Marcel Granet (1884-1940)

LA RELIGION DES CHINOIS

Première édition, Paris, 1922.

Table des matières
  Extraits : Lieux Saints et fêtes paysannes - Croyances antiques. Le Calendrier - La vie noble
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Table des matières


Préface
— Chapitre I. La religion paysanne : La vie rurale. Lieux Saints et fêtes paysannes. Les croyances antiques. La mythologie populaire et le folklore.
— Chapitre II. La religion féodale : La vie noble. Le culte du Ciel. Les cultes agraires. Le culte des Ancêtres. La mythologie.
— Chapitre III. La religion officielle : Les lettrés. La métaphysique et la morale orthodoxes. Cultes et croyances.
— Chapitre IV. Les renouveaux religieux : Le Taoïsme. Le Bouddhisme.
Conclusion : Le sentiment religieux dans la Chine moderne.

Lieux Saints et fêtes paysannes


Les assemblées des communautés rurales se tenaient en des lieux consacrés : c'était hors des champs cultivés, dans une partie du territoire soustraite à l'appropriation domestique et aux utilisations profanes, sur un sol qui pour tous était saint. De ces Lieux Saints l'emplacement est assez bien désigné pour certains pays ; pourtant tout ce que je puis décrire, c'est l'aspect général, le paysage rituel des Fêtes. Elles demandaient, pour déployer leurs pompes traditionnelles, un terrain varié, avec des bois, de l'eau, des vallons, des hauteurs. Là se répandait la foule des pèlerins, venus de loin, en char souvent, vêtus des habits de la saison, frais tissés, et dont l'éclat tout neuf disait la prospérité de chaque famille. Sous leurs beaux atours, les femmes, d'ordinaire invisibles, enfermées dans le hameau, se montraient en bandes et éblouissaient comme des nuées ; elles semblaient, avec leurs robes à ramages, leurs coiffes grises ou garance, belles comme la mauve ou la fleur de cirier. Des groupes se formaient où se renouaient les vieilles relations ; se tirant par la manche, se prenant les mains, tous se livraient à la joie des rencontres longtemps, impatiemment attendues et qui devaient être de brève durée. Dans l'enthousiasme de ces assemblées solennelles, ils parcouraient en tous sens le terrain, le remplissaient de leur bonheur et sentaient ce bonheur s'accroître des souvenirs retrouvés au contact du témoin de toutes les joies puissantes de leur race. Ce contact bienfaisant d'où leur semblait venir un prodigieux accroissement de vie intérieure, ils voulaient le rendre aussi intime que possible. Ils éprouvaient la présence d'une puissance tutélaire dont la sainteté jaillissait à tous les coins du paysage, forces bénies que de toutes façons ils cherchaient à capter. Saint était le lieu, sacrés étaient les pentes du vallon qu'ils gravissaient et descendaient, la rivière que, jupes troussées, ils traversaient, les fleurs écloses qu'ils cueillaient, la fougère, les buissons, les ormes blancs, les grands chênes et les fagots qu'ils en tiraient : les feux de joie allumés, l'odeur des bouquets, l'eau de la source où l'on se trempe et le vent qui vous sèche au sortir du bain, tout avait des vertus, vertus illimitées, tout était promesse donnée à tous les espoirs. Et les animaux qui pullulaient et tenaient, eux aussi, leurs assemblées saisonnières, sauterelles qui se rejoignaient sous les herbes, vols arrêtés d'oiseaux de passage, mouettes réunies sur les îlots de sable, oies sauvages qui s'appelaient dans les bois, tous étaient de la fête et participaient à la sainteté du lieu et du moment. Leurs appels, leurs poursuites étaient des signaux, des emblèmes, un langage où les hommes entendaient un écho de leurs propres émotions. Ils se sentaient forts de leur accord avec l'ordre naturel. Leurs fêtes ouvraient et fermaient la saison des pluies : étaient-elles commandées par les premiers, les derniers arcs-en-ciel apparus ? Ou commandaient-elles leur apparition ? Tous, dans ces assises où, à temps rythmés, se forgeait la concorde rurale, exaltés par un sentiment de puissance heureuse, imaginaient qu'ils coopéraient à l'harmonie de la Nature. Leur joie créatrice se tournait en un besoin d'adoration dont bénéficiait le sol consacré à leurs réunions, terre divine où tout méritait un culte, les grands arbres isolés, les bosquets, les étangs, les confluents de rivières, les fontaines jaillissantes, les tertres, les pierres fendues et les roches où semblaient empreints les pas d'un géant.

Croyances antiques. Le Calendrier


Le sentiment que le monde naturel et la société humaine sont étroitement solidaires a été l'élément de fond de toutes les croyances chinoises. On a pu voir comment ce sentiment a dû naître. La vie sentimentale des paysans chinois ne prenait d'intensité, la puissance créatrice de l'esprit ne se manifestait véritablement qu'à l'occasion des Fêtes de printemps et d'automne ; or, ces réunions marquaient les temps du rythme selon lequel se distribuait le travail rural et qui se trouvait coïncider avec le rythme saisonnier. Les communautés assemblées, au moment même où pouvait surgir en elle la conscience du lien social, constataient dans la Nature des récurrences immanquables : la pensée d'harmonie, qui dominait les cœurs, leur apparaissait comme une réalité à deux aspects étroitement solidaires, l'ordre humain et l'ordre naturel. Mais pas plus que la société n'était conçue par eux indépendamment de son milieu naturel, pas plus l'Ordre du monde n'était vraiment distingué des vœux de leurs âmes. Conception toute émotive, qui ne se transformera en système dogmatique qu'après un lent travail de réflexion. Elle n'était dans la pensée paysanne que le principe premier (à peine entrevu en lui-même) de l'efficacité commune à toutes les pratiques des temps de fête, efficacité toujours double, atteignant les hommes par l'entremise des choses et, inversement, les choses par l'entremise des hommes, efficacité de nature indéfinie, indéterminée et d'essence religieuse. Tout dans le Lieu Saint, tout dans les Fêtes était indifféremment bon pour tout ; tous les gestes, toutes les formules des joutes étaient, pour l'ensemble des êtres, comme des signaux et des ordres, toutes les apparences du Lieu Saint étaient, pour les hommes, des symboles contraignants ; mais, emblèmes humains ou naturels, aucun ne paraissait avoir de valeur singulière, aucun n'était imaginé pour une fin spéciale. Le sautillement des sauterelles semblait commander tout un ensemble de règles sociales : la saison des mariages en commun, leur célébration dans les vallons sacrés, la pratique d'épouser hors de la famille et dans la même race, les danses de la joute, les procédés de la cour, l'interdiction des mœurs jalouses, les règles de la fécondité. Et le passage de la rivière par les jeunes gens réalisait tout à la fois la lustration nécessaire à toute fécondité, la réincarnation des âmes flottantes au fil des eaux, l'arrivée de la pluie et le passage d'une saison à l'autre. Un emblématisme, nourri d'émotions fortes et confuses, était l'âme de toutes croyances et de tous cultes.

Le principe d'organisation intellectuelle et pratique de ces données confuses fut le Calendrier. Des joutes chantées étaient nés, non seulement un grand nombre de formules emblématiques, mais aussi l'art de formuler des thèmes saisonniers. Les remarques paysannes notant des récurrences naturelles, mises sous forme poétique, fournirent une masse importante de dictons de calendrier ; ceux-ci analogues par la forme aux thèmes symboliques des Fêtes, stéréotypés, conventionnels, de caractère obligatoire, riches d'ailleurs en eux-mêmes de sagesse traditionnelle, semblèrent posséder, eux aussi, une espèce de pouvoir contraignant. La récolte faite, pour rendre grâces à toutes choses et leur donner, avant l'année nouvelle, leur congé hivernal, les paysans chinois disaient en chœur les travaux et les jours de l'année écoulée ; les centons versifiés de leur calendrier chanté, tout en leur dictant à l'avance leurs besognes futures, leur en présageaient le succès et leur promettaient le concours continué de la Nature. Un tel chant était un témoignage d'obéissance passée, un vœu d'obéissance future à la loi qui obligeait hommes et choses à faire concorder leur action. Il est significatif que les Chinois aient attribué ce poème à leur législateur le plus vénéré : le Calendrier était et devait rester la loi suprême, valable à la fois pour la société humaine et le monde naturel. Mais les dictons saisonniers, remarques et prescriptions, emblèmes communs à toutes les espèces d'êtres et signaux commandant toute action, dès qu'ils étaient ainsi classés dans un calendrier organisé, recevaient, chacun, du fait même de leur place, une aptitude à devenir le signe distinct d'un sens particulier et d'une efficacité spéciale. C'est ainsi que la réapparition ou la retraite des animaux hibernants, l'épervier transformé en ramier ou le ramier changé en épervier, ne furent plus seulement des emblèmes du Printemps ou de l'Automne, mais, précisément, le signal de la rentrée au village ou de la sortie dans les champs, de la fin de la chasse ou de son ouverture. Symétriquement, les pratiques religieuses ordonnées par ces signaux, sitôt soustraites de l'action d'ensemble des Fêtes, perdirent leurs valeurs indistinctes : chacune, semblant poursuivre une fin particulière, parut avoir été conçue pour cet emploi spécial. Il fut un temps où le passage de la rivière ne servit plus qu'à obtenir la pluie et où on le considéra comme une espèce de rite mimétique tout exprès imaginé pour cette fin déterminée.

La vie noble


Dans la vie urbaine, les relations humaines, tant privées que publiques, mais surtout les relations publiques, ne sont plus, comme dans la vie rurale, des rapports égalitaires de groupe à groupe, mais des rapports hiérarchisés de chefs à chefs.
Toute la vie religieuse va être dominée par ce premier fait et par un autre : savoir, que les relations urbaines, au lieu d'être rares et périodiques, comme celles des paysans, sont au contraire d'ordre permanent. Dans l'existence domestique, le contact est quotidien entre les hommes et les femmes. Le village n'était qu'un refuge pour l'hiver ; la maison paysanne était toute à la femme : la résidence noble est occupée à demeure par les deux sexes. Sans doute, ils vivent encore chacun de leur côté, et diversement occupés : la séparation des sexes, avec, comme conséquence, la nécessité de leur collaboration, reste une règle cardinale de la société. Il faut au père de famille une mère de famille ; il faut une dame au seigneur et, si les pères de famille forment au seigneur une cour de vassaux, les mères de famille forment une cour de vassales autour de la dame.  Les femmes ne sont complètement exclues ni de la vie publique ni de la vie religieuse. Mais les sexes ne forment plus deux corporations qui se relayent au travail, deux groupements d'importance égale. En principe, les femmes restent enfermées, occupées aux mêmes grossières besognes que les paysannes ; à leur naissance on leur donne pour hochet une fuserole de terre cuite ; on donne aux garçons un sceptre de jade, car ils passeront leur vie à la cour et participeront à la pompe des cérémonies qui font la gloire du seigneur. Dans chaque homme est une parcelle de la puissance publique : quelque chose de sacré. Par opposition, les femmes paraissent d'essence inférieure et comme chargées de puissance maligne : tandis qu'au milieu des champs les fiancées paysannes coopèrent au renouveau, les fiancées nobles, après trois mois d'une dure séquestration, sont transportées, voilées et au crépuscule du soir, dans le gynécée du mari où, trois mois encore, on les séquestre. La séparation des hommes et des femmes conserve à l'union sexuelle son caractère mystérieux ; elle n'est point liée aux émotions exceptionnelles d'un temps de fêtes et de concorde ; elle devient chose domestique et secrète, entourée d'un cérémonial qui marque l'infériorité féminine et permet au mari de ne point souiller ce qu'il y a en lui d'auguste. Dans la vie urbaine à rapports permanents, dans la vie noble, l'homme est devenu un chef, la femme une servante, l'union sexuelle ne garde qu'une efficacité maléficiente, elle a perdu toute vertu religieuse.

Seule possède de la Vertu l'union du Seigneur et de la Dame. Le Roi et la Reine doivent s'unir aux nuits de pleine lune. Le couple royal s'apparie conformément aux ordres de la Nature et pour constituer l'Ordre naturel. Tous les pouvoirs, en effet, que gagne le Lieu Saint à être le témoin des assemblées saisonnières, le Seigneur les possède en permanence, car il préside quotidiennement aux réunions de cour : là, au cœur de son domaine, les vassaux communient dans sa puissance, manifestent sa Gloire, instituent sa Vertu. Le Chef féodal est pourvu d'une Majesté religieuse qu'entretiennent des rites journaliers, savoir l'hommage de ses fidèles : il se nourrit du tribut de leurs offrandes, forme religieuse de l'impôt, il assimile par elles l'ensemble des forces saintes qui émanent de son domaine et se pénètre ainsi de l'essence caractéristique de sa seigneurie. Comme à tout dieu, on ne donne au seigneur que pour recevoir : les fidèles, en mangeant ses restes, se procurent une parcelle de la Puissance réalisée par leur effort commun. Cette Puissance a des effets immédiats ; elle s'exerce sans intermédiaire, d'esprit à esprit, sur toutes choses, animées ou inanimées : « la pensée du Chef n'a point de limites : — il pense aux chevaux et ceux-ci sont forts!... — la pensée du Chef est sans lassitude : — il pense aux chevaux et ceux-ci s'élancent !... — la pensée du Chef est toute correcte !... — il pense aux chevaux et ceux-ci vont droit ! » Tel dieu, tels fidèles : les fidèles, ici, c'est le pays entier. La Vertu princière le pénètre et le vivifie comme fait la rosée aux plantes des champs : par elle les terres sont solides, par elle les eaux s'écoulent, par elle croissent les joncs et prolifèrent les sauterelles, par elle les flèches vont droit à la cible, par elle le cœur des hommes va droit au devoir. Elle rayonne sur les vassaux et ceux-ci, munis d'une délégation de pouvoir seigneurial, gouvernent, comme seigneurs, une ville, s'ils sont fieffés, et, simples nobles, un groupe domestique : dans la demeure familiale le père de famille possède une Majesté Souveraine qu'entretiennent les hommages de la parenté : il reçoit le tribut des parents, une cuisine domestique, nourrit en lui les Vertus spécifiques de sa Race et ses Vertus passent à qui mange ses restes. Tel père de famille, tels parents : la puissance paternelle rayonne de la même manière et par les mêmes procédés que l'autorité seigneuriale dont elle dérive.

Cultes privés et cultes publics, par un développement parallèle, ont pour fondement, dans la ville, l'autorité paternelle et l'autorité seigneuriale : ils ont pour centre un chef permanent, ils ont un prêtre et des fidèles (faut-il dire des fidèles et un dieu ?), ils ne sont pas des cultes de groupes homogènes ; ils ne sont pas, non plus, des cultes globaux. Dans la vie sociale continue des cités nobles, le pouvoir des chefs s'exerce sur toutes choses et en tout temps, mais par des actes spécialisés. Sans doute, les vassaux et, bien plus, les parents forment des groupes où tous sont pénétrés de la même Vertu et où chacun est bon à tout faire, mais enfin, dans ces groupes, il y a hiérarchie, particularisation des rapports et tendance à la spécialisation. La permanence de la vie en commun est profitable à la distribution du travail, au classement des activités et des idées. La religion féodale comprend un ensemble de cultes et de croyances, mal distingués encore les uns des autres, mais enfin distingués. Un travail d'abstraction va commencer dont la vie religieuse sortira mieux ordonnée mais appauvrie. La religion féodale a déjà les caractères d'une religion officielle : le dogme défini, la pratique ritualisée y prennent le pas sur la foi.

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