Marcel Granet (1884-1940)
LE DÉPÔT DE L’ENFANT SUR LE SOL
Rites anciens et ordalies mythiques
Revue Archéologique, 1922. T. XIV, 5e série (article écrit en 1920)
- "Il y a quelque cinquante ans les gens d’Europe qui refusaient de croire que les Chinois noyaient uniformément leurs petites filles, n’entendaient point sans chagrin raconter qu’en tout cas les malheureuses étaient toutes, à leur naissance, abandonnées, sans aucun soin, pendant trois jours, sur un tas de chiffons. Douloureuse aggravation de la diète des nouveau-nés ! À dire le vrai, ces récits attendrissants s’appuyaient sur une tradition populaire ; mais celle-ci, pour les temps modernes au moins, correspondait plutôt à une métaphore qu’à une pratique effective. La métaphore cependant n’était point de pure invention, et voilà le curieux : d’un usage antique, qui n’impliquait, à l’égard des fillettes, aucune malveillance barbare, le goût du symbolisme moral a fait sortir une formule qui, peut-être, au cours des siècles, servit de justification à des traitements peu humains et qui, pour finir, a permis de jeter quelque discrédit sur les mœurs chinoises."
- "L’auteur de la métaphore malfaisante, on peut le deviner, est une femme de lettres ; c’est l’une des plus anciennes et des plus célèbres de la Chine, la Ts’ao Ta-kou : instruite des lettres antiques, sœur d’historien, historienne, un peu pédante, elle exerça avec succès, dans le gynécée des Han, les fonctions délicates de professeur d’arts d’agrément et de maîtresse de morale. Elle écrivit, tout comme une autre, un traité de l’éducation des filles ; voici comme il débute : « Dans l’antiquité, quand il naissait une fille, pendant trois jours on la couchait au bas du lit ; on lui donnait pour hochet une (fuserole de) terre cuite ; puis, après un jeûne purificatoire, on annonçait (la naissance aux Ancêtres). On la couchait au bas du lit, pour manifester sa condition humble : son rôle était d’être (tenue) plus bas qu’un homme. On lui donnait pour hochet une (fuserole de) terre cuite pour manifester le zèle (qu’elle devrait montrer) pour le travail : son rôle était de tenir en main un (instrument de) travail. Après un jeûne purificatoire, on annonçait (la naissance) aux Ancêtres défunts, pour manifester qu’elle devait avoir pour rôle (d’assurer) la perpétuation des sacrifices. Dans ces trois choses (il faut voir) sans doute les principes fondamentaux de conduite du sexe féminin. » Ainsi étaient averties les femmes impériales d’avoir à être modestes, travailleuses et prolifiques."
Extraits : Les rites de naissance - L'entrée dans le groupe domestique
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La Ts’ao Ta-kou, historienne, aimait les textes qu’on cite en les commentant. Quelle est sa
source ? C’est un morceau du Che king, la dernière strophe d’un hymne commémoratif qui passe pour célébrer la construction d’un palais édifié par le roi Siuan (828-782 avant J.-C.) de la dynastie
Tcheou. Le roi y vivra heureusement ; sa famille prospérera : il rêvera d’ours ou de serpents, présages de la naissance de garçons ou de filles.
Or donc, il est né un garçon
!
Çà ! couchez-le dessus le lit !
Çà ! vêtez-le d’habits de jour !
Çà ! pour hochet, un sceptre en jade !
Qu’il vagisse ! oh ! qu’il peut crier !
Rouges, brillent ses genouillères !
Maison royale ! ou fief princier !
Or donc, il est né une fille !
Çà, couchez-la dessus la terre !
Çà, vêtez-la d’habits de nuit !
Çà, pour hochet, une fuserole !
Rien pour le Mal ! Rien pour l’Honneur !
Qu’elle borne aux repas sa tâche !
Point n’aient, ses parents, de chagrin !
On entend assez, dans ces deux strophes, la joie des heureuses naissances ; il est clair que
cette joie est plus franche quand il s’agit d’un garçon. Un garçon ne quitte point sa famille ; son avenir y est assuré : soit qu’il perpétue la lignée royale, soit qu’il reçoive un apanage
princier, on est sûr qu’on verra briller sur lui les genouillères rouges qui distinguent les seigneurs ; dès ses premiers vagissements, on reconnaît avec orgueil, à la sonorité de sa voix, la
force d’âme qui fait le souverain. Il y a plus d’incertitude dans le destin d’une fille : elle abandonnera les siens pour épouser un étranger ; sans doute elle aura sa part de gloire quand, aux
côtés de son mari, elle participera au culte de sa nouvelle famille ; mais enfin, elle sera subordonnée, occupée à surveiller la préparation des repas sacrificiels ; elle n’agira jamais de sa
propre initiative, et, qu’elle fasse bien ou mal, c’est à l’influence souveraine de son seigneur que seront rapportés tous ses actes ; s’il y a de l’honneur, il sera tout pour lui. Sans doute,
aussi, elle représentera, dans une cour étrangère, la politique et les intérêts traditionnels de sa propre famille ; mais quelle honte si elle ne réussit point et se voit répudiée par un mari qui
déclarera « ne pouvoir assurer avec elle le service des Autels du Sol et des Moissons et du Temple ancestral » ! C’est là un chagrin que ses parents ne sont point sûrs d’éviter et la perspective
des vendettas féodales rend plus mélangée la joie que donne sa naissance.
L’institutrice du gynécée des Han vivait à une époque où, du moins en droit, le rôle des femmes était moins important qu’aux temps féodaux ; elle avait pour mission d’apprendre la modestie au
personnel d’un harem nombreux, d’un harem où l’ordre n’était plus assuré par la pratique de la polygynie sororale : en démarquant le Che king, elle a mis l’accent sur ce qui, dans le texte,
pouvait manifester l’infériorité féminine.
À l’occasion d’une naissance, les Chinois pratiquaient un certain nombre de rites qui, d’abord, semblent avoir pour fin d’orienter l’enfant vers la destinée particulière à son sexe, en lui
conférant des aptitudes appropriées. Ainsi les rituels nous apprennent que, dès qu’un fils naissait, on disposait un arc à gauche de la grande porte ; pour une fille, c’était, à droite de la
porte, une serviette : il s’agit là d’attributs propres à chaque sexe. La serviette que la mère, au départ de la pompe nuptiale, avec de solennelles adjurations, attache à la ceinture de la
mariée, celle-ci l’utilise pendant la nuit des noces. Le tir à l’arc est la grande affaire du noble : c’est en s’y montrant adroit, aux concours périodiques, qu’un vassal prouve sa droiture et
mérite son fief. Arc ou serviette suspendus sont des souhaits contraignants, des présages efficaces de bon succès pour l’homme noble ou la future épouse.
Le Che king, en des vers d’une symétrie rigoureuse, nous fait connaître d’autres rites. On revêtait l’enfant mâle de vêtements bons pour un homme, destiné à passer ses journées hors de la maison,
l’activité masculine étant d’ordre social. La fille était habillée d’un vêtement de nuit, en signe qu’elle ne déploierait d’activité qu’à l’intérieur du gynécée et pour remplir ses devoirs
d’épouse. De même, pour hochet, un garçon recevait un sceptre de jade et une fille un instrument servant au tissage et fait de terre cuite (une fuserole, sans doute). Enfin, le fils était placé
sur le lit, la fille à terre.
La Ts’ao Ta-kou, parmi ces pratiques, a choisi celles qui fournissaient le thème d’une allégorie profitable à son œuvre d’édification. Elle n’a point glosé sur les différences d’habits :
peut-être paraissait-il inutile, à ce professeur de morale des femmes impériales, d’insister sur des coutumes qui évoquent trop d’images sexuelles. Plus vraisemblablement encore ne trouvait-elle
point de leçons à tirer d’un usage qui (comme le rite de la serviette et de l’arc) montre simplement dans quels milieux différents se situent l’activité masculine ou féminine. Surtout, le texte
où elle s’appuyait ne lui fournissait, sur ce point, aucun élément de développement métaphorique. Il en était autrement des vers :
Çà ! couchez-le dessus le lit
!
Çà ! couchez-la dessus la terre !
Çà ! pour hochet, un sceptre en jade !
Çà ! pour hochet, une fuserole !
Rien qu’à évoquer les deux enfants, tenant en main, l’un une tablette de beau jade, emblème
de haute dignité, l’autre un humble instrument de travail fait de terre vulgaire, on a moyen d’inculquer aux femmes des sentiments de modestie. Non point sans forcer le sens du texte qu’on
utilise, ni sans fausser la valeur de l’usage qu’il décrit. Donner à un garçon pour hochet une tablette d’investiture, comme suspendre un arc à la porte, donner à une petite fille une fuserole,
de même que suspendre une serviette, c’est simplement vouloir les prédisposer, l’un à remplir les devoirs qui lui incomberont dans la hiérarchie féodale où il prendra place, l’autre à tenir dans
la maison les fonctions que les rites assignent à l’épouse. Que, portant à la ceinture la serviette rituelle, la femme accomplisse ses devoirs conjugaux, ou que, fuserole en main, elle préside à
la confection des vêtements sacrés, son activité, pour être différente, n’est ni moins importante, ni moins noble que celle du mari quand il participe aux cérémonies de la cour seigneuriale. Mais
le texte prêtait à la glose — à condition d’insister sur la matière dont étaient faits les deux hochets : la Ts’ao-Ta-kou a construit cette image tendancieuse de deux enfants s’amusant avec des
jouets de valeur bien inégale : présages, pour le garçon, d’une noble vie qui s’écoule doucement, occupée par de belles cérémonies, et, pour la fille, d’une existence employée à de dures et
grossières besognes.
L’esprit qui a conduit ce développement métaphorique est plus sensible encore pour l’autre rite. Le Che king dit que le nouveau-né est couché sur le lit et la nouveau-née à terre ; il a suffi à
la Ts’ao Ta-kou de condenser les deux vers en une phrase et d’écrire que l’on couchait la fille au bas du lit, pour obtenir aussitôt une image éclatante de l’infériorité féminine. Comme elle
savait manier sa langue, en bonne Chinoise, elle a réussi à employer le même mot pour définir cette infériorité juridique et pour peindre l’image de la fillette déposée sur le sol. Par cet
artifice ingénieux, elle a fixé pour l’avenir le sens des vers qu’elle commentait et de l’usage qu’ils notaient ; du même coup, en lui donnant une valeur nouvelle, elle a aidé à se maintenir une
pratique dont elle et ses contemporains ne sentaient plus la signification originale. Le traité de morale d’un auteur aussi subtil méritait le succès ; il l’a eu : sans doute, sous son influence,
beaucoup de gens bien pensants, pour inculquer tôt la modestie à leurs filles, ont voulu, à leur naissance, les laisser à terre pendant trois jours.
Pendant trois jours, le Che king ne le disait pas et, en le disant, la Ts’ao Ta-kou a rendu (du moins aux archéologues) un grand service. Dans les usages modernes, c’est le troisième jour après
la naissance que se fait une cérémonie de purification, le lavage du nouveau-né ; dans l’antiquité, c’était le troisième jour (16) que l’on commençait à porter l’enfant.
Ce jour-là, le père, averti de la naissance, ordonnait un sacrifice, par lequel, comme l’indique la Ts’ao Ta-kou, étaient, à leur tour, avertis les ancêtres. Ainsi le nouveau-né était reçu dans
la famille. Un vassal, désigné par la consultation des sorts, se purifiait, revêtait des habits de cérémonie, et, pour la première fois, portait l’enfant dans les bras. Le service qu’il rendait
ainsi était assez méritoire pour qu’on le payât du présent rituel de quelques pièces de soie. Le nouveau-né, alors seulement, était remis à sa nourrice, c’est-à-dire à sa mère pour les gens du
peuple et les nobles du dernier rang, et, pour les grands-officiers et les seigneurs, à une mère nourricière dirigée par une gouvernante et assistée par une gardienne, désignées, toutes trois,
par les sorts. Ces gardes le tenaient enfermé dans une pièce réservée où nul n’entrait sans raison grave (car l’esprit vital et le souffle d’un enfant sont sans force), jusqu’à la fin du
troisième mois. Ce temps de retraite terminé, il était présenté en cérémonie à son père, à son grand-père et recevait un nom personnel dont on faisait part à la parenté et qu’on enregistrait à
l’état civil. Il continuait jusqu’à la troisième année, à vivre avec sa nourrice ; sa nourriture terminée, il prenait enfin part, avec les autres enfants, à la vie commune du gynécée.
La cérémonie du troisième jour, comme celle du troisième mois, clôt une période de la vie enfantine et ouvre une période nouvelle : ces périodes semblent correspondre à des stages que ferait le
nouveau-né avant de pénétrer dans la vie familiale. L’isolement, qu’on lui imposait pendant ces retraites successives, presque absolu, tant qu’il n’avait point de nom, était total les premiers
jours, où on l’abandonnait, garçon sur le lit ou fille sur la terre, sans vouloir encore le nourrir. Pourquoi donc cet abandon et cette diète ?
La gardienne de l’enfant, si c’était un garçon, ne le recevait pas des mains du vassal chargé de le porter pour la première fois, avant que l’on n’eût tiré six flèches à l’aide de l’arc suspendu
trois jours à la porte. Cet arc n’était point un arc ordinaire ; il devait être fait en bois de mûrier et les flèches étaient d’armoise : le mûrier est l’un des arbres sacrés, l’armoise une
plante salutaire, efficace contre les souillures. On tirait les flèches vers le ciel, la terre et les quatre points cardinaux ; un commentateur pense que c’était là un rite d’élimination des
Malheurs qui peuvent venir de toutes les directions ; un autre indique qu’il s’agit d’un usage antique ; divers textes montrent que les anciens Chinois espéraient en tirant, avec des arcs faits
d’un bois sacré, des flèches d’armoise, de roseau ou d’épine, éliminer magiquement les Calamités, le Mal, le Néfaste.
Les rituels s’occupent moins volontiers des filles que des garçons ; pour elles, disent-ils, on ne tirait point de l’arc : en effet, puisqu’à leur naissance ce n’était point un arc que l’on
suspendait à la porte. On y suspendait une serviette : on ne nous dit pas si, le troisième jour, on s’en servait et de quelle façon. Sans doute était-elle bonne à évacuer des souillures, cette
serviette que les femmes doivent toujours porter à la ceinture à côté d’un sachet de parfum et dont il est dit que, la nuit des noces, elle servait à purifier.
Les pertes sanglantes de la naissance souillent la mère, et l’enfant participe à cette impureté : il faut bien l’en purger avant de le nourrir. Mais les rites du troisième jour et la période
d’isolement qu’ils couronnent n’ont-ils qu’une fin négative ?
Les chroniques nous ont conservé la mémoire d’un antique seigneur du pays de Tch’ou qui, pour s’acquitter de ses devoirs de roi, n’avait qu’un arc de pêcher et des flèches d’épine : avec ces
armes magiques, il écartait de son pays les Calamités ; avec elles encore — car le texte met leur possession en parallèle avec celle des talismans qui fondent les pouvoirs seigneuriaux —, il
exerçait positivement sa puissance ; elles lui permettaient de faire sentir son action dans tous les coins de son domaine. Il y a, de même, des textes et des commentateurs pour nous dire qu’en
tirant de l’arc pour un nouveau-né, on établissait une liaison entre lui et les lieux où, plus tard, devrait s’exercer son action.
« Il fallait que, d’abord, il eût des intentions sur les lieux où il agirait, pour qu’ensuite il pût manger des grains. »
Manger des grains (recevoir sa part des offrandes données au seigneur en hommage), c’est avoir son rang marqué dans la hiérarchie féodale, où, précisément, chacun se classe d’après son habileté
au tir de l’arc. Tant qu’on n’a pas tiré de l’arc en sa faveur, un garçon ne doit point manger : il doit attendre que, par ce moyen, on le mette en communication avec le sol nourricier du pays
qu’il gouvernera ou aidera à administrer.
Un rituel développé, à l’usage de l’héritier présomptif du royaume, montre cette idée bien au clair. Pour une telle naissance, on se sert de cinq arcs de bois différents, choisis chacun pour
correspondre aux quatre Orients et au Centre ; on dispose de cinq flèches pour chaque arc ; on en tire trois seulement, et, naturellement, dans la direction de l’espace dont est l’emblème le bois
de l’arc que l’on emploie ; les deux flèches restantes de chaque lot sont, de même, suspendues à la gauche des quatre Portes (Est, Ouest, Sud, Nord) de la capitale et celles de l’arc de mûrier
(qui correspond au Centre) à la gauche de la Porte d’enceinte des Autels du Sol et des Moissons. Flèches jetées à toutes les directions de l’espace, flèches offertes aux points où culmine
l’énergie sacrée de la Terre natale, procédé d’évacuation, procédé d’approche, élimination, acquisition, tout cela se voit bien dans ce texte, fruit d’une savante technique rituelle, et fait
clairement apparaître le caractère double de la cérémonie du troisième jour.
Ce texte a encore le mérite de faire sentir que l’élimination de souillures et l’acquisition de puissance positive qui donnent au nouveau-né le droit d’être nourri s’obtiennent, toutes deux et
conjointement, par un procédé à la fois énergique et prudent de mise en contact avec la Terre nourricière. Or, si tel est bien le caractère de la cérémonie qui clôt les trois premières journées
de la vie enfantine, n’est-il pas remarquable que, pendant ces trois jours où on ne le porte point encore, l’enfant ait été abandonné (comme la Ts’ao Ta-kou, le Che king nous l’apprennent)
garçon, sur le lit et, fille, sur la terre ?
Le contact, ni pour l’un ni pour l’autre, n’est immédiat ou trop intime, car, tous deux sont vêtus ; mais il se fait de manière différente. La fille est déposée, tout simplement, sur le sol ; en
celui-ci, dans les trois jours, va se disperser la souillure, cependant que la faible vitalité de l’enfant sera réconfortée par l’énergie terrestre. Mais, pour le garçon, il faut autre chose que
de le déposer en un point quelconque du sol ; car lui, le mariage ne doit point le dépayser et il passera tous ses jours dans la maison paternelle : on le couche sur le lit. Or, si dans les
domaines d’architecture compliquée où vivait la Noblesse, la mère pour accoucher se retirait dans une chambre latérale, dans la maison antique qu’habitaient toujours les gens du peuple, le mari
cédait, pour le temps des couches, sa place à la femme, et le lit, sur lequel on déposait le garçon, se trouvait certainement, au moins en ce cas, dans la partie sacrée de la maison, dans l’angle
Sud-Ouest, dans l’endroit le moins éclairé, là où l’on conservait les semences et où l’on faisait les offrandes réservées à ceux qui n’étaient point morts sans postérité, dans le coin, enfin, qui
appartenait en propre au chef de famille parce qu’on le considérait comme la résidence des puissances tutélaires de la famille et de la maison. Là, pendant ses trois jours d’abandon, le petit
garçon peut recueillir les forces particulières qui émanent du sol familial.
Mais le génie spécifique qu’il assimile n’est qu’une forme particularisée de l’énergie que dégage la terre et qui donne un ton plus haut à la vitalité de la petite fille. L’esprit est le même
dans toutes les pratiques qui distinguent garçons et filles : celles-ci ne sont point laissées à terre par mépris, mais parce qu’elles ont à incorporer en elles la bonne influence de la. large
Terre où vivent, à distance de leurs parents, leurs maris futurs ; ceux-là sont placés sur le lit, non pas spécialement pour leur faire honneur, mais pour les orienter vers leur destinée de chefs
de la famille natale et de maîtres du Sol domestique. Dépôt sur le lit, dépôt sur le sol ne sont que deux aspects de la présentation de l’enfant à la Terre natale.
D’ailleurs, le garçon n’est pas uniquement soumis à l’influence spécifique du Sol patrimonial ; un texte l’affirme de façon formelle : tous les enfants, garçons comme filles, étaient, aux
premiers moments de la naissance, placés sur la terre. Et le même texte, rapprochement significatif, signale que le dépôt sur le sol, obligatoire pour tous les nouveau-nés des deux sexes, l’est
aussi pour tous les mourants ; « on enlevait, dit-il, le moribond du lit (pour le déposer à terre) dans l’espoir que le souffle de vie lui reviendrait. » Une même confiance dans l’action
vivifiante de la Terre natale explique ces deux rites symétriques de la naissance et de la mort.
Une telle pensée n’est point surprenante à trouver chez les anciens Chinois dont le sentiment le plus fort était celui d’autochtonie et le culte le plus ancien celui qu’ils rendaient à des
Centres Ancestraux ou, mieux, aux Lieux-Saints d’une race et d’un pays, dispensateurs de la fécondité des familles et des années. Dans le culte féodal, aux manifestations localisées de la
puissance terrestre correspondit la représentation de génies du Sol, organisés hiérarchiquement, tels des seigneurs et des vassaux, tous conçus comme des Héros et pourvus d’une apparence
masculine. Lorsque l’Empire fut formé et l’unité nationale mieux sentie, un culte de la Souveraine Terre se fonda, où l’on retrouva, sublimée, l’idée d’une puissance maternelle, nourricière,
prochaine et d’aspect multiple : tout opposée à celle du Ciel, représenté comme un père et un chef, unique, lointain, dominateur, sévère. Le culte de la Terre attendit pour s’organiser face à
celui du Ciel que s’établît l’Unité impériale ; mais, depuis bien des années, l’idée de la Terre Souveraine s’opposait, dans la pensée religieuse, à celle du Ciel Majestueux, respectivement
définies par les attributs propres à la puissance paternelle et à la bienveillance maternelle.
Le garçon, après avoir, dans un premier contact avec la Terre-mère, réconforté son énergie vitale, demeure jusqu’au troisième jour sur le lit paternel : dans le coin le plus sacré de la maison de
famille, il acquiert, avec les vertus particulières au Sol natal, la puissance virile qui l’habilitera à rendre le culte du génie du lieu, et à posséder en maître la terre domestique. Cette
puissance, une fille n’a point à l’acquérir, mais il convient qu’elle se pénètre plus généralement et plus profondément des vertus nourricières de la Terre-mère : donc, abandonnée les trois
premiers jours, tout entiers, sur la terre, elle en tire, avec une vie plus riche, la confirmation de ses attributs féminins.
Si le stage de trois jours sur le sol nourricier, condition préalable au commencement de la nourriture, sert encore, comme la cérémonie du troisième jour, à éliminer les souillures de la
naissance qui rendent si délicat le contact de l’enfant et font reculer si loin le jour où on peut le prendre dans les bras, un autre motif se voit à la différence de traitement qui s’établit
entre les garçons et les filles. Quand, pour ceux-là, l’avènement de la puissance paternelle rendit nécessaire l’emploi d’un rite d’approche du lit domestique, l’organisation de la famille
impliqua, pour les filles, une certaine exclusion de la vie religieuse nouvellement orientée. Destinées à une existence recluse, elles semblèrent chargées de qualités qui commandaient l’isolement
: il y a des chances que le rite du dépôt sur le sol, conservé pour elles sous sa forme originale, apparût surtout avec sa valeur négative et comme s’il était uniquement imposé par la nécessité
de chasser une souillure.
Et si, comme l’arc symétrique, la serviette, exposée au côté droit de la porte, servait, comme on doit le supposer, à une espèce de lustration, on peut se demander si l’usage qu’on en faisait
n’est point à l’origine de la tradition populaire qui veut que l’on abandonne les filles sur un tas de chiffons. Dans la vallée de Nguon-son, le nouveau-né est déposé sur quelques habits placés
sur un tamis ; dans la Chine moderne, celui qui habille à neuf un mort interpose un van entre le sol et ses pieds. Entre la fillette chargée d’impuretés et la Terre-mère où celles-ci vont se
diffuser, il ne convenait point sans doute d’établir le contact sans précaution. L’officier chargé de disperser avec ses flèches, aux quatre coins de l’espace, l’impureté de la naissance, doit se
purifier, jeûner et ne peut se servir que d’un arc de bois consacré. La désacralisation de l’enfant, qui aboutit à une sacralisation nouvelle, n’exige pas seulement du temps, mais des formes
prudentes. Dès qu’on eut reconnu, en une fille, une plus grande somme d’impuretés, il s’imposait et de l’abandonner plus longtemps sur la terre et de ne point l’y laisser en contact trop
intime.
Ainsi le rite originel du dépôt sur le sol s’est maintenu pour les filles, mais il a changé de valeur. Le changement s’est fait, tout naturellement, en fonction de transformations sociales : il
est remarquable qu’une étape importante de l’évolution et, peut-être même, le maintien de l’usage soient dus au travail de réflexion morale et de pensée métaphorique que le texte de la Ts’ao
Ta-Kou nous a permis d’analyser.
Pour y être né, on ne pénètre point d’un seul coup dans le groupe domestique ; l’entrée se
fait par étapes et, si je puis dire, à mouvements décomposés : le geste initial se prolonge pendant toute la période qu’il inaugure, et la période suivante s’ouvre par un geste nouveau qui la
domine. L’initiation à la vie d’un groupe se découpe en une suite de stages, ouverts, chacun, et clôturés par une cérémonie qui, à être à la fois initiale et terminale, prend une apparence
ambiguë : elle semble supprimer le passé et créer l’avenir ; les rites qu’on y emploie ont l’air ou bien de tendre à une élimination, ou bien à une création. Stages ou cérémonies, gestes initiaux
ou gestes continués, les pratiques s’ordonnent en un mouvement d’ensemble et concourent à une même fin ; elles se conditionnent les unes les autres et se relayent ; réparties dans des temps
différents, correspondant à des périodes de durée concrète et de nature singulière, elles forment un tout qui n’est point homogène et qui recèle pourtant une certaine continuité.
Ce n’est qu’à sa 3e année qu’un garçon est mêlé, non point à toute la vie de famille, mais à la vie commune du gynécée : alors il sait parler et l’on met fin par une cérémonie à sa nourriture. —
Pendant 3 ans, il a dû vivre dans un certain isolement, confié à la garde de sa mère (ou de sa nourrice) : il a appris d’elle à marcher (un an) et à manger (7 mois). — Au 3e mois, l’enfant pris
sur les bras par la mère, avait été présenté au père (il savait alors regarder et était capable de rire) : le père, le flattant de la main et le faisant rire, lui donnant, avec un nom personnel,
une personnalité et l’intelligence, avait ordonné qu’on prit soin de l’élever : il était alors devenu quelqu’un dont on ne pourrait certes pas porter déjà le deuil, mais à la mort de qui il
serait permis de pleurer ; ses cheveux avaient été coupés pour la première fois et arrangés de manière à montrer symboliquement qu’il deviendrait un fils pieux ; il avait reçu de son père la
paumée et avait ainsi commencé à lui être affilié ; sa mère avait pu le porter sans que pour cela il ait continué d’empêcher les rapports entre son mari et elle : tous deux, après un repas
analogue à celui de leur mariage, avaient repris commerce ensemble. La cérémonie avait mis fin à la fois à l’isolement de la mère et à celui de l’enfant. — Avant le 3e mois, la mère a vécu
séparée ; l’enfant, de même, confiné dans une pièce spéciale, seul avec la femme chargée de le porter et de le nourrir. — C’est au 3e jour seulement (il avait alors su prouver sa vitalité par ses
vagissements) qu’on avait commencé de le porter ; sur l’ordre du père, averti de la naissance et qui lui-même en avait averti les ancêtres, mais en l’absence des parents, un vassal l’avait relevé
de terre et remis à la nourrice : l’enfant avait cessé de jeûner et d’être exposé à terre, quand, dans toutes les directions, on avait dispersé des flèches, avec l’arc exposé, depuis 3 jours, à
la grande Porte, l’un des dieux lares de la maison. — Pendant les 3 premiers jours, l’enfant a jeûné, abandonné à terre, tandis que l’arc suspendu signalait la maison où un garçon venait de
naître. — À la naissance, geste dramatique, il avait été déposé sur le sol.
Ce stage de 3 ans qui se décompose en 3 périodes (de la naissance au 3e jour — du 3e jour au 3e mois — du 3e mois à la 3e année) dont les premières, les plus courtes, les plus émouvantes, sont
ouvertes par le geste rituel le plus puissant, n’est point imposé pour entrer dans le groupe familial au seul nouveau-né. La nouvelle épousée peut toujours être renvoyée dans sa famille (sauf
trois cas d’exception), mais il est blâmable de l’abandonner sans raison grave, si le mariage a duré 3 ans ; — au 3e mois elle est considérée comme une épouse, au sens plein du mot, et le deuil
porté pour elle est complet : car c’est le mois où elle commence à participer au culte des Ancêtres ; on fait alors une cérémonie pour la présenter dans leur Temple ; à la même date les chevaux
et les gens de son escorte reçoivent congé et rentrent dans la maison natale ; — avant le 3e mois, la nouvelle venue vit dans une espèce de retraite et ne doit point prendre part aux travaux
domestiques ; le 3e jour elle est reçue par les beaux-parents et se sert de l’escalier réservé aux maîtres de la maison : alors cesse, dans sa nouvelle famille, l’interdiction de faire de la
musique et, chez ses propres parents, on éteint les flambeaux qui brûlaient comme pour un mort ; — les 3 premiers jours avaient été, dans les deux familles, des jours lugubres.
Les rites chinois marquent merveilleusement le procédé d’approche ; l’assimilation s’obtient par l’écoulement d’une durée totale (trois jours : 3 est un total), durée qui est dotée d’une
efficacité sui generis par un rite initial et qui est emboîtée dans des durées de valeur analogue, mais de nature plus diluée — l’unité de mesure étant accrue, mais le spécificatif numérique
restant constant — chaque prolongation étant elle-même adaptée à une fin, moins essentielle mais plus complexe, par un rite initial secondaire. De même que les stages de 3 ans et de 3 mois
agissent surtout en prolongeant l’effet du stage de 3 jours et en consolidant les résultats déjà acquis en principe, de même les cérémonies qui les ouvrent servent essentiellement à marquer le
chemin parcouru et à donner un élan nouveau à la poursuite de la fin fixée par le rite premier.
De l’espèce d’équivalence fonctionnelle qu’il y a entre les durées emboîtées, il résulte que (sans modifier profondément la valeur des différents stages et étapes) des pratiques peuvent, pour des
raisons de convenance, se détacher de l’un des ensembles cérémoniels pour s’adjoindre à un autre. Si les beaux-parents sont morts, la bru ne pourra être reçue par eux le 3e jour, mais, le 3e
mois, elle sera présentée à leur Temple. Le fils posthume d’un souverain recevra son nom près de la tablette de son père le 3e mois (comme si le père était vivant), mais, si le mort n’est point
enterré, le nom sera donné devant le cercueil, le 3e jour. Cette possibilité de déplacement des actes cérémoniels a été certainement utilisée, en bien des cas, pour accorder le schéma rituel avec
les changements de conception et d’étiquette qui résultaient d’une nouveauté dans l’organisation sociale. Une bonne partie des rites affectés d’abord au 3e jour de la naissance a dû passer au 3e
mois, s’agglomérant alors aux pratiques anciennes de la fête des relevailles, lorsque l’accroissement de la dignité paternelle eut rendu plus redoutable le premier contact entre le père de
famille et l’enfant à peine délivré des souillures de la naissance : ainsi les rites veulent que le 3e jour, l’enfant, relevé de terre par le vassal qui le premier le porte, soit reçu de ses
mains par sa nourrice, et la mère n’apparaît qu’au 3e mois ; mais, puisque les femmes des plébéiens et des nobles ordinaires nourrissaient leurs enfants, elles devaient, sans doute, les recevoir
elles-mêmes, au moins dans l’ancien temps, à la cérémonie du début de la nourriture, le 3e jour.
L’analyse comparée du procédé d’approche ne met pas seulement en évidence l’équivalence des stages emboîtés sous l’impulsion dominatrice du rite initial : elle fait encore sentir que ce rite
n’est pas un commencement absolu, mais plutôt un point culminant ou un centre. Au temps de repos des 3 premiers mois, retraite nuptiale, correspond, avant le mariage, une retraite de 3 mois ; la
fiancée vit alors dans le Temple de sa famille natale. Elle l’abandonne au 3e mois ; au 3e mois après les noces, elle peut entrer dans le Temple Ancestral du mari. Les 3 premiers jours du mariage
sont lugubres ; 3 jours avant la cérémonie, le fiancé jeûne pour s’y préparer ; sans doute, la future en fait autant. Au bout de cette retraite renforcée, le 3e jour, la fille, pour sortir de la
maison natale, prend l’escalier de l’Ouest, celui des étrangers ; le 3e jour des noces, elle utilise, dans sa visite aux beaux-parents, l’escalier de l’Est, celui des maîtres de la maison. De
même, pendant 3 mois avant l’accouchement, la femme enceinte vit en recluse ; l’accouchée aussi doit rester recluse pendant 3 mois. Au 3e mois avant la naissance, le mari, s’il est plébéien,
abandonne la maison à sa femme ; il y rentre après la cérémonie des relevailles, le 3e mois. Quand la naissance est imminente, il jeûne (le jeûne, en théorie, est de 3 jours) ; pendant les 3
jours qui la suivent, il lui faut encore jeûner pour se préparer au sacrifice qui annonce la naissance aux ancêtres. L’enfant passe ses 3 premiers jours à vagir, laissé à terre, sans nourriture ;
sa mère, pour sa nourriture, pour son coucher, pour la musique qu’elle entendait, s’était, dans son intérêt, soumise, les 3 derniers mois de la grossesse, à de nombreuses interdictions.
L’acquisition de qualités nouvelles, qui méritent l’incorporation à un groupe défini, ne peut se faire sans que d’abord soient mises au clair les qualités anciennes que les nouvelles vont
recouvrir au point de sembler les supprimer. Avant de quitter sa famille, l’épousée doit se pénétrer de l’influence qui émane du lieu le plus sacré de la maison natale : le droit qu’elle a
d’entrer par mariage dans une famille se voit quand elle a rendu manifeste le fait qu’elle appartient à une famille d’un autre nom. Le rite central de l’entrée dans un groupe est précédé de
pratiques qui semblent, à première vue, préparer cette entrée en rompant les attaches avec un autre groupe, mais ces attaches ne sont jamais toutes rompues : l’influence de la cérémonie centrale,
même propagée pendant une triple durée totale à travers les stages successifs et les rites d’étape, n’efface point les qualités anciennes qui demeurent une condition à l’acquisition des nouvelles
; la femme mariée est désignée, jusqu’à la mort, par le nom de sa famille originelle ; même éteints les flambeaux qui, dans la maison natale, semblent l’emblème d’une mort, même renvoyée
l’escorte qui l’a conduite, elle reste la fille de tels parents, elle leur doit des visites, elle leur doit le deuil ; si elle est répudiée elle ne deviendra pas sui juris, mais retombera sous
leur autorité— elle ne pourrait plus être répudiée, si sa famille natale était détruite. Le procédé d’approche semble se doubler d’un procédé d’éviction et l’entrée supposer une sortie : en fait,
l’accroissement de personnalité, l’acquisition d’un sacré nouveau, s’accompagne bien de pratiques par lesquelles un autre sacré s’élimine — tout momentanément et seulement pour prévenir un
mélange — mais par lesquelles aussi ce fonds ancien s’affirme et, d’une manière sous-jacente, se consolide.
L’entrée d’un nouveau-venu dans un groupe y détermine un trouble et une émotion qui vont se propageant comme des ondulations concentriques toujours plus faiblement marquées ; la première vague
d’émotion qui se limite au cercle le plus étroit et à la plus courte durée, est aussi la plus franchement dessinée ; l’émotion centrale propagée dans un temps plus long et dans un milieu plus
complexe prend à mesure un aspect moins simple et des traits moins saillants, mais c’est toujours la même émotion ; si les périodes successives de sa manifestation apparaissent comme autant
d’ensembles hétérogènes, elles ont entre elles une espèce de parenté rythmique qui se décèle au coefficient numérique de leur durée. Le progrès correspondant à la première période et au geste
initial qui, continué tant qu’elle dure, la constitue, ne peut pas être entièrement différent des progrès postérieurs qu’il conditionne : sous les dépassements réalisés par eux et par lesquels le
progrès précédent semble être oblitéré, il doit être possible, si l’on a saisi le rythme de cette progression (qui se manifeste par vagues successives et qui, pourtant, est continue), de
retrouver l’efficacité particulière de ce premier moteur qui donne sa loi au mouvement d’ensemble.
Or, remontons, en le prenant assez loin, le cours de la vie d’un garçon. À 30 ans, il se marie, reçoit un emploi à la cour seigneuriale et possède une maison hors de l’habitation paternelle ; il
demeure à part, car son mariage et son inféodation lui assignent dans la société une place distincte ; la cérémonie de majorité qui a rendu possibles et l’inféodation et le mariage, est celle
même qui, à 20 ans, l’a affilié à son père : dès qu’ont été définitivement acquises les qualités qu’impliquent les rapports de fils à père, s’est ouverte la possibilité d’acquisitions nouvelles ;
le fils gagne le moyen, non pas, certes, de sortir du champ d’influence de la parenté agnatique, mais, du moins, de pouvoir pénétrer dans un milieu où jouent des influences plus complexes ; il
échappe en partie à l’exclusive puissance paternelle par les conséquences mêmes de la cérémonie qui a fondé cette puissance. — Avant cette cérémonie qui a fait de lui un homme et un fils, avant
20 ans, il n’a point du tout vécu dans le cercle d’action de la famille agnatique et de la puissance paternelle (celle-ci n’a révélé son empire futur que par des signes prémonitoires) et il a dû
porter à la ceinture le sachet de parfums distinctif de la toilette féminine(sa virilité ne s’est jusqu’alors manifestée qu’en quelques occasions notables). Mais à la cérémonie de la 20e année,
quand le père, faisant de lui un membre majeur du groupe familial, lui a fait donner, avec un habit d’homme fait, un nom viril, le rite achevé, il est allé rendre visite et faire offrande, sur la
porte du gynécée, à sa mère qui l’a salué la première. Or, depuis ses 15 ans (puberté), un garçon est à l’âge où il peut, dans les cérémonies du culte féodal, prendre la place que tient une fille
dans les fêtes populaires : c’est donc après que s’est révélé en lui, avec une force telle qu’on a pu l’utiliser rituellement, un certain fonds de nature féminine, qu’il abandonne enfin ses
attributs féminins. De 10 à 20 ans, le garçon a fait son éducation hors de la maison paternelle, non point sous la direction du père ou de ses parents en ligne masculine, mais confié soit à des
anciens, soit à la famille de sa mère : il est reçu dans la classe des jeunes gens, il est accepté dans la famille agnatique, seulement quand ont été mis au clair les liens qui l’unissent aux
parents maternels et affirmée l’espèce de parenté qu’il y a entre vieillards et enfants (une même alimentation leur convient ; garçons et filles peuvent s’asseoir sur la même natte à moins de 7
ans ; à plus de 70, un mari peut serrer ses effets personnels aux mêmes endroits que sa femme) — Si le garçon est envoyé à 10 ans hors de la maison paternelle, jusque-là il doit vivre dans la
partie la plus reculée de la demeure ; — jusqu’à 7 ans, il reste dans le gynécée, complètement mêlé aux filles. — Pendant les trois premières années, il n’a de contact qu’avec la mère qui l’élève
(au 3e mois le père lui donne la paumée et on le coiffe en garçon). — Pendant les 3 premiers mois, il n’a de contact qu’avec la femme qui le nourrit (au 3e jour, un vassal du père le porte, et,
pour lui, l’on tire de l’arc, arme virile). — Pendant les 3 premiers jours, il n’a de contact qu’avec la Terre (on l’expose un moment sur le lit du père de famille)
Sous les Tcheou (3e dynastie royale), on enterrait les enfants morts de 16 à 19 ans dans le cercueil qui était d’usage commun sous les Yin (2e dynastie) ; ceux qui mouraient de 8 à 15 ans dans le
cercueil employé sous les Hia (1ère dynastie) ; ceux enfin qui mouraient de 3 mois à 7 ans dans le cercueil en usage dans les temps antérieurs aux 3 dynasties royales : aux plus jeunes
convenaient les rites les plus anciens. De même, en avançant en âge, un jeune Chinois, comme s’il refaisait pour son compte les étapes de la civilisation de son pays, n’arrivait à être incorporé
dans la famille agnatique et le groupe féodal qu’après avoir subi l’influence conservée de l’ancienne famille utérine et de l’ancien mode de groupement où l’autorité appartenait aux anciens ; il
ne se rapprochait du père et ne vivait au milieu des hommes qu’après avoir passé, sous l’autorité de sa mère, ses premiers jours parmi les femmes ; et, avant tout autre apparentement, c’était à
la Terre qu’il avait d’abord fallu le présenter.
De la même manière que les révolutions sociales, d’où étaient sorties les structures nouvelles, n’avaient point oblitéré complètement les formes anciennes qui avaient conditionné leur avènement,
de la même manière les sacralisations récentes (qui dans la vie enfantine correspondent à ces révolutions), tout en impliquant des désacralisations qui semblent éliminer les qualités d’abord
acquises au moment où elles apparaissent portées à leur point de perfection, de la même manière ces sacralisations, qui marquent les divers sommets de l’onde de sacrement déterminée par le rite
central de la naissance, ne font, essentiellement, que manifester la puissance propagée de ce rite, puissance affirmée par les créations complexes qu’il conditionne. Déposer l’enfant à terre et
l’y laisser trois jours, c’est préparer sa présentation à sa nourrice, à sa mère, aux femmes de la maison, au père, aux parents paternels, aux membres du même groupe féodal ; — c’est le mettre à
même d’acquérir la qualité substantielle qui lui permettra d’entrer dans différents systèmes de relations ; — c’est créer en lui une aptitude à des apparentements divers ; — c’est le présenter à
une Puissance qui est l’origine de tous les liens humains et le premier principe de la cohésion sociale : la Terre natale.
Ainsi, la Terre est créatrice de parenté et d’affiliation. Pourquoi ? Et pourquoi, d’autre part, est-elle conçue comme une nourrice, comme une puissance féminine qui confère des attributs
féminins ? Et, puisqu’il ne faut voir dans aucun rite un commencement absolu, puisque tous impliquent une progression et comme une sortie hors d’un état antérieur, de quoi sépare-t-on l’enfant
quand on le dépose sur le sol ?
À mesure que l’enfant pénètre dans la famille, sa personnalité, incomplète d’abord, se constitue : le houen, l’âme-souffle, ne lui vient qu’après le p’o, l’âme corporelle ; les premiers jours il
ne sait que pleurer ; à 3 mois il peut rire et il sait voir ; à 7 mois, les dents poussent, il peut manger ; à 1 an, il marche ; à 3 ans, il parle ; à 7 ans, il change de dents ; à 15 ans (= (7 x
2) + 1) il est pubère.