G. Gieseler
LE MYTHE DU DRAGON EN CHINE
Revue archéologique, série 5, tome VI, juillet-octobre 1917, pages 104-170.
- "Sous les trois dynasties des Chang, des Tcheou et des Han, le dragon joue un rôle capital comme symbole rituel dans le décor des ustensiles du culte ancestral... D'autre part, la littérature chinoise renferme sur le dragon des textes fort nombreux ; nous ne tirons pourtant de leur étude que des idées assez confuses qui l'ont fait concevoir pendant longtemps comme un pur produit de l'imagination chinoise, sans lien avec un être réel."
- "Depuis plusieurs années cependant, on s'est demandé si, à l'origine de cet être fantastique, il n'y avait pas un être réel, dont il serait la déformation progressive. Malheureusement, la tournure scientifique de l'esprit moderne nous a engagés dans une voie contre laquelle il est temps de réagir. En voulant faire sortir le dragon d'un saurien fossile d'époque secondaire, on se méprend sur le caractère du dragon et l'on ignore la mentalité des anciens Chinois... À l'aide des textes chinois, de l'archéologie du bronze et du jade, de la pictographie des anciens caractères d'écriture, nous espérons réussir à démontrer que le dragon est entièrement étranger à la paléontologie..."
-
"L'idée générale du mythe est la transformation en la constellation du dragon d'un poisson migrateur de grande taille qui n'est
autre que l'esturgeon ; c'est donc un mythe astronomique. Cette métamorphose avait lieu à l'équinoxe du printemps, qui alors marquait la division de l'année en deux moitiés égales yn et
yang.
Nous verrons qu'en réalité, il n'y a qu'une simple succession de phénomènes ; mais la tournure de l'esprit chinois est telle que de la succession de deux êtres d'essences aussi différentes, il conclut à la métamorphose de l'un dans l'autre."
Extraits : L'âge du mythe - L'esturgeon - Long
men ou la porte du Dragon
La constellation du Dragon « Long » - Le yn et le yang - Conclusions
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Vases de bronze
d'époque Tcheou.
Ils offrent cette particularité de n'être pas seulement décorés de masques de dragon (t'ao-t'ié) et de dragons passant sur un fond de nuages, mais d'être eux-mêmes en forme de dragon ;
ce sont de véritables vases plastiques. Ils représentent une déformation si avancée du dragon-esturgeon que les Chinois l'ont méconnu et font figurer ces vases dans les catalogues sous le nom de
« Vases au tigre ». Leur gueule largement ouverte, bordée de dents menaçantes, leurs yeux saillants, leurs oreilles de vache, surmontées de cornes énormes, conviennent bien à l'espèce d'être
monstrueux qu'est le t'ao-t'ié, destiné, d'après une opinion populaire, à inspirer une crainte salutaire des excès de table, si fréquents dans les repas qui suivaient les
sacrifices.
Cette sorte de vases est d'un style si touffu qu'elle choque notre idéal de beauté, résidant dans la simplicité et l'harmonie des lignes ; mais, au point de vue rituel, cette complexité se
justifiait aux yeux des Chinois par l'énorme influx ancestral qui s'en dégageait. Le vase yi (fig. 6 et 7) est de beaucoup le plus chargé de ceux actuellement connus ; le dragon qu'il
nous présente ici, à la face antérieure, est répété avec quelques variantes à la face postérieure : le corps est couvert de dragons, de serpents, d'oiseaux fantastiques sur un fonds de nuages, et
la tête est surmontée de cornes qui figurent des carpes. Une glose du Chouo-wen dit : « C'est à un poisson bondissant que les cornes des animaux ressemblent le plus » ; mais je crois
pouvoir présenter une explication plus rationnelle. Les carpes sont en relation étroite avec le dragon-esturgeon, comme les sujets avec le prince, comme les cornes avec la tête qui les porte ;
elles sont, de plus, messagères de faveurs ancestrales, comme les cornes de la Constellation du Dragon sont messagères du printemps et des faveurs d'en haut par harmonie du yn et du
yang. Trois des pieds sur quatre sont ornés d'une tête humaine, en haut relief, de type mongol, surmontant un torse à deux mamelons ; l'un des deux bras croisés est couvert d'écailles ;
viennent ensuite trois anneaux du corps d'un serpent. Ce sont là des chen sous l'aspect de serpents et faisant corps avec le symbole du pouvoir ancestral.
Nous croyons devoir faire remonter [le mythe] au cours du troisième millénaire a. C., en
nous appuyant sur les raisons suivantes :
1° alors que l'astronomie chaldéenne a porté d'abord ses recherches sur la division de l'année, l'astronomie chinoise a eu pour premier objectif la division du jour et a utilisé dans ce but les
positions en croix que prend successivement la queue de la Grande Ourse à midi, 6 heures du soir, minuit, 6 heures du matin. Elle remarqua en outre qu'au milieu de la deuxième lune, à 6 heures du
soir, simultanément le soleil descendait au-dessous de l'horizon et la lune montait au-dessus, suivie des étoiles du cœur (Sin) de la constellation du Dragon ; l'équinoxe du printemps ainsi fixé
fut choisi pour point de départ du yang. Les Chinois remarquèrent encore que le Dragon restait visible dans le ciel durant six mois et que pendant les six mois suivants lui succédait la
constellation du tigre Tsan (Orion). Au moment de cette succession, le jour était de nouveau égal à la nuit ; l'équinoxe d'automne était fixé, de même que la division de l'année en deux parties
égales.
La fixation des dates par le lever de la pleine lune dans une constellation déterminée porte le nom de méthode des repères sidéro-lunaires. Elle fut en usage jusqu'à la fin du troisième
millénaire, où la découverte du gnomon, du méridien et de la clepsydre conduisirent à la division de l'équateur en vingt-quatre secteurs (sieou) et à la fixation des lieux cardinaux du
soleil.
Les repères sidéro-lunaires Sin et Tsan figurèrent encore à l'état de simple survivance rituelle dans ce nouveau système, bien qu'ils y soient tout à fait étrangers et en dérangent la symétrie.
Nous les retrouverons encore sous la forme imagée du tigre Tsan poursuivant le Dragon sur les bas-reliefs d'époque Han, comme symbole de l'équinoxe et de la division de l'année en deux parties
égales. Or, la métamorphose de l'esturgeon en Dragon n'étant qu'une variante de ce symbole, il est logique de faire remonter ce mythe à l'époque de l'utilisation de cette constellation comme
repère sidéro-lunaire. — D'autre part, cette division de l'année en deux parties égales par les équinoxes, basée sur la montée et le séjour dans le ciel de la constellation du Dragon, est
certainement antérieure à la division de l'année par les solstices, fondée sur l'ascension progressive du soleil et la mesure de sa longueur d'ombre méridienne au moyen du gnomon, du méridien et
de la clepsydre ;
2° Deux textes importants, tirés, l'un des mémoires historiques de Se-ma Ts'ien, l'autre du Tso tchoan, donnent l'historique de l'élevage du dragon et le font remonter au troisième millénaire,
longtemps avant le règne de Chouen ;
3° D'après les textes et la sculpture sur pierre d'époque Han, c'est dans la légende des empereurs mythiques du quatrième et du troisième millénaires qu'intervient le plus souvent le
dragon.
Les Chinois connaissaient deux variétés d'esturgeons, ne différant que par la taille, la
couleur et la disposition des plaques dermiques osseuses de leur cuirasse : l'un, le tchen, d'une longueur moyenne de 5 à 6 mètres, jaune pâle, d'où son nom de poisson jaune (hoang
yu) ; l'autre, le wei, d'une longueur moyenne de 2 à 3 mètres, se nomme encore wang wei, esturgeon impérial, quand il est grand, et lo quand il est petit.
Bien que les textes indiquent plus particulièrement le wei comme susceptible de se transformer en dragon en franchissant les rapides de la Porte du Dragon (Long-men), ils disent pourtant que le
tchen ressemble au Dragon, qu'il remonte à Long-men et se change aussi en dragon. D'autre part, les divers objets rituels de jade qui représentent ce poisson portent le nom de hoang ;
c'est donc que dans la pratique les deux variétés étaient confondues.
Le caractère long s'applique aussi bien à l'esturgeon qu'à la constellation du Dragon ; celui-ci est en effet un être amphibie vivant alternativement six mois dans le ciel et six mois dans les
abîmes du Hoang-ho. C'est le sens général du texte qui indique s'il s'agit du poisson ou de la constellation.
Les descriptions chinoises de l'esturgeon dans Eul-ya, Eul-ya-hi et Pi-ya se répètent l'une l'autre, sont aussi succinctes qu'imprécises et se contredisent parfois. C'est ainsi
qu'elles passent sous silence les cornes de l'esturgeon qui ne manquent pas sur les objets rituels en jade ou en bronze, que la barbe absolument caractéristique de ce poisson n'est que rarement
mentionnée, alors qu'elle est fréquemment représentée sur les bronzes et les symboles de jade tels que les dragons pour la pluie.
Comme le corps tout entier, la tête est recouverte d'une carapace qui présente de chaque côté une crête antéro-postérieure formée d'une succession de petits cônes osseux et se continuant
insensiblement en arrière avec la courbe de l'opercule de l'ouïe. L'ensemble donne l'impression d'une corne noueuse rabattue sur la tête et faisant corps avec elle. Cette crête est nettement
visible sur le hoang de la figure. Ce poisson de jade était un des six objets d'offrande offerts par les princes à l'empereur comme présents de cour pleine. On peut voir aussi que le museau est
une sorte de prolongement effilé. Comme dit le texte chinois : « la tête est pointue, la bouche est sous le menton, la nourriture se présente d'elle-même à la bouche et beaucoup de crabes y
pénètrent par erreur ». C'est avec ce museau allongé, mou et rétractile que le poisson laboure les fonds vaseux comme avec un boutoir et y trouve des vers, des mollusques, des débris d'animaux et
de végétaux en décomposition. Combien plus pittoresque est le style du naturaliste français du XVIe siècle, Belon, quand il écrit :
« Il n'a aucune dent, par quoi il est malaisé de croire qu'il ne mange rien que d'ulégineux et de vaseux au fond de l'eau, fouissant le bourbier de sa fluste comme un rouget barbu. Il n'a jamais
rien de solide en son estomac, mais telle chose qui ressemble à la glaire. »
La bouche de ce poisson n'est pas terminale, mais se présente sous forme d'une ouverture béante, sans mâchoires mobiles, située à la face inférieure de la tête et très en arrière de la pointe du
museau fouisseur. C'est en avant de cet orifice ouvert à tout venant que pend un paquet touffu de barbillons tactiles, analogues aux barbillons isolés de la carpe et d'autres poissons. Ils jouent
par rapport à l'orifice buccal un rôle prophylactique en n'y laissant filtrer que des animalcules très ténus, un peu à la manière des fanons de la baleine. Cette barbe est très fréquente sur les
têtes de dragon des ustensiles de bronze, en particulier sur celle qui termine parfois le manche des patères rituelles à libations ; nous la verrons aussi très souvent sur le dragon de jade
appelé long fou.
Deux importantes nageoires pectorales font suite à la tête, mais le corps en paraît dépourvu, grâce au rejet des nageoires dorsale et anale près de la caudale. L'esturgeon appartient à la famille
des poissons hétérocerques, à queue formée de deux lobes très inégaux ; le supérieur, de beaucoup le plus long, renferme la terminaison de l'épine dorsale et s'enroule souvent sur lui-même, de
manière à offrir l'aspect d'une volute symétrique de celle que forme l'opercule de l'ouïe, du côté de la tête.
Les plaques osseuses dermiques de la ligne dorsale sont chacune pourvues d'une pointe acérée et constituent par leur succession une crête épineuse d'un aspect particulier.
L'esturgeon est un poisson de mer qui remonte les fleuves pour frayer au printemps. C'est cette raison de la migration que ne semblent pas avoir saisie les Chinois. Voici ce que Mao Cheu (IIe s.
a. C.) dit de l'esturgeon et de sa migration :
« L'esturgeon (tchen) sort de la mer du Kiang (Yang tsé) au milieu du troisième mois, pénètre dans l'embouchure du Hoang-ho et le remonte ; à l'est du défilé de Meng (Ho-nan) du haut d'un banc de
pierres on le prend à l'hameçon. — L'esturgeon (wei), quand il est de grande taille, se nomme wang wei ; les gens du Liao-tong l'appellent wei-yu (poisson gouverneur),
d'autres l'appellent tchong-ming, du nom d'un gouverneur du Lo-lang, qui noyé en mer, se métamorphosa en wei. Au nord-est de Kong-hien (Ho-nan), à l'intérieur de la montagne,
existent des cavernes ; on racontait autrefois qu'elles communiquaient avec les lagunes du Kiang (Fleuve Bleu). Les wei suivaient ces cavernes, entraient au nord dans le Ho (fleuve Jaune)
montaient à Long-men, ou pénétraient dans la Ts'i Tsou. »
Le Pi-ya reproduit à peu près le même texte et ajoute :
« Si le wei pénètre dans la Ts'i-Tsou, c'est qu'en regardant le soleil, son œil s'égare. À la saison d'hiver on présente des poissons (au temple ancestral de l'empereur, du roi ou du
prince) ; au printemps, on offre le wei (Sin-cheu). Au deuxième mois du printemps, le wei suit le fleuve, le remonte, réussit à franchir Long-men et soudain se transforme en
dragon. »
Il ressort de ces textes et d'autres que nous citerons plus loin que le wei, au lieu d'hiverner sous la glace, comme l'esturgeon des fleuves du nord et de l'est de l'Europe, tels que la
Volga, remonte le Hoang-ho à l'équinoxe d'automne, entre à Kong-hien dans des grottes pour ses six mois d'hivernage. Il en sort, au deuxième mois du printemps, et continuant à remonter le fleuve,
il arrive au grand coude oriental du Hoang-ho. Ou bien il monte directement aux rapides de Long-men, ou bien ébloui par le soleil, déjà assez bas sur l'horizon, il pénètre dans la Ts'i-Tsou,
affluent de l'embouchure de la Wei, formé des deux rivières Ts'i et Tsou. Mais dans la haute antiquité on s'imaginait que les cavernes de Kong-hien communiquaient avec le fleuve Bleu (Kiang) par
l'intermédiaire des lagunes et lacs qui le bordent au nord, et qu'au lieu de monter directement de la mer par le Hoang-ho, le wei pénétrait d'abord dans le fleuve Bleu, puis par les
lagunes et les grottes de Kong-hien, atteignait le Hoang-ho. De nombreux textes démontrent que le tchen ou hoang-yu, poisson jaune, et le wei ne fréquentaient pas
seulement la Ts'i-Tou, mais la Wei elle-même et son autre affluent la King.
La métamorphose de Tchong-ming repose sur cette idée qu'autrefois le dragon montant à Long-men symbolisait l'âme du prince montant au ciel, et aussi sur un des innombrables jeux de mots
qu'affectionnent les Chinois, grâce à la multiplicité des caractères homophones : ici wei esturgeon est homophone de wei officier, gouverneur.
La Porte du Dragon, dont il s'agit ici, est le Long-men du Chen-si, dont parle Le tribut
de Yu (Chou-King) et près duquel naquit l'historien Se-ma Ts'ien. On le nomme aussi Ho-tsin (gué du fleuve Jaune). Il se trouve entre la ville de Ki-tcheou au nord-est et la ville
de Ho-tsin au sud-est, à 150 kilomètres environ au nord de l'embouchure de la Wei. Les montagnes qui forment les parois du défilé se nomment montagnes de Long-men, ou encore Fong-chan.
Ces rapides comportent un certain nombre de paliers que l'esturgeon saute un à un ; mais, comme le dit le texte, il ne réussit pas toujours, son front noircit par les contusions et même saigne au
point de rougir l'eau du fleuve. En Europe les pisciculteurs reconnaissent facilement les saumons qui, dans leur migration, ont franchi des rapides, aux contusions et aux érosions qui couvrent
leur tête.
À partir de son grand coude oriental, le Hoang-ho se dirige d'abord vers le nord-est jusqu'à l'embouchure de la Fen, pour prendre ensuite la direction nord-ouest pendant 60 kilomètres environ,
avant de se diriger franchement au nord. C'est dans cette deuxième section que se trouve le défilé de Long-men ; après en avoir franchi les paliers par des bonds successifs, le poisson jaune
(hoang-yu) retrouve la clarté du jour à l'extrémité supérieure, et ses derniers sauts se font alors sous le disque du soleil couchant, qu'il semble vouloir happer. C'est bien en effet
aux approches du coucher du soleil et du lever de la lune à six heures du soir que doit se produire la métamorphose, puisque cet instant marque le partage de l'année en deux parties égales yin et
yang, et que le lever de la constellation du Dragon suit celui de la pleine lune.
C'est avec un soleil couchant que s'accorde cette phrase de Hoai-nan tze († 122 a. C.) : « Si le poisson jaune n'atteint pas l'œil de lumière, les semences des céréales n'arriveront pas à germer
au moment favorable. »
C'est dire que, si l'esturgeon ne réussit pas à monter à Long-men et à sauter vers le soleil, la transformation fera défaut, et les pluies fécondantes, qui coïncident avec son apparition, ne se
produiront pas.
Un texte obscur de Wang fou, réédité au XVe siècle par le Pen ts'ao kang mou, dit : « Un dragon a des barbillons aux côtés de la bouche et une perle brillante sous le menton ; sous la
gorge il a des écailles renversées et sur la tête une large éminence, exprimée par les caractères d'écriture tch'eu-mou. Si un dragon n'a pas de tch'eu-mou, il ne peut pas
monter au ciel. »
Ces caractères sont sans doute de simples homophones de ceux qui donnaient autrefois le sens vrai. Malgré le danger de ces substitutions, je proposerai ici tch'eu-mou, soleil couchant
rouge. La perle brillante est sans aucun doute la lune équinoxiale à la gueule du dragon ; les écailles sous la gorge sont la barbe. Le soleil et la lune de l'équinoxe seraient ainsi réunis sur
un seul dragon.
Cette même symbolique se retrouve sur une admirable boucle de ceinture en bronze doré de la collection H. Rivière : deux dragons sont superposés ; l'un monte avec le soleil au-dessus de la tête,
sous l'aspect d'une perle de cristal teinté de rouge ; l'autre dragon, placé au-dessus du premier, a dans la gueule une perle de cristal blanc pour représenter la lune.
Bœrschmann dit qu'actuellement encore « dans le temple de Fayu à Pou-tou-chan, on voit des dragons s'efforçant de saisir la perle de feu suspendue au-dessus de la porte du Dragon » et sur l'autel
est représenté un poisson se changeant en dragon.
L'imagination chinoise avait bien quelque raison de croire que l'ascension de la constellation du Dragon était la continuation de l'ascension de l'esturgeon à Long-men. En effet, la ponte et
l'éclosion des œufs durant fort peu de temps, les petits prennent rapidement une vigueur suffisante pour regagner la mer avec leurs parents. Tous les textes disent : « L'esturgeon sort au
printemps, il monte le Ho (le fleuve Jaune) à la troisième lune. »
D'autre part, une ode du Che-King indique l'absence de ce poisson un mois plus tard : « à la quatrième lune, plus d'aigles, plus de faucons ne s'envolent jusqu'au ciel ; plus de
tchen, plus de wei ne se cachent dans les profondeurs (du fleuve). » Cette disparition soudaine renforçait l'idée de métamorphose.
Nous venons de voir qu'à l'équinoxe du printemps, à 6 heures du soir, le soleil, se couchant
à l'Ouest, faisait face à la lune se levant à l'Est et précédant immédiatement Sin, le cœur du Dragon. À ce moment Orion (Tsan) disparaît de l'horizon « Tsan alors se cache » dit le Petit
calendrier des Hia (Hia siao tcheng).
La croyance à la transformation de l'esturgeon (hoang ou wang-wei) en dragon a été facilitée par certaines analogies entre le poisson et la constellation. En effet, quand le
Dragon culmine au ciel, on voit très en avant de sa tête deux cornes, dont l'une Ta Kio (Arcturus du Bouvier) prit une importance particulière en annonçant le début du printemps, le
li-tch'ouen. La tête (fang), formée de quatre étoiles en ligne verticale et perpendiculaire au corps, est suivi d'un groupe de trois étoiles (sin). Celle du centre de ce groupe, Ho-sing,
l'étoile couleur de feu (Antarès), est aussi appelée Ta-Ho, le « grand feu » ou encore le « grand horaire », parce qu'à l'équinoxe il indiquait six heures du soir.
D'après le Tcheou-li, le commandant du Palais (Kong-tching), au printemps et à l'automne, se sert de la cloche à battant de bois pour annoncer les interdictions relatives au feu. Le
commentaire ajoute : « Ho-sing se lève au printemps et se couche à l'automne ; en se conformant aux saisons elle en est l'indicatrice. »
À la suite du cœur du Dragon viennent les neuf étoiles de la queue qui, terminée par deux étoiles divergentes, se relève comme une queue de scorpion. Elle décrit dans la voûte céleste une immense
courbe surbaissée dans laquelle s'inscrit une étoile isolée qui, sur les cartes astronomiques chinoises, se nomme yu-tze, le « fils du poisson » ; preuve nouvelle que, dans l'esprit des
Chinois, le Dragon constellation n'est que le poisson sous un aspect quelque peu différent. L'amulette de jade d'époque Tcheou (fig. 3) est une représentation assez rare du Dragon avalant la lune
; son corps suit les courbes de la constellation, sa tête, qui remplace les quatre étoiles (fang) de la constellation, est retournée en arrière vers la lune. Sur une sorte de nageoire déformée à
l'intérieur de la courbe de la queue se voit le « fils du poisson ».
La silhouette de cette constellation est d'une importance capitale, car nous la retrouverons à peine modifiée dans certains dragons rituels en jade, dans la catégorie la plus importante des
boucles de ceinture en métal ou en jade, et dans les Jou-yi ou bâtons de commandement que la Chine du siècle dernier a encore connus comme insignes de dignité et cadeaux de bon augure.
Ceux-ci remontent donc certainement aux Tcheou et ne sont pas une création du boudhisme, comme on l'a dit.
Le Dragon continue à s'avancer dans le ciel et à s'incliner vers l'Occident pour une disparition progressive. De même que l'équinoxe vernal est fixé par la localisation de la pleine lune en Sin
(cœur du Dragon), l'équinoxe d'automne est fixé par la coïncidence du lever de Tsan (Orion) et de la pleine lune à six heures du soir. Ce même jour, l'étoile centrale de Sin Ta Ho (Antarès) se
couchera dans les feux du soleil levant ; c'est pour cela que le Petit Calendrier des Hia dit : « à la neuvième lune, Ta-Ho est dans (le soleil). Au loin, on voit les oies sauvages qui arrivent ;
le Tchou-fou sort le feu (en permet l'usage). »
Ce texte est intéressant par son analogie avec celui du Tcheou-li précédemment cité et le rôle du «Grand Feu» dans la réglementation du chauffage.
Il est temps de retrouver notre esturgeon, qui vient de rentrer dans le fleuve Jaune en même temps que la constellation du Dragon est descendue sous l'horizon. En effet, c'est le moment de sa
migration d'hivernage ; il va remonter le fleuve pour son séjour de six mois dans les grottes de Kong-Hien. Cette transformation inverse de celle du printemps est mise en relief dans un texte du
Chouei-King (Code des Eaux) : « comme poisson, le Dragon considère l'époque de l'automne comme la nuit. »
Li-yuan (IVe s. p. C.), commentant ce texte, dit : « Le Dragon à l'équinoxe d'automne descend du ciel pour se terrer et dormir dans les abîmes. »
La notion du yn, principe faible, et du yang, principe fort, est
extrêmement ancienne. Elle est liée à l'observation d'un phénomène de physique rudimentaire que peut faire un esprit simple : tout ce qui descend vers la terre le fait sans dépense d'énergie,
tout ce qui monte dégage une force ascensionnelle. Le type du yn est la chute de la pluie ; aussi voyons-nous entrer, dans l'ancien caractère qui exprime l'idée de yn, un nuage
qui s'allonge vers le sol pour se résoudre en pluie, tandis que l'ancien idéogramme du yang est formé du soleil au-dessus des couches d'air échauffées et de densités différentes. Cette
opposition s'est étendue à toute la nature : le soleil, producteur de la clarté du jour, de la chaleur, de l'évaporation terrestre, de la sécheresse, de la croissance des plantes, fut considéré
comme le réservoir du yang ; la lune, qui trône dans la nuit plus froide que le jour, était la source de l'eau et du principe yn ; on avait en effet remarqué que, durant les
nuits claires de la pleine lune, l'eau se condensait abondante sur les miroirs métalliques. Le printemps, par l'expansion de la végétation et la réapparition des animaux hibernants, l'été, par
l'accroissement de la durée du jour jusqu'au solstice et par le dessèchement qu'il engendre, sont yang. Par contre, l'automne, par la déchéance de la végétation, par la rentrée des
animaux hibernants, participe du yn qui est à son apogée en hiver, alors que la durée de la nuit est double de celle du jour, que toute vie animale et végétale s'éteint.
Par extension, le mâle yang s'oppose à la femelle yn ; de même la vie à la mort, et l'âme spirituelle à l'âme matérielle. La première, le chen ou le houn,
pénètre dans l'être avec la première inspiration à la naissance ; la seconde, le koei ou le pé, se développe à l'instant de la fécondation et précède ainsi le chen de toute la
durée de la gestation.
Pour que les moissons soient abondantes et arrivent à maturité, que la prospérité règne dans toute la nature, il faut qu'il y ait harmonie dans les proportions du yn et du yang
; sinon, l'excès du yn amène des inondations, de mauvaises récoltes ; l'excès du yang amène la sécheresse, des récoltes insuffisantes, la disette.
Cette harmonie du yn et du yang est complète à l'équinoxe du printemps par l'égalité du jour et de la nuit, l'égalité de la température et un heureux mélange de pluies et de
soleil. De même, les équinoxes séparent l'année en deux moitiés égales, l'une yang en rapport avec la création, la croissance des êtres animaux et végétaux ; l'autre, yn, source
de dépérissement et de mort apparente.
Cette harmonieuse égalité est exprimée dans le symbole très ancien connu sous le nom de
yn yang (fig. 4), représentation très schématique, sous forme de deux espèces de têtards inversés, du poisson hoang qui a avalé le soleil et du dragon qui a avalé la lune. Il symbolise
l'année divisée en deux moitiés par les équinoxes, l'une yang par la persistance de la constellation du Dragon au-dessus de l'horizon pendant six mois ; l'autre, yn, par la
descente du dragon dans le fleuve sous sa forme d'esturgeon, pendant six autres mois.
Par analogie, ce symbole représente aussi l'égalité du jour et de la nuit, du yn et du yang, le jour de l'équinoxe. Cette répartition du yn et du yang de
l'année, fondée sur la présence ou l'absence de la constellation du Dragon dans le ciel, diffère de celle, plus tardive, fondée sur l'ascension du soleil yang depuis le solstice d'hiver
jusqu'au solstice d'été.
Voici une pièce en jade jaune verdâtre, tablette au Dragon (Long-fou) invoquée en cas de
sécheresse persistante ; entre la tête et la queue, le corps se dédouble en deux dragons yn et yang (fig. 5). Aux traits de la face s'entremêlent des silhouettes d'oiseaux
migrateurs qui symbolisent les nuées apportées par les vents du sud et prêtes à se résoudre en pluies ; la séparation des têtes et des queues marque les équinoxes ; l'un des dragons symbolise la
constellation trônant au ciel pendant six mois de printemps et d'été ; l'autre est le poisson hoang caché dans le fleuve pendant sa migration d'automne et d'hiver.
...Pour conclure ce chapitre, nous dirons que le dragon tire sa transcendance de son
caractère amphibie, que par ses séjours alternatifs de six mois dans le Hoang-ho comme poisson et dans le ciel comme constellation, il réalise le parfait symbole de l'accord des deux principes.
Il est par suite tout à fait apte à prévenir et à combattre toutes les calamités qui frappent les hommes et résultent toujours du trouble apporté dans l'harmonie du yn et du
yang. De là, le rôle du dragon comme prophylactique universel, comme bienfaiteur de l'empire et dispensateur de la richesse ; de là aussi le rôle analogue attribué à l'empereur, qui par
essence possède, comme le dragon, l'harmonie des deux principes.
La coïncidence de l'apparition des pluies printanières et du dragon dans le ciel, le fait que les famines résultent bien plus souvent de la sécheresse que de la surabondance des pluies, la
représentation rituelle du dragon dans les nuages, simples indicateurs du milieu céleste, ont porté les Chinois à exagérer son rôle comme dispensateur des pluies.
Mais il maintient l'harmonie du yn et du yang dans de multiples circonstances où la pluie n'a pas à intervenir ; c'est ainsi que les moyeux en bronze des chars étaient presque
toujours ornés de dragons, parce qu'ils étaient la partie délicate du char qui expose aux accidents. Les portiques honorifiques, conférés par le Fils du ciel pour des actions méritoires, sont
ornés dans le haut d'un cartouche portant l'inscription : « par la volonté impériale » et placé entre deux dragons ; ces derniers symbolisent l'empereur, l'égalité de ses deux principes et son
action bienfaisante qui en est l'effet naturel.
Enfin, quand à l'occasion d'un serment on prend à témoin le Comte du Fleuve, c'est-à-dire le dragon sous son aspect yn, c'est que le serment étant destiné à sceller un accord entre deux
ou plusieurs contractants, il est logique de le placer sous la sauvegarde du dragon, symbole de l'accord des deux principes dans la nature. Peut-être intervient aussi l'intention de prendre à
témoin les ancêtres, sous l'aspect qu'ils affectent si volontiers pour apparaître à leurs descendants.
*
Tout ce que nous venons de dire démontre surabondamment que le dragon n'a aucun lien avec la
paléontologie ; son mouvement perpétuel, sous son double aspect semestriel de poisson et de constellation, entre le bas et le haut, est en contradiction complète avec l'inertie de débris
fossiles, plus ou moins reconnaissables d'ailleurs pour des esprits d'une culture relative, et n'ayant pris toute leur valeur qu'à la suite des reconstitutions qui sont l'honneur de la science
moderne.
Tout rudiment de calendrier repose sur l'observation de l'arrivée ou du départ soudains de certains animaux, de la présence ou de la disparition de certaines constellations, sur le développement
ou la mort de la végétation. De même que nous notons encore l'arrivée des hirondelles, les Chinois remarquaient chaque année, au printemps, la coïncidence de la montée de l'esturgeon à Long-men
avec l'apparition dans le ciel de la constellation du dragon et de la pleine lune. La relation établie entre ces phénomènes donna naissance au mythe.
Les phénomènes d'astronomie empirique à l'équinoxe du printemps sont eux-mêmes en relation avec la philosophie du yn et du yang, du principe faible et du principe fort. De
l'égalité des deux principes, de leur harmonie au printemps, résultent la multiplication des êtres et le développement des trésors de la terre. De même, à l'instant où le wei (ou le
hoang) terminait sa carrière yn en sortant du défilé de Long-men, il prenait le caractère yang sous l'aspect de la constellation du Dragon. Ces deux états successifs
coïncidaient avec le coucher du soleil et le lever de la pleine lune à l'équinoxe du printemps ; l'instant du passage de l'un à l'autre marquait la séparation des deux moitiés yn et
yang de l'année et l'égalité de ces deux principes.
L'équinoxe du printemps est encore lié en Chine au renversement de la mousson, au changement d'un vent de mort en un vent qui porte la vie ; il est le signal d'une certaine harmonie entre la
chute des pluies et la chaleur du soleil qui préside au développement des énergies du sol. De là l'idée que l'esturgeon et la constellation du Dragon forment à l'équinoxe un couple, image de
cette harmonie.
Il est encore très vraisemblable que Keou-long (dragon recourbé), appelé aussi Heou-tou, le Prince Terre ou Patron du sol, n'est que la personnification de la constellation du dragon, dont le
principe yang forme au printemps un couple harmonieux avec le principe yn de l'esprit de la végétation ; il représente les forces externes de la nature, agissant sur les énergies
internes de la terre.
Le dragon, symbole de l'harmonie, de l'égalité du yn et du yang, a un rôle magique capital dans toute calamité. Celle-ci résultant toujours d'un trouble de cette harmonie, le
dragon rétablit l'équilibre des deux principes, et la félicité reparaît. De là son caractère de porte-bonheur et prophylactique ; c'est pourquoi, non contents de présenter le wei au
temple, les Chinois revêtaient de dragons et de masques de dragons (t'ao-t'ié) toute la surface des ustensiles de sacrifices, les amulettes, les chars, etc., non seulement pour
représenter les ancêtres assistant au sacrifice et satisfaire à l'idée qu'ils veillent toujours d'en haut sur leurs fils et petit-fils, mais aussi pour rétablir l'harmonie du yn et du
yang quand elle est troublée.
C'est ce dragon, protecteur de générations qui se succèdent sur le même sol depuis six mille ans, que représentent encore les monnaies chinoises. Admirons-en la grandeur, convenons qu'il dépasse
en ampleur le lion symbolisant la force brutale, l'aigle image de la domination illimitée, et la tête d'un homme, souverain d'un jour, qui décorent couramment nos monnaies.