même ligne : c’est le premier pas. — Puis, à nouveau, portez en avant le pied droit. Puis, portez en avant le pied gauche, et faisant suivre le pied gauche par le droit,
mettez-les sur la même ligne : c’est le deuxième pas. — Puis, à nouveau, portez en avant le pied droit ; faisant suivre le pied droit par le gaude, mettez-les sur la même ligne : c’est le
troisième pas. »
La méthode du Pas de Yu est formulée dans le Pao-p’ou-tseu au 17e chapitre, intitulé : monter (sur les monts), passer à gué (les fleuves). Ce n’est pas ici le lieu
d’insister : 1° sur l’importance qu’ont gardée, dans tout le cours de l’histoire chinoise, le rituel de l’ascension ou du passage de l’eau au cours des fêtes saisonnières ; 2° sur la valeur de
pratiques de lustration et d’initiation qui était attribuée à ces rites au temps des anciennes fêtes paysannes. Il suffira de remarquer : 1° que l’emploi du Pas de Yu (comme la possession de
certaines épées magiques) a pour but d’assurer la domination sur les différents Esprits des Eaux et des Monts (par ex. : les Tch’e-mei) et que la possession des célèbres Chaudrons de
Yu le Grand entraînait exactement la même puissance ; 2° que la démarche traînante, une jambe en arrière, par laquelle on se rend mettre des Tch’e-mei, génies de la pluie ou de la
sécheresse, s’exprime aussi par le mot wang, lequel se dit des personnes atteintes de consomption et des sorcières que l’on exposait en plein air aux temps féodaux (ou que l’on brûlait)
pour vaincre la sécheresse et obtenir la pluie. On sait que l’exposition d’un prince réalisait les mêmes effets. Le même mot wang entre aujourd’hui dans l’expression wang-yi,
nom des poupées dans lesquelles les sorciers, lorsqu’ils entrent en transes, extériorisent leur âme.
Or, le Pas de Yu n’est point une invention du Néo-Taoïsme. Il est mentionné par des auteurs qui appartiennent à la même période de l’histoire chinoise que les grands philosophes
taoïstes.
Che-tseu (chap. 2) parle du Pas de Yu et le définit brièvement : « Les pas (de chaque pied) ne se dépassaient point l’un l’autre », ce qui s’accorde parfaitement avec la formule
du Pao-p’ou-tseu.
Che-tseu ne présente point le Pas de Yu comme une pratique magico-religieuse ; il le présente comme une caractéristique physique de Yu le Grand, fondateur de la première dynastie royale. De même,
Lu Pou-wei (chap. 20) emploie, à propos de Yu, la formule « ses pas ne se dépassaient point l’un l’autre ».
Cette formule stéréotypée s’impose aux écrivains de la période des Royaumes combattants quand ils décrivent des travaux qui valurent à Yu le Grand d’être un fondateur de dynastie. Yu traînait la
jambe à force d’avoir travaillé pour le bien de l’Empire. C’est un fait remarquable que ces grands labeurs aient ainsi déterminé chez lui une maladie (Che-tseu, chap. 2) que l’on décrit comme une
espèce d’hémiplégie, une paralysie partielle causée par la consomption, le dessèchement d’une partie du corps.
Plus remarquable encore est le fait que T’ang le Victorieux, fondateur de la deuxième dynastie, était atteint de la même maladie, Mais voici le fait capital : Siun-tseu, dans la même phrase où il
nous dit que l’Ancêtre des Chang était hémiplégique, nous apprend que l’Ancêtre des Hia était sautillant (t’iao).
Le Pas de Yu ne se distingue point des danses qui provoquent l’entrée en transes des sorciers (t’iao-chen). La consomption, la démarche traînante, la danse sautillante, la transe
extatique sont des faits liés, et on les rencontre dans les légendes relatives à la fondation des dynasties. La danse extatique fait partie des procédés par lesquels s’acquiert un pouvoir de
commandement sur les hommes et sur la Nature. On sait que ce Pouvoir régulateur, dans les textes dits taoïstes comme dans les textes dits confucéens, se nomme le Tao. Le
Tao, chez les Pères taoïstes, sert à nommer le Principe premier de réalisation. L’extase des penseurs taoïstes vise à créer une communion avec le Tao. Cette intime
pénétration confère à l’extatique des pouvoirs indéfinis qui lui permettent d’agir sur toutes choses sans intermédiaire, par une action d’esprit à esprit.
Dans un ouvrage, actuellement à l’impression, sur les Danses et légendes de l’ancienne Chine, je pense prouver que les thèmes du sacrifice et de la danse des Héros Fondateurs sont le
centre des mythes politiques (plus ou moins décomposés et plus ou moins reconstruits) qui ont fourni aux auteurs des IVe et IIIe siècles la masse des centons qui servent à illustrer leurs
théories. Ces centons, ces thèmes, ces mythes correspondaient à une tradition religieuse encore vivante à l’époque des Royaumes combattants. C’est d’elle que se sont inspirés les écrivains qui
furent considérés plus tard (quand on les classa par Écoles et qu’on définit l’Orthodoxie) comme les patrons du Confucéisme ou du Taoïsme.
Confucéens et Taoïstes se sont servis de ces thèmes pour édifier une théorie du Prince ou du Sage. Les Confucéens ont insisté sur l’aspect moral du Pouvoir régulateur : le
Prince agit sur le monde par sa moralité. Les Taoïstes ont retenu l’ensemble des recettes magico-religieuses : on sait le rôle que jouent dans les œuvres de Tchouang-tseu et de Lie-tseu — il y a
quelque abus à les prendre pour de simples philosophes mystiques — les tours de sorcellerie et les armes-fées. Mais, chez ces penseurs, le Sage, s’il dispose de toutes les recettes qui servent à
créer une puissance personnelle, recourt principalement aux exercices extatiques. Qui peut agir d’esprit à esprit professe le mépris des moyens matériels.
Ni Tchouang-tseu, ni Lie-tseu ne parlent du Pas de Yu. — Ce thème est lié chez Che-tseu à un autre thème dont on pourrait montrer qu’il a une origine rituelle voisine : par suite de ses Labeurs,
poils et ongles ne poussèrent plus sur les mains et le corps de Yu le Grand. Tchouang-tseu et Lie-tseu conservent ce thème à titre de fait historique, mais c’est pour se moquer du Héros présenté
par les Confucéens comme un monarque matériellement actif. L’extase qu’ils préconisent, ils prétendent l’obtenir par des moyens moins matériels que la Danse. Mais leur Sage a beau être supérieur
à toute activité matérielle, il n’en est pas moins présenté comme possédant la meilleure Politique.
Si le Taoïsme avait été d’abord et essentiellement une pure doctrine mystique, on s’expliquerait mal le rôle qu’il a joué au début des dynasties impériales, par exemple, sous les Ts’in et les
Han. Il n’est pas douteux qu’il détenait des prestiges dont avait besoin un pouvoir nouveau et qu’il se préoccupait avant tout d’en proposer l’emploi.
Les faits relatifs au Pas de Yu nous montrent que le Taoïsme a emprunté ces prestiges à un fond religieux où puisèrent aussi, mais dans un autre esprit, les Confucéens. Sous la politique à
prétentions de morale positive, comme sous le mysticisme des penseurs de l’une ou de l’autre École, on peut retrouver (non par l’histoire littéraire, mais par l’analyse des faits) une tradition
religieuse commune. Et il apparaît que les Pères du Taoïsme ne doivent pas être pris pour les fondateurs du mouvement religieux dit taoïste. Bien plus, il est vraisemblable qu’ils sont
en marge de ce mouvement, — à peu près, pourrait-on dire (si toute analogie n’était trompeuse), comme les gnostiques sont en marge du mouvement chrétien. — Une étude des formes anciennes du
Taoïsme aura plus de chances d’aboutir si elle se fonde sur la comparaison des traditions néo-taoïstes et des traditions féodales communes que si elle se borne à l’analyse des œuvres littéraires
qu’on dit représenter le Taoïsme ancien. Ces œuvres sont relativement récentes ; il n’est pas dit que le courant de pensée taoïste ne remonte pas à une antiquité très reculée.
L’importance de la magie des métaux dans le Taoïsme et l’importance des mythes techniques dans les légendes politiques semble le démontrer. — On ne peut pas isoler le Pas de Yu des Chaudrons de
Yu ou de ceux de Houang-ti.
Si l’on veut se faire une idée un peu précise de l’attitude propre aux Chinois à l’égard des
phénomènes religieux, il est nécessaire de partir de l’histoire. Celui qui voudrait se tenir aux croyances actuelles, aveuglé par une poussière de faits incohérents ou contradictoires, n’aurait
aucun moyen d’en discerner la valeur relative. Il risquerait d’accepter trop vite des classifications médiocrement positives. Les observateurs, selon leurs préjugés personnels, déclarent, tantôt
que les Chinois sont le peuple le plus superstitieux du monde, tantôt qu’ils sont dépourvus de véritable esprit religieux. Tous disent que la Chine possède trois Religions. Il est hors de doute
qu’il ne s’agit point de trois confessions, même conçues comme à demi hostiles ou comme à demi alliées. Il existe des réguliers bouddhistes ou taoïstes ; sauf exceptions sans portée, un indigène
n’est un sectateur ni de Confucius, ni de Lao-tseu, ni du Buddha. C’est arbitrairement que l’on affirmera : les Chinois, dans leur ensemble, pratiquent à la fois les trois Religions, — ou que
l’on dira : ils n’en pratiquent réellement aucune.
L’histoire peut, au premier moment, renforcer l’impression de confusion. Il n’est pour ainsi dire pas de religions qui n’aient, à un certain moment, réussi en Chine. Manichéisme, Nestorianisme,
Judaïsme, Mahométisme, Catholicisme, y ont connu des jours de succès et, plus que toute autre religion importée, le Bouddhisme a su s’y établir. Cette constatation nous livre un premier fait,
savoir : l’extrême curiosité qu’ont les Chinois pour les nouveautés, en particulier pour les nouveautés religieuses. Un deuxième fait et non moins important est le caractère superficiel de cette
curiosité. La plupart des religions importées ont subi la persécution. Il ne semble ni qu’elles en aient tiré profit, ni que leur disparition ou leur insuccès relatif s’expliquent par le combat
livré contre elles. Pour une bonne part, la fortune d’une religion nouvelle apparaît comme un phénomène de mode intellectuelle. Mais plus encore qu’à la curiosité et à la mode, les nouveautés
religieuses sont dues au réveil d’un esprit, de secte qui demeure souvent à l’état latent. L’histoire du Bouddhisme chinois est celle d’un pullulement de sectes. Celle du Taoïsme (quand on pourra
l’écrire) sera, sans doute, celle d’une succession de renouveaux. Une donnée de premier intérêt est fournie par l’allure discontinue de l’histoire religieuse. Certains besoins peuvent
demeurer longtemps inactifs ; brusquement, dans certains milieux, ils deviennent impérieux.
Le même aspect de discontinuité est sensible dans les consciences. L’histoire fait surtout apparaître l’intermittence de l’esprit mystique dans la collectivité. L’observation révèle les hauts et
les bas du besoin de conformisme : ce besoin, fondamental et pourtant instable, dépend strictement de l’ambiance. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’un Chinois sera plus ou moins attentif à se
conduire d’après les rites selon qu’il agira dans tel ou tel milieu : le penchant à la pensée orthodoxe et à l’action rituelle peut fléchir jusqu’à révéler un fond de dispositions anarchiques. Il
y a dans le Chinois le plus agnosticiste ou le plus conformiste un anarchiste et un mystique latent. Si l’on voulait définir l’attitude religieuse d’un individu, la définition ne vaudrait que
pour un instant de sa vie. Ceux qui font consister la religion dans des croyances fermes, définies, systématisées, constantes, ceux même qui acceptent de la réduire à un corps d’observances
imposées par des sentiments d’une intensité ou d’une valeur spéciales, ont le droit de dire que les Chinois sont superstitieux ou positifs, ou plutôt les deux à la fois, mais qu’ils ne sont pas
religieux. Ils pourraient, mieux encore, soutenir à partir des mêmes postulats qu’il y a eu en Chine une multiplicité de sectes religieuses, un amas de phénomènes religieux, mais qu’il n’y a pas
de religion chinoise.
La discontinuité est éclatante dans l’histoire religieuse de la Chine comme dans la conscience religieuse des Chinois : ce n’est sans doute point là un trait spécifique, mais il n’a nulle part
plus d’importance. Il s’ensuit que, plus que partout ailleurs, seule l’histoire, où s’enregistrent dans de grandes courbes les mouvements de la conscience collective, peut donner à sentir la
valeur relative des divers faits religieux.
De toutes les données historiques, la plus immédiatement significative peut sembler d’abord contradictoire. Laissons de côté la mythologie bouddhique, dont les principes d’organisation ne sont
point indigènes, et considérons seulement le panthéon de ce qu’on appelle les religions taoïste et confucéenne. Bien que dans la première apparaissent surtout des tendances mystiques et dans la
seconde des préoccupations de morale positive, dans l’une comme dans l’autre, les Dieux foisonnent ; mais ni l’une ni l’autre ne possède une mythologie organisée.
Les Dieux chinois ont, plutôt qu’une existence proprement mythologique, une pure existence nominale. Pendant la période impériale (depuis la fin du IIIe siècle avant J.-C.) les Dieux nouveaux
abondent. Qu’ils émanent de la volonté impériale, ou qu’ils sortent d’une secte, même réduite à un maître et à quelques disciples, ils sont des créations sociales, mais créations d’une société
dont l’activité religieuse est plutôt d’ordre pratique que d’ordre intellectuel. Tout dieu n’est que l’emblème verbal du geste rituel ou de l’effusion mystique. Il n’existe qu’au moment où le
culte et l’extase le crée bon. Même lorsque les dieux ont une durée historique, ils ne représentent rien de plus qu’une collection de minutes d’activité religieuse. Ils ne dépassent le stade du
geste verbal que pour devenir des rubriques de catalogues et posséder seulement la réalité propre aux concrétions littéraires. Ils n’arrivent point à acquérir de personnalité, du moins de
personnalité qui soit d’un caractère plus concret que celle qui résulte d’un nom ou d’un emploi. Ils n’ont pas une existence indépendante du culte. Ils ne dominent ni le culte, ni le fidèle. Ils
n’ont rien en eux qui attache la pensée et qui excite l’imagination, rien qui exige une commémoration continue, une vénération permanente. Ils n’occupent ni la conscience, ni la vie. Ils
paraissent et s’évanouissent. Ils ne sont que des moments du sacré — aussi peu individualisés que possible.
Pendant la période féodale ( ? — IIIe siècle av. J.-C.), l’adhérence du dieu et des manifestations cultuelles paraît étroite, si l’on se fie à la tradition littéraire rituelle ou historique. Le
dieu du Sol n’est que l’objet du culte célébré sur l’autel du Sol : culte, autel et dieu ont même nom. Cependant le Dieu est anthropomorphe et porte le nom d’un Héros. Ceci semble d’abord une
simple superfétation évhémériste. Observons toutefois que le culte est local — qu’il est la propriété d’un groupe social défini — que, dans les cérémonies, le dieu est représenté par un parent ou
un vassal du chef de culte — et qu’enfin sa substance doit être nourrie à l’aide d’essences qui conviennent aussi à ses fidèles. Les caractères uniformes du sacré apparaissent seuls : ils
recouvrent pourtant, chez les Dieux féodaux, des traits spécifiques et des individualités. La tradition vivante, que l’on peut atteindre par-dessous la tradition littéraire, montre en effet qu’il
a existé (à un certain moment de l’âge féodal) des mythologies qui furent en concurrence, des figures divines qui eurent des aventures propres, qui luttèrent les unes contre les autres, qui
eurent enfin une histoire individuelle avant de s’uniformiser. Les Dieux, les Héros, les Grands Ancêtres, les Patrons féodaux datent sans doute de la période créatrice où se fit la révolution
aristocratique dont dérive la Chine féodale. Cette révolution paraît être de date ancienne et de succès rapide et brusque. Bientôt dans le monde des Dieux comme dans celui des Hommes, on voit les
emblèmes personnels disparaître derrière les insignes protocolaires. Les attributs des Dieux et des Chefs marquent des degrés dans une hiérarchie abstraite de sacrés plus ou moins puissants
plutôt que divers et spécifiques.
Le mouvement dont sortirent l’organisation féodale et les commencements de la vie urbaine affecta faiblement, autant qu’on en peut juger, les milieux ruraux. Les croyances paysannes sont le fond
stable de la religion chinoise. Elles s’expriment globalement dans un sentiment profond d’autochtonie, dans un complexe d’émotions riches, obscures, indémélables qui, traduit en termes
intellectuels, correspond à l’idée d’un lien absolu d’appartenance entre l’homme et sa terre maternelle. Ce sentiment, parce qu’il est concret au maximum, présente quelque chose d’indivisible et
ne se prête pas aux jeux d’imagination dont peut sortir une mythologie. En fait, les cœurs paysans sont attachés, selon les âges, à des Lieux Saints ou à des centres de culte sans que jamais
soient conçus distinctement des dieux, ou, si l’on veut, sans qu’existe autre chose que des dieux du lieu et de l’instant. Tout le divin entre dans l’émotion religieuse qu’éveille chacun des
dieux. La distance est faible entre ces dieux fugitifs et pleins qui naissent incessamment de l’imagination populaire et les Panthées qui sont les créations, abstraites et vides, de la
spéculation scolastique ou mystique. Ni les uns ni les autres n’ont de réalité hors de l’instant : aucun n’a une personnalité, une histoire, une légende développée.
Monothéistes, déistes, polythéistes, panthéistes : ces mots ne sauraient avoir en Chine qu’une application incertaine et vague. Les dieux sont innombrables. Aucun n’a de réalité propre. Tous
savent s’imposer à un moment du temps. Ils emplissent le monde. Ils ne le régentent pas. Chacun peut inspirer un instant de ferveur. Nul ne domine la vie consciente. Qu’ils prennent vie au moment
des fêtes et des pèlerinages, qu’ils servent d’emblèmes à un rite traditionnel ou à un culte savant, ou qu’ils existent à titre de rubriques et soient les insignes d’une méthode d’effusion
mystique ou d’un type d’intuition scolastique, ils ne sont que des fulgurations du sacré, d’un sacré dans lequel baigne la vie entière et qui ne cesse jamais d’être immanent.
L’imagination chinoise paraît manquer d’âpreté et de profondeur : elle ne doue pas ce qu’elle crée d’une puissance de vie qui en impose. Il est clair que son domaine est moins le mythe que le
conte : plus précisément, son domaine (au moins depuis le temps héroïque des origines féodales) est, non pas l’épopée ou le drame, mais le roman historique. Elle n’a que faire de dieux vivant
hors du temps, hors du monde, ou même dans un passé révolu. Elle ne se soucie que d’apparitions divines, datées, localisées. Elle prête aux êtres divins un air vulgaire, terre à terre,
raisonnable. Tel est le principe de cet anthropomorphisme particulier aux Chinois, qui fait dire d’eux qu’ils croient aux esprits et ne croient qu’à des esprits.
Chez les Chinois, l’imagination religieuse est prête à tout instant à créer, si je puis dire, des individuations divines, sans personnalité, espèces d’images génériques du sacré, formelles,
vides, stéréotypées, sans relief ni consistance, et, partant, toujours réductibles les unes aux autres. — De même que les dieux foisonnent en Chine et qu’il n’y existe pour ainsi dire pas de
mythologie, de même les sectes et les écoles ont pullulé, sans que jamais rien se soit édifié qui ressemble à une grande confession. De même encore, l’histoire religieuse est faite de querelles
scolastiques, et jamais un dogme, au sens fort et précis du mot, n’a été élaboré : jamais un système défini de croyances ne s’est imposé rigoureusement. Si l’on peut dire, en gros, que le
Confucéisme représente une façon d’orthodoxie, on doit affirmer, en revanche, qu’il n’y eut, en aucun temps, des orthodoxes purs. La pensée religieuse est toujours caractérisée par une tendance
au syncrétisme — par une curiosité molle à l’égard des nouveautés — par un attachement à la tradition où l’inertie l’emporte sur la conviction — par une inaptitude aux conceptions précises, aux
adhésions profondes, aux partis pris violents qui occupent entièrement les âmes. A l’absence de besoins dogmatiques correspond l’absence de toute disposition à remettre à un clergé le soin des
choses religieuses. Il a existé de petites chapelles bouddhistes ou taoïstes ; mais l’organisation ecclésiastique a toujours été réduite à peu de choses, et jamais un clergé séculier ne s’est
occupé de diriger la conscience des fidèles. Parler d’un clergé ou d’une Église confucéens est un pur contre-sens. Les dieux de la Chine ne sont transcendants que dans la mesure où le sacré est
toujours transcendant par rapport au profane. Mais, en Chine, le sacré et le profane ne se sont jamais approprié de domaine strictement séparé. Ce n’est pas assez dire que l’un jouxte l’autre :
c’est par l’effet des circonstances que le même acte s’accompagnera d’émotions religieuses ou sera accompli dans un esprit positif. On sait que certains missionnaires ont vu dans le culte des
ancêtres une pratique innocente, et certains autres des manifestations dangereuses de la « superstition ». Les uns et les autres avaient tort ou raison, selon les cas : pour le même individu ce
culte est tantôt (ou même à la fois et dans un dosage imprévisible) une pure commémoration des traditions familiales ou l’occasion d’émotions mystiques. Il n’y a pas en Chine un règne séparé du
divin. Il n’y a pas un monde des Dieux superposé au monde des hommes. Il n’y a point de domaine auquel on ait à préposer un clergé.
Tout acte intéresse à quelque degré des forces religieuses ; il n’y en a aucun qui en intéresse de façon singulière et très fortement. Dans tous les cas, il suffit, pour agir convenablement, de
se conformer à une formule. La conscience religieuse se sent en règle dès qu’elle obéit à une symbolique consacrée. Normalement, l’esprit religieux se confond avec l’esprit social, je veux dire
avec le sens du conformisme. Celui-ci consiste dans l’emploi d’une symbolique traditionnelle et de gestes rituels qui assurent d’abord l’ordre intérieur. Cette disposition peut ne s’accompagner
que d’une foi très vague. Elle s’accompagne, chez quelques lettrés raffinés, sorte de sacrifice personnel, du sentiment d’une adhésion librement consentie aux lois de la Nature. Une adhésion
intégrale de l’individu à ces lois (ainsi se définit la vertu de sincérité) paraît nécessaire au maintien de l’Ordre cosmique. La notion de l’Ordre est une conception métaphysique, espèce de
dogme concret, dont l’intuition correspond à une émotion religieuse délicate et profonde. A l’égard de l’Ordre, à l’égard de cette façon de Providence constituée par le sacrifice des volontés
individuelles, Confucius avait des élans de foi : il la concevait comme une sorte de Communion des Sages d’où émanait, réalité semi-concrète, un Pouvoir résidant dans l’âme de certains Élus.
L’action régulatrice de ce Pouvoir s’étendait aux hommes comme aux choses.
La même notion de l’Ordre (Tao ou Tao-tö) se retrouve dans la pensée des sages dits taoïstes. Mais tandis qu’un Confucéen la réalise par un travail délicat de la conscience
morale et par un dépouillement raisonné de l’égoïsme individuel, le Taoïste la conquiert, dans un élan mystique, par un renoncement plein d’ambition. Il veut satisfaire un idéal de puissance
personnelle, tandis que le Confucéen a d’abord en vue la collectivité humaine. Le Taoïste songe avant tout à un accroissement de sa propre personnalité. Cet accroissement est obtenu par l’extase,
par laquelle l’individu, en se dépouillant de toute limitation, s’exalte plutôt qu’il ne s’évanouit. Les méthodes pour provoquer l’extase ne diffèrent guère des recettes qui font acquérir
diverses sortes de puissance. L’effusion mystique est le but suprême parce qu’elle procure une puissance omnivalente de réalisation. Cependant toute puissance particulière mérite d’être
recherchée comme une approximation du Pouvoir régulateur. Toutes les recettes techniques, tous les procédés d’action efficace peuvent servir ‘a constituer la Vertu du Maître taoïste. Il est un
ascète. Il est aussi un savant et un magicien.
Les Confucéens sont considérés comme les représentants de l’orthodoxie, et l’Histoire tend à présenter le Taoïsme comme la doctrine de sectes et de penseurs dont les inventions hérétiques
auraient menacé de gâter les saintes traditions. J’admets, pour ma part, que le Confucéisme est une sorte de Réforme. Cette Réforme rejeta toutes les préoccupations technico-magiques pour mettre
au premier plan la morale et la politique. Elle tendit à considérer l’idée de l’Ordre régulateur seulement sous son aspect éthique et humain. La victoire lui fut assurée dès les environs de l’ère
chrétienne. Depuis, la vie religieuse est, en Chine, dominée, en temps normal, par la pratique d’un conformisme accompagné — très inégalement et selon les circonstances —
d’émotions religieuses, parfois assez vives. Le Taoïsme se borne, à l’ordinaire, à fournir des thèmes spéculatifs à des savants, des méthodes d’extase à des mystiques, des recettes magiques aux
gens dans l’embarras. Mais il a présidé, à de certaines heures, à des réveils religieux brusques et rapides. La Chine, gagnée à l’orthodoxie confucéenne, a connu de nombreux renouveaux taoïstes.
On pourrait dire que, dans tout Chinois, fût-il le plus déterminé Confucéen, un Taoïste sommeille, si l’on entendait par là que, dans toutes les occasions où un manque d’équilibre affecte
suffisamment l’individu pour que l’ordre intérieur ne puisse être tout de suite rétabli par l’effet bienfaisant des préceptes de la symbolique traditionnelle, le Chinois a tendance à essayer une
solution mystique. On n’a pas l’impression que ces crises fugitives correspondent à des drames de conscience ni qu’elles laissent des traces profondes. Malgré des sursauts brusques et qui peuvent
être saisissants ou terribles, la vie religieuse du Chinois moyen est une vie paisible. Il en est de même de la vie religieuse de la Nation. Elle manque d’âpreté.
La croyance qui domine toutes les autres, est celle d’une étroite solidarité entre l’ordre moral et l’ordre naturel. Les Confucéens ont insisté sur la valeur prédominante de l’éthique. Pour eux,
c’est dans l’ordre moral que se trouvent les lois véritables. On pourrait se demander si ce postulat résistera à l’introduction en Chine des sciences occidentales et à la diffusion de l’esprit
scientifique. Tant que les Chinois ne verront dans les sciences qu’une collection de recettes efficaces, il n’y aura lieu à aucun changement. Quant à opposer science et religion, la question n’a
pour eux point de sens : ils n’ont jamais considéré l’homme ni l’âme (dans la mesure où ils ont une idée de l’âme) comme des domaines réservés. L’idée que les lois sont de nature identique dans
l’ordre humain comme dans l’ordre naturel offre de merveilleux avantages pour faciliter les accommodations. Il y a peu de chances que les Chinois réalisent les postulats métaphysiques des
sciences plus fortement qu’ils n’ont réalisé les entités religieuses. Ils continueront sans doute à se satisfaire d’un pragmatisme syncrétique en ajustant doucement au goût du jour leur
symbolique séculaire. On imagine difficilement que l’effort des propagandistes des religions étrangères ou de nouveaux réveils sectaires, toujours possibles, modifient sérieusement ces
dispositions profondes. Un certain manque d’âpreté et de décision dans la vie imaginative, un mélange singulier de pragmatisme un peu mou et de rationalisme facile à satisfaire, semblent
interdire aux Chinois les conceptions et les réalisations religieuses qu’inspire une foi intransigeante, ambitieuse, capable de créer comme de détruire. La religion (je serais tenté d’ajouter :
pas plus que la pensée spéculative) n’est point devenue, en Chine (et n’a guère de tendances à y devenir), une fonction distincte de la vie collective.
Je m’excuse d’abord auprès de ceux que le titre de ma communication a pu tromper et que la
communication va décevoir. Il ne s’agit pas de la gauche et de la droite au sens politique du mot. Dieu merci, je ne me chargerai pas d’expliquer la politique chinoise. Il sera bien suffisant de
dire ce que peut être en Chine la mythologie de la Droite et de la Gauche.
Les faits que j’ai à exposer sont assez compliqués ; je m’en excuse. Si j’ai choisi ce sujet, c’est parce que Henri Lévy-Bruhl m’a demandé cette communication un peu impromptu ; c’est aussi parce
que cela me permettait de rappeler le beau travail de notre regretté Hertz sur la prééminence de la main droite.
Dans cette étude, Hertz indiquait deux thèses. La première avait une certaine direction physiologique : elle tendait à expliquer la prééminence de la main droite, au point de vue physiologique,
par des raisons d’ordre social ; la seconde thèse, plus générale, avait trait à la classification des faits religieux. Hertz postulait une opposition absolue entre la Gauche et la Droite,
opposition analogue, selon lui, à celle du pur et de l’impur qu’il considérait comme plus essentielle que celle du sacré et du profane. La droite et la gauche s’opposent absolument comme
s’opposent ce qui est droit et ce qui est sinistre, ce qui est bon et ce qui est mauvais : c’est là une opposition diamétrale. Aussi Hertz, à ce sujet, parlait-il de polarité
religieuse.
Les faits chinois n’apportent rien d’intéressant sur la partie physiologique de la thèse de Hertz ; je la laisserai de côté. Tout au plus pourrais-je vous dire que si les Chinois sont droitiers,
cela peut tenir à la raison même que Hertz indiquait : les Chinois sont droitiers obligatoirement — du moins à certains points de vue.
Mais ce qui peut rendre leur cas intéressant, c’est que si les Chinois sont droitiers, la Gauche est pour eux le côté honorable. Hertz avait indiqué la difficulté dans son travail. Sans
traiter la question, trop compliquée, il avait simplement suggéré l’idée que la Chine ayant une civilisation agricole, c’était peut-être dans la technique agricole qu’il fallait chercher la
raison du fait que, tout en étant droitiers, les Chinois préféraient la Gauche.
En fait, s’il y a des raisons techniques à la préférence (du reste limitée) des Chinois pour la Gauche, ces raisons semblent devoir être cherchées non pas peut-être dans la technique agricole,
mais dans la technique militaire.
Le point où le cas chinois présente un certain intérêt est relatif à la mythologie de la Droite et de la Gauche : cette dernière est préférée à la Droite, mais la Droite n’est pas néfaste
absolument, ni la Gauche toujours faste. On ne retrouve pas en Chine l’opposition diamétrale ou la polarité dont Hertz parlait.
Les Chinois attribuent à la Gauche et la Droite des valeurs inégales, selon les cas, mais toujours comparables. Il ne s’agit jamais d’une prééminence absolue, mais plutôt d’une alternance. Ceci
tient à un certain nombre de caractéristiques de la civilisation et de la pensée chinoises. Il n’y a rien d’abstrait dans les catégories chinoises : on y chercherait vainement des oppositions
diamétrales, telles que celle de l’Être et du non-Être. L’Espace et le Temps sont conçus comme un ensemble de domaines ayant chacun leurs convenances : au lieu d’oppositions absolues, on ne
constate que des corrélations, et, par suite, on n’admet ni indications, ni contre-indications formelles, ni obligations absolues, ni tabous stricts. Tout est affaire de convenances, parce
que tout est affaire de congruences.
Le problème de la Droite et de la Gauche ressortit d’une question très générale qui est celle de l’Étiquette. En Chine, l’étiquette commande à la fois la cosmographie et la physiologie.
En elle s’exprime la structure du monde — qui ne diffère point de la structure de l’individu ; l’architecture de l’univers et celle de l’individu reposent exactement sur les mêmes principes. Ce
sera donc l’anatomie du monde qui expliquera la prééminence alternative de la Droite et de la Gauche.
Je partirai des faits les plus simples. Les représentations relatives à la Droite et à la Gauche sont strictement obligatoires. Elles sont affaire de rites, c’est-à-dire qu’elles entrent dans un
ensemble de règles imposant aux individus leurs attitudes, leurs gestes, toutes leurs façons d’être et de se conduire.
La première de ces règles ou attitudes rituelles est en faveur de la Droite. La main droite est la main du manger. Notons ici une indication en faveur de la thèse de Hertz : dès que les enfants
sont capables de saisir les aliments, on doit leur apprendre à manger de la main droite. Il y a donc une éducation de la droite, qui a pour but de lui attribuer une certaine prééminence. — Cette
éducation porte d’abord sur les gestes relatifs à la nourriture. Sur le fait que la droite est la main du manger, une confirmation précieuse nous est apportée par le nom que les Chinois donnent à
l’index : l’index n’est pas le doigt du montrer (d’ailleurs, il est dangereux et défendu de montrer), c’est le doigt du manger. On trempe l’index dans la sauce, et, pour goûter, on suce ce
doigt.
Voici, en revanche, une indication qui paraît aller en sens contraire (nous sommes dans le domaine de l’étiquette, c’est-à-dire de la complication). Quand les enfants grandissent, on leur apprend
à saluer. Le rituel du salut diffère pour les garçons et pour les filles. Les garçons saluent en couvrant la main droite avec la main gauche : ils cachent la droite et présentent la
gauche pour saluer. Les filles, au contraire, non moins obligatoirement, saluent en couvrant la main gauche avec la main droite.
On aperçoit déjà que la Gauche et la Droite entrent dans ce grand système de classification bipartite, qu’est la classification par le Yang et le Yin : la gauche est yang, elle
appartient au mâle ; la droite est yin, elle appartient à la femelle. Le yang et la gauche sont mâles, le yin et la droite sont femelles.
Mais le rituel du salut va nous mettre en présence d’une nouvelle complication. En temps de deuil, les hommes saluent à la manière des femmes, c’est-à-dire qu’en ce cas, ils ne présentent pas la
main gauche, mais la droite : la main droite doit alors recouvrir et cacher la gauche. Il se produit une inversion, la gauche allant avec le faste et la droite avec le funeste. — Un autre rite de
salut et d’hommage consiste à se découvrir les épaules, ou, plus exactement, à se découvrir une épaule. Lorsqu’on va recevoir un châtiment, on découvre l’épaule droite, et lorsqu’on assiste à une
cérémonie joyeuse, on découvre l’épaule gauche. Ici encore, et dans un certain nombre de cas du même genre, la Gauche est le côté faste, tandis que la Droite est le côté néfaste.
Passons maintenant à un autre rituel, à celui du présent. Les choses vont aller en se compliquant. D’une façon générale, on donne à gauche et l’on prend à droite. D’où un usage juridique : quand
deux personnes font un contrat, elles partagent une fiche, une taille ; la moitié gauche est gardée par celui qui a barre sur l’autre, par le créancier ; la moitié droite est à celui sur lequel
on a barre, au débiteur. Ici encore, c’est la Gauche qui a la prééminence. — Lorsqu’il s’agit de présents consistant en choses vivantes, le rituel est très compliqué et l’on tend à l’expliquer
par des raisons de commodité, qui sont, en fait, inopérantes. — On doit présenter, en les tenant avec une laisse et en donnant cette laisse (car c’est en donnant la laisse qu’on passe la
possession), les moutons, les chevaux, les chiens, et les prisonniers de guerre. Pour les moutons et les chevaux, le donateur doit tenir la laisse de la main droite parce que (explique-t-on) les
moutons et les chevaux sont des animaux inoffensifs. Pour donner un chien, qui peut mordre, il faut avoir la droite libre, prête à la défensive : on tiendra donc la laisse de la main gauche. La
raison est la même, dit-on, dans le cas des prisonniers de guerre. Mais il est difficile de croire que le motif de commodité invoqué soit la raison véritable. En effet, les prisonniers de guerre
que l’on donne, en les tenant par la main gauche, sont des gens à qui l’on a coupé, ou à qui l’on va couper, l’oreille gauche. Sans doute, le rituel s’inspire-t-il de raisons complexes que
dominent certaines conceptions religieuses.
Certains des faits les plus importants de l’étiquette de la Gauche et de la Droite appartiennent au rituel du serment. On connaît deux façons de prêter serment. Il y a d’abord le serment par la
paumée. Ce serment (qu’on symbolise dans l’écriture par l’image de deux mains droites) se fait en serrant les mains droites. La droite, en ce cas, paraît prédominer. On pourrait penser
qu’elle prédomine parce qu’elle est faste. Mais il faut regarder les faits de plus près. Le serment par la paumée est un serment de compagnonnage conjugal ou militaire. Il correspond à une
pacification après vendetta. Aussi semble-t-il, le plus souvent, complété par une cérémonie d’alliance sanglante, le sang étant pris au bras droit. — Or, dans le second type de
serment, c’est la gauche qui l’emporte. Lorsqu’on jure face aux dieux, serment solennel, valable en justice, on doit emprunter un peu de sang à la victime. Ce sang doit être pris près d’une
oreille qui est, obligatoirement, l’oreille gauche. Le sang sert à oindre les lèvres ; on le renifle (et parfois, au lieu de le tirer de l’oreille de la victime, on le fait couler du nez
du jureur). Les faits diffèrent de ceux qui sont relatifs au serment par la paumée. Ce n’est pas, en l’occurrence, le sang qui est la chose essentielle, c’est le souffle. Ce qui
compte, c’est l’animation de la parole du jureur par le souffle emprunté à la victime par l’intermédiaire de son sang. Aussi le sang est-il pris (à l’aide d’un couteau à sonnettes) près de
l’organe de l’audition, et, en ce cas, on préfère l’oreille gauche.
Nous constatons donc, dans le cas des serments, une espèce de prééminence pour la droite quand il s’agit des mains, et pour la gauche quand il s’agit des oreilles. Nous allons voir, en effet, que
si les Chinois sont droitiers pour les mains (et aussi pour les pieds), ils sont gauchers pour ce qui est des oreilles (et aussi des yeux). C’est que le haut et le bas du corps s’opposent, pour
des raisons dont les médecins sauront nous instruire. — Les médecins (en Chine plus qu’ailleurs) ont besoin (en plus d’un savoir technique qui serait insuffisant) non seulement d’une culture
classique, mais encore d’une science universelle. Les principes de leur art sont fondés d’abord sur la connaissance du macrocosme. La connaissance du corps humain en dérive.
Or, le monde, pour sa structure, ne diffère pas du char ou de la maison du Chef. Il se compose d’un toit, qui est rond (c’est le Ciel) et d’une base rectangulaire (qui est la Terre). Entre le
ciel et la terre, il y a, les reliant, une ou plusieurs colonnes. La colonne unique représente le chef lui-même ; quand il y a plusieurs colonnes (quatre le plus souvent), elles représentent les
ministres, colonnes maîtresses de l’État, ou montagnes situées aux quatre coins de l’espace. — Un des mythes chinois les mieux attestés est le mythe de Kong-Kong, ministre méchant, qui se révolta
contre son souverain et défonça soit la colonne maîtresse, soit l’une des colonnes d’angle : il cassa le Mont Pou-tcheou qui est une montagne, ou une colonne, située au Nord-Ouest de l’Univers.
Ceci a eu des conséquences assez graves : n’étant plus réunis à l’occident par une colonne, le Ciel et la Terre ont basculé en sens inverse. Le Ciel s’est incliné vers l’Ouest, tandis
que la Terre s’inclinait vers l’Est. Ceci explique que les astres vont vers le couchant, et que les fleuves chinois coulent tous vers les mers orientales. De plus, le phénomène de bascule s’est
compliqué d’un phénomène de glissement, et il en est résulté que le Ciel et la Terre ne sont plus placés exactement l’un sur l’autre.
On a donné de ce mythe de savantes explications d’ordre astronomique. Il a une explication toute simple, que voici : ce mythe veut rendre compte du fait que la capitale qui doit être au centre du
monde, est, cependant, placée dans une situation telle qu’à midi, au solstice d’été, le gnomon y donne tout de même une ombre. Si le monde n’avait pas été détraqué, le gnomon ne devrait
donner aucune ombre à la place qui est celle du Chef.
Mais voici les conséquences pour ce qui est du corps humain. Comme le montre la figure que je trace au tableau, la Terre à l’ouest se trouve manquer, tandis que le Ciel est déficient à l’est. Le
Ciel, c’est le Haut, la Terre, c’est le Bas. Or, le corps humain se compose d’un haut et d’un bas. La tête (ronde) représente le Ciel, les pieds (rectangulaires) représentent la terre qu’ils
touchent. (Telle est la raison pour laquelle il a longtemps été interdit aux souverains chinois d’exhiber dans leur cour des baladins faisant l’arbre-droit : faire l’arbre-droit, c’est proprement
mettre le monde sens dessus-dessous.) — La tête étant le Ciel, il y a, dans la tête, déficience, comme dans le Ciel, à l’Ouest, tandis que, près de la Terre, dans le bas du corps, il y a
déficience à l’Est. Il suffira de savoir qu’existe une équivalence entre l’Ouest et la droite, l’Est et la gauche, pour apercevoir que l’œil droit doit être moins bon que l’œil gauche,
l’oreille gauche meilleure que l’oreille droite, et qu’inversement l’homme doit être droitier pour ce qui est des pieds, et, aussi, des mains.
Ne voyez point, en ceci, une simple invention due à la fantaisie scolastique. Les médecins n’ont rien inventé. L’idée appartient au folklore ancien et s’est traduite dans les rituels. L’usage de
couper l’oreille gauche aux prisonniers de guerre est significatif ; il faut y ajouter le fait que, lorsqu’on tire à l’arc sur un ennemi, c’est l’œil gauche que l’on cherche à toucher.
La structure du microcosme dépend exactement, comme on voit, de la structure du macrocosme. Mais comment s’explique la structure du macrocosme ? Je ne surprendrai personne ici en disant que cette
dernière s’explique par la structure sociale — laquelle est assez compliquée : c’est de cette complication que provient la préférence alternée pour la Droite ou pour la Gauche.
La structure sociale est commandée par deux grands principes : 1° Par des oppositions régies par la catégorie de sexe et que symbolise l’opposition du Yin et du Yang ; 2° Par des oppositions
résultant de l’organisation hiérarchique de la société et qui correspondent à l’opposition de l’inférieur et du supérieur. Voici donc deux couples, Yin et Yang, Haut et Bas, où l’opposition est
de type cyclique et résulte d’une alternance. Avec ces couples se combine le couple Gauche-Droite (pour ne point parler d’autres couples, tels, par exemple, l’Avant et l’Arrière).
Partons de l’opposition du Haut et du Bas, c’est-à-dire de l’inférieur et du supérieur. — L’image de l’Espace, l’image du Monde s’est formée d’après la représentation des assemblées que tient le
Chef lorsqu’il reçoit ses vassaux. Le Chef reçoit, debout sur une estrade, le dos au Nord, c’est-à-dire, face au Soleil, c’est-à-dire face à la lumière ou au Yang ; les vassaux se prosternent,
face au Nord, face au Yin, et au lieu de tendre leur tête vers le Ciel, ils doivent se tenir front contre Terre. D’où une série d’équivalences : le Haut est l’équivalent du Ciel, et il est
l’équivalent du Yang, car, lorsque le Chef se tient face au Sud, il reçoit en plein les rayons du soleil : il assimile alors le Yang, principe lumineux. Il s’ensuit encore que l’avant du
corps est yang, que la poitrine est yang. Inversement, le Bas est l’équivalent de la Terre, qui est l’équivalent du Yin, qui est l’équivalent de l’Arrière, qui est
l’équivalent du dos.
Tout ceci évoque un mythe extrêmement important, car il porte sur un thème essentiel de la mythologie chinoise, c’est le thème de l’hiérogamie. Le Ciel, le Yang, le mâle sont caractérisés par le
fait qu’ils couvrent et serrent contre leur poitrine, qu’ils embrassent ; au contraire, la Terre, le Yin, la femelle tendent leur dos et portent sur le dos. — Je dois rappeler ici que la
Terre est une mère, le Ciel un père, que la mère fournit le sang et que le père fournit le souffle. D’où une série d’équivalences très importantes en médecine chinoise : le Yang
correspond à la poitrine ; dans la poitrine est le cœur qui est l’organe du souffle. Aussi les médecins savent-ils que le cœur est un viscère simple, le Yang correspondant à l’impair.
Inversement, le dos est Yin : il est en rapport avec le sang, ou plutôt avec l’ensemble des humeurs fécondes, et le viscère qui correspond au dos est les reins. Les reins forment donc un viscère
double (pair = double) qui, du reste, est en rapport avec la danse et les pieds faits pour toucher la Terre (= Yin)...
Du reste, le Yang et le Yin, dans leurs hiérogamies, ne sont pas réduits à une seule position (et ceci a fort heureusement permis aux médecins d’adopter un très grand nombre d’autres équivalences
très commodes pour formuler des diagnostics). Dans un des livres de médecine les plus réputés, le dos se trouve, par suite d’une inversion de position, devenir yang, et, dès lors, le cœur passe
dans le dos : il ne pourrait rester dans la poitrine, devenir yin (pair), sous peine de se dédoubler.
Voici donc une première opposition, qui est l’opposition du Haut et du Bas, du Chef et du Vassal. Le Chef va avec le sud, le Vassal avec le nord. Vous remarquerez que c’est celui qui se tient au
nord, mais face au sud, qui est sous l’influence du Sud, tandis que celui qui est au sud, et face au nord, est sous l’influence du Nord.
L’autre opposition est celle des hommes et des femmes. Les hommes se placeront à l’ouest, c’est-à-dire face au Levant : ils équivalent donc au Levant, bien qu’ils soient à l’ouest. Inversement,
les femmes, placées à l’est, équivalent au Couchant, — ce qui va amener un certain nombre d’imbrications et de complications d’étiquette. — Le Chef, se tenant face au Sud, a l’est à sa
gauche, il en résulte que l’Est vaut la Gauche, et que l’Ouest vaut la Droite, équivalence absolue, qui reste toujours valable. — Le Chef ne se borne pas à recevoir, debout sur son estrade.
Le Chef est un archer (tel est le nom des seigneurs chinois), et, à ce titre, il est mythologiquement, un Soleil, et, spécialement, un Soleil levant. Par conséquent, tout en étant face
au Sud, il est quelqu’un de l’Est. Inversement, les vassaux qui s’opposent à lui, tout en étant des gens qui se tournent face au Nord, sont aussi des gens de l’Ouest. D’où une corrélation
essentielle, à savoir : la liaison de l’est et du sud (Yang), de l’ouest et du nord (Yin).
Le Chef est un archer, et, quand il se déplace, il se déplace en char. C’est ici que vont intervenir les données relatives aux techniques militaires. Le Chef, quand il est dans son char, ne peut
jamais être que face au sud. L’armée est un camp qui marche, toujours orienté, face au Sud. Ceci se réalise très facilement. Il suffit de faire porter à la tête de l’armée un drapeau rouge, car
le rouge est l’équivalent du Sud. Le Chef, puisqu’il marche droit sur son drapeau rouge, a donc toujours, où qu’il aille, l’Est à sa gauche. Sur tous les schémas ayant la valeur de diagrammes
religieux, le nord étant placé en bas, et le sud en haut, l’ouest est placé à droite et l’est est placé à gauche.
Le Chef, qui est un archer, ne conduit pas son char. Les chars chinois sont montés par trois hommes : le cocher, tout naturellement, doit se placer au milieu, encadré par ses deux compagnons :
l’archer, chef du char, et le lancier qui est le vassal, le second du Chef. Or, le lancier, puisqu’il est droitier, doit manier sa lance avec la main droite : il ne peut la manier
utilement qu’à condition d’être placé sur la droite du char. Il ne reste pour le Chef que la place de gauche. La gauche est donc la place du Chef, et, par conséquent, la place d’honneur. — Ces
données vont réagir sur l’ensemble des représentations relatives à la Gauche et à la Droite.
Lorsque le Chef reçoit, sa cour se place face à lui. La répartition des vassaux dans les assemblées de cour sert à qualifier les différents espaces. Parmi les vassaux il y en a trois qui valent
comme une projection du Chef : on les appelle les Trois Ducs. Cette trinité représente le Chef : sa gauche et sa droite, plus le Centre. Les trois ducs, dont la mission est de doubler le Chef,
sont orientés, bien que vassaux, comme le Chef lui-même : ils sont considérés comme faisant face au Sud, et, par suite, le duc de gauche est le premier d’entre eux. Il commande à l’Est,
c’est-à-dire à la gauche du monde : il est donc le plus honoré des trois.
Mais l’ensemble des vassaux s’opposent au Chef. On les considère comme étant effectivement placés face au Nord. L’Est étant la gauche du Chef et la gauche étant le côté honorable, l’Est sera le
côté honorable pour ces vassaux placés face au Chef : le plus honoré parmi eux sera, par conséquent, celui de droite ; l’inversion est ici absolue.
Les vassaux ne demeurent pas toujours à la cour ; ils voyagent. Mais quand ils sont sur les routes, ils ne quittent point leurs attitudes de vassaux : de même que le Chef marche toujours face au
Sud, les Vassaux vont toujours face au Nord. Pour eux donc le côté honorable demeure la droite et par suite l’ouest. Comme on le voit, l’étiquette, par un assez joli tour de force, a réussi à
rejoindre les deux principales formules de classification : l’inférieur placé au Sud face au Nord, le mâle placé à l’Ouest face au Levant. Le vassal prend sur les routes la partie ouest (droite)
où il marche sous l’influence du Levant. Aux femmes est obligatoirement réservée la partie Est (gauche) des routes : elles y reçoivent l’influence du Couchant.
Les vassaux font figure de Chefs lorsqu’ils rentrent chez eux ils y sont les maîtres, aussi bien que tout charbonnier. Tout va donc changer une fois qu’ils siègent en posture de Chefs dans leurs
maisons. La place du maître de maison, qui se tient face au Sud sur son estrade, est à l’Est, c’est-à-dire à gauche ; la place de la maîtresse de maison sera à l’Ouest, c’est-à-dire à
droite.
Ceci a des conséquences importantes : par exemple, le palais du prince héritier est obligatoirement construit à l’Est ; en revanche, la douairière doit nécessairement habiter au Couchant, le
palais de l’Ouest — mais on préfère dire « le palais des Mille Automnes », car l’Ouest, c’est l’automne, de même que l’Est, c’est le printemps.
Ici apparaît une nouvelle réussite de l’étiquette : elle est parvenue à lier la femme à l’automne, c’est-à-dire aux récoltes, tandis qu’elle a lié l’homme au printemps, c’est-à-dire aux travaux
des débuts de l’année. Ceci entraîne, du reste, des corrélations indéfiniment compliquées : les femmes font pousser les récoltes qu’on fait aussi pousser à l’aide du jeu de la Balançoire.
Balançoire et automne ou récoltes s’équivalent : le palais des Mille Automnes, le palais de la Balançoire ou la douairière elle-même, tout cela s’équivaut.
Mais passons au rituel du coucher et de la vie nocturne. Chez lui, le mari est de l’Est, et, quand il se couche, il gardera l’Est ; la femme est de l’Ouest, et, la nuit venue, elle gardera
l’Ouest. Seulement, le mari doit se déplacer, c’est un Soleil qui de l’Est vient se coucher à l’Ouest : sa natte, cependant, sera placée à l’est de la natte de la femme. Ici intervient une
complication curieuse : quand on se couche, on doit se placer contre la terre, attitude tout à fait différente de celle qu’on a quand, debout, on reçoit les influences célestes, les influences du
Haut. A la nuit convient un rituel de type funeste : être couché à même la terre, c’est prendre une attitude comparable à celle des morts. Ceci impose quelques précautions. Le mari et la femme,
quand ils se couchent, doivent placer leur tête au Nord, car il ne faudrait pas qu’ils tendent les pieds vers le Nord ; c’est ce que, seuls, font les morts qui doivent diriger leurs pieds vers
les cimetières placés au nord des villages et des villes. Dormir les pieds au nord serait, en quelque manière, se suicider. — Il faut donc, pendant la nuit, conserver la tête au nord, les pieds
au sud. La femme, toujours à l’Ouest, occupera la gauche, tandis que l’homme, toujours à l’Est, occupera la droite. — L’alternance de la gauche et de la droite, pour ce qui est de leur
prééminence rituelle, est constante.
La structure du monde n’explique pas, à elle seule, les faits relatifs à l’étiquette de la Droite et de la Gauche. Le Monde a une structure, une morphologie qui dépend de la structure sociale. Il
a aussi une physiologie dont la loi essentielle est un principe de roulement, savoir l’alternance rythmique et cyclique du Yin et du Yang. Le principe de l’Étiquette sera donc de rendre
manifeste l’identité de structure du macrocosme et des microcosmes, mais en tenant compte des modifications physiologiques du macrocosme, lesquelles correspondent à des ères différentes, à des
changements dans l’ordre du Monde, c’est-à-dire dans l’ordre de la civilisation. Il y a des moments où le Yang commande, des moments où le Yin commande, et, à chaque alternance, les principes de
l’étiquette s’inverseront complètement : là où la Droite prédominait, c’est la Gauche qui va prédominer, ou inversement.
Aussi ne trouvons-nous point en Chine ce mépris ou cette haine pour les gauchers qui caractérisent d’autres civilisations. Un gaucher vaut autant qu’un droitier. Plus exactement, il y a des ères
de civilisation, il y a des phases physiologiques de l’Univers où il convient d’être gaucher et d’autres phases où il convient d’être droitier. — Sur ce point, un certain nombre de mythes sont
instructifs. Dans les familles de Soleils, on est en général six, et, quand il naît des Soleils, il arrive que trois naissent par la gauche et trois par la droite. Ceux qui sortent du corps
maternel par la droite sont entièrement droitiers, ceux qui sortent à gauche entièrement gauchers. Entendez ceci dans le sens le plus absolu. Le héros sera droitier, ou gaucher, au point d’être
hémiplégique. Il n’y a en lui de vivant que la gauche ou la droite du corps. Il sera un génie de la Gauche ou un génie de la Droite.
Voici quelques exemples, où l’on verra l’étiquette fonctionner avec une précision rigoureuse. La première dynastie royale, la dynastie des Hia, dont le fondateur est Yu le Grand, est une dynastie
qui régna sous le signe de la Terre. A partir de ce fait, les historiens ont pu déduire toutes les caractéristiques physiques du fondateur des Hia, y compris les détails de sa naissance.
Yu le Grand est sorti du corps de sa mère par le dos, car le dos est yin, et la Terre est yin. Il régnait en vertu de la Terre : il avait donc de grands pieds, et il était droitier. Il
marchait en laissant toujours traîner sa jambe gauche en arrière ; le pied droit, seul, avançant.
Le fondateur de la dynastie des Yin qui a succédé aux Hia, T’ang le Victorieux, apparaît dans l’Histoire comme un Soleil levant. Il régna en vertu du Ciel. Aussi était-il très grand et tendu vers
le Haut. Il sortit du corps de sa mère par la poitrine, qui est yang, et il ne touchait à la terre que par des pieds minuscules. Il était entièrement gaucher et marchait le pied gauche toujours
en avant. Gaucher ou droitier, T’ang et Yu sont tous deux hémiplégiques. Ils le sont, d’ailleurs, l’un et l’autre, à la suite du dévouement : ils se sont voués l’un au Ciel, l’autre à la Terre,
l’un au génie de la Pluie, l’autre au génie de la Sécheresse.
Telles sont les représentations qui commandent la mythologie et l’Histoire, — car ce que je qualifie de faits mythiques, ce sont, pour un assez grand nombre de nos contemporains, des faits
historiques. — Mais ce qui vaut pour la mythologie ou pour l’Histoire vaut aussi pour la médecine. Voici comment naissent les enfants. — Le principe de toute conception correspond au point qui
représente le plein Nord, la mi-nuit, le solstice d’hiver. De là viennent, de là partent le mâle comme la femelle. Le mâle (Yang) est affecté d’une marche vers la gauche, la femelle affectée
d’une marche vers la droite. Les hommes se marient à trente ans, les femmes se marient à vingt ans. Si nous comptons sur la rose des douze caractères cycliques, trente stations à partir de
tseu (enfant, minuit, caractère cyclique initial) nous arrivons par la gauche au caractère cyclique sseu, et si nous comptons vingt stations par l’autre côté, par la droite, nous
arrivons encore au même caractère cyclique : la femelle et le mâle se rencontrent donc à vingt et à trente ans, au caractère sseu. Ce caractère figure l’embryon ; il marque la station
qui convient aux conceptions réelles. Les enfants, mâles et femelles, naissent donc à sseu. Si l’enfant est mâle, il continuera à tourner vers la gauche, et
comme il doit naître à dix mois (les Chinois comptant termes compris) le lieu de sa naissance sera le caractère cyclique yin ; le lieu de la naissance d’une fille (cette fois on tourne
vers la droite) se trouvera au caractère cyclique chen. Vous pouvez voir sur le schéma, où je les ai marqués, les nombres du système décimal qui correspondent aux nombres
cycliques chen et yin ; ce sont les nombres 7 et 8. Toute la vie de la femme est dominée par le chiffre 7 : les femmes font et perdent leurs dents à 7 mois et à 7 ans ; elles
sont nubiles à 14 ans et la ménopause a lieu à 49 ans. Les garçons sont dominés par le chiffre 8 (dentitions à 8 mois et 8 ans, puberté à 16 ans, arrêt des fonctions viriles à 64 ans). Ceci n’est
pas, non plus, une simple invention due à l’ingéniosité scolastique des médecins, mais est impliqué par quantité de rites très anciens, par un très vieux folklore. Vous avez pu voir que ce qui
marche vers la droite, c’est ce qui est femelle ; ce qui marche vers la gauche, ce qui est mâle. Les médecins chinois peuvent répondre sans hésiter quand, avant la naissance, on leur demande de
révéler le sexe d’un enfant. Il leur suffit de constater que l’embryon est placé à gauche ou à droite dans le ventre de la mère. S’il est placé à gauche, c’est un garçon, s’il est placé à droite,
c’est une fille. — Quand un embryon se déplace vers la droite, c’est donc qu’il appartient à la droite. Ce qui appartient à la gauche doit marcher vers la gauche.
Ici, nous passerons, si nous le voulez bien, à un thème d’étiquette tout à fait différent, savoir le rituel de la réception. Lorsqu’on reçoit un hôte, on va le recevoir à la porte de la cour
d’honneur de la maison, et on le conduit à la salle de réception, à laquelle on accède par deux séries de degrés, les uns placés à l’Est, les autres placés à l’Ouest. Le maître de maison qui doit
aller occuper les degrés de l’Est, se place, lorsqu’il reçoit son hôte, face au Nord, à droite de la porte, puis il avance, toujours face au Nord, vers les degrés de l’Est en tournant
vers la droite. L’hôte marche, placé à gauche, vers la gauche. Nous n’avons pas de renseignement sur la façon dont leurs pieds se déplacent quand ils marchent dans la cour, mais nous savons
comment ils montent les degrés des escaliers de l’Est et de l’Ouest. L’hôte qui est, en conséquence, l’homme de la gauche, doit gravir chaque degré en partant toujours du pied gauche, le pied
droit ne faisant que suivre. Le maître de maison, à droite, part du pied droit. Inversement, quand il reconduit, les positions étant contraires (tous deux se déplaçant face au Sud), le maître de
maison qui est à l’Est (gauche) marche cette fois-ci vers la gauche, tandis que l’hôte, qui occupe la droite (ouest), se déplace en marchant par la droite.
Il vous est facile de voir sur le schéma où j’ai marqué les caractères cycliques que la marche vers la gauche correspond à l’ordre du temps et des caractères cycliques, à la marche du Soleil :
c’est ce que les Chinois appellent l’ordre conforme ; la marche vers la droite, opposée à la marche du Soleil, est qualifiée d’ordre inverse. — Cet ordre inverse est l’ordre qui
convient au sorcier. Le fondateur de la dynastie des Hia, Yu le Grand, qui était intégralement droitier, est un des patrons des sorciers. Son pas, le pas de Yu, est encore dansé par les sorciers
; il consiste, partant toujours du pied droit, à marcher toujours la partie droite du corps en avant.
Il y a, comme vous voyez, prééminence alternée de la Gauche et de la Droite, mais ceci n’exclut pas le fait que la droite est la main la plus exercée. C’est même peut-être précisément pour cette
raison que la gauche l’emporte. Un certain nombre de règles importantes d’étiquette pourront le montrer.
L’une de ces règles est significative. Quand naît un héritier, et qu’on s’occupe de lui donner une personnalité (il s’agit d’assurer en lui la liaison d’une âme-souffle et d’une âme-sang)
l’enfant est accueilli au nom du père (qui ne doit pas se montrer tout d’abord), par deux de ses principaux vassaux : son chef de cuisine et son chef de musique. Le chef de cuisine se place à
droite, et ceci s’accorde avec le fait que la droite est la main du manger, mais très vraisemblablement aussi, avec le fait que la droite est la main du sang. Au contraire, le chef de musique se
tient à gauche, à la place d’honneur, et ceci va sans doute avec le fait que le Yang, le Ciel et le Souffle appartiennent à la Gauche.
Quand on revient de la guerre, et qu’on célèbre un triomphe, le général vainqueur conduit la pompe triomphale armé d’une flûte et d’une hache d’armes (c’est le moment où l’on va couper l’oreille
gauche des captifs). Le général tient la hache d’armes de la main droite et la flûte de la main gauche. Dans les choses militaires, considérées comme néfastes, la droite l’emporte, mais le
triomphe est regardé comme une cérémonie de pacification, et, en l’espèce, c’est la gauche qui est la main préférée. — La droite n’est qu’une main ministérielle, c’est la main qui agit ; c’est
aussi la main qui tue et verse le sang : c’est la main du soldat. Mais ce n’est pas le soldat (placé à droite sur le char de guerre) qui gagne la bataille : c’est le Chef, placé à gauche. Le Chef
anime la bataille entière avec son souffle, tandis que le soldat ne fait que répandre du sang. La place honorable correspond à la main qui n’agit pas, et non pas à la main ouvrière,
chargée des besognes vulgaires.
Les caractères qui désignent la gauche et la droite sont formés à l’aide d’un élément qui figure la main, à quoi s’ajoute un autre élément significatif : pour la droite, c’est un signe qui,
jadis, figurait un rond. Ceci peut évoquer deux représentations : la droite est la main de la bouche et de la nourriture, et c’est aussi la main des choses rondes, du cercle, du compas. La
gauche, au contraire, est spécifiée à l’aide d’un signe qui représente l’équerre. Vous pouvez voir sur cette photo d’un bas-relief qui date du IIe siècle après Jésus-Christ, mais qui s’inspire de
traditions anciennes, deux personnages mythiques, qui sont des Héros-fondateurs et forment un couple primordial. Ce sont Fou-hi et Niu-koua, mari et femme, mais aussi frère et sœur, couple
hiérogamique et incestueux. Tous deux s’enlacent par le bas du corps, mais la femme, qui est placée à droite, tient de la main droite le compas qui produit le rond ; l’homme, placé à gauche,
tient de la main gauche l’équerre, qui produit le carré.
L’alternance rythmée de la droite et de la gauche peut assez bien se comprendre en fonction de l’idée d’hiérogamie. En effet, l’équerre est l’insigne du sorcier. Le mot qui signifie « équerre »
signifie aussi « art », et spécialement « art musical » (toujours lié à la gauche). Tous les arts, et la magie en premier lieu, sont évoqués par l’équerre. Si Fou-hi, chef de ce ménage primordial
qui inventa le mariage (l’expression « compas-équerre » évoque les bonnes mœurs sexuelles) a pour insigne l’équerre, c’est qu’on le considère comme l’inventeur de la divination et le premier des
sorciers. Or, dans la langue ancienne, il y avait un mot signifiant à la fois « sorcière » et « sorcier », mais il y avait encore un mot désignant spécialement le sorcier. Les étymologistes
expliquent le fait en disant qu’il y avait besoin d’un mot spécial pour le sorcier, qui doit être à la fois yang et yin : le Chef, le Mage contient en lui le Yang et le Yin, qui se résorbent en
lui.
Ce thème s’accorde avec les théories chinoises sur le pair et l’impair. L’impair qui est yang, est une synthèse du pair et de l’impair, du Yin et du Yang. De même, le sorcier, en raison des
hiérogamies qu’il sait pratiquer, est homme et femme à la fois, et femme à volonté (le thème des changements de sexe est fréquemment attesté). D’ailleurs, quand le sorcier tient l’équerre
productrice du carré, il possède le rond (pour les géomètres chinois, c’est le carré qui engendre le rond). Le rond figure le Ciel, le carré figure la Terre. L’équerre, insigne du sorcier qui la
tient de la main gauche, évoque donc le Yin, mais en tant qu’il recèle et produit le Yang : au thème de l’hiérogamie est toujours associé le thème de l’échange d’attributs.
Il y a donc une certaine prééminence de la gauche, de même qu’il y a une certaine prééminence de l’équerre, symbole des arts magiques. Mais cette prééminence n’est qu’occasionnelle, la gauche
sort de la droite, comme le rond du carré, à la suite d’un changement du tout au tout, d’une mutation totale ; quand la gauche se mue en droite, comme lorsque le sorcier se mue en sorcière, il ne
demeure plus qu’une femme. Il y a roulement et alternance ou prééminence alternée. Il n’y a pas prédominance fixe et opposition absolue.
Cet ensemble de faits relatifs à la mythologie de la Gauche et de la Droite, peut faire apparaître la corrélation qu’on établit en Chine entre la structure de l’Univers, du corps humain et de la
société : tout cela, morphologie et physiologie du macrocosme et des microcosmes, forme le domaine de l’Étiquette.
Jamais nous ne constatons d’oppositions absolues : un gaucher n’est pas sinistre, un droitier ne l’est pas non plus. Une multitude de règles font voir que la gauche et la droite prédominent
alternativement. La diversité des occasions et des sites impose, à tout instant, un choix très délicat entre la gauche et la droite, mais ce choix s’inspire d’un système très cohérent de
représentations.
C’est ce point que je voudrais illustrer par un dernier exemple. Puisque notre ami Lévy-Bruhl va nous emmener dîner dans un restaurant qui n’est pas chinois, il n’y aura aucun inconvénient à ce
que j’emprunte cet exemple au rituel du service de la table.
Comment faut-il servir le poisson ? Selon qu’il s’agit de poisson frais ou séché, les choses changent du tout au tout. Si c’est du poisson séché, ou doit tourner la tête vers l’invité. Mais si
l’on sert du poisson frais, c’est la queue qu’il faut tourner vers l’invité. Ce n’est pas tout : il faut encore tenir compte de la saison. Si l’on est en été, il faudra placer le ventre à gauche
; il faudra le placer à droite si l’on est en hiver. Voici pourquoi : l’hiver est le règne du Yin, le Yin correspond au Bas, nous l’avons vu ; le ventre (bien qu’il fasse partie de l’avant) est
le bas du poisson ; il est donc Yin. Pendant l’hiver, où règne le Yin, le ventre doit être la partie la mieux nourrie, la plus grasse, la plus succulente. On placera le poisson le ventre
à droite en hiver, car on doit manger avec la main droite, et l’on commence par manger les bons morceaux. Le morceau le plus succulent doit donc être à droite. — En été, où le Yang règne, tout
changera.
On voit quelle est la minutie des règles d’étiquette. La prééminence de la droite ou de la gauche dépend toujours des occurrences, des circonstances occasionnelles de temps et de lieu. Si j’ai pu
expliquer la règle qui commande le service de table en matière de poisson, c’est que j’en ai trouvé l’analyse dans un auteur ancien et compétent : il aurait été impossible de restituer
imaginativement les motifs qui justifient ces règles. Je terminerai donc en remarquant que lorsqu’il s’agit d’étiquette, c’est-à-dire de symbolique, tout essai d’interprétation idéologique est
dangereux. Il n’y a qu’une interprétation qui vaille, celle que donnent ceux qui joignent à la pratique de l’étiquette une connaissance directe du système de symboles dont elle s’inspire.