Auguste François (1857-1935)
DE CANTON À YUNNAN-SEN
Revue de Paris, Paris, 1900. Livraisons du : 15 juillet, pages 225-260, 1er août, pages 535-558.
AU YUNNAN
Revue de Paris, Paris, 1900. Livraisons du : 1er octobre, pages 449-478, 1er novembre, pages 82-108.
- Note de la Revue de Paris : M. A. François avait occupé le consulat de France à Long-Tchéou de 1896 à 1898 et avait profité de son séjour en cette région pour reconnaître les voies commerciales entre la Chine méridionale et le Tonkin et en particulier la branche méridionale du Si-Kiang. Il fut chargé par M. Delcassé, ministre des Affaires Étrangères, à la fin de 1898, de poursuivre la même enquête commerciale et économique dans les provinces limitrophes du Tonkin (Kouang-Toung, Kouang-Si, Kouéi-Tchéou et Yunnan). Il avait mission d'étudier les ressources de ces régions et d'examiner l'opportunité d'y étendre les voies ferrées du Tonkin. Parti de Canton à la fin de novembre 1898, M. François est arrivé à Yunnan-Sen [Kunming] au commencement d'octobre de l'année suivante. Le gouvernement français l'y maintint, avec le titre de consul général honoraire, pour débattre avec le vice-roi les questions relatives à l'établissement de la ligne ferrée qui doit relier le Tonkin au Yunnan. Au cours de ce voyage, il a adressé à un de ses amis les lettres familières que nous publions.
-
Auguste François : "Pour moi, l'idéal consiste à vivre à ma guise, dans la plus complète indépendance, et à ne pas
m'enliser dans la banalité. Vivre d'action, et puis, le moment venu, souffler ma chandelle en souhaitant le bonsoir à la compagnie. Aussi, malgré le poids des responsabilités qui pèsent sur
moi en ce moment, je ne donnerais pas ma place pour un empire. Elle pourrait d'ailleurs valoir un empire, ma place, si j'écoutais certaines suggestions... Mais j'ai la conscience que le
cadeau serait un peu lourd pour mon pays, et, comme je ne tiens pas à devenir un héros de feuilleton, je laisse de côté le plaisir tout personnel que je prendrais à mener une aventure de ce
genre, pour me maintenir l'agent correct."
Extraits : De Canton à Yunnan-Sen : King-Yuan-Fou, 25 mai 1899 - Kouei-Yang-Fou, 10 juillet - 20 septembre
Au Yunnan : Entre Mong-Tseu et Yunnan-Sen, 2 avril 1900 - Yunnan-Sen, 21 mai - Yunnan-Sen, 14 juin
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Cher ami,
Avant de quitter King-Yuan-Fou, je vous dois quelques détails sur notre séjour dans cette capitale. Ce fut une belle cérémonie que celle de notre entrée à King-Yuan-Fou. A plusieurs kilomètres de
la ville on voyait déjà des paquets de gens sur les rochers, accourus pour contempler notre auguste visage ; tout ce monde, d'ailleurs, parfaitement poli : pas une injure, pas une note fâcheuse.
En face de la citadelle, toute la population massée contemplait mon débarquement en s'écrasant ; les premiers rangs tombaient à l'eau de temps à autre, mais cela n'a pas d'importance en Chine.
J'opérai ainsi mon entrée dans la préfecture de King-Yuan, somptueusement vêtu d'un complet de flanelle de la meilleure coupe de mon tailleur chinois, chaussé de sandales de bicyclette qui sont
excessivement commodes pour les exercices auxquels je me livre, un large sombrero ombrageant la barbe qui m'est revenue et qui me donne un air si vénérable, monté dans ma chaise verte, précédé de
mes soldats à queue, portant mes escopettes comme des cierges, suivi de mon chien pointer qui est pris vingt-cinq fois par jour pour un tigre. Les vieillards, les adultes et les nouveau-nés de
tous les sexes, sans compter les animaux domestiques, s'empilaient dans les ruelles. Ma chaise entrait dans les boutiques au tournant des rues ; sa toiture décrochait les enseignes des négociants
en poissons séchés et autres comestibles, et je m'avançais dans le crépitement et la fumée des pétards, dans le bruit de casserole des gongs battus à tour de bras. Et les yeux bridés obligeaient
les bouches à s'ouvrir pour donner plus d'extension aux paupières et mieux contempler l'espèce de Bouddha qui passait, tenant sur mes genoux des boîtes mystérieuses contenant les chronomètres et
le sextant, que je ne confie à personne depuis le moment où de vos mains vous les avez déposées dans le filet de mon sleeping à la gare de Lyon.
C'est dans cet appareil que je suis arrivé au palais des examens préparé par les mandarins de King-Yuan-Fou pour me recevoir. Je suis établi dans la salle de littérature à côté du hangar de la
philosophie. La pauvre littérature est bien dans la dèche à King-Yuan-Fou, et quant à la philosophie, on a dans ce yamen hospitalier toutes les occasions de la pratiquer effectivement. A défaut
du confort européen, je jouis ici de tout le luxe mandarinesque, et la vie de yamen n'a plus aucun secret pour moi : on tire des pétards quand je rentre et quand je sors ; on tape sur un tambour
enfermé dans une armoire quand je reçois des visites ; j'ai un veilleur de nuit qui me bat des veilles suivant toutes les formes et m'empêche très correctement de dormir.
Mon habitation est disposée suivant le plan rituel des habitations officielles, avec ses trois cours successives dont la première est publique, — et tout King-Yuan-Fou en use, de cette publicité,
je vous l'affirme ; on vient écraser des nez qui n'avaient réellement pas besoin de cette compression, contre les fentes de la porte qui clôture ma demeure privée ; on les introduit dans les
orifices de la chimère grimaçante qui me garde et qui a été repeinte toute à neuf à mon intention. Je crois bien que mes gens se font des rentes en louant des vues sur mon intérieur.
Nous sommes arrivés ici précédés d'une réputation extraordinaire que nous nous sommes acquise à Liéou-Tchéou-Fou et qui a été apportée ici par nos courriers. A Liéou-Fou, la foule avait eu la
velléité de se mal conduire envers nous, et j'y avais mis bon ordre. J'avais fait mine de coucher en vue le premier insulteur que j'ai pu saisir, et j'ai fait assavoir que, pour chaque pierre
lancée même à mon chien, je riposterais immédiatement. J'appuyai cette déclaration en décrochant un oiseau au vol et, du coup, j'étais un diable avec lequel il ne fallait pas plaisanter. Dès
lors, nous avons été tellement tranquilles que je pouvais dresser mes appareils photographiques dans tous les coins au milieu des foules qui se rangeaient au simple signe de la main, et que je
prenais mes hauteurs de soleil, avec ces préparatifs bizarres des observations astronomiques, sans que personne songeât même à bouger. On m'a amené des malades. J'ai sauvé, avec une forte dose
d'émétique, une femme empoisonnée par une absorption d'opium. On a crié au miracle, et le bruit s'est répandu que j'avais ressuscité une femme morte, guéri un aveugle et fait parler un muet.
Depuis ce moment la Renommée nous précède. Les pères, les mères nous conduisent leurs enfants, et j'emmène avec moi un fils que ses parents m'ont supplié de prendre pour l'instruire dans les
choses d'Europe. Ces parents sont une famille de petits mandarins. On m'a remis des lettres de paternité, et me voilà père bien authentiquement du jeune Lien-Ho, lequel est âgé de onze ans,
connaît les caractères comme un lettré et est entendu aux affaires domestiques comme une ménagère. Il vient avec moi avec un enthousiasme extraordinaire. — Ne riez pas trop, s'il vous plaît. Il
serait joliment à souhaiter que nous ayons ainsi à notre service quelques jeunes Chinois propres dirigés par nous dans un sens convenable. J'en ai laissé comme cela deux ou trois à Long-Tchéou.
Ce petit bonhomme de Lien-Ho m'est extrêmement utile ; il s'introduit dans les yamens, il court en ville, me conte ce qui se dit, me déniche une foule de renseignements ou me fournit les moyens
de me renseigner, et sa présence auprès de moi inspire à mon personnel une retenue très profitable en bien des circonstances, car rien ne lui échappe.
Voici bientôt trois semaines que je suis ici. J'ai employé ces longs jours à mettre de l'ordre dans mes notes et à réunir les porteurs qui me sont nécessaires désormais pour aborder la route de
terre. Il ne m'a pas fallu moins, avec l'aide des mandarins et des commerçants, pour mettre la main sur le nombre de coolies exigé par notre bagage. Il m'a fallu défaire toutes mes caisses et
placer leur contenu dans des paniers d'une charge maxima de trente-quatre livres, et me voilà prêt à partir. Demain matin, par un beau dimanche de mai, votre serviteur quittera le palais des
examens, monté sur une jument du Kouéi-Tchéou que j'ai achetée ainsi que deux insectes de même forme pour mes gens ; Beauvais occupe une chaise ; nous formons une caravane composée de mes
cinquante-six paniers personnels, des dix-huit de Beauvais, plus mes instruments portés dans ma chaise officielle, qui sera désormais comme un tabernacle. Mon voyage dans ces conditions
ressemblera à quelque chose comme un déménagement où chaque objet serait porté à la main. Et nous nous en irons ainsi de pagode en pagode, dans cet appareil original qui aura pourtant cet
avantage, qu'en arrivant à l'étape, nous serons comme chez nous : on dressera des lits comme à domicile, les porteurs de vaisselle la disposeront immédiatement sur la table, et le personnage de
confiance qui transporte ma toilette en étalera cérémonieusement les diverses parties.
J'ai épuisé tout le stock de papier huilé de King-Yuan-Fou pour la préservation de mes bagages. Ma chaise personnelle est, comme je vous l'ai dit, réservée à mes instruments que je tiens à garder
à l'abri des intempéries : on dirait un étalage d'opticien installé dans une baraque de foire ; c'est d'un cocasse achevé ; mais tout marchera, et nous opérerons sur les routes comme à
l'observatoire ; vous aurez des longitudes et des latitudes en règle.
J'ai devant moi vingt ou vingt-cinq étapes. Nous aurons sans doute un peu chaud, car le thermomètre marque 30 à 35° à l'ombre et au nord, et ne descend guère au-dessous de 27° la nuit. N'importe,
je ne suis pas fâché d'en finir avec les exercices aquatiques. Voilà bientôt six mois que je bourlingue sur des bateaux de tous les types ; qu'il passe de l'eau salée, de l'eau douce et surtout
des cailloux sous la quille de mes divers navires ; que j'avance à la vapeur, à la voile, à l'aviron, à la cordelle et à la perche, que je me traîne sur des fleuves, qui se transforment en
rivières, en ruisseaux, en torrents et en cascades. J'ai ascensionné à présent tous les rapides possibles, en diminuant graduellement le tonnage de mes jonques et sampans. Il n'y avait plus qu'à
chausser ses godillots et boucler ses guêtres. C'est fait !
Voyons, mon cher ami, si l'on causait un brin. C'est aujourd'hui jour de fièvre où il ne
faut pas entreprendre des choses sérieuses ; un de ces jours où le corps vous manque, où les membres refusent le service, où le sang vous saute aux oreilles, où les nerfs dansent une sarabande
folle, et où l'esprit prend le mors aux dents. J'espère que vous ne connaissez pas cet état.
Un proverbe chinois dit qu'il faut craindre le soleil du Kouang-Si, redouter la pluie du Kouéi-Tchéou, et se garer du vent du Yunnan. J'en ai fini avec le premier ; je subis la deuxième et je
m'apprête à me faire fouetter par le troisième. Mais pour le moment je vous recommande l'eau du Kouéi-Tchéou : c'est de la vraie abondance ; et le ciel qui la fabrique, le soleil qui la pompe
vous tombent sur le crâne comme du plomb fondu. Il y paraît, n'est-ce-pas ? Allons, soyez indulgent pour un malheureux qui en est à la fin de son dixième mois de chinoiserie, et qui vient de se
passer par les jarrets cent-vingt lieues de rochers par la chaleur de juillet combinée avec une pluie diluvienne. Quel chien de temps et quelle route ! Nous sommes arrivés ici, mon chancelier et
moi, pas mal défraîchis. Mais, rassurez-vous, nous n'avons pas tardé à reprendre ce chic et cette prestance qui en imposent aux populations. Mais, en arrivant, je dois l'avouer, nos carcasses
avaient besoin de sérieuses réparations, et nous n'avions pas une fière mine. Aussi n'avons- nous pas fait à Kouéi-Yang une entrée aussi brillante que celle de King-Yang-Fou, dont je vous ai
narré les détails.
Les mandarins avaient même manifesté l'intention de nous loger à l'auberge, sous le fallacieux prétexte que le monument réservé aux hôtes de distinction était trop délabré et habité par des
serpents. Je leur fis comprendre que je ne tenais pas à faire la connaissance du « Grand Hôtel » de Kouéi-Yang-Fou et que je préférais m'établir dans le Ta-Kong-Kouan. A défaut d'autres
commodités, ce palais nous offre l'espace qui nous isole de l'engeance chinoise. Si on n'y échappe pas aux odeurs, on évite le bruit et l'insupportable grouillement des badauds chinois.
Les mandarins n'avaient pas menti en alléguant le mauvais état de l'immeuble ; il est d'un somptueux délabrement. Il y a plusieurs tuiles cassées, me disait le préfet. Oh oui ! mon cher préfet,
plusieurs, en effet ! Il est non moins exact qu'il est habité par pas mal de reptiles. Le brave mandarin aurait même pu annoncer des rats. Ils sont là une bande ! et d'une familiarité ! Nous
dérangeons une nuée de pies qui avait la prétention de cohabiter avec nous. Je m'en suis débarrassé à coup de fusil. C'est l'oiseau du bonheur, dit-on dans ce pays, l'oiseau du mariage. Tant pis
! Mes gens, en Chinois pratiques, se le sont assimilé sous forme de rôtis, de ragoûts, de salmis. Je vous jure qu'il a été accommodé à toutes les sauces, le bonheur ! Et ils en auront pour
plusieurs jours, car je leur ai tué plus de cent cinquante de ces braves pies qui voulaient absolument entreprendre le blanchissage de nos appartements et de nos bagages.
La route que nous venons de parcourir durant vingt et un jours, sans interruption, m'a fait plus d'une fois regretter ma bonne jonque abandonnée à Liéou-Tchéou-Fou. Imaginez un mur éboulé, ou
bien un escalier dans une tour en ruines. On grimpe, on descend, on regrimpe, on redescend ; on reregrimpe. On s'élève comme dans une cage d'ascenseur, dans des fissures de rocher de 300 ou 400
mètres de hauteur. On se tortille dans des gorges, dans des boyaux où il y a juste le passage d'un homme. Et puis, c'est toujours le rocher, qui vous surplombe, qui vous borde ou sur lequel vous
circulez, en corniche. On passe dessus, on passe dessous, on pénètre dans des grottes et on traverse des montagnes, percées à jour, entre des forêts de stalactites. On y fait la rencontre de
rivières qui elles-mêmes cherchent leur voie sous terre. Et puis, c'est toujours et encore les grimpettes et les raidillons, les descentes sur les marches branlantes d'escaliers antédiluviens,
les pavés roulants, glissants, cirés par les pieds des générations de coolies. On descend dans des fosses sans issue, on en sort à la force du jarret, au-dessus on retrouve sans cesse une mer
moutonnante de pics. Où que l'on regarde, des pics, des pics ! des pics pointus, durs d'arêtes, et d'énormes roches grises tachetées de quelques marques vertes.
Des cours d'eau apparaissent et s'escamotent aussi vite. Ils tournent, eux aussi, et ils tombent et ils écument ! tous les quelques mètres c'est une chute. L'un coule au nord ; cent mètres plus
loin un autre coule au midi ; un peu au delà un autre recoule au nord. C'est une confusion de cours qui donne à penser qu'ils se traversent en quelque point pour aller rejoindre des bassins
différents, et surtout pour narguer les géographes. Il n'y a qu'un mot pour qualifier ce pays : c'est le chaos. Partout l'entassement, le déchirement de la pierre, la nature torturée. C'est beau,
très beau, mais beau de sauvagerie. Et c'est désert ! Tous les quatre ou cinq kilomètres, cinq ou six toitures de paille, montées sur autant de fois quatre bambous, représentent une halte. Tous
les vingt, trente ou quarante kilomètres, une trentaine de maisons constituent un gros bourg. Il nous a fallu faire parfois plus de dix lieues pour trouver une auberge. Et dix lieues de ce pays
ci !!! Pour des gens dont c'est le métier c'est un fichu métier ; jugez pour les autres. Pour qui opère cette traversée, c'est une impression analogue à celle de la mer. C'est toujours la même
chose et c'est toujours aussi empoignant. Les pics succèdent aux pics comme la vague suit la vague. C'est une mer figée, pétrifiée, animée seulement par les jeux de la lumière, par le glissement
des ombres sur ces dents de scie. C'est bien une traversée aussi longue de durée que celle de France en Chine, avec ses températures de mer Rouge dans le creux des rochers et le fond des vallées,
ses coups de mistral sur le haut des pitons ; alternatives de chaud et de froid qui se répètent à chaque pli de terrain ; cuisson au four sous le soleil du Kouang-Si, et congélation instantanée
au vent des plateaux qui souffle de là-bas, du Pamir, en rasant le Yunnan. La pauvre carcasse humaine s'accommode assez mal de ce jeu de bascule à laquelle on la soumet, trop heureuse encore
quand un coup d'arrosage céleste ne survient pas tout à coup. C'est cela qui facilite le voyage, une ondée comme en amène la saison des pluies ! Chaque intervalle de pierre devient une mare où
l'on entre jusqu'aux genoux. La route est un torrent et du haut des roches il vous vient de ces douches ! Benoîte Vierge ! Quelle hydrothérapie !
Et les nuits passées dans nos couchettes, au milieu de nos coolies entassés comme des passagers de pont ! Il faut voir ces scènes, mon cher ami. Envoyez donc ici un Rembrandt, si vous en avez un
sous la main ; qu'il vienne nous peindre une de ces scènes en clair-obscur, plus obscure que claire, d'une halte de coolies chinois dans une auberge chinoise. Un vague lampion éclaire un tas de
loques entassées sur des planches, de vagues formes humaines allongées l'une contre l'autre comme des cadavres dans une morgue ; une espèce de veilleuse avec une mèche en moelle de jonc, fumant
entre deux faces livides, en même temps qu'elle consume les boulettes d'opium. Dans un autre coin, vous entreverriez comme un tas de membres qui auraient été coupés après une bataille. On ne
distingue pas les corps. Ceux-là dorment en échangeant fraternellement leur vermine. On distingue parfois un individu se grattant une plaie, vidant un ulcère, raclant du pus avec une tige de
bambou, un morceau de tuile, ce qu'il a à sa portée : Job sur son fumier. Un autre relèvera la moitié ou le quart de jambe qui reste à sa culotte de coton et luttera avec ardeur contre des bêtes
trop entreprenantes. Deux amis se chercheront affectueusement leurs poux dans des tignasses qui n'ont jamais vu le peigne. Et l'odeur qui se dégage de ces cuirs tannés par la crasse et les boues
du chemin, la buée qui s'échappe de ces guenilles mouillées par la pluie de la route ! Et la fumée lourde, écœurante de l'opium, se mêlant à celle plus acre du tabac ! Et la fumée plus
asphyxiante encore des herbes que l'on brûle pour la cuisine et qui se répand à même dans l'auberge ! — car ici ce sont les trous de la paillotte qui font cheminée. Et les parfums de la cuisine
chinoise, le fumet d'un poisson séché porté des journées entières à la ceinture, sous le soleil ; la graisse de cochon brûlée dans un poêlon de fonte ; et l'exhalaison fade d'un œuf de conserve,
extrait tout verdâtre de son enveloppe de chaux ! Et les hoquets, les expectorations sonores des estomacs chinois ! Et la fosse aux déjections, incluse dans l'appartement, une tinette traversée
de ses deux planches branlantes ! Les porcs étalés majestueusement à la meilleure place ; les poulets, perchés dans la charpente et fientant sur les voyageurs ; les buffles enduits de vase
piétinant dans leurs bouses ! Et bien d'autres agréments encore ! Ah ! que Zola aurait un bel inventaire à dresser et une belle symphonie à écrire sur ce composé formidablement compliqué des
odeurs d'une auberge chinoise !
De l'eau, et puis du soleil ; peu de soleil, en vérité mais il est trop rare pour qu'on ne
le note pas. Évidemment il nous fera payer cette courte visite. Et, avant le soir, c'est une série presque ininterrompue d'ondées. On traverse un pays d'une rare pauvreté, en serpentant au milieu
des mamelons sur lesquels il ne pousse que des pins rabougris et des genévriers tordus.
En sortant de cette brousse on découvre tout à coup, au-dessous de soi, une plaine ou mieux une sorte de grand couloir plat. Dans cette plaine, il se livre en ce moment une véritable bataille de
nuages. Leurs grosses masses noires, séparées par des échappées d'une lumière étrange, se heurtent, poussées dans tous les sens par des sautes de vent d'une étonnante brusquerie, et lancent par
place des paquets d'eau en trombe, semblables à des volées de mitraille. C'est un coin de nature d'un aspect saisissant, un décor de féerie avec des effets de lumière changeante, frappant
brusquement des portions de lac, presque aussitôt replongées dans une ombre épaisse, ou découpant les silhouettes bizarres des tours chinoises, les contours singuliers des lourdes toitures qui
surmontent les portes, et les files de vieux créneaux encerclant la citadelle de Cha-Gui-Tchéou, entre des hauteurs nues et dentelées comme une scie.
Nous faisons notre entrée dans Cha-Gui sous une pluie cinglante, par des rues boueuses, au milieu d'une foule considérable qui se comprime sous les auvents des boutiques. Cette ville rappelle
toutes les autres. La rue toujours courbe, qui va invariablement de la porte Nord à la porte Sud, est composée d'un alignement de boutiques misérables, la voie n'est qu'un égout puant.
Notre logis est cependant fort passable, dans un ancien yamen transformé en auberge et exploité par un ex-mandarin. Je trouve à acheter ici quelques bijoux de femmes, des bracelets et des
pendants d'oreilles excessivement chargés, le tout d'une argenterie tellement faible de titre, que le prix d'achat se trouve être le poids du métal diminué d'un dixième. Cette transaction offre
un bel exemple des commodités monétaires de ce pays, où l'argent monnayé n'a plus cours que pour son poids apprécié, suivant la balance de chacun, et pour un titre laissé également à une
appréciation fantaisiste. On ne se sépare pas de sa balance. Moi-même je possède la mienne. Une fois d'accord sur le prix de ma bijouterie, il a fallu convenir de la qualité de l'argent que je
donnerais en paiement. Il existe à peu près autant d'espèces d'argent que de localités. Pourtant on reconnaît généralement que le métal de Sse-Tchouen est le meilleur, le plus pur. Quel moyen
a-t-on de le vérifier à première vue ? Quelle garantie offre la marque qu'il porte et qui est celle d'un changeur ou d'un négociant très quelconque ? Mystère. Mais enfin, c'est ainsi. Et, pour
n'avoir pas de difficultés, je me suis muni d'argent de Tchung-King. Il se présente en lingots de la forme d'une moitié d'œuf d'oie ; le poids est de dix taëls en moyenne, soit environ
trente-cinq francs.
Sur la face plane, on lit le cachet du fabricant. La partie convexe est criblée de coups de poinçons donnés par les précédents propriétaires. C'est dans ce lingot que l'on taille, que l'on
charcute comme l'on peut, pour payer les petites sommes. Maintenant, — circonstance excessivement avantageuse, — dès qu'un de ces lingots est découpé, il perd aussitôt sa valeur privilégiée ; il
devient du « Koai-Che-Yin », de la grenaille d'argent, qui n'est plus acceptée que pour un titre absolument inférieur. Le mieux est donc de changer tout de suite une partie de numéraire contre
cette espèce de petite monnaie faite de rognures de métal, de toutes formes et de toutes dimensions. C'est là une première occasion de perdre au change, sur le poids de ce que l'on donne et sur
celui de ce que l'on reçoit en échange, le banquier faisant très naturellement usage de deux balances distinctes, pour chacune de ces opérations. Dans presque toutes les villes que l'on traverse,
on trouve l'obligation de changer à nouveau contre du métal ayant cours sur la place ; enfin, il faut encore, pour une foule de choses, se procurer des sapèques d'un nouveau change, nouvelle
pesée, nouveaux cours, contre une monnaie que j'ai vu varier de six mille sapèques à neuf cents pour un taël d'argent d'environ quatre francs. Si l'on se tire d'affaire avec une perte au change
de vingt pour cent, on doit s'estimer fort heureux.
Donc, les bijoux que je convoitais sont pesés ainsi que mon argent avec ma propre balance, d'abord par mon homme à moi, et ensuite par le vendeur. Et il ne faudrait pas croire que ce fut là une
opération simple. Chacun tire la ficelle à sa manière, sur cette espèce de balance romaine, faite d'une tige d'os ou de bois, graduée. Enfin, on se met d'accord. Vous pensez que l'affaire est
conclue ? Ah mais non ! On remporte le tout chez le marchand, et là, on recommence les pesées avec son propre instrument. Au bout d'une heure ou deux, vos gens reviennent : les balances
diffèrent. Alors, devant cette difficulté, chacun allume sa pipe et on discute. Puis, on reprend les balances, on repèse. On découvre que les choses n'ont pas changé. On refume, on rediscute, et
les balances ne se mettent toujours pas d'accord. Alors on prend le parti d'aller peser chez un tiers. Et l'on s'en va par la ville, en quête de nouvelles balances, qui donnent tort aux deux
premières. Enfin, on vous propose, — si les choses s'arrangent bien, — à la fin du jour, lorsque l'heure du repas vient influer sur les discussions, une cote toujours mal taillée pour vous. Vous
perdez encore quelques fractions de taël, votre marchand a dépensé sa journée entière, mais il ne lui vient pas à l'idée de rechercher s'il a manqué quelque autre occasion de vente, ou si son
travail n'a pas été interrompu fâcheusement : il a grappillé quelques sapèques indûment, et c'est le résultat qui le satisfait le mieux.
Beauvais m'a annoncé un remaniement général dans le gouvernement provincial. Le vice-roi et
son Fan-Taï, avec lesquels j'avais établi des relations suffisantes, ont disparu depuis mon départ. Leurs successeurs, me dit-on, ne parlent que de pourfendre les Diables de l'Ouest. J'ai peur de
les voir lancer ce peuple stupide dans une voie qui nous obligerait à dépasser nos intentions. À mesure que je parcours davantage cette contrée, que je sillonne ces rochers, je me persuade
davantage que, si nous avons le devoir d'en ouvrir la porte au Tonkin, de nous réserver à nous aussi notre passage vers le Yang-Tseu, de mettre ce climat sain et réparateur à la portée des
organismes affaiblis de nos compatriotes de l'Indo-Chine, ce doit être vraiment au prix des moindres sacrifices. Nous voulons et nous devons être pacifiques, — car la guerre ruinerait
radicalement ce pays qui ne s'est pas encore relevé des désastres de la rébellion et des répressions de Li-Hung-Tchang, et j'ai peur que l'aveuglement des mandarins ne déchaîne des
complications.
Aussi ai-je pris quelques précautions. Je vous ai dit très souvent qu'en Chine il était nécessaire de bien faire saillir ses biceps pour n'avoir pas à jouer du poing, et qu'il suffit de montrer
ses armes pour être certain de n'avoir pas à les utiliser. J'apporte donc avec moi les fusils nécessaires pour nous organiser au besoin en corps de défense, car nous sommes bien en l'air à
Yunnan-Sen ; nous n'y pouvons demeurer désarmés ; les missionnaires eux-mêmes en reconnaissent la nécessité, et beaucoup me demandent quelques munitions.
Vous le voyez, mon cher ami, je ne suis pas sans préoccupations et il me tarde d'avoir rejoint mon poste. N'allez pas croire, d'après le début de cette lettre, que je veux vous apitoyer sur mes
fatigues et mes privations. J'ai été rarement aussi heureux. Je me porte à merveille, et, suivant l'image de mon ancien préfet de Long-Tchéou, je suis comme le canard mandarin qui barbotte parmi
les plantes aquatiques. Je roule par monts et par vaux, j'emplis mes yeux, j'amasse des souvenirs, j'assiste aux derniers moments d'un monde qui disparaît, et j'enfonce les premiers jalons d'une
ère nouvelle. Je déteste la vie toute faite ; or ici j'ai la satisfaction de me l'arranger à chaque minute, en même temps qu'il s'y ajoute cette obligation d'exercer son instinct de la
conservation, ce qui, selon moi, augmente la valeur que l'on peut attacher à sa peau, alors que, sans courir de grands risques, il est cependant nécessaire de veiller sur elle.
J'étais attendu à une dizaine de lis de la ville par Beauvais qui dès les premiers mots
confirmait mes craintes. Les choses n'allaient décidément pas, et mon compagnon était fort heureux que nous possédions enfin les moyens de défense que j'apportais. La démonstration de leur
utilité allait nous être faite dans peu d'instants.
J'avais pris pour mon retour et pour l'entrée de mon convoi toutes les précautions. Le vice-roi en avait été avisé plusieurs jours à l'avance par lettre de mon chancelier, et il avait répondu que
des ordres étaient donnés aux bureaux du Likin, autrement dit de l'octroi, de laisser pénétrer librement mes bagages. Dès Mong-Tseu déjà j'avais fait savoir par le Tao-Taï de cette ville que
j'apportais les fusils nécessaires à la défense personnelle de mes nationaux, ainsi que c'est le droit absolu de toutes les colonies européennes dans toute ville de l'Empire ; aucune protestation
n'avait été soulevée. Sous la porte même de la fortification, je recevais la carte et les compliments du vice-roi ; aucun projet hostile ne transpirait.
Aussi ne fus-je pas peu surpris lorsque, quelques instants après ma rentrée dans ma demeure, l'on m'annonça que mon convoi, que j'avais encore par surcroît de précaution fait serrer à proximité
de ma chaise, était retenu par les agents du Likin de la porte Sud. Je crus tout d'abord à une simple erreur et je dépêchai l'un de mes ting-tchaï muni de ma carte réclamer mes bagages. On les
lui refusa. Mon lettré, envoyé aussitôt pour porter mes représentations, ne put que me faire prévenir en hâte que l'on se préparait à séquestrer mes caisses, déjà déchargées dans le bureau du
Likin, et que l'on se mettait en devoir de les briser.
Je compris aussitôt la fourberie des mandarins. Un coup avait été préparé, qui devait nous priver de nos armes. Le Likin obéissait bien évidemment à des ordres secrets, donnés en dépit des
assurances formelles prodiguées à M. Beauvais. J'eus tout de suite le sentiment que nous allions tomber dans un guet-apens, et je ne m'attardai pas aux négociations et aux notes officielles. Il
fallait qu'à tout prix nous rentrions en possession de ces caisses et, pour agir efficacement, il n'y avait pas une minute à perdre. Je sais d'ailleurs qu'une résolution prompte déconcerte les
arrangements chinois. Je pris avec moi M. Beauvais et M. Fries, un jeune administrateur de l'Indo-Chine, et, sans souci du protocole chinois, nous partîmes sans chaises, à pied, ostensiblement
ornés de nos revolvers. Nous traversâmes toute la ville, puis le faubourg du Sud où la foule s'agitait déjà auprès du Likin. Notre arrivée n'était certainement pas prévue ; elle jeta la stupeur
parmi la foule. Heureusement nous venions à temps, mes caisses étaient encore là et les chevaux de bât ne s'étaient pas éloignés.
J'interpellai vivement le chef du bureau, je lui fis remarquer qu'il avait même détourné deux valises diplomatiques qui ne devaient pas me quitter un instant, ainsi que des caisses d'argent. Je
lui rappelai les instructions du vice-roi en le prévenant que je demanderais une punition sévère de sa conduite. Je ne reçus de lui que des réponses ironiques, et d'ailleurs, ajoutait-il, il
agissait en vertu d'ordres. La foule envahissait les cours, il était nécessaire de procéder rapidement. Je commandai à mes deux compagnons de mettre en mains leurs revolvers et, pendant
qu'assisté de M. Beauvais, nous maintenions en respect les gabelous et la populace, M. Fries, surveillant les muletiers, faisait rapidement recharger les animaux sans qu'aucune tentative fût
faite pour y mettre obstacle. Puis, encadrant notre convoi, nous le ramenâmes au travers de la foule déconcertée par cette promptitude. Nous étions dès lors en possession des armes qui allaient
nous devenir si utiles. On avait espéré nous prendre sans défense, et à présent nous avions toutes nos griffes.
Nous n'avons pas eu plus d'une semaine de répit. Cette fois, c'est de Pékin que me sont
venus les avertissements alarmants. M. Pichon me télégraphiait, le 4 juin, que la situation dans le nord devenait au moins aussi menaçante qu'au Yunnan. Les troubles gagnaient jusqu'à l'intérieur
de la capitale ; il prévoyait la rupture de ses communications avec moi et il me faisait juge de la conduite à tenir pour la sécurité de nos nationaux. C'est la révolte générale, semble-t-il. Ces
nouvelles ne parviennent encore ici que sous forme de vagues rumeurs, mais lorsque l'on saura positivement que le gouvernement est sans autorité, qu'il se montre impuissant à protéger les
légations, ou qu'il est peut-être même complice, nous n'aurons plus rien à attendre des mandarins. Ceux-ci se préoccupent déjà d'assurer leur fuite ; les questions de chemins de fer leur
importent peu, vous pouvez le penser.
Déjà, de Mong-Tseu, notre agent m'avisait que la situation est assez critique. Là, on est plus informé des affaires du nord, et notre consulat est de nouveau menacé d'attaque et d'incendie.
Je sentais bien que la position devenait intenable et qu'il fallait songer à assurer la retraite comme m'y engageait M. Pichon ; mais je voulais faire bien préciser les choses par le vice-roi, et
ne pas être conduit à quitter le poste sans que les raisons en fussent bien accusées. Je fis donc demander à S. E. Ting des explications à ce sujet. Je lui disais que je connaissais fort bien les
difficultés politiques contre lesquelles il allait avoir à lutter si la révolte gagnait sa province comme il le redoutait, et je l'assurais que mon rôle n'était pas d'ajouter à ces difficultés.
Je lui demandais, en outre, s'il était en état de maintenir l'ordre et quelles dispositions il prenait pour sauvegarder nos établissements et nos nationaux.
J'en reçus d'abord une réponse verbale, fort aimable. Il me remerciait par l'organe de son chef d'état-major de mes bons sentiments et m'annonçait une communication officielle à bref délai.
Quel ne fut pas mon étonnement de voir arriver, le lendemain, un long papier au bout duquel se trouvait un ultimatum d'avoir à quitter le Yunnan dans trois jours. Ceux qui tenteront de comprendre
quelque chose à la politique chinoise auront vraiment du temps à perdre ! A quoi ce fourbe de vice-roi a-t-il obéi ? Peut-être que, enchanté au fond de nous voir partir, ayant sans doute lui-même
des informations de Pékin qui lui faisaient souhaiter de n'avoir pas, au milieu de difficultés politiques graves, l'embarras de notre présence, il a voulu se donner vis-à-vis de sa population le
bénéfice d'une attitude énergique à l'égard des diables de l'ouest et en profiter pour reprendre un peu d'autorité ?
Je lui fis connaître en réponse à sa lettre que nous partirions tous le surlendemain ; qu'il eût à nous faire escorter et à prendre ensuite charge de nos maisons durant notre absence.
De ce moment, on voit reparaître l'amabilité et l'empressement. Ce n'est qu'allées et venues de mandarins. On cherche pour nous des moyens de transport, on vient dresser des listes de ce que nous
laissons ; le préfet lui-même y préside, flanqué de son sous-préfet et d'une armée de scribouillards. On se salue, on se resalue, on se congratule, on consomme des cuves de thé ! On échange des
compliments, des regrets de se quitter. A chaque visite on se perd dans des considérations nuageuses sur la fraternité des peuples, les bienfaits du chemin de fer ; on coupe ces idées élevées par
des interrogations sur le prix de sa culotte ou de son chapeau, et puis on repart sur les besoins que les nations ont de se pénétrer. Oh ! que le pied vous démange ! Enfin, puisque c'est ainsi
que l'on est convenu de procéder, je refrène mes envies, mais il faudra que vous m'assuriez que c'est bien de la diplomatie que je pratique là. Quant à son utilité, ne vous donnez pas la peine de
me l'expliquer.
Mais il y a mieux encore. Ces gens qui nous sommaient, hier, de quitter leur affreux pays dans les trois jours, ne veulent plus nous laisser partir sans nous donner un dîner d'adieu. Je refuse,
bien entendu, cette politesse, trop sujette à caution, et dont la conséquence pratique était de nous retarder de vingt-quatre heures. Je déclare que, mes bagages étant prêts, je ne disposais plus
que de mon costume de route, qui m'interdisait de me rendre à de telles solennités. Qu'à cela ne tienne, m'objecte-t-on, le dîner aura lieu chez vous ; nous enverrons nos cuisiniers et tout le
service à votre demeure...
Ceci remit au 10 juin notre mise en route. Le matin de ce jour, le préfet et le sous-préfet et tous leurs lettrés sont chez moi dès l'aube. Ils achèvent de coller leurs papiers et d'apposer leurs
cachets. A tout moment un de ces bureaucrates célestes vient mendier un objet convoité. « Oh ! oui, prends ! pourvu que tu en finisses. » Enfin ! ma maison est complètement sous scellés. Il n'est
pas une ouverture, un interstice quelconque qui ne soit orné de deux bandes de papier-soie entre-croisées, couvertes de cachets cabalistiques ; des troupes de pouilleux ont déjà envahi les coins
demeurés libres ; l'aspect européen de ma maison réparée à neuf a disparu en quelques minutes ; les murs sont déjà noircis par les feux allumés ; les loques et la crasse s'accumulent
immédiatement, on s'enlise dans les crachats. Oh ! l'ignoble Chine !
Tous nos bagages sont à la débandade dans nos cours, on ne peut circuler et il tombe une pluie féroce ! Pour ajouter à l'encombrement, les muletiers apportent les bâts de leurs animaux, mais ils
s'en vont sans paraître disposés à charger leurs bêtes.
Nous devions partir à six heures et la matinée se passe sans que la garde promise, ni son chef, le général Sou aient paru.
Tout ce temps était encore mis à profit par les mandarins pour tenter de séparer les missionnaires de nous, leur persuader qu'ils ne devaient pas partir, qu'ils n'avaient rien à redouter. Le
vice-roi faisait agir sur le vieil évêque, il lui envoyait des chrétiens chargés de pleurer à ses genoux pour le retenir, il rassemblait lui-même les catholiques de la ville dans son yamen, les
exhortait à ne pas permettre le départ de leurs missionnaires, à se mettre en travers de la route, à briser même la chaise de leur évêque et à le ramener malgré lui à son évêché. Chacun d'eux
sait trop bien que ce ne sont là que des fourberies et que l'on voudrait avant tout conserver des otages ; aussi tous résistent à ces sollicitations et tiennent à partir.
Il faut pourtant en finir ! Je fais des représentations vives, et les mandarins, comprenant enfin que leurs fumisteries sont sans résultat, envoient vers deux heures et demie les chevaux tout à
l'heure introuvables. Sou se présente également suivi de ses hommes. Je constate qu'ils sont surtout armés de parapluies, au lieu des fameux fusils à répétition que l'on m'avait annoncés. Ces
guerriers, couverts de papier huilé, paraissent surtout préoccupés de s'abriter des averses. Ils ont cependant derrière leurs chapeaux les queues d'écureuil d'ordonnance, insignes de service.
Voilà bien l'appareil du départ. Tout semble indiquer que nous allons nous mettre en route.
Eh bien, tout cela est de la farce. Après nous avoir mis en demeure de quitter la province, on craint les conséquences de cette mesure. On veut maintenant que nous restions et, pour être plus sûr
de ne pas nous voir nous éloigner, on va nous retenir par la force.
Les marques d'amitié qu'on nous a prodiguées et qui nous ont retardés n'avaient d'autre but que de permettre de battre le rappel dans la populace, d'armer la garde nationale et de la poster sur
notre route. On nous fera assassiner au besoin. Tout est prévu, on a même choisi la victime expiatoire. Le chef de notre escorte, le général Sou, n'est pas prévenu de ce que l'on trame et c'est
lui qu'on offrira au besoin en holocauste à la France pour n'avoir pas su nous protéger, tandis qu'on se tournera vers le peuple en lui disant : « Voilà comment nous traitons les Européens ».
Depuis cinquante ans, les Chinois jouent la même comédie, et on ne se lasse pas en Europe.
Au dernier moment, les muletiers réclament une avance de paie inusitée. Je préfère ne pas soulever de nouvelles discussions. Je paye et enfin, à trois heures, le convoi s'écoule par la ville,
précédant nos chaises.
Je tiens à marcher en tête ; mon fusil est entre mes jambes et mon revolver sous la main ; chacun de nous est ainsi équipé et nous commençons à enfiler la ruelle au milieu d'une foule
compacte.
Je n'avais pas fait trois cents mètres, et la file de nos vingt et une chaises n'avait pas encore eu le temps de se déployer, que le général Sou accourait effaré vers moi, me pressant de rentrer
dans notre enceinte. Il annonce qu'il y a des troubles à la porte du Sud que nous devons franchir et que nous ne pouvons songer à continuer.
Force nous est de retourner sur nos pas. Les coolies ramènent précipitamment nos chaises, et s'enfuient, non sans voler ce qui est à leur portée. Notre convoi a été pillé en un clin d'œil, nos
caisses sont éventrées dans la boue. Il ne nous reste rien.