Fernand Farjenel (18xx-1918)
À TRAVERS LA RÉVOLUTION CHINOISE
Mes séjours dans le Sud et dans le Nord — L’évolution des mœurs
Entretiens avec les chefs des partis — L’emprunt inconstitutionnel — Le coup d’État
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, Paris. Troisième édition, 1914. V+401 pages, 13 gravures, 1 carte.
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Préface : "Ce récit est celui d'un spectateur et d'un témoin.
En effet, pendant la Révolution chinoise, je parcourais l'Extrême-Orient et notamment la Chine où j'ai suivi pour ainsi dire pas à pas la marche des événements en Indochine, au Yunnan, dans le Sud, dans le Centre et dans le Nord du pays bouleversé.
À l'heure présente, mœurs, coutumes, vie familiale et sociale, tout change en Chine, les partis politiques y poursuivent les plus âpres luttes ; deux années ont vu déjà deux guerres civiles déchirer le pays ; la dictature y a étouffé la liberté, l'Europe et le Japon sont entrés en lice, intervenant dans ces événements, et l'on peut redouter qu'ils n'en viennent aux mains quelque jour.
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Bien que, en dehors des tableaux pittoresques ou tragiques dont j'ai essayé de reproduire l'aspect, on trouve dans les pages qui vont suivre le récit de faits
historiques, ceux-ci ne sauraient constituer l'histoire complète d'une Révolution accomplie dans un pays si vaste, surtout en ce qui concerne les événements extraordinaires qui ont donné lieu
à la deuxième guerre civile, et où la politique européenne a joué un si grand rôle.
J'ai donc poussé mon récit jusqu'à la consommation complète du coup d'État de novembre 1913, et j'ai dû expliquer avec quelque développement certains côtés de la politique financière suivie dans l'affaire de l'emprunt chinois : emprunt qui a été la cause déterminante principale de la deuxième guerre civile, des massacres et du coup d'État."
Table des matières
Extraits : La Révolution au Yunnan — Hommes et femmes du Sud — Le docteur Sun Yat-sen
Yuen Chekai — À Pékin. Dîners curieux, dîners intimes — Dimanche 27 avril 1913. Le coup d'État
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1. Les Chinois en Indo-Chine. — 2. La génèse de la Révolution. — 3. La révolution au Yunnan. — 4. Dans la Chine du Sud. — 5. La révolution à Changhaï. — 6. Les étrangers à Changhaï. — 7. La première Assemblée nationale. — 8. La Constitution. — 9. Dans la Chine centrale. — 10. Les généraux révolutionnaires. — 11. L'Assemblée à Pékin. — 12. L'état d'esprit des Chinois. — 13. La vie à Pékin. — 14. Mœurs chinoises et emprunt. — 15. Les projets chinois. . — 16. La fête nationale. — 17. L'emprunt inconstitutionnel. — 18. Le coup d'État.
À Yunnanfou, la révolte commença par les camps de soldats entourant la cité ; les chefs, gagnés par les sociétés secrètes, au signal reçu, firent
bombarder une partie de la ville où se trouvait le palais du vice-roi, puis les troupes se précipitèrent, entrèrent en tuant les soldats fidèles, d'ailleurs peu nombreux, qui résistaient.
On se battit dans les rues, les Mandchoux se cachèrent et essayèrent de s'enfuir, le Grand trésorier fut massacré dans un carrefour. D'autres cherchèrent à se réfugier au consulat d'Angleterre,
qui ne leur ouvrit pas ses portes. Le vice-roi Li Kinghi réussit à gagner le consulat de France ; les bâtiments de celui-ci se remplirent de réfugiés, qui y attendirent une accalmie avant de
partir en cachette vers le Tonkin, seule issue pour eux.
La population étudiante de la capitale détestait le vice-roi, elle aurait voulu qu'il fût mis à mort. Le général Tsai, commandant les troupes révolutionnaires et qui avait pris le pouvoir,
voulait éviter les massacres inutiles. Ce jeune homme avait été l'objet de la bienveillance du vice-roi, Li Kinghi.
On raconte que lorsque la rébellion eut triomphé, il se mit à genoux devant le vice-roi, lui demandant pardon de la violence qu'il lui faisait pour le bien de la Chine. Dans tous les cas, il le
protégea de son mieux, et lorsque le consul de France pensa que le moment était favorable pour le faire partir, le général Tsai alla, lui aussi, accompagner le vice-roi à la gare, afin qu'on ne
le tuât point dans les rues où il ne se trouvait plus sous la protection du pavillon français.
Dès que le général Tsai se fut emparé du pouvoir, il déploya une grande activité et une grande rigueur pour maintenir l'ordre.
Tsai voulait que la Révolution triomphât avec le minimum de sang versé. Il institua aussitôt un gouvernement provisoire, proclama la République indépendante du Yunnan, attendant que, dans les
différentes parties de la Chine, d'autres chefs militaires comme lui s'emparassent du pouvoir pour le compte de la future République.
Il avait nommé des ministres aux Finances, aux Relations extérieures, à la Justice, etc. ; rassuré les populations par des proclamations, veillé à la perception des impôts. Quiconque menaçait
l'ordre et la tranquillité publique était décapité.
Aussi fut-il bientôt considéré comme rétrograde par l'élément d'extrême-gauche, le monde de la jeunesse étudiante.
Le palais où se tenait le président de la République provisoire était formidablement gardé ; la nuit, des mitrailleuses en batterie en défendaient les portes.
Le jour de notre visite au général, lorsque nous passâmes devant le poste, on relevait la garde et un sergent gourmandait ses hommes qui ne s'alignaient pas assez bien. Ceux-ci regardaient d'un
air curieux ces étrangers qui allaient voir leur chef.
Le général Tsai était vêtu de son costume d'intérieur, robe de soie ouatée et fourrée, comme il convenait à la température du jour.
Coiffé de la calotte de satin à bouton rouge, son aspect n'avait rien de militaire. Un visage d'enfant ; les Chinois paraissent, aux yeux des Européens, en effet, toujours beaucoup plus jeunes
qu'ils ne le sont en réalité, car la barbe ne leur pousse que fort tard.
Le jeune dictateur qui a trente ans est complètement imberbe. Il a fait ses études militaires au Japon. Il nous reçoit dans une vaste salle de conseil, au centre de laquelle se trouve une longue
table recouverte d'un prosaïque tapis vert européen. Le regard du général est fatigué sous sa paupière lourde ; en effet, il dort peu pour faire face aux dangers qui peuvent apparaître de divers
côtés. La cour a envoyé des assassins pour se débarrasser, selon la vieille mode orientale, des hommes pour elle dangereux. Tsai est un de ceux qui se trouvent visés. On a, paraît-il, arrêté et
exécuté déjà quelques-uns de ces sbires.
D'autre part, les étudiants ne peuvent lui pardonner sa rigueur. Ces jeunes gens sont de grands admirateurs de nos terroristes, ils exaltent Robespierre. Qui eût jamais cru que l'Incorruptible
rencontrerait des disciples et des émules, cent vingt ans après sa mort, dans une province reculée de la Chine ? Ces violents estiment que l'on n'a pas répandu assez de sang pour purifier
complètement leur pays et ils en veulent à Tsai à la fois de sa modération et de sa fermeté.
Quant à l'état d'esprit de tous ces hommes du Sud, il était profondément antimandchou et révolutionnaire.
Il en fut de même chez certaines femmes et jeunes filles et l’on put voir à Canton, comme ailleurs, le beau sexe vêtu de costumes masculins militaires, brûlant du fanatique désir de combattre
jusqu'à la mort pour l'avènement d'une société nouvelle, faire l'exercice sur le champ de manœuvres.
Cette participation des femmes à la Révolution chinoise est un phénomène très remarquable que l'on constata dans le Sud et que nous retrouvâmes à Changhaï comme à Canton.
Lorsqu'on sait quelle était dans le passé la vie de la femme chinoise et les préjugés à son égard de la société tout entière, ce phénomène permet de mesurer l'importance de l'évolution des
esprits en Chine.
Les mœurs chinoises voulaient que la femme fût toujours enfermée dans le gynécée, invisible aux hommes ; qu'elle fût peu instruite et demeurât occupée aux soins du ménage et aux arts féminins.
Elle n'avait pour ainsi dire aucun droit.
Mais, malgré cette condition juridique si inférieure, la femme chinoise exerçait un grand empire sur l'homme. La Chinoise, en effet, est douée d'un caractère souvent énergique, quelquefois plus
vigoureux que celui du Chinois. Bien différente de la Japonaise, qui semble faite pour servir son seigneur et maître et lui plaire par ses grâces dociles, la Chinoise a une âme forte qui sait
imposer sa volonté à l'époux en bien des cas.
Si extraordinaire, si contradictoire que cela puisse être, la Chine est un des pays du monde, où, selon la pittoresque expression française, « les femmes portent les culottes » le plus
facilement, au figuré, car, au propre, cela ne fait pas de doute, puisque leur costume se compose d'une veste et d'un pantalon.
Il faut voir l'air décidé des femmes et des jeunes filles du Sud aussi bien que du Nord ; leur œil noir et vif, caché quelquefois derrière des lunettes cerclées d'or, décèle l'énergie, mais une
énergie contenue dans son expression par les convenances et les formes polies. Rarement le visage de l'homme dénote la même vigueur morale. Aussi, lorsque les idées nouvelles de la liberté
individuelle, d'égalité des individus pénétrèrent en Chine avec les étudiants retour d'Europe, elles furent immédiatement adoptées par les quelques femmes instruites, et cette chose inouïe,
qu'est le féminisme chinois, prit naissance ainsi que nous l'avons vu.
D'autre part, il sembla naturel aux femmes féministes de s'exposer aux mêmes périls pour conquérir les mêmes droits. De là, la constitution de ces bataillons, composés de jeunes filles soldats,
dont certaines marchaient gauchement sur leurs pieds déformés, qui combattirent sous les murs de Nankin et périrent les armes à la main.
Il appartint à la province de Canton, marchant à l'avant-garde des idées nouvelles, de donner la première satisfaction aux femmes désireuses d'exercer leurs droits politiques.
La nouvelle assemblée provinciale républicaine, qui partageait dans la cité la charge et le pouvoir avec Hou Hanminn, admit les femmes non seulement à voter, mais même à remplir le mandat de
représentant. Cette entrée des femmes dans la Chambre cantonaise avait eu lieu dans l'enthousiasme du premier moment. L'élément masculin se reprit. Aussi, quand on apprit que, dans la législation
qui allait organiser les assemblées provinciales définitives, les femmes ne pourraient siéger, y eut-il un grand émoi au camp des suffragettes.
Des députés des deux sexes, dans la séance du 18 septembre 1912, manifestèrent leur désir de voir le Gouvernement central accorder un droit politique étendu à toutes les femmes ; on invoqua les
exemples historiques de la reine Victoria et de l'impératrice Tseushi pour établir la capacité des citoyennes futures ; la majorité des hommes de l'Assemblée cantonaise ne se laissa pas séduire
par les grâces de leurs collègues féminins, qui, à plusieurs reprises, revinrent à la charge et firent des discours en faveur de leur droit.
Les femmes cantonaises de Hongkong, qui envoyèrent à l'Assemblée deux représentants pour réclamer, ne furent pas plus heureuses.
Un grand nombre de dames et d'étudiantes cantonaises se réunirent à l'École de droit des jeunes filles, pour constituer une vaste société de protestation afin de revendiquer à Pékin. Mais
l'élément masculin était devenu rebelle aux enthousiasmes des premiers jours ; l'amour du mâle pour l'autorité l'emportait sur les théories abstraites. Les suffragettes de Canton devront donc se
résigner à n'avoir de représentants, ni dans l'Assemblée de leur province, ni au Parlement central.
Mais ce serait ne pas les connaître que de croire qu'elles accepteront leur défaite ; elles continuent leur campagne dans l'espoir d'un triomphe futur ; les féministes des autres parties du pays
feront sans nul doute preuve de la même ténacité que les Cantonaises ; comme elles, à Pékin, au Seutchoenn, comme dans le Sud, elles revendiqueront non seulement le droit de se marier librement,
de ne plus obéir à la belle-mère et aux parents du mari, le droit de posséder quelques biens en propre, mais aussi celui d'exercer une action sur la conduite des affaires publiques, comme elles
le font sous le toit domestique pour les choses familiales.
Vraisemblablement, la Chine sera un des premiers pays où les femmes réussiront à siéger dans les assemblées politiques, franchissant ainsi, presque d'un seul bond, des milliers d'années
d'évolution sociale.
L'Assemblée nationale se réunit donc à Nankin... Le lendemain, ils élurent, en votant par provinces, le président de la République. Dix-sept de leurs voix se portèrent sur le fameux
révolutionnaire cantonais, le docteur Sun Yatsen. Quel était celui que la quasi-unanimité portait ainsi au premier rang ? Quelle était son histoire ?
Le nouvel élu avait vu le jour en 1868, à Hiangchan, sous-préfecture de la province de Canton, dans une famille de pauvres cultivateurs. Jusqu'à l'âge de seize ans, le jeune Sun resta avec ses
parents pour les aider dans leurs travaux agricoles, et, de bonne heure, il se fit remarquer par une précoce intelligence.
Un de ses oncles ayant fondé une école dans son village, l'enfant voulut suivre ses leçons. L'oncle était un de ces vieux Chinois du Sud, qui gémissait de voir son pays gouverné par les
Mandchoux, un admirateur du fameux Hongsiousiuen, le chef de la grande insurrection des Taïpings en 1851. L'instituteur regrettait que cette immense rébellion, qui s'étendit sur une grande partie
de l'empire et dura plus de treize années, eût été finalement vaincue.
L’histoire était le sujet de conversation le plus fréquent de l'élève et du maître, lorsque celui-ci emmenait promener avec lui son neveu dans la campagne. L'enfant fut donc, pour ainsi dire,
bercé par les récits qui l'excitaient à la haine de la dynastie dominant son pays et l'exploitant.
Son frère aîné gagnait sa vie au dehors. Il était allé se fixer aux îles Sandwich, où il dirigeait une petite exploitation agricole qui prospéra. Un jour, il appela son cadet auprès de lui.
Yatsen avait alors treize ans.
Sur cette terre étrangère, tout était nouveau pour le jeune Chinois. Son avidité intellectuelle le poussa dans une école. Celle-ci était dirigée par des chrétiens protestants. Bientôt ceux-ci
convertirent l'enfant et Sun se donna à sa nouvelle religion avec l'ardeur qui le caractérisait. Le christianisme le gagna complètement ; cela fut la cause de discussions continuelles avec son
frère aîné ; celui-ci lui reprochait d'avoir abandonné la religion de sa famille. Le néophyte préféra partir plutôt que de céder.
Il rentra en Chine vers sa seizième année. La famille, grâce au frère aîné, avait suffisamment amélioré sa situation pécuniaire pour que le jeune homme, né pour la vie intellectuelle, pût
s'adonner à l'étude ; il entra à l'École de médecine de Canton, puis il alla suivre les cours de Hongkong. Après cinq années passées à recevoir les leçons scientifiques des médecins anglais, il
conquit le grade de docteur.
C'est à Macao qu'il alla s'établir pour y exercer son art. Le médecin possédait une âme ardente d'apôtre et faisait servir ses facultés et ses capacités à la propagande de ses idées les plus
chères.
Les enseignements du vieil oncle avaient marqué en lui une forte empreinte ; aussi, à Macao, s'attacha-t-il tout de suite à se faire des adeptes ; il insuffla une nouvelle vie aux sociétés
secrètes, toujours si nombreuses dans le sud de la Chine, et particulièrement à celle de la Triade.
Son action se manifesta d'abord par l'envoi de suppliques à la cour, pour exposer à celle-ci la nécessité de changer l'état des choses, dont tant de Chinois se plaignaient. Les demandes du
médecin et de ses amis furent accueillies comme elles le sont toujours en pareil cas : un édit déclara factieux Sun et ses disciples. Ceux-ci n'eurent plus alors d'espoir qu'en un mouvement
révolutionnaire. C'était par la force que la dynastie des Mandchoux devait périr.
Mais comment réussir une telle entreprise ? En s'emparant d'abord de Canton, la ville toujours hostile aux dominateurs étrangers.
En 1895, Sun combine une première tentative de révolte ; il échoue, cinquante de ses fidèles sont décapités. Le docteur réussit à échapper à la police, se cache dans le pays, puis gagne Hongkong
; de là, il s'embarque pour l'Amérique et l'Europe ; son échec lui a démontré qu'un mouvement comme celui qu'il projette demande une longue préparation ; il s'en va, pèlerin de la révolution
future, gagner à sa cause ses compatriotes résidant à l'étranger et leur demander des subsides.
Le gouvernement chinois s'aperçoit qu'il a, en la personne de Sun, un ennemi redoutable et il cherche à s'en emparer par tous les moyens. Il faillit y réussir à Londres même. Là, un traître se
saisit du docteur par surprise, le conduit à la légation de Chine où on le retient prisonnier et d'où on va l'embarquer secrètement pour la Chine ; mais Sun réussit à prévenir un de ses amis
anglais. Le gouvernement britannique fait relâcher le conspirateur.
Celui-ci se remet à l'œuvre ; en 1900, il soulève une partie de la province de Canton, forme une petite armée disciplinée d'une dizaine de mille hommes et inflige une défaite au général chinois
Lieou-Vin-Fuoc, l'ancien pirate qui avait jadis combattu les Français au Tonkin, à la tête des Pavillons noirs. Mais quelques jours après, la fortune des armes lui est contraire, ses soldats se
dispersent, il s'enfuit.
Trois ans plus tard, il va essayer une nouvelle attaque, des traîtres déjouent son projet que l'on ne peut exécuter. C'est alors qu'il publie le fameux plan révolutionnaire qui sera réalisé en
1911.
Sun parcourt le monde, rassemblant, exhortant ses fidèles, recueillant des souscriptions pour l'armée qui doit assurer la future victoire, chez les dix millions de Chinois du dehors, et qui,
tous, sont de cœur avec lui.
C'est au cours d'un de ces voyages que la nouvelle des succès rapides de la révolution dans la Chine centrale, en octobre et en novembre, vint le trouver. Il accourt aussitôt, et, le 25 décembre,
il débarque à Changhaï pour se rendre à Nankin.
Le personnage que le régent et l'impératrice chargeaient ainsi de mater la Révolution était un homme tout différent de celui que les républicains devaient, un mois et demi plus tard, mettre à la
tête de la République. Le docteur Sun Yatsen, enfant du peuple, chrétien instruit des idées et des choses d'Occident, n'avait rien de commun avec l'ancien vice-roi du Pétchili ; ni les origines,
ni la culture, ni les sentiments. Ces deux hommes étaient séparés par des abîmes ; ils représentaient des mondes et des âges différents.
Yuen Chekai naquit dans la province septentrionale du Honan, préfecture de Tchenntchéou. Son père, qui occupait alors les hautes fonctions
d'assistant dans un ministère, devint ensuite vice-roi des deux provinces du Yunnan et du Koueitchéou.
L'enfant, dès ses jeunes années, vécut donc dans un milieu mandarinal de haut degré et reçut l'éducation des grands. Mais il n'était pas fait pour l'étude ; les exercices du lettré ne convenaient
ni à son tempérament, violent et hardi, ni à son caractère indocile. De bonne heure, il se révéla volontaire, plus disposé au commandement qu'à l'obéissance. Ce dernier défaut, qui, en certains
cas, est une qualité, est fort mal vu dans les familles chinoises.
Sa mère, devenue veuve, ne voulait pas qu'il s'engageât dans la carrière militaire ; cela semblait à cette femme de lettré, méprisant le soldat, une déchéance, mais Yuen, qui ne pouvait conquérir
ses grades littéraires, voulait se lancer dans cette carrière dont il entrevoyait peut-être l'avenir. Il résista à la volonté maternelle. À ce propos, ses biographes chinois lui reprochent son
manque de piété filiale, accusation grave pour les Chinois. C'est surtout dans l'histoire de sa vie, écrite dans les faits, que l'on trouve les traits principaux du caractère de Yuen
Chekai.
Lorsqu'on étudie la carrière peu ordinaire de cet homme, il se révèle comme né pour le commandement et pour le pouvoir, souffrant dès sa jeunesse
de n'être point au premier rang, et plein d'ambition. Chez lui, celle-ci dominera tout. On ne le verra pas tout sacrifier à l'amour de l'argent et de la jouissance, comme le font tant de grands
personnages de ce monde corrompu et décadent. Il n'aimera les richesses que parce qu'elles seront pour lui un instrument nécessaire.
Pour satisfaire son ambition selon les voies ordinaires, il eût été obligé de passer de longues années penché sur les livres. Cette besogne stérilisante ne pouvait convenir à cet esprit
vigoureux.
Intelligent mais peu instruit, tel est le jeune homme ; aussi sera-t-il toujours dédaigné des lettrés.
Il ne connaît aucune langue étrangère, il n'a pas voyagé au loin, il ignore l'Europe, la civilisation occidentale ; toute une partie de l'univers échappe aux prises de son intelligence, mais il
n'a pas l'esprit déformé par des études archaïques et il peut porter toute sa puissance intellectuelle, toutes ses facultés naturelles d'observation, qui sont grandes, sur les hommes et les
choses qui passent à sa portée.
Et dans cette société de lettrés au cerveau obstrué par les plus vaines des connaissances, c'est justement cela qui fera sa fortune.
Yuen n'a rien d'un idéologue. Il ne s'embarrassera pas de principes ni de formules qu'il ignore ; de l'instruction chinoise, il n'a que le
minimum, l'essentiel, ce qu'il en faut pour communiquer avec autrui par la lecture et l'écriture. C'est un cerveau non encombré, intelligent et sain.
Au moral, il suit, sans s'y attacher, les vieilles coutumes, il s'inclinera devant les tablettes de ses ancêtres, mais ne concevra aucun idéal religieux et ne donnera dans aucune
superstition.
Il ne manque pas d'une certaine franchise, propre aux caractères vigoureux, toutes les fois que la lutte ne rendra pas nécessaire la ruse diplomatique. Il est, lui aussi, comme Sun Yatsen, un
Asiatique dissimulé et défiant.
Au physique, cet homme râblé, à la tête ronde et aux yeux clairs, est doué d'un tempérament puissant, qui n'aime point la contrainte. Car il est travailleur. Telle est la nature de cet homme de
premier plan, resté neuf et vigoureux dans un monde décrépit et décadent, dont il conserve d'ailleurs, enveloppant sa rudesse, l'urbanité des formes et la politesse raffinée.
Sa carrière est en harmonie avec sa nature. Il la commence grâce à la protection d'un ami de son père, commandant des troupes de Corée, qui le nomme officier. En Corée, il étudie de son mieux les
choses militaires. Puis, il rentre en Chine et il gagne, par des présents habiles, la bonne grâce de Yonglou, le neveu de l'impératrice Tseushi, qui est à la tête des troupes de la région du
Nord. Il travaille avec intelligence à la réforme de l'armée à Tientsinn.
Mais c'est en 1898 que commence vraiment sa fortune lors de la tentative de réforme des fameux lettrés Kang Youwei, Liang Kitchao et leurs amis,
qui avaient su gagner la confiance de l'empereur ; Yuen Chekai s'était joint à eux et donnait à tous l'impression qu'il était homme de progrès.
Lorsque les réformateurs sentirent que les bénéficiaires des abus qu'ils combattaient allaient réagir contre leur œuvre, ils persuadèrent l'empereur Kouang-siu de réduire à l'impuissance la
vieille impératrice Tseushi, qui, si longtemps, avait tenu le pouvoir, et, pour cela, de faire exécuter son neveu Yonglou.
Yuen Chekai fut chargé par le souverain de mettre ce projet à exécution, mais, trouvant plus avantageux à sa fortune le maintien de l'état de choses, il trahit son maître et ses amis, révéla le
complot à Yonglou, qui courut prévenir l'impératrice. Celle-ci fit aussitôt une révolution de palais ; six des conseillers de l'empereur, qui n'avaient pu s'enfuir, furent décapités dans la nuit
; le souverain fut séquestré dans un pavillon entouré d'eau du palais impérial et dut remettre le pouvoir à l'impératrice.
Un tel service rendu à celle-ci assura la haute fortune de Yuen Chekai, qui devint bientôt vice-roi du Pétchili, conseiller d'empire, un des plus
grands personnages de l'État. Pendant qu'il occupait ces hautes magistratures, Yuen se rendait compte de la force des étrangers, de la nécessité de les ménager, et au besoin de s'appuyer sur eux.
Aussi s'attacha-t-il à gagner les bonnes grâces des diplomates des diverses puissances et à leur donner l'impression qu'il était le seul homme capable de leur faire des concessions et de réformer
la Chine dans le sens des intérêts qu'ils avaient mission de défendre.
Tout Chinois est diplomate de naissance. Yuen l'était au suprême degré ; il sut, sans trop de difficultés, réussir dans son entreprise de séduction ; seule peut-être, la diplomatie russe, en
partie asiatique elle-même, habituée au caractère chinois depuis longtemps et la plus habile de toutes, ne se fit pas d'illusion ; mais elle vit en Yuen un homme qui, à l'occasion, pourrait
servir ses desseins.
En somme, le personnage que la cour venait d'appeler à son secours était, avant tout, un Asiatique rusé et observateur, un type de vieux Chinois
pour lesquels tous les grands principes et toutes les méthodes qui dominent aujourd'hui la vie politique des peuples étaient lettre morte. La ruse et la force, tels étaient les deux seuls moyens
que son atavisme, son éducation et son caractère lui permissent de connaître. Tant qu'il disposa de l'autorité, il n'en employa pas d'autres ; il tranchait toujours les difficultés en faisant
sans pitié tomber les têtes. Cela lui donnait un grand lustre aux yeux des étrangers, qui le prônaient bien haut.
Yuen Chekai, c'était la vieille Chine, gouvernant par la corruption des hommes, par le despotisme cruel, ignorant tout ce qui fait la grandeur morale de la civilisation d'Occident.
À la capitale, la tranquillité était revenue ; après les vacances de la saison chaude, la vie reprenait plus active. Le petit empereur n'était pas allé au Palais d'été. Il demeurait derrière les
murs rouges du Palais d'hiver. Cela nous valut l'avantage de dîner avec son précepteur, mais ce dîner n'eut pas lieu dans la petite maison hospitalière. Il nous fut offert, ainsi qu'à une
trentaine de Chinois de marque, par un banquier, ancien préfet, auquel la Révolution avait fait des loisirs.
Ces dîners ont lieu dans des restaurants où l'on mange groupés en tables d'une dizaine de convives. Cette fois, tous les dîneurs étaient vêtus à la chinoise, avec calotte et bouton. Nous étions
dans le monde conservateur. Il y avait là tout un lot d'anciens mandarins, jeunes et vieux, aux robes chatoyantes.
C'était le vrai dîner chinois. On y mange avec les classiques baguettes d'ivoire ou de bois. Une petite fourchette à deux longues dents de cuivre sert à prendre certains mets. Chacun a devant soi
une soucoupe posée sur un morceau de papier de soie. Sur la table, de nombreux plats contiennent des mets variés : les chatteries que l’on grignote pour commencer, car, en Chine, le repas débute
par le dessert. On picore çà et là, qui des graines de pastèques grillées, qui des amandes, de petits cubes de jambon parfumé, du canard en petits morceaux, vraiment délicieux ; puis viennent les
œufs fermentés, les bouillons divers, etc... etc... Il faut renoncer à décrire tout cela par le menu.
Les plats de résistance sont servis au milieu de la table et vers la fin du repas. Chacun prend avec ses baguettes qu'on tient comme une pince et place le mets dans sa soucoupe. Il est de bon
ton, si l'on aperçoit un morceau de choix, de le mettre dans la soucoupe de son voisin. Cela se fait avec les baguettes dont on se sert soi-même pour manger. La politesse veut qu'on ne s'en
offusque pas.
Au milieu du repas, les boys servent des petits pains ronds cuits à la vapeur et le riz en potage vient à la fin. L'ordonnance de ces dîners est ainsi à l'inverse de celle des nôtres. Le dessert
au début, le potage pour terminer. L'alimentation est légère et ne fatigue pas l'estomac.
Les viandes sont toujours servies toutes découpées. On n'a pas besoin de couteau ; graines, fruits, légumes abondent ; les noix cuites au sucre sont délicieuses et les bouillons aux œufs de
canard exquis. Il va sans dire que le coûteux potage aux nids d'hirondelles est obligé dans tout dîner un peu chic. Cette sorte de gomme, que sécrète le bec de l'oiseau pour faire son nid,
ressemble, dans le potage, à des nouilles blanchâtres ; c'est un mets extrêmement fin lorsqu'il est bien préparé. Les Chinois en sont très friands et le paient fort cher. Les ailerons de requin,
coûteux aussi, sont très prisés.
Dans ces dîners on boit un peu d'alcool de riz, dans des tasses grandes comme nos verres à liqueur, et l'on invite quelquefois un convive à vous rendre raison. En mangeant on fume des cigarettes
et l'on joue à la « mourre », ce qui consiste à faire deviner le nombre de doigts que l'on va présenter en ouvrant le poing, tandis que votre adversaire doit au moment même, dire un nombre au
hasard. Ou joue ainsi des rasades et la salle retentit de cris et de rires.
Ces repas sont fort coûteux ; celui dont nous parlons et qui eut lieu dans un restaurant de la ville tartare revint à notre amphitryon à plusieurs centaines de piastres. Le Chinois aime le faste
en pareil cas. C'était d'ailleurs ce que nous considérerions comme un grand dîner où l'on invite des personnages de marque. Il y avait là des mandarins de la cour déchue, d'anciens fonctionnaires
importants, ce qui nous valut, au départ, de nombreuses poignées de main, car ce signe d'amitié, inconnu jadis en Chine, s'y répand de plus en plus.
Les dîners de ce genre ne comportent pas de femmes. Celles-ci restent enfermées à la maison et ne doivent jamais connaître les relations du mari. Toutefois, sous l'influence des idées nouvelles,
quelques Chinoises commencent à assister à des dîners où se trouvent des hommes, mais c'est encore extrêmement rare ; même à Changhaï, on cite la chose comme un événement.
La claustration de la femme a fait naître en Chine une coutume qui rappelle la Grèce antique. L'homme semble avoir besoin de la société de femmes qui ne sont pas celles qu'il voit tous les jours
et qu'il domine, au foyer. De là, la coutume de dîner avec les chanteuses qu'il ne faut pas confondre avec les courtisanes, dont il y a plusieurs sortes. Le domaine des unes et des autres n'est
pas très exactement délimité et il peut y avoir des incursions sur les frontières ; néanmoins, ces personnes aimables représentent des catégories différentes ; mais les unes et les autres ont
comme caractère distinctif, très remarquable, la pudeur, dans ce qu'elle a d'extérieur tout au moins. La race chinoise a toujours le souci du décorum et des bienséances.
L'amie d'un riche négociant fait inviter toute notre maisonnée, composée de quatre personnes, à un de ces dîners curieux et intimes.
Après avoir parcouru les méandres des rues étroites de la ville chinoise, nous traversons les cours d'une maison très habitée. Au fond est le logis de la demoiselle, notre hôtesse ; elle est
encore à sa toilette, devant un miroir ; elle pique des fleurs dans sa chevelure noire de jais peignée un peu à l'occidentale et à la japonaise ; elle n'a pas les cheveux sur le front et la natte
des jeunes filles. Elle est toute vêtue de soie argent du plus bel effet ; des perles d'acier, des perles marines jettent çà et là leurs points lumineux ; son pantalon de soie tombe jusque sur
ses pieds minuscules et elle marche, sans trop de gaucherie, sur les dalles de pierre de cette chambre ; dans un renfoncement se trouve un grand lit ; au mur lui-même est accroché, dans un cadre,
une belle inscription horizontale en lettres dorées. C'est une sorte de diplôme qui fut donné par un groupe de lettrés à notre hôtesse parce qu'elle sait ciseler les vers avec élégance. Le visage
de cette hétaïre est énergique, comme celui de tant de femmes chinoises ; ses yeux noirs et bridés ont une expression remarquable de volonté et de force. Elle contraste avec le Chinois qui nous a
amenés dans son logis, homme d'un remarquable embonpoint, ce qui est un signe de richesse, gai, jovial et rieur, ami du plaisir et de la bonne chère, et qui semble, selon l'expression chinoise, «
exhaler le bonheur ».
Des matrones aux pieds de biche, vêtues de toile bleue, viennent en clopinant garnir la table ronde laquée où les étrangers vont s'asseoir pour ce festin intime.
Derrière chacun de nous on place un siège pour les chanteuses, le repas commence et celles-ci arrivent. L'hôtesse ne s'assied pas à la table, elle reste à côté de son ami.
Un joueur de violon à trois cordes vient se placer près de la porte et une de ces jeunes filles commence à chanter d'une voix aiguë ; la voix
monte, monte d'une façon singulière, il n'est guère possible de comprendre les paroles à cause des monosyllabes de ces poésies. On peut, sans être distrait par le sens, goûter la musique,
apprécier la voix de la chanteuse qu'accompagnent les sons aigres du violon. Chacun de ces bizarres rossignols, si tant est que l'on puisse comparer ces voix à celle de l'oiseau divin qui égrène
ses trilles harmonieuses dans le silence nocturne des bois, chante à son tour et on lui offre à grignoter quelques friandises, à fumer une cigarette.
Mais voici une chanteuse qui entre, elle est en retard : costume bizarre, jupe, chapeau de feutre mou, c'est une véritable beauté. Elle chante ; placé près d'elle, j'observe avec soin son visage,
j'écoute avec attention sa voix. Celle-ci est belle, pure et forte, mais avec de singulières intonations ; cette chanteuse a quelque chose d'étrange. Est-çe une femme ? Est-ce un jeune homme ?
Sur le visage de cet être, dans son regard, il me semble parfois saisir comme l'expression d'une indicible haine. Quel est ce personnage étrange ? Il me semble bien que c'est un jeune homme, mes
amis ne veulent pas l'admettre ; notre hôte prétend le contraire sans me convaincre. Serait-ce un siang kong, ce qui signifie « petit monsieur qui vous fait vis-à-vis », car il y a aussi des
jeunes hommes qui viennent tenir compagnie aux viveurs et réjouissent leurs yeux de la beauté de leurs traits, comme les éphèbes de la Grèce autrefois dans notre Europe. Mais pourquoi
l'observateur attentif peut-il sentir, derrière ce beau visage, une âme faite de cruauté ? C'est un mystère qui ne sera pas éclairci et j'emporterai seul ma conviction.
Le violon grince toujours, nos chanteuses une à une s'en vont. On leur paie leur salaire et elles courent vers un autre dîner. Elles visitent ainsi plusieurs maisons dans la même soirée ;
quelques-unes se font de beaux profits qui reviennent à leurs parents ou aux matrones qui les ont élevées. Ces jeunes filles ont été dressées dès l'enfance ; leur profession est considérée comme
vile dans l'esprit des Chinois.
Il faut croire que notre attitude a produit une bonne impression sur notre jeune poétesse, nous n'avons pas été trop gauches, nous avons respecté
les bienséances jusque dans nos regards. Cela est nécessaire, même ici, pour ne pas passer pour des barbares. Nous devons promettre d'accepter une nouvelle invitation et nous quittons ce lieu si
différent du salon d'une Parisienne.
Quelle animation dans ce quartier de la ville chinoise, la nuit ! Devant chaque maison, les véhicules attendent les joueurs ou les dîneurs. Au milieu de la cohue des pousse-pousse, nous
serpentons dans les rues étroites ; bientôt nous repassons le pont de marbre et la porte de Tsienmenn, ouverte à moitié, et sous le ciel étoilé, dans l'ombre du mur de la ville impériale, nous
pressons les coolies vers notre maison où nous attendent les chambres tranquilles de l'ancien gynécée.
Ces spectacles nous présentent des visions de la vieille Chine ; mais dans les mœurs également des transformations s'accomplissent, la claustration de la femme, les habitudes qu'elle entraîne,
tout cela disparaîtra vite.
Ne voyons-nous pas déjà, à Pékin même, des femmes sortir dans la rue avec leur mari, ce qui eût été, il y a encore peu de temps, un vrai scandale. Elles le suivent à quelques pas d'ailleurs, mais
elles sont là près de lui. On n'en voit pas bras dessus bras dessous, comme nous en avons vu à Changhaï, mais enfin, l'évolution des mœurs sur ce point commence à apparaître ici. La puissance du
mouvement féministe, dans ce pays où la femme est virile, fera vite marcher les choses.
Il faut se hâter de voir la vieille Chine, qui, bientôt, aura disparu.
Lorsque les républicains chinois s'aperçurent que les puissances allaient fournir leur appui à Yuen Chekai, ils ne purent d'abord se résigner à le croire. Ils espéraient que les représentants des
peuples libéraux, tels que la France et l'Angleterre, reculeraient au dernier moment et ne voudraient pas prêter les mains à leur destruction. Mais bientôt il fallut se rendre à l'évidence. Le
sort en était jeté, l'emprunt allait être signé ; toutes les forces du monde se préparaient à les accabler.
Cela du moins ne se ferait pas sans que, avant le premier acte de la tragédie terrible qu'on pouvait prévoir, ne s'élevât une protestation.
Le président et le vice-président du Sénat furent chargés de l'exprimer. Ils se rendraient près des signataires et là, les mettraient une dernière fois en face de la violation de la Constitution
et de ses conséquences.
Mais le consortium tenait soigneusement caché le lieu où devait se signer le contrat. On craignait en effet un coup de désespoir. Une bombe eût pu faire sauter tous ensemble, ministres chinois et
financiers européens.
D'ailleurs le ministre des Finances, M. Tchéou Hioshi, était particulièrement menacé. Les violents, ne pouvant atteindre Yuen Chekai, considéraient son ministre des Finances et instrument comme
une sorte d'otage. Maintes fois il avait voulu résigner ses fonctions. Yuen ne le lui avait jamais permis ; finalement, sentant venir l'heure critique, il s'était enfui à Tientsinn. Des
émissaires du président l'y avaient suivi et ramené en train spécial à Pékin, car il fallait en finir vite, chaque jour qui passait laissait aux parlementaires le temps de se concerter,
d'organiser une résistance à la future dictature dont nul ne doutait plus.
Dans la journée du 26 avril, les chefs du parti du peuple apprirent que le contrat serait signé dans la nuit, mais ils ne savaient où. Aussi ce même soir vers onze heures, le président Tchangki
parcourait-il Pékin en compagnie d'un Français, et dans la petite auto qui nous avait si souvent transportés, cherchant quelque indice qui pût lui indiquer le lieu où se tenait caché le groupe
des signataires.
Dans la ville tartare, des soldats étaient apostés en certaines rues, car on craignait une attaque contre le Premier ministre, Tchaopingkiun.
Après bien des courses du côté des divers ministères, le véhicule pénétra dans le quartier des légations. Ce ne pouvait être que là, sous la protection étrangère, que s'accomplirait l'acte
fatal.
Dans quelques instants, le jour de Pâques allait commencer pour les Russes ; ceux-ci, suivant leur coutume, étaient assemblés dans leur chapelle pour une cérémonie nocturne. Les chants religieux
s'élevaient dans le silence de la nuit pour célébrer l'Homme-Dieu qui avait chassé, le fouet à la main, les vendeurs du temple, et prêché aux hommes le détachement des biens de ce monde dans la
fraternité et l'amour.
Devant l'édifice en briques grises qui abrite la succursale de la Hongkong and Shanghaï Banking Corporation, la voiture s'arrêta. Il était minuit. Dans la rue sombre on distinguait un mafou,
tenant en main deux chevaux blancs connus pour appartenir au ministre des Finances. C'était bien là. Des rais de lumière filtraient des fenêtres dans la cour dont la porte était ouverte à cette
heure insolite ; un Sikh montait la garde.
À l'intérieur se trouvait en effet le groupe des représentants des banques et ceux de Yuen Chekai. Sir Hillier qui, malgré sa cécité, dirige la succursale anglaise, M. de Hoyer pour la Banque
russo-asiatique, M. Mazot, pour celle d'Indochine, MM. de Saint-Pierre, Cordes, Odagiri, un Japonais, étaient présents. Ces personnages ne jouaient en la circonstance que le rôle de chargés
d'affaires, les acteurs véritables se trouvaient dans les chancelleries des grandes capitales de l'Europe.
Le groupe chinois, venu à onze heures, comprenait M. Lou Tchengsiang, le ministre des Affaires étrangères, Tchéou Hioshi, le ministre des Finances et le Premier ministre, Tchao Pingkiun, contre
lequel un mandat d'amener était en vain lancé de Changhaï, en raison de l'assassinat de Song Kiaojen. Ces trois hommes représentaient Yuen Chekai, installé désormais dans le palais impérial et
n'en sortant plus par prudence.
Depuis une heure on lisait les documents et on signait des actes, lorsque le président du Sénat arriva devant la maison. Comme il cherchait le moyen de pénétrer, une ombre sortit de la cour et
lui dit : « Je suis là ! » C'était M. Wang Tchengting, le vice-président ; d'autres ombres surgirent, le gardien s'alarma, rentra et revint avec trois employés anglais. Le président allait
s'élancer pour pénétrer à l'intérieur, mais la porte se referma. Toutefois, M. C.-T. Wang avait fait parvenir sa carte : on vint lui dire qu'il pouvait entrer.
Lorsqu'il eut pénétré dans la salle, en présence des signataires, il formula avec une émotion contenue, et dans la langue anglaise qu'il possède parfaitement, la protestation qu'il avait mission
d'exprimer. Il déclara, au nom de tout le peuple, que le contrat n'étant pas soumis au Parlement, comme le voulait la Constitution, il serait nécessairement nul, que la nation chinoise ne
reconnaîtrait pas les engagements pris en son nom par des hommes qui n'avaient pas le droit de traiter pour elle.
Tous ses auditeurs restèrent muets. Qu'auraient-ils pu répondre en effet ? Ils ne pouvaient ignorer la nature de l'acte dont ils étaient les instruments. Plus d'un même en entrevoyait peut-être
avec un secret émoi les conséquences funestes.
Après avoir rempli sa mission, M. C.-T. Wang salua ces hommes silencieux et se retira avec le calme apparent sous lequel les Asiatiques cachent leurs émotions les plus profondes. Il venait
d'avoir l'impression que tout était fini, qu'il ne fallait plus compter sur l'esprit de justice des hommes de race blanche qui dirigeaient la politique des peuples. Tous les beaux discours qu'il
avait entendus en Amérique sur la supériorité morale de la civilisation occidentale lui revenaient à l'esprit et ne faisaient que mieux ressortir à ses yeux le caractère immoral de l'acte contre
lequel il venait de protester.
Quand les signataires se séparèrent, il était trois heures du matin. On était au dimanche 27 avril 1913 ; ce qui venait de se passer dans ces murs du quartier des légations avait une importance
capitale, plus grande peut-être encore pour l'avenir de la politique mondiale que la défaite des Russes par les Japonais dans les plaines de la Mandchourie.