Marcel Granet (1884-1940)

LE LANGAGE DE LA DOULEUR

d’après le rituel funéraire de la Chine classique
Article paru dans le Journal de Psychologie, 15 février 1922.

  • "J’ai montré ailleurs qu’à un temps où l’organisation sociale de la Chine était des plus simples (organisation longtemps conservée dans le peuple des campagnes), les émotions de l’amour, au moment même où elles naissaient, ne pouvaient s’exprimer qu’au moyen de formules stéréotypées et de gestes conventionnels : les jeunes gens ne se faisaient, alors, la cour qu’à l’aide de thèmes obligatoires, perpétuellement repris par une improvisation traditionnelle. On ne peut guère douter que la douleur ne se soit de même manifestée, dès l’abord, en thèmes obligatoires."
  • "Mais ce que peut montrer l’étude des rituels féodaux du deuil que je vais analyser ici, c’est le développement de ce langage de la douleur ; on va voir qu’il consiste en une symbolique minutieusement ordonnée : langage véritable dont les grammairiens, je veux dire les ritualistes, établissent les règles et maintiennent la correction, langage aussi où l’analyse philosophique sait retrouver une logique qui s’accorde avec l’ordre intelligible de l’univers."
  • "J’étudierai le rituel du deuil dans son ensemble : les rites oraux n’y occupent qu’une faible place, car dans le deuil on doit cesser de parler ; mais les gestes qui manifestent la douleur sont des signes aussi clairs, aussi intelligibles, aussi coordonnés que pourraient l’être les mots et les phrases."

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Mon intention n’est pas de reprendre sur nouveaux frais la démonstration que M. M. Mauss a donnée dans son article sur L’expression obligatoire des sentiments. Les faits chinois que je veux exposer n’auraient point, pour la preuve, autant d’autorité que les faits australiens : ils ne sont pas empruntés à « des populations suffisamment primitives au sens propre du terme », mais à un peuple déjà pourvu d’une civilisation savante et complexe. Je les extrais de Rituels dont la rédaction suppose une remarquable activité de la pensée réfléchie. Ils n’ont plus assez de fraîcheur pour donner à sentir qu’à ses débuts le langage des sentiments est « éminemment marqué du signe de la non spontanéité, de l’obligation la plus parfaite ».

J’ai montré ailleurs qu’à un temps où l’organisation sociale de la Chine était des plus simples (organisation longtemps conservée dans le peuple des campagnes), les émotions de l’amour, au moment même où elles naissaient, ne pouvaient s’exprimer qu’au moyen de formules stéréotypées et de gestes conventionnels : les jeunes gens ne se faisaient, alors, la cour qu’à l’aide de thèmes obligatoires, perpétuellement repris par une improvisation traditionnelle. On ne peut guère douter que la douleur ne se soit de même manifestée, dès l’abord, en thèmes obligatoires.

Mais ce que peut montrer l’étude des rituels féodaux du deuil que je vais analyser ici, c’est le développement de ce langage de la douleur ; on va voir qu’il consiste en une symbolique minutieusement ordonnée : langage véritable dont les grammairiens, je veux dire les ritualistes, établissent les règles et maintiennent la correction, langage aussi où l’analyse philosophique sait retrouver une logique qui s’accorde avec l’ordre intelligible de l’univers.

J’étudierai le rituel du deuil dans son ensemble : les rites oraux n’y occupent qu’une faible place, car dans le deuil on doit cesser de parler ; mais les gestes qui manifestent la douleur sont des signes aussi clairs, aussi intelligibles, aussi coordonnés que pourraient l’être les mots et les phrases.

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Les pratiques par lesquelles s’expriment les sentiments provoqués par une mort forment deux groupes assez distincts. Qui porte le deuil est tenu de signifier sa douleur par un certain nombre de manifestations qui se font à moments déterminés : à l’occasion de cérémonies ; il doit de plus modifier de façon complète sa manière de vivre : il se prive de toutes les commodités dont il jouissait en temps normal. Les pratiques de cette deuxième espèce, qui sont d’ordre négatif, qui correspondent à des interdictions, présentent un caractère évident d’obligation. Elles se résument en une espèce de participation à l’état du mort, participation qui implique une exclusion quasi complète de la vie sociale. Expulsés de la société, comme le mort lui même, ses proches se soumettent à une quarantaine. Leur retraite ne les met aucunement à même d’exprimer dans l’indépendance des sentiments qui soient libres et spontanés ; elle ne leur permet même pas de se recueillir dans l’intimité d’une réunion de famille. De même que la mort retranche le défunt de la vie familiale, le deuil supprime, dans le courant des jours, les rapports entre parents. Chacun, strictement isolé, est contraint à la vie la plus ralentie qui soit, et, dans ce néant, ne doit point avoir plus de sentiments actifs que le mort lui même.

Cet état d’hébétude — cette stupeur produite par un coup douloureux — est si peu un réflexe purement physiologique ou psychologique, qu’il est, nous allons le voir, strictement dosé dans chaque cas, et sévèrement contrôlé, entièrement commandé par le public.

La mort a chassé le défunt de son lit et l’oblige, abandonnant par étapes sa maison, à faire retour à la terre. Les proches accourent à la maison mortuaire, non pour l’occuper (jusqu’à la fin du deuil, nul ne succède au mort, qui reste le maître du logis), mais pour vivre aux abords de la demeure familiale, et non point en commun : chacun se retire dans une cabane particulière. Parce qu’il y a des règles qui imposent dans chaque cas une quantité fixe de douleur et des manifestations appropriées, la cabane n’est pas toujours faite de même. Pour le fils principal, le successeur cultuel, elle est adossée au mur de clôture de la maison familiale ; pour les autres fils, elle doit seulement être construite dans un lieu sombre et retiré. Le mort étant, aux premiers temps, mis au cercueil et non enterré, la hutte de ses fils est faite de branchages et non crépie. Après l’enterrement définitif, on en bouche les fentes avec de la paille et des roseaux et on la crépit à l’aide de terre glaise, mais à l’intérieur seulement. La deuxième année du deuil, le fils habite dans une cabane de terre battue, non crépie. Au début de la troisième année, le sol de la cabane est noirci et les murs passés au blanc. A la mort d’une mère, mêmes règles, si le père est déjà défunt ; s’il est encore vivant, les fils se retirent, dès le début, dans une cabane véritable, faite de terre, mais non crépie.

Dans la cabane de deuil, point de literie. Un fils y couche d’abord sur de la paille, la tête appuyée à une motte de terre, « s’affligeant ainsi de ce que (le corps de) son père est dans la terre ». Plus tard, après l’enterrement définitif, il a droit à une couche de joncs, dont les têtes sont coupées, mais qui ne sont point assemblés en natte (il y a droit tout de suite, si, son père vivant encore, il s’afflige de la mort de sa mère). Au bout d’un an, dans sa cabane de terre battue, il possède une vraie natte. Il ne reprendra l’usage du lit que la troisième année, un mois après être entré en possession de la maison, le deuil fini. Pour un deuil qui, selon le droit chinois, exige moins de privations, on couche sur une natte ordinaire ; pour les deuils moindres, on a l’usage d’une literie complète. Les femmes et les enfants ne sont point condamnés, quelle que soit la perte qu’ils aient faite, à vivre dans la cabane et à coucher sur la paille.

Enfermé seul dans sa hutte, comme le mort dans le cercueil, le patient du deuil, entièrement excommunié, non seulement ne peut plus exercer de fonctions publiques, ni faire ou recevoir des visites, ni accepter de présents personnels, mais encore, en aucun cas, il ne peut avoir de compagnie. Cependant, exclu de la société, il demeure, dans sa retraite, sous le contrôle public. Tandis que la maison chinoise est toujours soigneusement enceinte de murs qui défendent la vie privée, la hutte reste grande ouverte jusqu’au troisième mois (enterrement définitif) ; on y adapte alors une porte ; elle n’est protégée par une clôture qu’au bout d’un an. Seul, un seigneur, personnage redoutable, peut, dès l’abord, enfermer sa douleur derrière une palissade : encore celle ci doit elle être fragile, perméable et faite de roseaux. On le voit, la douleur, même sous sa forme la plus passive — l’état de prostration lui même, — est mesurée au juste par les conventions sociales, et elle est tellement obligatoire que l’excommunication du patient ne le sauve point d’un contrôle constant.

Sous cette surveillance de sa douleur, l’homme en deuil entretient son état d’hébétude et de prostration. Couché sur la paille, à peine vêtu d’étoffes à trame lâche, il ne parle pas, il ne fait point de gestes, il ne prend pas de soins de propreté, il ne mange pas, ou, plutôt, il ne parle, il ne se lave, il ne se nourrit que dans la mesure où les conventions sociales le lui ordonnent, et seulement quand cela lui est commandé.

Il suffit de voir les habits du patient pour savoir quelle est la classe de son deuil (il y a cinq classes d’habits, et le vêtement que l’on doit porter signale la quantité d’obligations qui incombent à chacun à un moment donné du deuil, à raison de sa proximité avec le mort) et pour pouvoir dire aussitôt, constatant que la chaîne de la toile est de 3 cheng de fils (3 x 81 fils), de 4 à 6, ou de 7 à 9 cheng, etc. (1re, 2e, 3e classe, etc.), qu’il ne peut que dire oui ou non par signe (1re classe), qu’il peut répondre aux questions mais non parler le premier (2e classe), qu’il peut parler mais en évitant la discussion (3e classe), ou, enfin, qu’il peut discuter, sans aller toutefois jusqu’à y prendre du plaisir.

Cette interdiction nuancée de l’usage de la parole est d’intérêt public : selon ses besoins, la société l’aggrave ou la suspend. Un seigneur en deuil peut rompre le silence en faveur du royaume (et non point de sa seigneurie particulière), un grand officier ou un noble de même en faveur de leur seigneur (et jamais dans l’intérêt de leurs affaires privées). Inversement, un roi illustre la mémoire de son père et son propre règne en n’ouvrant point la bouche durant les trois années du deuil : manifestant ainsi et acquérant une vertu qui rend la dynastie à nouveau florissante. Une manifestation héroïque de ce genre serait tout à fait blâmable chez les gens du commun : elle serait marque de démesure. La musique, expression caractéristique de la joie, est interdite durant tout le deuil ; on peut seulement toucher du luth après l’offrande qui en précède immédiatement la fin. Un homme qui, après cette offrande, chanta et joua d’un instrument à vent fut blâmé comme un peu trop pressé : « un mois plus tard, il eût fait une action louable ». Mais plus sévèrement blâmé fut Mong Hien tseu, qui, tout en faisant réinstaller ses instruments de musique, se refusa à en jouer. « Le deuil de Hien tseu est supérieur d’un degré à celui des autres » dit Confucius. Ainsi les conventions sociales donnent la mesure exacte, et le public intervient pour faire respecter les règles.

Cette intervention est encore plus nette dans le cas des formes les plus dures des pratiques d’émaciation. La nourriture des gens en deuil est réglementée minutieusement : nombre et heures des repas, qualité des mets, quantité, tout est fixé pour que le patient soit affaibli exactement autant que le veut la définition de son deuil. Aucun repas les trois premiers jours de la mort d’un père, une poignée de riz ou de millet en bouillie et de l’eau ; même régime s’il s’agit d’une mère et si le père n’est plus en vie ; s’il vit encore, ce régime est réduit à deux jours. A mesure que le deuil s’avance et pour les parents moins proches, des repas réglés sont permis, qui ne comportent d’abord que des fruits et des légumes, puis des conserves, puis du vin doux, puis du vin, puis de la viande, en commençant par de la viande sèche. Obligatoirement moins sévère pour les enfants, les femmes, le régime est adouci pour les vieillards à proportion de leur âge, pour les malades durant leur maladie.

Pas plus qu’il n’est permis de se soustraire au jeûne, il n’est permis de l’exagérer ; ce serait risquer de ne pas aller jusqu’au bout du deuil : crime grave que prévient l’intervention du public. Les cadeaux de nourriture sont les seuls qu’on puisse alors recevoir ; mieux, on est obligé de les accepter. Le seigneur peut inviter à manger le vassal en deuil, sitôt fait l’enterrement de son père ; trois jours après la mort d’un grand officier, il ordonne de préparer de la nourriture pour les proches. Les trois premiers jours, quand il est interdit d’allumer du feu dans la maison mortuaire, les voisins interviennent ; ils préparent et apportent la bouillie et l’eau de riz ; ils ne permettent pas les excès qui pourraient seulement séduire un philosophe outrecuidant : rester sept jours sans porter à ses lèvres une goutte d’eau. Seuls, les princes doivent s’affaiblir au point, de ne pouvoir se lever sans le secours d’autrui ; pour le commun, il suffit de ne pouvoir marcher sans l’aide d’un bâton. Ce serait une grande faute de se rendre malade et, par exemple, de perdre la vue à la suite de manifestations anormales de douleur. De même, il y a une mesure à garder dans l’abandon des soins de propreté : l’on ne doit pas, en règle générale, se laver la tête et le corps, sauf aux jours de cérémonie funéraire : on devra cependant se laver si l’on a un ulcère ou une plaie.

A chaque situation sociale, à chaque degré de parenté, à chaque moment du deuil correspond un ralentissement obligatoire, nettement défini, de la vie sociale, intellectuelle et physique. Ce ralentissement est marqué par un système de manifestations négatives : telle espèce de retraite, telle quantité de silence, tel genre de jeûne, tel petit nombre de fils dans la chaîne de l’étoffe qui le revêt, voilà les signes cohérents par lesquels le patient doit exposer la douleur qui l’abat, au public qui juge de la correction et du bon accord des signes employés. La retraite commandée aux proches d’un mort est constituée par un ensemble de pratiques ascétiques, obligatoires, de nature conventionnelle, d’intensité fixée, étroitement coordonnées entre elles, qui doivent être susceptibles d’un contrôle minutieux et exactement significatives du degré de prostration exigible en chaque cas : termes convenables de l’expression d’une nuance de la douleur, laquelle se mesure en se conformant aux prescriptions traditionnelles et se définit à elle même en s’exprimant à autrui. Quand le patient se tient coi sous le coup qui l’atteint, quand la société le met en quarantaine, quand la vie de famille est brisée, même alors, il ne lui est pas permis de se livrer à des sentiments intimes, il lui est interdit d’avoir une douleur qui ne puisse pas s’exprimer avec la seule aide d’une symbolique consacrée. Il lui faut employer les mots de tout le monde et les formes fixes d’un langage institué. S’il en est ainsi, c’est que la retraite ne correspond point à un besoin personnel de recueillement, c’est que la famille, bien que chacun vive dans la solitude, est venue tout entière former bloc autour du mort, c’est que la société, si elle isole la maison mortuaire, en surveille jalousement la tenue, — c’est que l’individu n’est jamais moins autorisé à quelque spontanéité, jamais plus sévèrement contrôlé. Sa prostration et toutes les pratiques qui le font participer à l’état mortuaire ne l’intéressent point seul ; elles intéressent le corps des parents et le groupe social tout entier ; de leur correction dépendent l’achèvement du deuil et la résolution de cet état d’angoisse et d’instabilité que détermine une mort.


La stupeur et l’angoisse ne sont pas les seules émotions que provoque la mort ; dans la douleur des proches, se mêlent des émotions plus actives, la peur agressive, la colère. A de certains moments, l’homme en deuil n’est plus un patient qui se tient coi, il se met en garde, il agit. Il se met en défense en s’unissant avec son entourage, il agit en groupe ; d’où les cérémonies de deuil : ensemble de gestes, de manifestations positives faites en corps par tout le groupe de deuil. Chaque individu, échappant à la retraite, cesse de participer par sa prostration et son hébétude à l’état mortuaire, et vient collaborer énergiquement à une action commune grâce à laquelle l’état du défunt sera modifié profondément. Par des gestes appropriés et faits aux époques utiles, le mort, source d’impureté, principe de malaise, d’affaiblissement, d’exclusion, va être, grâce à l’effort collectif de ses proches, transformé en un ancêtre, puissance tutélaire, titre de noblesse, principe de confiance et de rayonnement. Cet effort fructueux, qui redonnera à la famille éprouvée tout le prestige auquel elle a droit dans la société, elle ne pourra l’accomplir hors de cette dernière, mais seulement sous son contrôle et avec son secours.

Cette intervention est à tel point nécessaire que, sitôt la mort acquise, le premier devoir des proches est d’en faire part. Dès réception, les familles du même groupe féodal sont obligatoirement tenues d’apporter leurs condoléances.

Celles ci rentrent dans le type des prestations alternatives dont l’échange maintient la solidarité du groupe : elles sont réglées par un protocole minutieux, eu égard au rang de chaque famille ; ce sont des manifestations de la puissance propre à chaque groupe familial, qu’elles servent à classer ; ces cadeaux alternatifs, donnés et reçus à titre usuraire, honorent à la fois qui les donne et qui les reçoit. En les recevant, la famille éprouvée par le deuil obtient l’assurance que la rupture d’équilibre produite par la mort à son détriment n’a atteint que momentanément sa puissance, et elle reprend confiance dans sa destinée. Aussi, l’arrivée des condoléances est elle le prélude des cérémonies par lesquelles les parents réunis expriment activement leur douleur, avec des fins positives et pour s’en guérir.

Les prestations à titre de condoléances sont d’ordre matériel ou sentimental. Les cadeaux sont utilisés pour le mort dont ils signalent le prestige en donnant plus d’éclat aux rites funéraires ; les honneurs impressionnants qu’il reçoit perpétuent sa mémoire ; il en est dressé une liste qu’on lit solennellement en public : véritable consécration qui achemine le défunt vers sa destinée glorieuse d’ancêtre.

Les survivants reçoivent un tribut sentimental, tribut obligatoire et qui se fait selon des formes protocolaires. Le porteur de condoléances montre par son costume et sa tenue qu’il prend sa part du deuil, plus ou moins grande selon son âge et les relations qu’il a entretenues avec le défunt, toujours exactement dosée ; il s’est préparé à la visite par de menues interdictions, telle que la privation de musique. Ses paroles sont fixées par la convention, sa démarche aussi : il ne se permet pas de marcher en tenant les coudes étendus comme les ailes d’un oiseau.

L’afflux des visiteurs mesure la respectabilité d’un mort et de sa famille : il se déshonore, celui qui fait à son père des cérémonies funéraires « dont les habitants du voisinage entendent à peine parler ». Si les condoléances font défaut, le déshonneur est absolu : les manifestations actives de la douleur familiale n’ont plus l’occasion de se faire, témoin cette mère (renommée pour son sens des bienséances) qui, ne recevant la visite d’aucun collègue de son fils, cessa de se lamenter. Les arrivants sont reçus, selon leur sexe, par le chef du deuil ou sa femme, avec des gestes qui marquent le prix exact de leurs condoléances, c’est-à dire le prestige social dont est entouré celui qui les apporte, prestige qui, pour la famille affligée, se traduit en une somme déterminée de réconfort.

Les premiers jours, le chef du deuil les reçoit pieds nus, jambes découvertes, le bord inférieur du vêtement relevé et attaché à la ceinture : montrant ainsi qu’il participe étroitement à l’état mortuaire, le défunt n’étant point encore recouvert de vêtements. Le corps, paré, est exposé dans la salle de réception aux yeux du public qui prend place en se groupant par sexe et selon les dignités. La famille se dispose en deux chœurs orientés d’hommes et de femmes qui ont chacun leur coryphée, le chef du deuil et son épouse ; ceux ci saluent d’abord les assistants, puis chacun, le mort étant vêtu, revêt les insignes symboliques de la quantité de douleur qu’il doit manifester, de la quantité de condoléances qu’il doit apporter.

L’ordonnance du spectacle étant dès lors, parfaite, les acteurs en place, le public à son poste, la cérémonie, le drame commencent. Encore faut il noter que l’action ne se déclenche que sur l’initiative et au commandement des spectateurs : dans le cas où le protocole permet au seigneur d’assister à ce premier acte du deuil qu’est l’habillement du mort, c’est à lui qu’il incombe de faire le premier le geste le plus caractéristique de la scène ; le premier, il se met à genoux pour toucher le cadavre. Ce geste solennel du chef qui représente le groupe social rend possibles les embrassements par lesquels les parents se convainquent et affirment que le mort n’est plus un objet de répulsion dont la proximité provoque une stupeur craintive, et qu’il est mis sur la voie de devenir un ancêtre dont l’approche est bienfaisante. Encore faut il, pour que les parents de chacun des deux chœurs procèdent à l’attouchement, que le seigneur ait donné à leurs coryphées, le chef du deuil et sa femme, l’ordre d’aller appuyer leur poitrine sur le corps du défunt.

La mise en scène de la douleur familiale, sous sa forme agissante, est rendue possible par un apport de dons et de sympathie ; il faut, pour qu’elle puisse se manifester, qu’elle se donne en spectacle à un public qui l’excite ; c’est par l’assistance qu’en est réglée la représentation ; ce sont les condoléances qui commandent la douleur ; c’est pour la communauté et par son ordre qu’elle s’exprime : elle doit s’exprimer dans un langage conventionnel que tous comprennent.

Ce langage est constitué par des gestes aussi définis, aussi précis que des mots, — gestes, mots, qui doivent être faits, qui doivent être dits par l’acteur qualifié, dans le caractère de son emploi, et au moment de la scène, à l’endroit de la phrase qu’exige la syntaxe rituelle.

Pour ce qui est des attouchements, par exemple : « Un seigneur ou un grand officier s’appuie poitrine à poitrine sur le corps de son père, de sa mère, de son fils principal, et non de ses fils secondaires. Un noble s’appuie sur la poitrine de son frère, de sa mère, de son fils principal et de ses autres fils (pour ces derniers au cas seulement où ils n’ont pas de fils qui leur succède) — (de même la mère). Quand se fait le geste d’attouchement, le père (puis) la mère commencent... Le père et la mère saisissent le corps de leur fils ; le fils s’appuie sur la poitrine du père et de la mère ; la bru pose les deux mains sur le corps de ses beaux parents ; les beaux-parents touchent de la main le corps de la bru ; la femme tire à elle les vêtements du mari ; le mari saisit le corps de sa femme ; le frère le corps de son frère. » La belle sœur aînée ne touche pas de la main le frère cadet de son mari ; et lui ne la touche pas non plus.

Même précision pour les lamentations et les sauts. Les hommes bondissaient le bras nu ; les femmes sans se découvrir, mais en se frappant la poitrine ; les hommes bondissaient d’abord à l’exemple du chef de deuil ; puis les femmes à la suite de leur coryphée, puis les assistants. Les enfants de moins de quinze ans ne bondissaient pas. Les hommes bondissaient franchement, les femmes sans quitter la terre du pied « à la manière des moineaux » et sur un rythme rendu par les onomatopées « Yin Yin Tien Tien ». On bondissait 7 fois pour le deuil d’un seigneur, 5 fois pour celui d’un grand officier, 3 fois pour celui d’un noble ordinaire.

Un fils se lamentait en vagissant à la manière des nouveau-nés. « Celui qui portait les vêtements de la première classe de deuil se lamentait sans que le son s’arrêtât (m. à m. : la voix allant et ne revenant pas) ; celui qui portait les vêtements de la deuxième classe se lamentait, la voix allant et revenant ; pour la troisième classe, après trois modulations le son se prolongeait et mourait ; pour les quatrième et cinquième classes, il devait seulement être d’un ton plaintif. » Un roi défunt a droit à 9 lamentations, un seigneur à 7, un grand officier à 5, un noble à 3. Un enfant n’infléchit point la voix en se lamentant. Une femme peut se lamenter de nuit pour son fils, non pour son mari. L’heure convenable des lamentations est aux deux crépuscules. On ne peut pleurer dans la salle de réception qu’un parent du groupe agnatique : un ami du père se pleure devant la porte du temple ancestral ; un maître dans les appartements particuliers ; un ami devant la porte des appartements particuliers ; une simple connaissance dans la campagne ; le frère d’une femme devant le corps principal du logis.

Dans le deuil du père, on a pour se soutenir un bâton noir fait de bambou, dans le deuil de la mère un bâton d’éléococca dont le bas est carré ; il a la même grosseur que la ceinture, laquelle est le cinquième du bandeau de tête ; on le dépose pour recevoir les condoléances d’un seigneur, on le porte à la main pour celles d’un grand officier, un homme du moins, car une femme, dans un cas symétrique, le fait tenir par une autre femme. A la mort d’un seigneur, le fils et sa femme reçoivent le bâton le troisième jour ; dans le groupe de deuil, ceux qui ont rang de grands officiers le reçoivent le cinquième jour et les nobles ordinaires le septième.

Nature, intensité, quantité, qualité, temps, lieu, rythme, tout est défini et réglé pour chaque chose : toutes parlent un langage concordant. Les moindres incorrections seront sensibles à l’assistance : elle y répondra dans le même langage par une incorrection volontaire. Et, tant est puissant à ce moment le jugement du public, tant est nécessaire l’intervention du réconfort qu’il apporte, cette incorrection aura des effets contraignants. Qu’un geste soit fait par un acteur non qualifié : un assistant qui y répond par un geste pour lequel il n’est point non plus qualifié oblige la famille — même au cas où l’incorrection qu’il blâme était motivée par des intérêts puissants — à revenir à la distribution conventionnelle des rôles de la douleur. Ce n’est pas assez d’être des signes de valeur objective, de sens clair, les expressions de la douleur s’ordonnent en formules obligatoires qui peuvent servir à enchaîner toute velléité individuelle. La famille éprouvée ne reçoit d’assistance que dans la mesure où sa douleur s’exprime en langage correct et à l’aide des formules exactes, les seules qui, tout de suite comprises, éveillent aussitôt la sympathie. C’est à condition de les employer que l’affligé méritera les condoléances qui le tirent de sa torpeur hébétée et donnent à ses sentiments une forme agissante et une valeur efficace. Il est obligé de faire parler à sa douleur un langage institué, s’il veut, en l’exprimant activement, réparer la perte que son groupe a subie. Et la société, qui a un intérêt supérieur à rétablir l’équilibre interfamilial rompu par la mort, le surveille et le force de rester fidèle à la symbolique traditionnelle. Les gestes de la douleur ne peuvent être de simples réflexes physiologiques ou psychologiques, désordonnés, individuels, spontanés ; ils sont tout à la fois les rites de cérémonies réglées, les mots et les formules d’une langue systématisée.



Procédé rituel et langage : les Chinois ont assez bien compris ce double caractère de l’expression de la douleur ; ce qui leur a permis d’en généraliser l’emploi, d’en surveiller la correction et d’en faire un système qui a sa logique et sa métaphysique, d’en analyser le sens moral et la valeur thérapeutique, et, enfin, d’y retrouver le rôle de l’individu et les droits de l’invention personnelle en matière sentimentale.

Les rites du deuil sont utilisés à titre symbolique, employés en manière de langage dans les circonstances les plus diverses. A la grande fête des récoltes, pour signifier qu’on conduit l’année à sa fin, on revêt des vêtements blancs et une ceinture de chanvre, et l’on porte un bâton de coudrier (petit deuil). Pour indiquer qu’une fille mariée est perdue pour sa famille, on laisse les flambeaux allumés trois jours entiers comme dans la maison d’un mort. S’il y a éclipse de soleil, le roi, qui en est responsable, et s’il y a éclipse de lune, la reine, prennent un vêtement de soie blanche. Un territoire est il perdu ? tous les vassaux prennent la coiffure de deuil et se lamentent pendant trois jours dans le temple ancestral ; le seigneur s’interdit la musique. Quand l’armée éprouve un désastre, le seigneur, habillé de soie blanche, pleure devant les magasins. Si un temple brûle, il se lamente pendant trois jours. Un grand officier dont, après trois représentations, les avis n’ont pas été suivis, doit s’exiler et, arrivé à la frontière, se lamenter, vêtu de blanc, ne plus se laver de trois mois ni coucher avec sa femme.

Une aussi vaste extension de la symbolique du deuil (on pourrait multiplier les exemples) suppose que le langage de la douleur était entretenu dans un haut état de correction par le travail de ces grammairiens que sont les ritualistes : il n’est pas besoin d’insister sur ce point, et il suffira de renvoyer aux chapitres « T’an Kong » et « Tseng tseu wen » du Li ki, où l’on pourra voir les ritualistes à l’œuvre, décidant des cas d’espèces, minutieusement, par analogie. Mais il faut insister sur l’esprit de système grâce auquel ils accordèrent la symbolique de la douleur avec l’ordre intelligible de l’univers. Le bâton de deuil, à la mort du père, était rond, car, pour le fils, le père est comme le Ciel majestueux, et le ciel est rond ; pour une mère, le bâton avait le bout équarri, car la mère est semblable à la Terre nourricière et la terre est carrée. Dans les deux cas, le bâton était noir, et l’on employait, pour les habits du deuil le plus dur, du chanvre femelle parce qu’il a un aspect noirâtre : le noir est la couleur du Nord et de l’Hiver, orient et saison de la mort. Qui portait ce bâton et cet habit était, de plus, tenu d’avoir un teint noirâtre. Les cheveux étaient divisés en deux parties : on déliait la partie gauche à la mort du père, la droite à la mort de la mère. La droite est le côté féminin, la gauche le côté masculin. La gauche est significative de l’ordre céleste (la marche du soleil se faisant vers la gauche, étant donné l’orientation chinoise), la droite significative de l’ordre terrestre. Le plus grand deuil durait trois ans : trois est indicatif du tout, et, de plus, par l’addition d’un mois intercalaire, tous les trois ans l’année civile concorde avec l’année solaire. Le deuil de deuxième classe est d’un an : « c’est imiter la Nature », car au bout d’un an « les opérations du Ciel et de la Terre et les quatre saisons ont opéré une révolution complète ». Neuf mois (deuil III) sont aussi un tout qui suffit aux fruits de la terre pour se former et mûrir. Cinq mois (deuil IV) : image des cinq éléments primordiaux qui constituent l’univers. Trois mois (deuil V) font une saison, un tout. Dans leur variété, les durées des cinq types de deuil expriment, par un symbolisme conforme à l’ordre naturel, le caractère toujours total d’une douleur qui pourtant est nuancée. Les principales cérémonies se font respectivement aux troisièmes, cinquièmes, septièmes jours et mois après le décès pour un noble, un grand officier, ou un seigneur ; dans leur bouche on place 7, 5 ou 3 coquillages précieux ; ces nombres rythment aussi les lamentations et les sauts qu’on fait en leur faveur, ils caractérisent leur rang. La couleur de la dynastie Tcheou est le rouge : aussi, en son temps, pare t on le corps des morts au soleil levant ; au temps des Yin c’était à midi, au temps des Hia, le soir, car ces dynasties préféraient, l’une le blanc, l’autre le noir. La symbolique de la douleur est en accord logique avec l’ordre cosmique, l’ordre social, l’ordre historique. Dans son système elle recèle toute une métaphysique.

Il a été possible, aussi, d’en dégager une psychologie. L’aspect nettement conventionnel qu’a chez eux l’expression des sentiments a tout de suite amené les Chinois à faire le départ entre cette expression et les faits purement physiologiques ou psychologiques. De purs réflexes leur paraissent caractériser les sauvages : c’est la civilisation (ils disent : le cérémonial) qui nous dicte nos sentiments et nous empêche de nous écarter « comme nous y serions portés » d’un homme mort « qui ne fait plus de mouvement et inspire de l’horreur » ; « elle nous apprend à modérer ou à exciter nos sentiments », et fixe « des degrés et des limites à ces sentiments et à leur expression ». Les idées de convention et d’obligation une fois dégagées, la conscience que les manifestations sentimentales sont des rites efficaces a conduit les Chinois à exposer la théorie que ces manifestations ont pour principe une thérapeutique d’invention sociale. Les manifestations passives de l’état de torpeur commandé par la participation à l’état mortuaire leur sont apparues comme des pratiques homéopathiques. Le fils d’un défunt « avait les reins lésés, le foie desséché, les poumons brûlés : il ne portait à ses lèvres ni eau ni bouillon ». Ils ont discerné, en revanche, dans les manifestations actives et théâtrales, une purgation des émotions mauvaises, un procédé d’évacuation de la douleur à l’aide d’une gesticulation rythmée : « le fils se dénudait le bras gauche et bondissait afin de calmer son cœur et de diminuer son excitation, en donnant du mouvement à son corps ». On ne peut dire plus nettement que l’expression des sentiments, tant qu’elle se laisse commander par les conventions sociales, a la valeur d’une hygiène.

Dans l’expression des sentiments, quelle est la part de l’individu ? Quelle est la part de l’invention personnelle dans une technique toute conventionnelle ? Elle semble consister d’abord et principalement en une certaine puissance de réalisation, en une énergie dans le jeu, qui donne vigueur et jeunesse à la formule stéréotypée : c’est ce qu’on peut appeler une improvisation traditionnelle, dans laquelle les conventions techniques n’excluent pas la sincérité. Ce mot, qui, pour les Chinois, veut dire que l’on se donne entièrement à ce qu’on fait, revient perpétuellement chez les auteurs, si attentifs d’autre part à montrer le côté conventionnel de l’expression des sentiments. L’invention individuelle se manifeste encore par la trouvaille de nuances justes : elle est alors le fait d’un raffiné qui utilise avec pureté la technique de la langue obligatoire des sentiments, qui a médité sur le génie de cette langue et qui arrive à la parler avec tant d’élégance qu’elle en devient personnelle. Tel Confucius qui, cinq jours après l’offrande terminale du deuil de sa mère, joua du luth sans se permettre d’en tirer des sons pleins, et qui, dix jours après seulement, prit une ocarina et en tira des sons parfaits. Tels encore Tseu hia, disciple du maître, qui, se présentant à lui à la fin d’un deuil, reçut un luth et s’excusa de ne point encore arriver à le bien accorder, et Tseu tchang, autre disciple, qui tout de suite accorda l’instrument. — Ou bien la même science du langage aide à improviser avec correction dans un cas d’espèce non prévu par la coutume. Ce qui rend possible ce type d’invention, c’est le respect même et l’utilisation du conformisme : rompre avec lui n’est pas inventer, mais faire une faute de langage, qui est tenue pour une marque d’insincérité, quand elle n’est point, avouée cyniquement, la révélation d’un cœur rebelle. — Enfin l’invention procède en étendant, avec plus ou moins de hardiesse, l’usage des signes de la douleur à des cas où cet usage est abusif d’après le droit strict en retard sur les mœurs. Dans ce cas, l’innovation ne portait plus sur l’expression, mais sur le sentiment lui même. La réflexion sur de telles espèces entraînait la conscience que la symbolique obligatoire convenait essentiellement aux douleurs authentiquées par le droit, et l’on fut conduit à imaginer, pour les douleurs non encore officielles, une forme d’expression qu’on appela « le deuil de cœur » et qui eut un aspect plus libre et plus spontané.


La spontanéité n’apparaît dans l’expression des sentiments qu’au terme d’une évolution : par réaction contre le formalisme premier et le ritualisme développé du langage sentimental, et seulement quand la société est assez instable pour que l’individu perçoive une dissonance entre son idéal et l’organisation sociale. Mais, dans une société stable et qui tient à sa stabilité, ce n’est point l’originalité de l’individu ou même les traditions de famille qui commandent le sentiment et son expression.

Tous les événements qui, alors, donnent matière à une émotion comptant véritablement dans la vie personnelle touchent en même temps l’individu et la société tout entière. Au moment où l’amour, la douleur pénètrent dans une âme humaine, le corps social est témoin de l’union sexuelle ou de la mort qui en sont l’occasion et il participe activement au mariage et au deuil qui affectent sa propre composition et son ordonnance. A chaque crise grave de la vie affective correspond une rupture d’équilibre de la vie sociale.

Toute rupture de l’équilibre social (et celle qui détermine la mort plus peut être que toute autre) provoque une série d’échanges et de prestations obligatoires, matérielles ou morales. La vengeance du sang apparaît essentiellement comme une mise en scène particulièrement dramatique et violente de ce besoin d’échanges, de la nécessité sentie d’un commerce social particulièrement actif et qui donne de la confiance, qui comporte l’assurance d’une restitution de l’équilibre social. Si la vendetta (et, à un plan supérieur, la guerre) sont des manifestations exaspérées (bien que normales et réglées) de ce besoin primordial, le deuil ordinaire correspond à une ordonnance plus paisible des prestations alternatives — de la série des potlatchs — rendues nécessaires par les ruptures d’équilibre en quoi se résout la continuité de la vie sociale.

Successivement, à l’occasion d’une mort qui les frappe, chacune des familles qui composent un groupe social est tenue de convoquer les autres aux rites du deuil. Elle leur en offre le spectacle, non pas comme à un public immobile, mais plutôt comme à un chœur antithétique ; et ce chœur, devant qui les émotions douloureuses doivent se manifester, participe à leur mise en scène, en provoque le jaillissement, en contrôle l’expression, juge du jeu et acteur, intéressé, lui aussi, au succès du drame par lequel la famille éprouvée se purge de l’impureté mortuaire, non point uniquement à son propre bénéfice mais au profit encore de la collectivité. La douleur jaillit devant les condoléances qu’on apporte — qui les apporte rend sensible l’obligation de cette douleur — et elle s’exprime sur le patron de thèmes traditionnels, par des manifestations conventionnelles et obligatoires, à chacun imposées et à tous communes, — car elle n’a d’efficace que si son expression, rituelle, claire autant qu’un signe, immédiatement accessible, met automatiquement en jeu la sympathie. Une douleur, s’il était possible, qui voudrait rester tout intime ou qui réussirait à se traduire en termes libres et spontanés, à l’heure de son choix et selon une formule personnelle, qui, en un mot, ne s’accorderait point tout de suite aux vœux du public, n’entraînerait de ce chef aucune participation et ne rapporterait point du tout de réconfort. Bien plus, elle arrêterait son propre développement et, limitée aux formes les plus passives de l’angoisse, elle perdrait, à ne point se manifester convenablement, les bénéfices d’un exercice actif par lequel elle peut être réglée, disciplinée, expulsée.

Et c’est pourquoi les gestes de la douleur se sont ordonnés en une suite de rites qui sont aussi un système de signes. Ils constituent une technique et une symbolique ; ils forment un langage pratique qui a ses besoins d’ordre, de correction, de clarté, qui a sa grammaire, sa syntaxe, sa philosophie, et, je dirais aussi, sa morale.

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